On nous avait parlé du temps capricieux sur la Westcoast néozélandaises et on ne nous avait pas menti. Quand la pluie s'abat ici elle ne s’arrête plus. Toute cette campagne unicolore n’aurait pas revêtu son habit de verdure si le temps était toujours au sec comme en Australie. Pendant plusieurs jours un nuage épais vient faire de l’ombre au ciel. Aux environs de Franz Josef Glacier alors qu’on s’apprêtait à prendre nos quartiers dans un chaleureux café, la dame du comptoir nous invite à reprendre la route. La rivière est sur le point de déborder. Si l’on ne veut pas rester coincer il ne faut pas perdre de temps. Adieu la douce chaleur des effluves de café et le couinement réconfortant de nos fesses sur le cuir d’un canapé tanné par des années de postérieurs ragaillardis par des muffins aux cassis.On quitte donc à contre cœur cet îlot sec pour s’engouffrer à nouveau dans les trombes d’eau. Les essui-glaces dansent sans relâche à l’avant d’Auto. C’est le petit nom de la voiture d'Élise, ma travelmate. Plus Auto bat des cils plus nos visages s’approchent du pare-brise. Sur l’appli Campermate - la meilleure amie de tous les nomades d’Australie et de Nouvelle-zélande - on repère un camping pas trop cher. Le GPS nous indique l’itinéraire jusqu’à Blackball. La route longe une ligne de chemin de fer, des gorges et des collines qu’on imagine verdoyante par temps clément.Élise coupe le moteur, il semblerait qu’on soit arrivé au Community Center. Une bâtisse en bois à l'américaine, devanture blanche, toit en tuile, une fenêtre à l'étage qui semble nous observer. Sur la droite un bâtiment attenant tout en longueur qui pourrait être une grange. La petite maison sans la prairie et sous la pluie. Devant la baraque un brin défraîchie par les années, a élu domicile une petite caravane blanche tout en rondeur. C'est de là que sort une maigre silhouette. Un cow-boy pas très fringant qu’on croirait tout droit sorti du saloon, toujours armé de sa bière et de sa clop au bec. Un chapeau en cuir noir vissé sur un visage rougeaud buriné par les années, l'alcool et la cigarette. Seuls ses yeux bleus rieurs tranchent avec l'empreinte du temps sur ce corps tortueux. Deux boutons de nacre, oasis bleutées dérobées à l'enfance, surmontés de deux sourcils broussailleux. Duo de nuages blancs qui rappellent le passage du temps.Sa canette de bière arrimée à la main Laze nous fait visiter. Ici les toilettes et douches, et dans cette longue pièce attenante la cuisine et un vieux gymnase.La pièce retient notre attention. Un parquet en bois des bancs de chaque côté qui ont dû accueillir les cœurs échauffés par l'effort. Au fond de la salle sur l'estrade trônent de vieux appareils de fitness. Au mur l'ombre noire d'un boxeur déroulant un uppercut. Sous la scène sont rangés en rang d’oignon des punching ball à la retraite, comme autant de corps éreintés par le combat. Un transistor traîne encore là, lui aussi a pris congé après avoir trôné sur nombre d'épaules en sueur, brandit comme un poids plume par des biceps bandés. Autrefois il pulsait le rythme de la tension des corps, c’est maintenant le silence qui résonne.
La pluie tonne sans discontinuer. Alors que nos esprits vagabondent sur les duels de gueules cassés qu'ont pu accueillir ces murs, Laze nous explique que la mystérieuse bâtisse attenante est hantée. Un ange passe, le tonnerre gronde. Le décor est posé. Pour laisser toutes ces chances au hasard d'une histoire, on décide de faire de ce théâtre de légendes notre dortoir. La route de Phil l'américain géologue, et Tilie l'australienne délurée avait finie par croiser la nôtre au hasard des trajectoires dans cette mythique Blackball dont nous ignorions encore l'histoire. Premiers réfugiés climatiques ayant élus domicile dans cette mystérieuse cité nous nous serrons les uns contre les autres comme des chenilles tortillant dans nos duvets. Le rêve de cette nuit là avait matière à s'égarer.
Au petit matin, la pluie s'éclipse enfin à la faveur de quelques éclaircies. Tilie a vu une vieille femme chercheuse d'or agiter un tamis à la recherche de précieuses pépites. La légende disait donc vrai, ou bien est-ce le rêve qui a parlé. Historiquement c'est cohérent, le précieux métal est l’un des attraits principaux qui a attiré les premiers colons à partir de la deuxième moitié du 19e siècle. Mais Blackball est plutôt réputée pour ses mines de charbon. Il y a même un petit musée qui retrace la glorieuse histoire de cette cité rebelle.
Alors qu'en France la grève contre la réforme des retraites s'essouffle face à un gouvernement inflexible, on découvre avec curiosité le passé militant de ce village de 291 habitants pas si insignifiant.
C'est à Blackball qu'est né le Labour Party de Nouvelle Zélande, rien que ça. Le musée de la ville retrace la chronologie des grèves qui ont enflammé le pays au début du 20e siècle. Tout a commencé ici dans les mines de Blackball après 10 semaines de grèves en 1908, c'est ici que les premiers travailleurs se sont mobilisés contre les conditions de travail très difficiles des mineurs. "Ils ont financé un musée sur la mine on a fait un musée sur la grève" s'amuse Mary la gérante du bar Blackball's Inn and 08. Sur le comptoir, le journal local vante les mérites du salami de Blackball, seule industrie locale depuis que la mine a fermé ses portes en 1964. En bas à gauche de la une, un encart coquin au titre rose évoque une bruyante partie de jambe en l'air au Milton, l'hôtel restaurant, institution du village, ouvert en 1910 à 100 mètres de là. On ne s'ennuie pas à Blackball. Une partie de billard et une pinte plus tard, la black ball finit dans son black hole et il est temps pour nous de regagner nos pénates au Community center. Sur le stade de rugby les moutons forment une mêlée. Les all white frisés de Blackball font plus honneur à leur réputation moutonnière qu’à la nation du ballon ovale, se déplaçant d'un seul bloc apeuré. Pour le haka on repassera.
Laze nous accueille avec une dernière surprise, il tourne le bouton de la radio, le son grésille. Radio Blackball, on imagine déjà le discours claironnant d'une radio pirate. Mais l'eau a visiblement coulé sous les ponts et le vin dans le verre de l'animateur. Dans un flot de parole plus qu’interrompu. La voix d'un homme. Perdu. Ah voilà, il était là ce papier. Annonce lente et embrumé du speed dating de la Saint-Valentin qui se tiendra au Blackball's Inn. 290 chances de rencontrer l’âme-sœur. Et puis plus rien. Ah si super promo sur le steak frite au Milton. Deux infos qu'on avait déjà glanées aux détours de l'unique rue commerçante de Blackball. Les petits yeux rieurs de Laze montre la fenêtre du haut du manoir hanté. C'est ici que le bonhomme continue de meubler le silence honorant courageusement son devoir d'information. Dernier résistant, maintenant le cap de ce reliquat témoignage du passé transgressif de la sulfureuse cité. Notre animateur pirate s’endort doucement. La nuit tombe sur Blackball.