18.05.2018
Étape 9 • 150 km • Cumul 1182 km
Saragosse au neuvième jour, tel était l'objectif. Ce matin il est devant moi, à environ 150 kilomètres. Chaque étape est un nouveau défi, celle-là est un nouveau gros morceau. Depuis Genève il y a huit jours j'avance kilomètre par kilomètre sans me poser de questions, mais en écoutant mon corps qui a appris à mouliner au rythme qui lui convient. Ma gestion des forces doit viser la durée, l'objectif final, mais pas des records ponctuels qui pourraient me griller pour le reste de la journée. Je me rends compte que tout cet apprentissage est venu naturellement au fil de mes expériences à vélo. C'est agréable de pouvoir sentir cette symbiose parfaite entre corps et esprit. A part quelques épisodes qui demandent d'aller puiser au fond de mes ressources, je n'ai pas l'impression de vivre mes journées de pédalage dans l'effort, je suis plus simplement dans le mouvement, la fluidité, et c'est du bonheur.
Aujourd'hui, ces sensations sont amplifiées par le statut de "dernière étape" (avant la suite...), que je veux vivre à fond. Je veux m'imprégner de ce bonheur pour qu'il perdure au-delà de l'arrivée! La météo s'annonce bonne, je quitte donc Lérida prêt à vivre une grande journée. Le premier quart de l'étape, sans surprise, est monotone: c'est un long cordon industrialisé où je passe d'un côté à l'autre de l'autoroute A2 Autovía del Nordeste Barcelone-Madrid, selon les possibilités que donnent les routes de liaison et les voies de service. Mais c'est roulant, donc pas si désagréable du moment que je progresse à bon rythme. Au deuxième quart, je quitte la province catalane de Lérida pour entrer dans l'aragonaise de Huesca. Une petite ville à traverser, Fraga, un col, puis je me retrouve dans des reliefs de steppe semi-désertique, la région des Monegros. Je suis sur la route principale Lérida-Saragosse, qui fait défiler énormément de poids-lourds, malgré l’autoroute (payante) qui propose la même liaison. J'ai droit à un peu de répit dans les villages que la route contourne, puisque je passe par l'intérieur: déjà l'heure de la sieste espagnole, je ne vois absolument personne dehors, c'est d'un calme impressionnant!
C'est finalement à partir de la moitié de l'étape que tout devient bien plus intéressant. Au moment d'entrer dans la province de Saragosse, il existe une petite route qui s'écarte par le nord et pénètre au coeur des collines arides des Monegros. A partir de là je ne verrai quasiment plus une seule voiture. Je me délecte, du paysage bien sûr, mais de tout en fait, de cet ensemble de combinaisons qui transcendent le moment. C'est pur, c'est brut, c'est simple: la terre et le ciel, une route, un cycliste, tout ne fait plus qu'un, les quatre éléments du voyage sont réunis. A propos du ciel, le bleu du matin s'est assombri devant moi. Le tonnerre gronde au loin. Mais je n'aurai pas une goutte aujourd'hui. Juste une route mouillée, témoin d'un déluge qui m'a précédé. Ouf! L'orage a même fait tourner le vent qui va pouvoir me pousser en direction du soleil couchant pour une fin de toute beauté.
C'est dans ces conditions enchanteresses que je vais pouvoir arriver au but. A une vingtaine de kilomètres du centre ville de Saragosse, bien que je sois toujours hors toute civilisation, l’imminence de l'arrivée est trahie par le panneau d'entrée dans le territoire de la comarque de Saragosse. Il s'agit des divisions territoriales intercommunales, correspondant souvent aux anciens comtés médiévaux, qui sont peu à peu réhabilitées dans le but de concrétiser la décentralisation voulue par Madrid. Cette autonomie régionale est garantie par la Constitution espagnole post-franquiste de 1978. Je m'approche donc bien de Saragosse, capitale de la communauté autonome d'Aragon, région une fois et demie plus vaste que la Catalogne, plus grande que la Suisse même, mais peuplée de seulement 1.3 millions d'habitants - dont la moitié à Saragosse même! Trois pour-cent de la population espagnole actuelle, et pourtant un nom, Aragon, dont l'histoire a marqué l'évolution de la péninsule ibérique au fil des siècles.
L'Aragon donc, ça commence avec les Romains qui fondent des cités pour asseoir leur domination dans ce qui est la province de Tarraconaise: l'empereur Auguste, petit-neveu et fils adoptif de Jules César, fonde ainsi Colonia Caesar Augusta. L'histoire de Caesaraugusta, Saragosse, est ainsi lancée en 14 avant J.-C. Elle passe au Moyen Âge par la longue période musulmane d'Al-Andalus sous le nom de Saraqusta, alors qu'un petit comté franc voisin, traversé par la rivière Aragon, est resté sous l'influence de Charlemagne. C'est de là que va s'étendre le royaume d'Aragon, jusqu'à prendre la ville et faire de la désormais nommée Saragosse, la capitale d'une puissance qui se déploie alors en Méditerranée, incluant la Catalogne, Majorque, Valence, la Sicile et Naples.
Alors que le royaume de Castille dominait la partie centrale de la péninsule ibérique, c'est l'union de Ferdinand II d'Aragon avec Isabelle de Castille en 1469, qui pose les bases de l'Espagne moderne "unifiée".
Vous suivez? Bien, je reviens à ma route, vers la Saragosse du XXIe siècle, cinquième ville d'Espagne et quatrième puissance économique du pays : entrée en ville par la longue Avenida de Cataluña, évidemment! Une expérience agréable à vélo, en ligne droite des faubourgs jusqu'au centre. Je traverse le fleuve de l'Èbre sur le monumental Pont de pierre qui aboutit au cœur de la vieille ville, rive droite. L'air encore chaud de 20 heures m'invite à descendre du vélo pour me poser sur une terrasse de la gigantesque Plaza del Pilar, juste en face de la basilique de Nuestra Señora del Pilar. Un décor magistral pour savourer la bière la plus convoitée de l'année, tellement rafraîchissante, qui donne encore plus d'intensité à ce moment magique - ¡Zaragoza aquí estoy!
Que d'émotions pour cette journée, que j'aurai la chance de partager avec des "locaux": je passe la soirée avec un ami installé, à ma grande surprise, à Saragosse (et ses propres amis), rencontre improvisée qui s'est annoncée en cours de route grâce à mon blog - merci JJ de m'avoir mis sur cette piste et merci BS de cet accueil chaleureux à Saragosse!
Visite express de Saragosse
19.05.2018
Le lendemain, redevenu simple piéton, j'ai encore le temps de visiter les principales attractions de la ville. Puis il reste à me préparer pour le retour: vélo démonté pour permettre son transport dans une housse spéciale. Taxi pour la gare de Zaragoza-Delicias, édifice moderne qui a accueilli des millions de visiteurs venus découvrir l'Exposition internationale de 2008. J'y embarque pour l'AVE (TGV) direction Madrid, à 300 km/h sur une des portions les plus fréquentées du réseau national à grande vitesse, qui est d'ailleurs le plus étendu d'Europe. Et le vol final Madrid-Genève.
Fin du voyage pour cette année, mais cette neuvième étape n'est qu'une étape de plus vers mon objectif ultime! Me voilà à mi-chemin vers l'Atlantique. Saragosse-Lisbonne, ce sera une nouvelle aventure que j'aurai encore le temps de préparer tranquillement, et que je me réjouis de raconter le jour venu.
FIN de l'acte I
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