Tout au long de ce blog, nous tentons d’avoir un ton positif et de ne pas mettre en avant les multiples galères qui peuvent survenir sur le chemin. Ce billet sera un concentré de toutes ces galères. Plusieurs semaines d’observation m’auront conduit à ces généralisations évidemment abusives, basées sur un ras-le-bol ponctuel (que j’avais ressenti en Angleterre, au Canada et au Cameroun) qui frappe forcément tout expatrié à un moment ou à un autre, ou même tout simplement le voyageur longue durée. Peut-être est-ce ce qu’on appelle le mal du pays, tout simplement. Je pense aussi qu’il est important de noter ces moments que la mémoire a tendance à oublier ou à enjoliver après coup. Il est facile de faire une aventure de quelque chose qui dans la réalité n’en avait même pas la couleur, qui n’était juste qu’un mauvais moment. Le but de ce blog est de donner des nouvelles, de devenir un souvenir, mais aussi et surtout d’être sincère. Nicolas Bouvier, mon nouveau maître du moment, auteur de L’Usage du Monde, raconte sa rencontre avec une femme qui a vécu les camps de concentration : « Passé un certain degré de coriacité ou de misère, la vie parfois se réveille et cicatrise tout. Le temps passe, la déportation devient une forme de voyage, et même grâce à cette faculté presque terrifiante qu’a la mémoire de transformer l’horreur en courage, un voyage dont on reparle volontiers. Toutes les manières de voir le monde sont bonnes, pourvu qu’on en revienne. Paradoxe bien mortifiant pour ses bourreaux d’autrefois : le séjour d’Allemagne était devenu son principal sujet d’orgueil, une aventure que pouvaient lui envier tous les malheureux de Prilep qui avaient dû se contenter d’être tourmentés chez eux ».
Le Lonely Planet a placé l’Ethiopie dans les dix destinations à voir en 2017. Je discutais de ça à Gondar avec un copain voyageur d’un soir et il ne comprenait pas trop non plus. Outre les conditions de voyages extrêmement âpres que le pays inflige au visiteur, les destinations sont finalement souvent décevantes. Harar était certes envoûtante, mais elle se visite en une journée (il en faut une pour y venir et une autre pour en partir). Debre Zeit, Dire Dawa, Gondar, Bahar Dar, et même Addis sont des villes où il n’y a absolument rien à faire pour le touriste. Rien, pas de musée, pas de monuments, centre d’intérêt véritable. Il y a un lac à Bahar Dar, mais c’est tout ; il y en a un à Morhange aussi. A Gondar, il y a un vieux château, dont la visite coûte 10 euros ( !) et à l’intérieur duquel seules trois pièces vides sont ouvertes. Même les paysages ne sont pas si exceptionnels. Si je compare à ce que j’ai déjà vu, c’est extrêmement monotone. Rien à voir avec le Canada, l’Australie, la Thaïlande, le Cameroun par exemple. La France tout simplement. En fait les rapports qualité/prix, temps/récompense, effort/récompense, sont plutôt mauvais. Bon après, j’ai encore en tête la Thaïlande qui est juste le top du top dans le domaine. Tout y est facile est incroyablement gratifiant. Mais je crois que ce que j’énonce est objectivement juste. Ici, on est encore dans un pays où des adolescents armés de bâtons coupent les routes et exigent de l’argent aux conducteurs pour passer en tapant sur le véhicule.
Le plus gros problème reste le racisme, et c’est probablement le plus ennuyeux ici. Le racisme anti-blanc bien sûr. Quoiqu’on pourrait évoquer le racisme inter-ethnies, mais cela ne nous regarde pas. Nous sommes donc des faranjis, farenj, farengo, selon les endroits. Le mot serait dérivé de Faransay, qui veut dire France ; il serait donc apparu au moment de l’arrivée des français pour la construction de ce fameux chemin de fer. Aujourd’hui, selon le Petit Futé, il voudrait dire quelque chose comme « étranger blanc plutôt riche ». C’est donc le premier mot qu’on apprend en arrivant ici ; je pense honnêtement l’avoir entendu plusieurs centaines de fois au cours des cinq derniers jours. Ce mot est un harcèlement continu. Les enfants nous courent après en criant farenj, et évidemment « money money », « give me your money », sans oublier le « YOU » ; « YOU ! YOU ! YOU ! YOU give me your money ! ». Même pas de « please », comme si c’était un devoir que nous avions, nous, blancs distributeurs automatiques, de répandre l’argent derrière nous. Cependant, j’ai été surpris de voir des enfants de cinq ans me haranguer à base de « buy me this please mister, buy it, promise me you will buy it when you come back » dans un anglais très correct. Ce qui signifie qu’on leur apprend ça à cet âge, qu’on leur apprend à harceler délibérément les blancs dans une langue qu’ils pourraient comprendre. Je dis blancs, parce que cela ne s’adresse qu’à eux. Pas aux autres touristes (éthiopiens surtout, les autres il n’y en a pas beaucoup). Toute leur enfance ils auront en tête les riches blancs qu’on peut tenter de racketter, une vision des choses caricaturale et c’est tout. En tant que blanc, on est constamment observé, scruté, dévisagé. Dans le bus, l’autre jour, coincé dans des embouteillages, au milieu d’un village, des enfants ont commencé à s’agglutiner devant la fenêtre, à quelques centimètres de moi, séparés par la vitre. Et ils me regardaient, sans expression, continuant à ronger leur canne à sucre, comme une curiosité. Je pourrais presque aller jusqu’à comme un animal étrange. Allez, je pousse encore et on pourrait évoquer une Exposition Universelle du XIXème à l’envers ; c’est moi, en cage, que les gens observent, afin de voir comment je me comporte dans cet environnement. Ils peuvent rester de longues minutes à juste regarder. C’est très dérangeant et je n’avais jamais connu ça à ce point auparavant.
Par ailleurs, les choses peuvent être beaucoup plus directes : « YOU fucking man », « I hate white people », « I hate you » arrivent parfois dans la rue. Des enfants nous ont déjà jeté des cailloux, à Hélène et moi. Elle a déjà eu droit à un « you want Habesha dick ? » (Habesha veut dire Ethiopie) alors même que j’étais à côté. Plein de rage, on en vient à se demander ce qui se passerait si les ONG quittaient le pays, si les investisseurs chinois s’en allaient, si les touristes décidaient d’arrêter de venir. Parfois, on aimerait que les gens aillent se faire foutre, nous aussi les blancs.
Un autre exemple, quotidien encore une fois, concernerait les arnaques au blanc. A Addis, une course en taxi de 5 minutes au centre coûte pour un noir environ 20 ou 30 birrs. Pour un blanc, cette même course coûte 150, négociable à 100. En dessous, le chauffeur refuse de nous prendre. Il préfère perdre cet argent et attendre un autre pigeon plutôt que de prendre le tarif habituel. Hier matin, à Bahar Dar, où la course est encore moins chère, plutôt 5 à 10 birrs, j’avais un bus à 5h du matin. A 4h45, j’interpelle un tuk-tuk pour qu’il m’emmène à l’arrêt, 10 minutes à pied, 1 à 2 minutes en tuk-tuk. Il me demande 150 birrs (l’équivalent de 6 euros quand même, c’est plus cher que Paris). Je lui ai donné 30 parce que c’était la nuit. Il m’a conduit après moult négociations et probablement médisances. Une autre fois je paie un transport et un guide pour une petite randonnée de deux heures, sur place on se rend compte que le sentier est fermé, tant pis, il n’y a rien à faire. C’est mon guide qui me dit à ce moment « CCA ».
Encore à Bahar Dar, je demande mon chemin pour aller à la compagnie de bus. Un type m’attrape tout de suite pour me parler de Land Cruiser, de trajet privé pour Addis dans son Land Cruiser, que son Land Cruiser est confortable et rapide, etc. J’ai tenu la discussion quelques minutes, et quand finalement, je lui ai dit que je ne voulais pas de Land Cruiser, que je n’avais pas d’argent, la preuve étant que j’allais m’acheter un ticket de bus, et pas un ticket de Land Cruiser, il est parti sans m’indiquer où était le bureau des bus. Ce qui nous mène à l’ignorance éthiopienne : je demande par la suite plusieurs fois mon chemin, et j’ai eu toutes les directions possibles et imaginables. A gauche, à droite, tout droit, c’est pas là, c’est juste ici, monte à l’étage, etc. Même à mon hôtel, lorsque j’ai posé la question de l’arrêt des bus qui partent pour la capitale (il y a trois compagnies et deux arrêts en ville – a priori un renseignement à la portée de n’importe quel habitant de la ville, a fortiori d’un employé d’hôtel), il leur a fallu plusieurs coups de fil pour avoir confirmation de l’endroit. Je vous le donne en mille, ce n’était pas le bon, mais ça on ne s’en rend compte qu’à 4h45 sur place. On réalise assez vite que les gens se fichent pas mal de notre présence sur leur sol (ce « leur » est important, c’est vraiment comme ça qu’ils le ressentent – je digresse un peu mais même lors du Timkat, les gens chantaient « c’est la nôtre, c’est la nôtre », en référence à LEUR religion), et qu’au fond, si on pouvait repartir, ça serait aussi bien. Finalement, les seuls rapports qu’on peut avoir avec un éthiopien sont les suivants :
1) il veut vous vendre quelque chose un plus cher qu’à un local (ce qui est de bonne guerre)
2) il veut vous arnaquer carrément
3) il veut votre argent sans contrepartie
Cela se vérifie dans les relations que nous avons pu nouer ici avec des éthiopiens. Notre proprio et sa famille, notre chauffeur, notre femme de ménage, le resto dans lequel nous avons nos habitudes, sont les seuls éthiopiens avec qui nous avons de bons rapports. Et nous leur donnons de l’argent à tous. J’écarterai de ces observations les femmes, qui sont d’une dignité, d’un respect, d’une attitude irréprochables. Sauf les putes dans les bars bien sûr. Faire le bilan de tout cela conduit à un certain désespoir qui va au-delà de ces considérations. On se rend compte qu’on est dans un pays où nous sommes privés de la langue, donc privés d’échanges et d’humour, privés de communications régulières avec l’extérieur, privés d’internet (hormis de temps en temps dans les hôtels – et encore, il faut oublier de manière générale le haut débit, c’est-à-dire téléchargement, streaming, vidéos, pièces jointes dans les e-mails), bien évidemment privés de famille et d’amis, privés de transports, privés de vie culturelle, privés de bonne nourriture, privés de vin, privés de porc (bien que chrétiens, les éthiopiens mélangent un peu tout et considèrent le porc impur, comme les musulmans – ils ont d’ailleurs aussi des muezzins qui chantent tout le temps, mais pour appeler à la messe), privés de beaucoup de choses vitales en somme.
La lassitude arrive aussi quand on réalise que rien n’intéresse vraiment les gens ici, si ce n’est leur musique, leur nourriture, et leurs traditions religieuses. Les seules autres centres d’intérêt qu’ils peuvent avoir sont les pires choses amenées par l’occident dans le pays : l’argent, le luxe, l’apparence, le bling bling, Rihanna et de manière plus générale le R’n’B afro-américain (une musique proche du cancer). Je parlais de culture insulaire il y a un mois, je confirme ici. Elle est insulaire mais la croissance et le développement économique sont tels, dans la capitale du moins, que les gens ne savent pas comment gérer ces bouleversements. Dans le film Blood Diamond, CCA veut dire « C’est Ca l’Afrique » et sert d’excuse à beaucoup de choses.
Pour reprendre Nicolas Bouvier: « Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas – comme on le croyait – la liberté. Il fait plutôt éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions ». Alors voilà, hier, en rentrant à la maison, j’ai voulu retrouver cet emballage qui a disparu ici, ou en tout cas une partie que je n’arrive pas à remplacer par autre chose, j’ai cuisiné des pâtes à l’ail et au basilic, j’ai bu un verre de pastis 51, et je me suis roulé en boule dans le canapé en écoutant Debussy, Chopin, Aznavour, Feist, Bon Iver, Chet Baker. Des choses douces et poignantes qui n’existent pas ici. Et qui font du bien.