C’était la dernière semaine du voyage. Au Kenya en mode tranquille. Quelques petits détours par de beaux endroits, pour ne pas aller directement à Nairobi qui n’était plus bien loin. Pas mal de jonglage météo et du repos par la même occasion, au bord des lacs du Grand Rift. Cette année c’est une saison sèche très humide. « Global warming », qu’ils disent ici.
Des belles rencontres… Kim, le jardinier d’un camping avec qui nous avons parlé des mœurs amouseuses, familiales et sexuelles au Kenya et en France. Ça l’intéressait beaucoup de savoir comment ça se passait chez nous. Il m’a dit qu’ici, la loi imposait le mariage après 6 mois de vie commune. Ça m’a semblé étonnant et je n’ai pas trouvé d’infos là-dessus. Que les aventures extra-conjugales étaient très répandues mais que les amantes attendaient toujours un service en retour, matériel souvent, la condition des femmes étant bien plus dure que celle de hommes. Comme partout sur terre à des degrés divers. La polygamie est autorisée mais pas la polyandrie, évidement j’allais dire. J’ai lu ensuite, je l’ignorais, que le Kenya était une destination de tourisme sexuel, notamment sur la côte, avec beaucoup d’exploitation d’enfants. Voir les « Big 5 » et faire du sex pour pas cher loin de la maison, un voyage réussi. Beurk. On a aussi parlé éducation et santé. Sur le papier, l’école publique est gratuite ici. Par contre plus personne ne veut être prof dans le public, pour se retrouver devant des classes allant jusqu’à 100, avec un mauvais salaire. Ça me rappele quelque chose. Quand à la santé, il me disait que les soins étaient gratuits mais les médicaments payants.
Harun, agent de tourisme. Il a un petit bureau à Nairobi car la loi l’impose mais il vit en posant sa tente de camping en camping dans de beaux endroits et travaille avec internet et le bouche à oreille. Comme un guide de haute montagne, quoi ! Il connaissait tout du Mont Kenya et de sa conquète en 1899, partie des rives du lac Naivasha, situé à 130 km à vol d’oiseau. La plupart des membres de l’expédition ont été mangés ou piétinés par les bêtes sauvages, les autres décimés par la malaria mais le sommet a été conquis par les survivants à la marche d’approche.
Benard, pharmacien, qui m’a invité à m’assoir dans son officine le temps que l’orage passe. Il adore les voyageurs en vélo et en suit plein sur les réseaux. Il avait l’air particulièrement prévenant et arrangeant avec ses patients et avait un sourire permanent aux lèvres.
Sont donc arrivés les derniers « mzungu mzungu », les dernières moqueries, sifflements et sentiments d’être une bête curieuse. Même les femmes rigolent dans mon dos, c’est fort désagréable ! Des fois je regarde si j’ai pas un poisson d’avril accroché par là ! Mais aussi les derniers sourires, les joies des bonjours simples, des pouces levés encourageants ou de voir des petits enfants heureux de mes grands saluts.
Les dernières guest-house basiques et bruyantes, aux draps propres mais au reste toujours un peu roots, surtout l’espace salle de bain et surtout l’espace WC, que l’on préfère commun à l’extérieur plutôt que dans la chambre… Ça n’empêche pas les gens d’être propres et les femmes toujours bien apprêtées. D’ailleurs les kenyanes en particulier sont vraiment magnifiques, c’est une torture ! J’ai toujours été très bien accueilli dans ces hébergements et c’est particulièrement économique.
Les derniers restos sombres le long de la route, où l’on mange sur le pouce et à toutes heures une bonne assiette de riz, bouillon de bœuf, haricots, chapati, avec une grande tasse de thé au lait toujours remplie à ras bord comme j’aime. La cuisine s’y fait au feu de bois la plupart du temps et l’accueil y a toujours été chaleureux. Je mentionne aussi que je n’ai jamais été malade, parfois le ventre un peu en vrac mais c’était plutôt du aussi au soleil, à l’effort, à une alimentation parfois décousue et anarchique. Pour l’eau, j’ai fait tout le voyage en mettant du Micropur, la bonne solution à mon avis, mieux que ces filtres très lents ou d’acheter de l’eau minérale et ses plastiques.
Les derniers bars de village où chacun et chacune veut devenir mon ami pour gratter un coup à boire. Je crois que les gens se demandaient souvent ce que je foutais là, dans ces bleds où jamais aucun blanc ne s’arrête ni même ne transite et encore moins ne passe sa soirée dans un troquet tout à fait glauque, où la musique ne s’écoute qu’à un niveau de son maximal, sur des enceintes cramées et où la bière ne se boit que chaude, faute de frigo qui fonctionne encore. Une fois on m’a demandé si, pour être là, je travaillais pas pour la CIA !
Les derniers matchs de la Premier League ou de la Coupe d’Afrique des Nations dont je n’avais rien à faire mais quand même un peu à force, puisqu’un bar sans foot en continu, ça n’existe pas et j’ai fini par trouver l’attaquant égyptien de Liverpool vraiment remarquable.
Les dernières bières, dont je m’inquiète du nombre conséquent qui ont pu me désaltérer, même chaudes, après de longues journées assis sur ma selle à me dire « allez, encore 20 km de plus et une fois faits pourquoi pas 20 km encore, c’est tellement bon, allez là ça suffit comme ça maintenant, espèce de psychopathe du sport ». Chaque pays que j’ai traversé a sa bière nationale et je peux affirmer qu’elles sont toutes bonnes, jamais fortes d’ailleurs. De bonnes bières de soif comme on dit. Je réserve peut-être la première place à la Nile en Ouganda mais j’aimais aussi la Windhoek en Namibie et la Mosi en Zambie car servie en bouteilles d’un litre.
Les derniers choix cornéliens à me demander si je prenais telle ou telle option d’itinéraire pour la suite. Au plus facile ou au plus dur ? J’ai toujours pris au plus dur. Quand on est con on est con, mais je me suis rendu compte par moments que j’avais plus 20 ans. Quand j’ai traversé le Burundi avec un visa de transit de 3 jours, je ne m’en suis pas aperçu de suite, mais je me suis mis une sacrée pression qui a pris du temps à retomber plus tard. À juste titre peut-être : quelques jours plus tard, le Burundi qui accuse le Rwanda de laisser entrer des rebelles congolais a fermé les frontières communes et rompu les relations avec Kigali. C’est récurrent parait-il.
Les dernières illusions de finir par voir une girafe, après l’unique éléphant du voyage. Alors que tout le monde me promettait en rigolant de me faire bouffer par un lion ou trépigner par un pachiderme, je rentre plutôt bredouille côté animalier. Les animaux se voient presque uniquement dans des parcs très chers en Afrique australe et de l’est. Ceci dit j’ai fait deux mauvais choix d’itinéraire. En passant par le Bostwana au début plutôt que remonter toute la Namibie, j’aurais vu plein d’éléphants le long de la route (mais j’ai adoré quand même la bande de Caprivi) et aussi, en Ouganda, des gorilles, chimpanzés et des éléphants en prenant une piste frontalière avec le Congo. Pour cette dernière option, je le savais plus ou moins, mais en octobre dernier, deux touristes et leur guide y ont été assasinés alors ça m’a fait hésiter, bien que le tourisme des tour-operators continue quand même dans ce coin.
Les dernières routes à grosse circulation, mais franchement, à part sur une étape en Tanzanie, j’ai trouvé que globalement, c’était assez cool et peu dangereux de rouler dans les pays que j’ai traversé. Les routes sont souvent dotées d’une bande sur le côté, dans un état variable quand même, et il y a souvent des options pour éviter ces routes. Bon évidement quand un bus ou un camion arrive derrière et qu’il y a quelqu’un en face, il faut impérativement se ranger ou s’arrêter. Lorsque les véhicules se doublent sur la voie opposée aussi… le cycliste doit disparaître de la chaussée. J’ai adoré le Malawi de ce point de vue car il y a très peu de voitures et tout le monde semble circuler en vélo ou à pied.
Les derniers nettoyage du vélo à la transmission complètement embouée ou ensablée. S’y coller après une longue étape, avec peu d’eau car il n’y a souvent pas d’eau courante à la guest-house. Être content de soi, admirer El Caminante tout propre et lubrifié, prêt pour le lendemain qui s’annonce sec mais qui finalement ne le sera pas. Toujours le même scénario, on croit qu’on va pouvoir éviter la boue déposée sur la route en louvoyant là ou là puis il se remet à pluvioter et en quelques secondes on se retrouve éclaboussé de cette petite terre rouge, fine et tachante. Quand ça commence à crépir les lunettes et le visage, le combat est perdu, tous les efforts de la veille anéantis, il faut lâcher l’affaire.
Les derniers moments de doute à me demander quand même souvent au fond de moi ce que je faisais là, blanc privilégié, issu d’un passé colonial horrible et d’une exploitation actuelle des ressources minières et pétrolières tout aussi horrible. Être né quelque part. C’est pas de sa faute à celui qui a vu le jour au bord du lac Tanganyika, Burundi, plutôt qu’à Périgueux, France. J’aurais pu être travailleur de misère dans la récolte de l’huile de palme et lui ou elle guide de haute montagne à se la péter sur des cascades de glace. J’aurais pu vivre dans une hutte avec à peine un repas par jour le long d’une route en Namibie pendant que les blancs continuent à gérer les richesses du pays. On échappe pas à son destin mais ce qui me révolte, c’est notre attachement à maintenir l’Afrique dans la pauvreté, à grand renfort de corruption, de bons sentiments complètement déplacés et de fausses informations. Qu’est ce qu’on peut y faire ? À part s’aimer et jeter nos télés pour regarder la vie comme elle est vraiment. Ne croire que ce que l’on voit. Tout le reste n’est que brodage, bavardages, fake news, petits arrangements avec la réalité, manipulations des masses et populisme pour préserver un système qui a déjà basculé dans le gouffre.
Mon vol de retour est pour ce soir mardi. Des sentiments forcément mitigés à l’idée de rentrer. À la fin je me sentais fatigué, je n’avais plus très envie de prendre la route le matin et j’étais un peu lassé de tout. Pour autant, ça me fait drôle que tout s’arrête brutalement. L’avion change les repères de temps et d’espace. Plus rien n’est loin pour l’homme moderne (et riche). On dit que l’Afrique aimante. Des gens, y compris des voyageurs en vélo y reviennent sans cesse. Je commence à le comprendre et peut-être que je poursuivrai ma route sur ce continent à un moment ou un autre.
Un mot quand même pour mon vélo et sa bagagerie, pour dire que je n’ai eu aucun soucis sur ce voyage, bien que les conditions n’aient pas toujours été faciles pour lui. J’étais parti l’esprit assez tranquille car j’ai fait avant mon départ une petite formation avec Yannick Abeillé, très bon réparateur de vélos installé à son compte à Arudy si ça intéresse des locaux. Ça a été l’occasion de tout démonter, vérifier et lubrifier, changer si nécessaire. El Caminante en est maintenant à ses 24000 km de voyage. Celui-ci en faisait presque 7000 et je n’ai eu qu’une crevaison, dans les derniers jours comme souvent. Ces pneus Schwalbe Marathon Plus font vraiment des miracles, je ne peux m’empêcher de citer la marque.
Après quelques semaines dans ce qui ressemble parfois à un joyeux chaos mais qui finalement fonctionne bien, en tout cas vu de l’extérieur, il va falloir se réhabituer à nos codes occidentaux. Le premier qui m’ennuie avec une règle absurde ou une norme à la noix, je lui jette un « mzungu mzungu » à la figure en le montrant du doigt !
Je serais bien resté un peu plus à Nairobi !
PARCOURS DES JOURS DERNIERS
J 62. 17/01/24 : Eldama Ravine - Lac Elementaita. 98 km / 4h15 / D+ 660 km. Route pas super dans l’ensemble, pas de bordure jusqu’à Nakuru mais ça roule pas beaucoup et pas vite puis beaucoup de camions et bordure pas toujours top. Nuit : Kikopey Beach Camp 5 €
J 63. 18/01/24 : repos Lac Elementaita (pluie). Nuit : Kikopey Beach Camp 5 €
J 64. 19/01/24 : Lac Elementaita - Kamere. 73 km / 3h55 / D+ 500 m. Itinéraire via Kasarini. Bonne route jusqu’à là puis piste un peu sableuse et cabossée jusqu’à Kongoni. Nuit : Fisherman’s Camp. 5 €
J 65. 20/01/24 : Kamere - Gatundu. 106 km / 6h / D+ 1340 m. Route désagréable (pas de bande d’arrêt digne de ce nom et grosse circulation, de voitures uniquement, les gros camions qui vont sur Nairobi prennent l’autre route) de Naivasha à Mutonyora. Ensuite C66 super, vieille route ou piste roulante dans belle forêt puis champs de thé. Nuit : Guest House ? 7 €
J 66. 21/02/24 : Gatundu - Nairobi. 55 km / 2h50 / D+ 670 m. Petite route de campagne super et entrée dans Nairobi très tranquille par là. Nuit : Sislink Hotel 8 €
INFOS PRATIQUES KENYA
À la frontière de Busia, passer côté Kenya, le tampon de sortie d’Ouganda et d’entrée au Kenya se font dans le même bâtiment. Change devant les bureaux d’immigration côté Ouganda, ambiance tranquille. ATM un peu partout, bureaux de change à Nairobi, pas vu ailleurs mais il doit y avoir dans les villes moyennes. Carte SIM chez Airtel, à droite environ 1 km après la frontière. 25 Go pour 10 €. Prises électriques type G (UK). Nombreuses guest-house basiques dans villages même si pas marquées sur Google. Souvent à 3 €. On mange une assiette de riz et viande pour 2 € environ. Eau courante dans la plupart des hébergements, même basiques. Routes avec une bande sur le côté le plupart du temps. Conducteurs pas agressifs dans l’ensemble. Un peu plus de chiens que dans les autres pays mais aucune attaque.