08.04.2023
Étape 2 • 114 km • Cumul 239 km
Dans ce tour des "secrets" du Léman, je reste volontairement éloigné des grands centres d'agglomération lémaniques (Genève, Lausanne, Vevey-Montreux, Thonon-Evian). Quelle urbanisation trouve-t-on alors dans cet arrière-pays? Cette étape passe par deux pôles de vie situés à proximité du Léman mais sans y baigner : Monthey et Bulle.
Commençons par Monthey. Ville de départ de l'étape du jour. Soleil au rendez-vous, c'était prévu et ça fait du bien après le printemps hivernal de la veille.
Monthey, première ville industrielle dans la vallée du Rhône au 19e siècle, est une petite ville valaisanne de 18'000 habitants. Elle est le centre urbain principal d'une plaine de 5 km de large autour du fleuve, sur ses 20 derniers kilomètres avant son embouchure dans le lac. Avec ses voisines vaudoises d'outre-Rhône (Aigle et Bex) et les villages environnants, elle constitue le territoire multipolaire de "Chablais Agglo" qui réunit près de 50'000 habitants. On est loin des standards métropolitains de l'arc lémanique, mais voilà un territoire qui s'organise autour de ses nombreux atouts pour un développement harmonieux entre attractivité économique, environnement et mobilité. Et en matière de mobilité, on est pas loin d'un paradis des transports publics… avec six lignes de chemins de fer! Deux lignes principales (une de chaque côté du Rhône), et quatre lignes de chemin de fer à voie étroite vers les stations alpines de la région. Les Transports publics du Chablais (TPC) vous emmènent ainsi sur les liaisons Aigle - Leysin, Aigle - Monthey - Champéry, Aigle - Les Diablerets et Bex - Villars/Bretaye, soit 69 km de réseau de 400 à 1'450 mètres d'altitude. Probablement un record du monde, avec une telle desserte en train des domaines skiables au départ d'une seule agglomération. Sans oublier le réseau de bus dans les Chablais vaudois et valaisan.
Et le Chablais savoyard dans tout ça? Le chemin de fer en rive gauche du Rhône s'est arrêté à la frontière depuis 25 ans, laissant les 17 km de voie jusqu'à Évian à l'état sauvage. Mais cette dénommée ligne du Tonkin pourrait être rétablie avant 2030 et proposer ainsi une liaison Genève - Monthey par le sud du Léman.
En attendant, les Chablais suisses et français sont actuellement peu connectés. Mais cela n'a pas toujours été ainsi. Au Moyen Âge, le Chablais correspondait au territoire autour des rives est du lac entre Évian et Vevey, sous le nom de « tête du Lac ». Son nom est ainsi dérivé de Caput lacus en latin, Capo'lai en francoprovençal (la langue historique de céans, qui s'étendait bien au-delà du bassin lémanique). Ce "grand" Chablais était alors possession de la maison de Savoie, dont les notables contrôlaient le territoire depuis nombre de châteaux lacustres dont ceux de Chillon, de Ripaille ou d'Yvoire. Mais suite aux invasions bernoises des 15e et 16e siècles en terres lémaniques, la Savoie vit sa domination réduite au territoire actuel autour de Thonon.
Bon, il est temps d'aller voir de l'autre côté du Rhône, rive droite. Entrée dans le Pays de Vaud. La partie de plaine prend fin juste après Aigle, dans ses vignes en terrasses en surplomb de son château savoyard. Direction le col des Mosses par une météo parfaite et des paysages alpins très photogéniques.
Le col des Mosses à 1'445 mètres d'altitude signifie que l'on quitte aussi le bassin versant du Léman. Eaux vers la Méditerranée par le Rhône derrière, eaux vers la mer du Nord par la Sarine, l'Aar puis le Rhin devant. Voilà pour commencer le Pays d'Enhaut, un territoire de l'ancien comté de Gruyère jusqu’au 16e siècle. Ce comté indépendant dirigé depuis la cité de Gruyères remontait la Sarine jusqu’à Gstaad et fut longtemps placé sous la suzeraineté de la Maison de Savoie. Mais sa faillite précipita sa scission, avec la Basse-Gruyère revenant au canton de Fribourg (en bailliage puis comme district en 1798). La Haute-Gruyère fut annexée par le canton de Berne, avant que les trois communes francophones (Rossinière, Château-d'Œx, Rougemont) ne deviennent vaudoises en 1798. Saanen la germanophone resta bernoise et l'un de ses petits hameaux d'alors, Gstaad, deviendra plus tard la célèbre station jet set que l'on connait.
Aujourd'hui, tout ce territoire préalpin de l'ancien comté de Gruyère est classé en Parc naturel régional Gruyère Pays-d’Enhaut, du Lac Noir dans le district fribourgeois de la Singine, jusqu'au château de Chillon sur les rives du Léman. Une région naturelle témoin de l'histoire millénaire de la paysannerie d'alpage, avec plusieurs sites remarquables de la géologie, la flore et la faune subalpine, ainsi qu'une dizaine de petites et moyennes stations de ski.
Du col des Mosses, la descente passe par le village de L'Etivaz, fief du fromage du même nom. Fromage à pâte dure pressée et cuite fabriqué uniquement à l’alpage, de manière artisanale et selon des normes strictes: chaudrons en cuivre, feu de bois, trempage dans la saumure, salé et brossé régulièrement, stocké sur des planches d'épicéa, retourné tous les cinq jours, affiné au moins cinq mois en cave… Hormis le vin, L'Etivaz a été en 2000 le premier consommable fabriqué en suisse à obtenir l'appellation d'origine contrôlée (AOC) - devenue appellation d'origine protégée (AOP) en 2013.
La route continue en parallèle de la Sarine et d'un tronçon du mythique train du chemin de fer Montreux Oberland bernois (MOB). Son GoldenPass Express relie depuis peu les trois hauts lieux du tourisme Montreux, Gstaad et Interlaken sans changement de convoi, grâce à une technologie ferroviaire unique avec des bogies à écartement variable pour passer de la voie étroite à la voie normale à Zweisimmen. Outre le MOB, l'entité GoldenPass Services gère aussi les transports Montreux-Vevey-Riviera (MVR), qui offrent des évasions ferroviaires (cinq lignes de trains et funiculaires) depuis le lac vers ses hauteurs, dont le fameux train des Rochers-de-Naye: en 48 minutes pour 10,4 kilomètres dans une ascension à crémaillère depuis la gare de Montreux à 402 mètres d'altitude, jusqu'à 1'973 mètres pour profiter d'une vue époustouflante sur le lac et les Alpes, de l’Eiger au Mont Blanc. Le tout sans effort, ou à peine, juste ce qu'il faut pour encore atteindre le sommet des rochers situé à 2'042 mètres.
Je reviens de l'autre du côté des rochers de Naye, où la Sarine, la route et le chemin de fer du MOB franchissent ensemble la prochaine frontière cantonale. Voilà Montbovon dans l'Intyamon, en terres de Fribourg. Petit village qui est aussi un nœud ferroviaire entre le MOB et le terminus méridional du réseau ferré des transports publics fribourgeois (TPF).
À la sortie de l'Intyamon, c'est la transition entre les Alpes et le Plateau suisse. Les Alpes sont dignement représentées par le Moléson, sommet mythique des Préalpes fribourgeoises, 2'002 mètres d'altitude. Le Plateau (ou "Moyen Pays" de l'allemand Mittelland), terre de la Suisse urbanisée, est symbolisée par une petite ville en plein essor. Bulle, "une ville à la campagne" selon son slogan touristique, a longtemps été un tranquille centre-bourg loin des pôles économiques du pays. Son potentiel de développement, entre nature et industrie locale, l'a faite entrer dans le cercle des petites agglomérations suisses à la plus forte croissance, avec environ 35'000 habitants en 2020.
Et au milieu de cette transition, entre ville et montagne, un autre symbole, perché sur sa colline: Gruyères, ville de marché du 13e siècle, bourg historique préservé presqu'à l'identique, avec son château des Comtes. Magnifique panorama, un peu gâché par un ciel qui s'est chargé.
Impossible de passer par la Gruyère sans évoquer ses fromages… Le gruyère évidemment, sans trous s'il vous plaît - faut-il encore le préciser, fromage à pâte dure au lait de vache entier à pâte pressée cuite, mais caillé à la présure de lait chauffé à basse température. Véritable produit témoin de l'évolution agro-pastorale des Préalpes fribourgeoises, le savoir-faire qui l'entoure a été largement exporté par l'émigration des Fribourgeois au cours du 18e siècle qui se sont établis dans toute la Suisse romande, en Franche-Comté et en Savoie. Et même, dès les années 1820, au Brésil, dans une colonie qui deviendra la ville de Nova Friburgo! De nos jours, les cantons de Fribourg, Vaud, Neuchâtel, Jura et Berne produisent le Gruyère AOP.
Et pour la meilleure recette de fondue, qui surpasse haut-la-main toutes les tentatives de variantes de la Savoie à l'Autriche, j'ai nommé la moitié-moitié: il nous faut moitié de gruyère et moitié de vacherin. Moins connu à l'international, le Vacherin Fribourgeois AOP est fabriqué exclusivement dans le canton. À pâte mi-dure, il est à base de lait cru et présente une irrésistible texture fondante!
Après cette petite halte bulloise, sans fondue pour cette fois, je bifurque vers l'ouest pour entamer la boucle de retour vers Genève par le nord du lac. Je passe du district de la Gruyère à celui de la Glâne, du nom de la rivière qui file vers la Sarine - donc toujours dans le bassin du Rhin. Je ne mettrai finalement pas mes roues dans le seul district du canton de Fribourg, celui de la Veveyse, qui coule vers le Léman. En partie seulement d'ailleurs, puisque Châtel-St-Denis, son chef-lieu, est la seule commune fribourgeoise orientée vers les eaux méditerranéennes. Sa voisine Attalens n'est qu'à 3.1 km des rives du Léman, mais ses ruisseaux alimentent la Broye qui part aussi vers le nord… Bien, je m'arrête là avec mes histoires de bassins versants, par crainte de saouler mes lecteurs (même s'il ne s'agit que d'eau). Mais voilà, c'était l'occasion de parler un peu de la géographie du canton de mes 20 années de jeunesse!
Bon, c'en est fini des Préalpes. Puisque je mentionnais la Broye, allons voir de ce côté-là. Retour dans le canton de Vaud, sans tenter d'élucider un mystère qui persistera en moi: pourquoi la Broye a-t-elle donné lieu au découpage intercantonal le plus complexe de Suisse, avec un district fribourgeois (Broye) morcelé en quatre territoires non-limitrophes, et un district vaudois (Broye-Vully) qui se contorsionne pour trouver un semblant de continuité sur 50 km? Pourtant, après ses hésitations de parcours en Veveyse et Glâne fribourgeoises via la vaudoise Oron, la rivière file bien droit jusqu'au lac de Morat… En ce qui me concerne je la rejoins à Moudon, troisième ville de cette région bicantonale derrière les chefs-lieux des deux districts, Payerne (VD) et Estavayer (FR).
Moudon, c'est le fond de vallée, il faut donc remonter de l'autre côté, vers les plateaux céréaliers du Gros-de-Vaud. Jusqu'au chef-lieu de ce district-là, Échallens, fin d'étape. Demain, dimanche de Pâques, je m'éclipse le temps d'une journée pour un anniversaire à fêter en terres fribourgeoises. Retour ici lundi pour boucler le tour.