Réveil en sursaut ! 1, puis 2, puis 4, 5 ... et puis difficile de dire combien finalement... il est 5h du mat' et un chapelet de téléphones portables en charge sur des multiprises le long d'un des murs du dortoirs se met à sonner, biper, vibrer... punaise! 5h du mat'... et bizarrement aucun des propriétaires de ces malédictions électroniques ne se lèvent pour aller les éteindre...incompréhensible, et ça dure plusieurs minutes. Ça râle un peu, mais je crois qu'on est tous trop dans le cirage pour vraiment réagir... jusqu'à ce qu'une bonne partie d'entre nous, dont je fait partie, se lève sans chercher plus à comprendre ce qui se passe ...
Mal réveillé et le ventre vide (l'auberge ne proposait pas de petit déjeuner ou l'heure en était trop tardive), je me concentre sur le laçage de mes chaussures, assis sur l'un des bancs au bas du grand escalier qui mène aux dortoirs. Soudain une voix douce et souriante, pleine de bonne humeur, me lance un "Hello!" qui me sort de mes pensées. Je relève la tête, c'est Jada. Je la salue à mon tour et étant prêt, je lui souhaite buen camino et sors dans la fraîcheur matinale qui me saisit et termine de me réveiller.
Avant de m'élancer, étirements rituels du matin (et des moments où parfois je ressens de la fatigue dans les jambes en cours de journée). Puis je sors un napolitana de mon sac à dos. Et finalement 2 car comme je pouvais m'y attendre le seul café de ce tout petit village, situé à quelques mètres de l'auberge, n'est pas encore ouvert.
Alors que j'entame mon 1er napolitana, Jada sort à son tour de l'auberge. Arrivée à ma hauteur elle m'avoue en découvrant à son tour que le café est fermé qu'elle a faim. Je lui tend naturellement le 2e napolitana que j'avais mis dans la poche de ma veste: "take", et insiste pour qu'elle le prenne sans hésiter. Nous débutons finalement cette étape ensemble. Pour ma part j'ai prévu aujourd'hui de m'arrêter à Burgos, qui, si j'ai bien interprété le tableau des distances dans mon guide, se trouve à 26 km d'ici. Après quelques pas elle me confie qu'elle a un peu froid aux mains, je lui propose alors d'essayer mes gants qui sont vraiment appréciables ce matin. Je me fais alors la réflexion que je veille sur elle, un peu comme un grand frère. Finalement nous ne marchons pas au même rythme, et comme nous tenons à ce que chacun puisse faire son camino à son propre pas nous nous séparons. J'avoue presser un peu le pas aujourd'hui car je ne veux pas arriver trop tard à Burgos, afin de pouvoir découvrir la ville.
Après presque 2h de marche, enfin la promesse de ma dose de caféine, c'est comme un chalet ou une petite ferme au bord du chemin. En approchant ça semble très calme devant et je ne vois personne. Je suppose que l'établissement est juste en train d'ouvrir et que l'entrée se situe derrière. Je m'aventure donc à faire le tour du bâtiment, et je vois qu'un pèlerin s'intéresse à ma démarche et me suit timidement. Arrivé à l'arrière du bâtiment, ça semble tout aussi calme et vide. Nous nous lançons un regard réciproque d'interrogation... je m'apprête à rebrousser chemin et finalement, mon entêtement me pousse à entrer sur la terrasse (le portillon est ouvert) pour aller voir à l'une des fenêtres s'il y a quelqu'un et là, surprise, il y a de la vie ! Une dizaine de pèlerins se restaurent à l'intérieur, je pousse donc la porte et en entrant je constate qu'il y a même de la musique et une bonne ambiance. Pourtant de l'extérieur pas un bruit et pas un signe de vie... ne pas se fier aux apparences et persévérer!
Cette pause bien méritée terminée, je ressors du café "fantôme" et tout en replaçant mon sac sur mes épaules j'aperçois une pèlerine que j'ai déjà remarqué il y a quelques jours, et qui a dormi dans le même grand dortoir que moi la nuit dernière. Elle est facile à repérer: c'est la seule qui porte une veste rose et surtout un élégant panama blanc, quand tout le monde porte des vêtements "techniques", très pratiques mais dont l'élégance ne fait pas partie du cahier des charges. Lorsque je passe à côté d'elle, nous nous saluons puis elle me demande confirmation sur le chemin à prendre et les prochaines étapes. Nous avançons finalement ensembles, nous nous perdrons et retrouverons à plusieurs reprises au cours de la vingtaine de km restante. Heloisa, c'est son prénom, est brésilienne. Elle précise immédiatement que ça ne se voit pas, car son père était polonais et sa mère italienne. Mais elle est née au Brésil, y a grandi et toujours vécu, elle se sent donc à 100% brésilienne. Elle a la trentaine et est enseignante dans une école d'infirmière (si j'ai correctement compris son anglais), et veut aller jusqu'à St Jacques, puis ira visiter Paris pendant quelques jours avant de rentrer au Brésil. Elle avait simplement une trentaine de jours à prendre à force d'accumuler des heures supplémentaires dans son travail dont elle a du mal à "décrocher". Elle semble avoir un fort caractère mais aussi une grande gentillesse sous la carapace. Contrairement à beaucoup d'autres pèlerins, j'apprendrai très vite beaucoup sur sa vie, mais jamais les motivations profondes de son pèlerinage.
C'était juste avant le café qui se situait en contrebas, il me semble. Une portion du chemin légèrement en hauteur sur un plateau, comme des pâturages sans la moindre clôture pour arrêter le regard, et le soleil levant qui affleurait l'herbe et des centaines de cercles concentriques de cailloux sur le sol... avec une légère brume de lever du jour... ça interpelle un peu comme Stonehenge... la prairie, la lumière, le minéral, les cercles et leurs ombres rasantes... évidemment ce ne peut être que la main de l'homme qui a, patiemment créé ce paysage poétique cailloux après cailloux, mais ça évoque quelque chose de mystique, primitif, d'extraordinaire... ou d'intervention extraterrestre pourquoi pas? 😀
Peu après avoir perdu de vue Heloïsa, j'arrive en haut d'une montée rocailleuse où se dresse une grande croix, avec à son pied une accumulation de pierres... je crois y reconnaître l'un des maillons incontournables du chemin spirituel de Saint Jacques, la "Cruz de ferro". Mais non, ça ne me semble pas encore "assez grand", pas assez inspirant, et puis si elle avait été ici, je l'aurai appris dans le "Miam miam dodo" en préparant mon étape la veille.
Après la succession de petites collines franchies dans la matinée, le camino redevient plat. Puis on rattrape une départementale qu'il va falloir longer à présent: Burgos ne doit plus être très loin! Dans le premier virage, un panneau de signalisation devant lequel passent les pèlerins en file indienne porte le graffiti "Walking dead". Cette inscription sarcastique me fait d'abord sourire puis me plonge dans la méditation: au fond, ça fait presque 1 mois que je vis dans une bulle, un enthousiasme partagé par des centaines de jacquets avec qui je poursuis basiquement le même but, et c'est chouette. Mais vu de l'extérieur? Pour un autochtone qui voit presque toute l'année passer ces cortèges de marcheur parfois harassés, parfois boitant, portant parfois des bandages ou genouillères, et avançant en s'appuyant sur des bâtons sans relâche, comme les papillons vers la lumière... de quoi avons-nous l'air vu de l'extérieur? certains nous voient peut-être comme des cortèges de zombies ! 😀
Autre source de réflexion: le chemin se divise à présent en 2, et les flèches jaunes indiquent indifféremment les 2 directions. Comme je l'avais lu la veille, 2 itinéraires sont possibles. Tout droit: on suit le chemin originel, mais qui est devenu aujourd'hui une zone industrielle de Burgos. A gauche une variante à peine plus longue, qui suit un cours d'eau et qui est beaucoup plus bucolique... il faut faire un choix: ce sera la zone industrielle, je fais le choix de "l'authentique" chemin, celui des origines, peu importe ce qu'il est devenu, et puis comme le suggère mon guide, c'est l'occasion de méditer sur notre modernité...
Souhaitons que l'histoire retiendra autre chose de notre modernité que ce paysage rendu anodin, sans intérêt, désenchanté... et qui fait paraître plus longs les km parcourus. Puis la zone industrielle se mue en zone commerciale, un café, je prends une pause en commandant un zumo de naranja (pas facile à prononcer mais j'essaie quand même 😀 ). A peine reparti je tombe sur Héloïsa, qui a visiblement fait le même choix authentique que moi, et qui n'en peut plus. Elle est assise sur un banc et semble à bout d'énergie. Elle me confirme son épuisement et me confie que ses pieds la font souffrir, le découragement se lit sur son visage. Je m'assois à mon tour et reste une dizaine de minutes à lui parler, puis finalement au moment de repartir je l'encourage à continuer, le centre ville ne doit plus être très loin!
En fait il était encore loin. Mais nous avons papoté de tout et de rien, par exemple des marques des concessions automobiles devant lesquelles nous passions qu'elle ne connaissait pas, car surement pas importées au Brésil, ce qui a fait passer un peu plus vite ces derniers km. Et finalement victoire! arrivée à l'étape. Je laisse Héloïsa qui a réservé dans une auberge municipale et je file poser mes affaires au modeste hôtel que j'ai réservé la veille par téléphone, près du centre ville. Je reçois un bon accueil à la réception, on prend le temps de m'expliquer en me remettant un plan de la ville, le quartier le plus sympa pour se restaurer et les points d'intérêts historiques incontournables. Après la sieste je pars donc à la découverte de la ville du Cid (sa statue n'est pas loin de mon hôtel), c'est un vrai coup de coeur, la plupart des quartiers me plaisent beaucoup, sa cathédrale également, son cours d'eau et les ruines du château sur les hauteurs qui offrent un panorama inoubliable (dur d'y grimper avec la fatigue de l'étape du jour, mais on est récompensé par le spectacle). A l'heure du diner je m'aventure dans le quartier que le réceptionniste a entouré sur le plan de la ville qu'il m'a remis: ça semble en effet être le quartier où sortent les autochtones: pas de dizaines de "menus pèlerins" affichés dans la rue, mais de vraies tapas, et je ne repère pas aux tables voisines d'autres pèlerins... c'est une petite respiration de sortir pour quelques heures de la confrérie des jacquets.
Je profite d'être dans une grande ville pour -enfin- rechercher une nouvelle paire de lunettes de soleil... j'avais perdu la dernière à Logrono... j'ai donc parcouru un plus de 120 km à pieds sous le soleil espagnol sans cette protection bien utile pour mes yeux clairs. Ceci dit, le pèlerin qui chemine vers Saint-Jacques, marche vers l'Ouest, dos au soleil, ça doit aider. Comme souvent, beaucoup de commerces sont fermés, mais je trouve quand même un bazar ouvert en ce dimanche, où je déniche de magnifiques "Royo Bom" 😀 (c'est écrit dessus comme les Ray Ban auxquelles elles ressemblent indéniablement) pour 4euros, que je paye avec l'envie d'éclater de rire en me répétant intérieurement ce nom plagiat: Royo bom. En passant devant l'un des nombreux magasins de bonbons me vient une idée: j'entre et je fais avec l'aide du vendeur une sélection des bonbons les plus prisés des enfants espagnols, pour les envoyer à mon fils dans le prochain colis. Je suis quasiment sûr qu'il ne connaît aucun de tout ceux que nous choisissons, et ça lui fera surement encore plus plaisir qu'une carte postale! 😀