Un périple trinational intense sur les cols qui cerclent le massif du Mont-Blanc, en trois étapes et 329 km pour 7700 m de dénivelé dans la splendeur des Alpes et les surprises de sa civilisation.
Du 21 au 23 juillet 2021
3 jours
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Un récit de voyage

par Emmanuel Fankhauser, alias manubybike

Il fascine le Monde, il domine l'Europe, il unit trois nations. Programme royal. Mais il n'est que de roche et de glace. Programme géologique. Du pouvoir, il en a quand même. Un pouvoir d'attraction phénoménal. Il est un créateur d'aventures, d'exploits et de drames. Voici le mont Blanc.

Le mont Blanc selon la carte topographique nationale suisse au 1:50 000 [source © données swisstopo sur map.geo.admin.ch, 2022]
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Quels autres adjectifs pour le décrire? Essai en cinq actes.

Montagne maudite. Puisque c'est son nom à l'époque où ses glaces et neiges éternelles et inaccessibles étaient connotées d'épouvante. Si l'un des sommets voisins a conservé le nom de mont Maudit, le plus haut des monts du massif devient Blanc en 1742. Il prend ainsi le nom de ce blanc pur qui se détache haut dans le ciel, tel qu'on le voit au loin, si bien, depuis Genève.

Montagne pionnière. Dès 1760, c'est le scientifique naturaliste genevois Horace Bénédict de Saussure qui démocratise l'exploration du mont Blanc, tant il est impatient de percer le mystère de la formation géologique des Alpes. Il en fera le berceau de l'alpinisme, et le sommet du mont Blanc accueille ses deux premiers visiteurs humains, Jacques Balmat et le Dr Paccard, en 1786. La montagne entière, face nord comme face sud, fait alors partie du territoire des États de la maison de Savoie, sous le règne de Victor-Amédée III, roi de Sardaigne.

Montagne égalitaire. Elle met une femme à l'honneur en 1876 avec la première ascension hivernale, exploit accompli par Miss Straton. Le sommet n'est alors plus une exclusivité sarde, mais est partagé de manière égale entre la France au nord, qui a annexé la Savoie et Nice, et le tout jeune Royaume d'Italie au sud, en vertu du traité de Turin du 24 mars 1860.

Montagne conflictuelle. Car ce partage géographique reste encore controversé à ce jour! La France interprète en sa faveur les imprécisions du traité de Turin sur ce sujet, pour s'octroyer le sommet et tout son pourtour, alors que l'Italie fixe la frontière strictement sur la crète qui fait office de ligne de partage des eaux, et donc qui passe exactement sur le sommet. La Suisse, dont la frontière passe à 17 km de là, reste neutre: la carte de l'Office fédéral de topographie, qui s'étend jusque-là, marque les deux tracés, et le secteur en question est classé à statut de territoire contesté (voir la carte swisstopo plus haut ou sous ce lien).

Montagne meurtrière. Tellement prisée des pros de la montagne mais aussi des débutants, qu'elle dépasse tous les autres sommets du monde en vies volées. Chutes mortelles, épuisements, avalanches et hypothermies. J'y ai perdu un oncle passionné d'alpinisme dans les années '80. Un destin tragique parmi tant d'autres.

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Le mont Blanc est donc, à 4'808 mètres, le plus haut sommet d'Europe occidentale (il faut aller dans le Caucase russe pour lui trouver ses supérieurs, dont l'Elbrouz à 5'642 mètres). J'ai moi aussi voulu profiter de son pouvoir pour créer ma petite histoire personnelle du mont Blanc. Mais plutôt que son sommet, j'ai… cherché sa base. J'ai pris du recul et, du mont, j'ai étendu le périmètre de l'histoire et j'ai visé le massif. Subtile différence toponymique d'ailleurs, le massif du Mont-Blanc donne une majuscule et un trait d'union à la montagne seule du mont Blanc.

Le massif, ce n'est pas un roi solitaire, mais 28 sommets de plus de 4'000 mètres - soit le tiers des 82 "quatre mille" des Alpes, ultra-concentrés dans un périmètre de 900 km2 - sur même pas 5% de toute l'étendue alpine.

Me voilà donc décidé à parcourir le tour de ce (massif du) Mont-Blanc. Pas à pied par le sentier de grande randonnée bien connu, ni à VTT, mais tout simplement à vélo par les routes carrossables qui relient les vallées du pourtour du massif. Avec leur lot de hauts cols, de stations touristiques, de sites naturels. Une alternance étonnante entre les différentes formes de civilisation alpine qui ont petit à petit conquis ce massif, pour le meilleur et pour le pire de l'intervention humaine en montagne. Une triple identité d'un territoire qui s'unit autour d'une icône commune mais qui se sépare par les frontières, naturelles au départ mais devenues aussi politiques. Beau programme entre les deux départements des Savoie en France, la région autonome du Val d'Aoste en Italie et le canton du Valais en Suisse.

Alors en route! Le parcours présenté dans ce récit correspond à quelques différences près à celui de la course cycliste ultra du Tour du Mont-Blanc Cyclo autoproclamé «The world’s toughest one day bike race». Mon tour s'en distingue par le point de départ (départ à Martigny et pas depuis la station des Saisies), par le sens de rotation (je roule dans le sens "vélodrome" alors que la course se fait dans le sens horaire), mais surtout par le rythme puisque je m'octroie trois jours au rythme découverte, pour une vingtaine d'heures de selle à vélo chargé, au lieu des 13 à 15 heures continues d'effort épique qu'il demande aux candidats les plus affutés du Tour.

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>>> Accès direct au parcours sur Google Maps <<<

Le Tour du Mont-Blanc en 3 étapes et 329 km. [source © données swisstopo sur map.geo.admin.ch, 2023] 
J1

21.07.2021

Étape 1 • 124 km • Cumul 124 km

Martigny > Forclaz 1527m > CH/FR > Montets 1461m > Chamonix > Saint-Gervais > Megève > Saisies 1633m > Beaufort

Par où commencer? Il faut que je m'emporte, vélo inclus, jusqu'au pied du massif du Mont-Blanc pour entamer son pourtour! Depuis Genève, l'accès le plus direct consiste à remonter la vallée de l'Arve sur 80 kilomètres jusqu'à Chamonix-Mont-Blanc. Il y a même plus près: en plaine, à mi-chemin entre Chamonix et Megève, la gare de Saint-Gervais-les-Bains-Le Fayet ferait un point de départ idéal pour la boucle, à 65 kilomètres seulement de Genève. Liaison directe en train avec le Léman Express en 1h44. Mais je choisis l'alternative helvétique: Martigny, deux fois plus loin en distance, mais plus proche en temps de parcours grâce à l'Interregio CFF Genève-Valais, 90 minutes.

Martigny: la vallée du Rhône (à g.) fait face aux contreforts nord du massif du Mont-Blanc (à dr.).

Menu chargé pour une première étape, avec trois cols sur les six que compte l'ensemble du tour. Les trois les plus "petits" certes. C'est parti pour le col de La Forclaz, à 13 kilomètres de Martigny. Interminable, le premier lacet se délecte de son immersion au milieu des vignobles en terrasse, en surplomb de la cité valaisanne de 20'000 habitants. Une population qui monte à 45'000 habitants si on englobe toutes les communes alentour et celles des vallées latérales qui encadrent le massif du Mont-Blanc, jusqu'aux frontières française à l'ouest (douane du Châtelard) et italienne au sud (col du Grand-Saint-Bernard). A 467 mètres d'altitude, cette plaine urbanisée dans le coude du Rhône est aussi le point le plus bas du tour. Le col perché à 1'527 mètres présente une déclivité soutenue et d'une régularité déconcertante à 8%. Le décor est planté pour la suite!

Col de la Forclaz, 1'527 m.

La descente de l'autre côté vers Le Châtelard n'est qu'un en-cas de répit, puisqu'à peine la vitesse maximale atteinte, il faut remettre le couvert pour le deuxième effort. Je suis alors passé sur territoire français - bienvenue en Haute-Savoie - et voici le col des Montets, 1'461 mètres, entre Vallorcine et Argentière.

Col des Montets, 1'461 m.

Cette haute vallée de l'Arve, c'est Le pays du Mont-Blanc par excellence. Si Vallorcine est isolé "du reste de la France" par le col des Montets, dès Argentière c'est le défilé des hébergements touristiques avec Chamonix-Mont-Blanc puis Les Houches, et Servoz qui ferme la marche un peu plus bas. Une agglomération montagnarde de 100'000 hôtes à la haute saison, pour 13'000 habitants à l'année. Ça, c'est le fond de la vallée. Mais le regard est happé par les hauteurs. Le sommet du mont Blanc évidemment. Et toute cette glace qui semble si proche. Le massif compte une soixantaine de glaciers pour une surface totale de 125 km2. Honneur à la Mer de Glace, le plus grand, que l'on peut aller admirer par le chemin de fer à crémaillère du Montenvers. Mais c'est celui des Bossons qui offre le plus beau spectacle sans effort depuis la route. Il tombe à pic du mont Blanc directement jusqu'à la vallée - enfin presque, il a remonté sur un bon kilomètre ces dernières décennies. Avec sa langue terminale qui s'arrête actuellement à 1'450 mètres d'altitude, c'est quand même toujours le glacier qui descend le plus bas dans les Alpes.

L'église d'Argentière,  avec le bout de la langue terminale du glacier du même nom en arrière plan.
L'Aiguille verte, à 4'122 mètres le plus haut des nombreux sommets pointus qui entourent le dôme arrondi du mont Blanc.
Le glacier des Bossons, et au-dessus tout derrière, le mont Blanc (4'808 m). Devant sur la droite, le dôme du Goûter  (4'304 m).
Panorama depuis Les Houches: aiguille du Midi, mont Blanc du Tacul, mont Maudit, dôme du Goûter (qui cache le mont Blanc).

La descente depuis les Houches jusqu'à Passy, c'est facile en voiture par la nationale 205 sur 2x2 voies, tronçon des "Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc", et également portion de la route européenne E25 qui relie la mer du Nord à la Sicile. En passant par les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la région Grand-Est de France, la Suisse de Bâle à Genève, puis, de l'autre côté du mont Blanc, l'Italie jusqu'à Gênes, la Corse, la Sardaigne et pour finir, le ferry de Cagliari à Palerme. Cette route partage le fond de la vallée de l'Arve avec le train Mont-Blanc Express. Pas de place pour les vélos dans tout cet enchevêtrement… Les cyclistes doivent faire un sympathique détour sur les flancs par les villages de Vaudagne et Servoz. Plutôt qu'une belle descente sans effort, ça rajoute pas mal de kilomètres et du dénivelé positif. Descendre de Chamonix, c'est d'abord remonter plus haut, plusieurs fois de suite…

 Dans la descente de la vallée de l'Arve: la cascade de Cœur, et vue sur la plaine urbanisée de la commune de Passy.

Passy, c'est la commune au carrefour d'une vaste conurbation dispersée de plaine préalpine qui englobe aussi la ville de Sallanches, et les petites vallées latérales qui montent jusqu'aux stations de Saint-Gervais-les-Bains, Les Contamines-Montjoie et Megève. Ce qui donne pas moins de 45'000 habitants répartis entre 500 et 1'500 mètres d'altitude.

Juste à côté de Passy se trouve la gare dont le nom a probablement le record du nombre de traits d'union en France…: Saint-Gervais-les-Bains-Le Fayet. Véritable hub ferroviaire qui réunit le terminus de toutes les compagnies de Haute-Savoie en une seule gare: la ligne L3 du Léman Express (depuis Coppet-Genève-Annemasse), le RER du Grand Genève; les lignes TER d'Annecy et Bellegarde/Annemasse; le Mont-Blanc Express de Martigny-Vallorcine-Chamonix; et la petite ligne touristique à crémaillère du tramway du Mont-Blanc, qui monte depuis 1914 jusqu'au Nid d'Aigle à 2'372 mètres, plus haute gare ferroviaire de France, au-dessus du glacier de Bionnassay. Une altitude honnête, oui, si je la compare aux 3'454 mètres de la gare du Jungfraujoch dans les Alpes bernoises, la plus haute d'Europe, qui surplombe le majestueux glacier d'Aletsch, le plus grand des Alpes. Petite phrase de chauvinisme helvétique, en passant…

Bon allez, j'ai l'impression d'avoir déjà parcouru une épopée depuis Martigny ce matin, il est 17 heures, et pourtant je suis à peine à la moitié du parcours, et le plus haut col du jour est encore loin devant. Alors hop, depuis Le Fayet ça remonte sur Saint-Gervais-les-Bains, puis Megève. On pourrait couper par le val Montjoie, direction Les Contamines-Montjoie, mais cette vallée est en cul-de-sac, à moins d'avoir de bonnes chaussures ou un VTT. Il se trouve que le col du Bonhomme, en fond de vallée, aurait dû être rendu carrossable par le projet de Route des Grandes Alpes, le fameux itinéraire touristique alpin de Thonon-les-Bains à Nice lancé en 1909 par le Touring Club de France - 720 kilomètres, 17 cols, 17'000 mètres de dénivelé. Mais ce tronçon-là a été définitivement abandonné.

Je sors donc un peu du massif du Mont-Blanc à proprement parler pour regagner le val d'Arly. De fait pour y parvenir on franchit un col, un peu sans s'en apercevoir: le col de Megève à 1'096 mètres, puisque la station elle-même est située sur la ligne de séparation des eaux. Du massif du Mont-Blanc, on passe à celui du Beaufortain; du bassin de l'Arve, on passe à celui de l'Isère (tous deux affluents du Rhône). Et de la Haute-Savoie on passe bientôt en Savoie. Que de changements…!

La route redescend donc légèrement le long de l'Arly et c'est un peu plus loin, à Flumet, que commence la dernière épreuve du jour: le col des Saisies. Cette fois je suis bien sur le parcours de la Route des Grandes Alpes qui nous vient de Cluses et, à défaut de pouvoir passer par le col du Bonhomme, est passée par La Clusaz et le col des Aravis.

Le val d'Arly entre Megève et Flumet, et le col des Saisies entre Flumet et Beaufort, 1'650 m.

Cette troisième bosse fait monter le dénivelé du jour à près de 3'000 mètres. Grosse fatigue au sommet, il est 20h30, et c'est un comble, je n'ai même plus l'envie ni la force de descendre, alors que cela devrait être la récompense du jour! Je me motive en pensant au bain chaud et au repas copieux que je pourrai m'offrir une fois arrivé à Beaufort. Voilà, c'est la destination que je m'étais fixée, ce petit bourg de vallée où le temps semble rester bloqué en mode décompression, où l'on respire le bonheur qui se dégage des verts pâturages, au son du torrent du Doron qui dévale entre les maisons anciennes. C'est le cœur du Beaufortain, cette région naturelle un peu délaissée entre le pays du Mont-Blanc et la région d'Albertville. De part et d'autre du col des Saisies, on compte 5'000 habitants qui vivent paisiblement loin de toute zone urbaine. Un vrai plaisir pour le touriste en quête de tranquillité. Oui, pas si loin du Mont-Blanc si dévoué au tourisme alpin de masse, ça existe encore, un endroit authentique et apaisant qui cultive ses valeurs ancestrales. On y vit de l'agriculture de montagne, avec une filière laitière dédiée à la fabrication du fromage local, le beaufort AOC.

Quel merveilleux endroit pour passer une nuit calme et réparatrice!

Paysage du Beaufortain.
Le bourg de Beaufort-sur-Doron.
J2

22.07.2021

Étape 2 • 124 km • Cumul 248 km

Beaufort > Cormet de Roselend 1968m > Bourg-Saint-Maurice > Col du petit saint Bernard 2188m > FR/IT > Morgex > Aoste

Deuxième étape, deux cols, il y aura presque autant de dénivelé que la veille, mais avec un profil plus simpliste: monter-descendre-monter-descendre, et basta, jusqu'à l'escale nocturne dans la partie italienne du tour.

Météo grandiose et forme olympique, tout est parfait. Je pensais devoir subir le contrecoup d'une première étape trop ambitieuse, mais la magie d'un sommeil reconstructeur dans ce paradis Beaufortain a agi. Tant mieux puisqu'il n'y pas de tour de chauffe au programme. L'ascension du Cormet de Roselend débute dès la sortie de Beaufort en remontant la vallée du Doron.

Beaufort et ses ponts fleuris sur le Doron.

En cours de montée, il y a juste un petit replat à hauteur du lac de Roselend. Cette étendue bleue, mise en eau en 1960, est retenue par l'actuel cinquième des plus grands barrages de France. Un site très photogénique des Alpes moyennes, avec au sud le plus haut sommet du Beaufortain, le Roignais à 2'995 mètres, et au nord le sommet le plus méridional du massif du Mont-Blanc, le rocher du Vent à 2'360 mètres. Me revoilà donc sur le pourtour du géant des Alpes, dans un décor de toute beauté.

Le lac de Roselend, 1'557 mètres d'altitude, dominé par sa chapelle et le rocher du Vent, 2'360 mètres.

Entre la météo exceptionnelle, la beauté du site, et le fait que c'est un col de la Route des Grandes Alpes, je ne suis de loin pas le seul cycliste sur ces lacets. Par contre la plupart ont un vélo carbone de compétition, zéro bagage, et roulent en mode aspiration en petits groupes. Je reste à un rythme cyclo-voyageur, régulier mais sans se mettre dans le rouge, et qui s'arrête au moindre point de vue pour prendre quelques photos… et souffler un peu. J'ai même droit à un portrait par un photographe qui flashe tous les cyclistes, et son acolyte qui vend le lien web au sommet du col pour télécharger ce souvenir.

Dans la montée du Cormet de Roselend face au rocher du Vent, 2'360 mètres.
Col du Cormet de Roselend, 1'968 mètres.

Le Cormet de Roselend est le dernier col de la Route des Grandes Alpes à avoir été rendu carrossable. Cette route de liaison entre Beaufortain et Tarentaise a été construite après le barrage, en 1970. Outre le ruban de bitume, il n'y a donc quasiment aucune trace de civilisation sur les 40 kilomètres entre Beaufort et Bourg-Saint-Maurice, de l'autre côté du col. C'est la nature alpine pure et vierge. Grandiose!

Descente du Cormet de Roselend par la vallée des Chapieux.

Cette belle descente amène dans la vallée de la Tarentaise, berceau de l'Isère. La petite agglomération formée par Bourg-Saint-Maurice et Séez, c'est 10'000 habitants au carrefour de quatre massifs: Mont-Blanc au nord, Alpes grées à l'est, Vanoise au sud, Beaufortain à l'ouest. Tout proche des grands domaines skiables de Savoie du massif de la Vanoise: La Plagne, Les Arcs, Tignes, Val-d'Isère... Située à 813 mètres d'altitude, la gare de Bourg-Saint-Maurice accueille les TGV remplis de skieurs en ligne directe depuis Paris, Londres ou Bruxelles. Ce qui en fait l'une des gares TGV les plus hautes de France. La ville est aussi l'une des rares portes alpines entre la France et l'Italie, via le col du Petit-Saint-Bernard qui part à l'assaut du passage entre le massif du Mont-Blanc et celui des Alpes grées.

Vue vers la vallée de la Tarentaise (Bourg-Saint-Maurice et Séez) depuis la route du col du Petit-Saint-Bernard.

Trente kilomètres d'ascension régulière pour aller toujours plus haut, dans la suite logique des cols précédents: cette fois les 2'000 mètres seront largement atteints. Dix-neuf lacets serrés jusqu'à la station de haute altitude de La Rosière à 1'850 mètres. Puis ça continue presque en ligne droite dans un environnement de vertes pelouses escarpées, au-delà de la limite des arbres. Dans la terminologie géographique de la végétation de montagne, c'est le décor de l'étage alpin. Ces différents étages rythment la progression cycliste comme les niveaux d'un jeu vidéo. L'accomplissement complet d'un étage est récompensé par l'entrée dans un nouveau décor, mais avec un rehaussement de la difficulté dû à l'accumulation de la fatigue et la raréfaction de l'oxygène. On commence donc à l'étage collinéen, celui des cultures et des chênes; puis l'étage montagnard de composition mixte de sapins et hêtres, suivi de l'étage subalpin réservé aux seuls conifères et aux pâturages, avant cet étage alpin de prairies nues ou éventuellement encore parsemées de rhododendrons. Le dernier sera l'étage nival où ne poussent plus que mousses et lichens. Mais il commence en principe au-delà des cols carrossables…

Concernant le Petit-Saint-Bernard, son dernier étage se trouve à 2'188 mètres. Fin du parcours français du tour. Frontière internationale depuis 160 ans, le col était une liaison interne aux États de Savoie (les possessions territoriales des ducs de Savoie jusqu'à l'unité italienne de 1861), entre la Savoie Propre et le Duché d'Aoste. Passage entre le bassin du Rhône et le bassin du Pô. Bienvenue en Italie!

La "route rose" de La Rosière, symbole de la promotion touristique de la station, en héritage du Tour de France 2018 passé par là.
Prairies escarpées de pelouse et de rhododendrons, c'est "l'étage alpin" typique, à l'approche du col du Petit-Saint-Bernard.
Col du Petit-Saint-Bernard, 2'188 mètres.

Descente dans le vallon de La Thuile pour retrouver, à Pré-St-Didier, la vallée principale de la province du Val d'Aoste. Ici coule la Doire Baltée, qui ramasse comme dans un entonnoir toutes les eaux méridionales du massif du Mont-Blanc.

Pour rester sur le pourtour du massif, il faudrait prendre à gauche et remonter la Doire jusqu'à Courmayeur, puis s'engager dans le val Ferret valdôtain, franchir le col Ferret, et redescendre le val Ferret valaisan. Mais voilà, même situation que la veille avec le col du Bonhomme: il n'y a pas de passage carrossable entre les deux val Ferret. Détour obligatoire, je dois prendre à droite, m'éloigner du mont Blanc et descendre la vallée jusqu'à son chef-lieu Aoste. Cela ne rend le parcours que plus attractif et varié sur le plan découverte, puisque je peux ainsi vivre une immersion dans ce petit territoire transalpin qui parle notre langue.

Connue comme un axe de transit international avec les tunnels franco-italien du Mont-Blanc et italo-suisse du Grand-Saint-Bernard, la Vallée d'Aoste jouit aussi d'une situation privilégiée parmi les communautés alpines. Elle partage avec ses voisins français, suisses et piémontais la moitié de chacun des versants de "Quatre mille" aussi prestigieux que le mont Blanc, les Grandes Jorasses, le Cervin, le mont Rose et le Grand Paradis. Joli palmarès, et décor de classe mondiale.

Autrefois duché, entité du royaume de Sardaigne en compagnie de l'île du même nom et du Piémont, mais aussi de la Savoie et du comté de Nice, la Vallée a gardé la langue en héritage de cette union avec les deux territoires devenus français en 1859 - avant de lier son destin au royaume d'Italie en 1861. Plus précisément, elle se trouve dans l'aire linguistique du francoprovençal* historique, qui occupe un triangle délimité en gros par les villes de Neuchâtel, Saint-Etienne et Aoste. Elle a, comme la France, choisi le français moderne au 16e siècle. Les efforts déployés par Mussolini pour italianiser la Vallée eurent raison de l'exclusivité francophone, par une émigration forcée des Valdôtains et une immigration d'italophones, mais après la guerre la région obtint un statut d'autonomie avec la reconnaissance du français et de l'italien sur un pied d'égalité. Cela fait de l'Italie actuelle l'un des six pays qui reconnait le français comme langue officielle en Europe (par ordre de locuteurs actuels: France, Belgique, Suisse, Luxembourg, Italie, Monaco). Aujourd'hui le français est concurrencé bien sûr par l'italien mais aussi par le patois local francoprovençal, le valdôtain, qui reste ici encore bien plus vivace que dans les régions de ses cousins suisses et français.

[* Le francoprovençal (ou arpitan) n'est PAS un mélange de français et de provençal. C'est le nom de la langue parlée autrefois dans le territoire situé géographiquement entre l'aire de l'ancien français (ou langue d'oïl) au nord, et l'aire du provençal (ou langue d'oc) au sud.]

Pour boucler cette petite introduction au nouveau territoire de mon périple, voici encore le chiffre qui complète mon décompte: la partie ouest du Val d'Aoste, adossée de près ou de loin au massif du Mont-Blanc, compte environ 70'000 habitants, chef-lieu inclus, la ville d'Aoste, qui en abrite la moitié. Il me reste alors à descendre sur 30 km le long de la Doire Baltée jusqu'à son cœur historique. Parcours très agréable, où le grand transit autoroutier de la E25 entre Genève et tout le nord de l'Italie via le tunnel du Mont-Blanc est bien caché dans une succession de dix autres tunnels percés à flanc de vallée. Et c'est enfin l'arrivée dans la cité que les italiens surnomment la « Rome des Alpes », en raison de son rôle de colonie fortifiée fondée en 25 av. J.-C. pour servir l'appétit d'expansion des Romains au-delà des cols alpins. Enceinte fortifiée et autres monuments témoignent encore de cette époque. La ville médiévale s'est bâtie sur le plan romain hippodamien (en damier) d'origine. Elle est devenue aujourd'hui une zone piétonne très animée.

Etape urbaine donc, qui tranche avec les deux jours passés dans des décors alpins de nature et de stations d'altitude. Et pourtant, Aoste n'est pas en reste pour les activités alpines: une télécabine permet de passer directement des ruines romaines au domaine skiable de Pila à 1'800 mètres d'altitude, sur les pentes du Mont Émilius qui domine la vallée à 3'559 mètres.

La glaciale Doire Baltée, rassembleuse des eaux méridionales du mont Blanc, et l'un de ses affluents torrentiels.
Village de Villeneuve dans le Val d'Aoste.
Les châteaux à Saint-Pierre dans le Val d'Aoste.
Dans le centre historique de la ville d'Aoste, entre ruines romaines et maisons médiévales, sous la supervision du Mont Émilius.
J3

23.07.2021

Étape 3 • 81 km • Cumul 329 km

 Aoste > IT/CH > Col du Grand-Saint-Bernard 2473m > Sembrancher > Martigny

Toujours plus haut - suite et fin. Troisième et dernière étape du tour, la plus courte et avec un seul col au programme, mais pas des moindres. Je m'attaque au versant sud du col du Grand-Saint-Bernard, 35 kilomètres d'ascension pour un dénivelé de 1'880 mètres depuis Aoste.

Vue d'Aoste en direction du Petit-St-Bernard, depuis les faubourgs de la route du Grand-St-Bernard.

Le col marque la limite entre le massif du Mont-Blanc, à l'ouest, et les Alpes pennines (ou valaisannes) à l'est - vaste massif infranchissable qui couvre tout le territoire entre vallée du Rhône et plaine du Pô, du Grand-Saint-Bernard au col du Simplon, en passant par le Grand Combin (4'314 m), la Dent Blanche (4'358 m), le Cervin (4'478 m), le Weisshorn (4'506 m), le massif des Mischabel dominé par le Dom (4'545 m), et enfin le massif du Mont-Rose dominé par la Pointe Dufour (4'634 m), deuxième sommet des Alpes et plus haut sommet de Suisse.

Le village de Gignod au premier plan et le Grand Combin à l'arrière plan.

Sur la route du col, les petits villages valdôtains se succèdent jusqu'au dernier hameau historique, Saint-Rhémy, à 1'619 mètres. Juste un peu plus bas, la route s'est séparée entre les adeptes du tunnel (interdit aux cyclistes) et ceux du col. La phase finale a donc lieu en absence presque total de trafic, sur des élégants lacets qui font partie du paysage depuis la construction d'un tracé carrossable en 1905. Dans un décor grandiose de prairies vert vif et de roches menaçantes, c'est l'étage alpin qui se donne en spectacle à 360 degrés depuis le fond de la "cuvette" traversée par la route.

Courbes et droites sur la route du col du Grand-Saint-Bernard.
Magnifique paysage alpin sur le versant italien de la route du col du Grand-Saint-Bernard.

Troisième plus haut franchissement routier des Alpes suisses avec ses 2'473* mètres, derrière le col de l'Umbrail à 2'501 mètres et le col du Nufenen à 2'478 mètres, le Grand-Saint-Bernard est aussi probablement l'un des plus anciens passages des Alpes: déjà au Néolithique, le col aurait permis aux peuples du versant nord (Valais) d'aller s'approvisionner en pierres sur le versant sud (Vallée d'Aoste). Il a ensuite fait partie du réseau continental des voies romaines. Par contre, contrairement à ce que prétend une légende de plus de deux mille ans, Hannibal et ses éléphants ne sont pas passés par ici… Son armée a bien franchi les Alpes au IIIe siècle avant J.-C., pachydermes inclus, en provenance de Carthage en Afrique via la péninsule ibérique et la Gaule pour tenter de prendre Rome** par le Nord, mais elle serait passée quelque part entre Grenoble et Turin. Foi d'historien, on ne le saura jamais exactement.

[* Altitude maximale de la route qui contourne en surplomb le petit lac du col; le col topographique, soit au point de passage le plus bas entre les deux versants de montagne, est lui mesuré à 2'469 mètres.]

[** Deuxième guerre punique, déclenchée par Carthage contre Rome en 218 avant J.-C.]

Autre légende démentie historiquement, Jules César ne serait pas non plus passé par ici… Même si sa guerre des Gaules l'a bel et bien mené dans l'actuel Valais pour contrôler la voie marchande du col. Il a combattu en hiver 57-56 avant J.-C. les habitants du village gaulois situé côté nord, l'actuelle Martigny, qu'il nomma Octodurus après avoir incendié le bourg indigène, pour y bâtir la capitale de la province romaine des Alpes Pœninæ. Point stratégique puisque l'axe constituait alors la liaison la plus directe entre Rome et la Grande-Bretagne, la Gaule du Nord et les pays rhénans.

Mais il y a quand même des histoires vraies qui ont marqué ce col!

En 69 après J.-C., un général romain, Alienus Caecina, fait passer une armée de 30'000 hommes par le Grand-Saint-Bernard en plein hiver, pour aller massacrer les combattants Helvètes et s'emparer de leur capitale Aventicum. La ville vivra alors trois siècles de prospérité romaine, dont les vestiges sont aujourd'hui encore bien présents autour d'Avenches dans la Broye vaudoise.

En 990, l'archevêque de Canterbury de l'Église d'Angleterre, ouvre l'une des grandes voies de pèlerinage médiévale, la Via Francigena, pour rencontrer le pape à Rome. Le col du Grand-Saint-Bernard constitue son point culminant.

Vers l'an 1050, l'archidiacre Bernard d'Aoste entreprend la construction de l'hospice, qui est toujours en activité au passage du col, pour accueillir les voyageurs qui se faisaient souvent brigander dans leur épopée. Bernard est canonisé peu après sa mort, et le col du Mont-Joux est ainsi rebaptisé en col du Grand-Saint-Bernard en son honneur (idem pour le Petit-Saint-Bernard, dont Bernard est aussi fondateur de l'hospice). C'est ici que la race dite du chien du Saint-Bernard est née au 17e siècle, issue de croisements de chiens alpins. L'élevage fournissait à l'hospice des chiens de garde et de défense, qui se sont peu à peu spécialisés dans les secours d'avalanches. L'héritage posthume de saint Bernard est finalement parachevé en 1923, quand le pape le déclare patron des alpinistes, des voyageurs et habitants des Alpes.

La statue de saint Bernard.

En 1800, c'est Napoléon Bonaparte qui passe par là pour sa deuxième campagne d'Italie avec 40 à 50'000 soldats. Le début de la gloire pour le futur empereur, puisqu'une fois de l'autre côté il sortira vainqueur de la bataille de Marengo face à l'Armée impériale du Saint-Empire romain germanique.

En 1905, le passage est construit en dur. Et en 1964 le tunnel routier de 5.85 km est inauguré, à une altitude d'environ 1'900 mètres, pour permettre une liaison ouverte toute l'année entre la Suisse et l'Italie. Depuis, plusieurs tunnels ou galeries ainsi que des aménagements routiers complémentaires ont été réalisés des deux côtés de la frontière pour canaliser le transit, dont le contournement d'Aoste, le "raccordo" souterrain pour relier directement la route du col à l'autoroute de la vallée. D'autres sont encore en construction ou en projet, dont un chantier italien longtemps abandonné pour un hypothétique futur évitement de St-Oyen et Étroubles. Les vacanciers habitués du col pour s'offrir le soleil d'Italie ne sont plus surpris de voir et revoir ces chantiers s'éterniser…

Et à propos de grands chantiers, il faut aussi signaler que le Grand-Saint-Bernard a fait l'objet de plusieurs projets de traversée ferroviaire depuis 1848. Mais la Suisse et ses voisins ont systématiquement privilégié d'autres options: Brenner (at/it), Fréjus/Mont-Cenis (fr/it), Gothard (ch) au 19e siècle, puis Simplon (ch/it) et Lötschberg (ch) au 20e siècle, et enfin les tunnels de base du 21e siècle (Gothard & Lötschberg) en attendant ceux du Brenner et le Lyon-Turin. Pas de train de sitôt donc à travers le Grand-St-Bernard, même si côté suisse, la ligne RegionAlps monte de Martigny jusqu'à Orsières, à 900 mètres d'altitude - pour se rapprocher de l'Italie sans y goûter…

En bref, un lieu chargé d'histoire, de fausses rumeurs, de vrais fantasmes. Un passage témoin de l'évolution des enjeux et de la modernisation du transport international au fil des siècles. Forcément passionnant quand on est ingénieur en transports! Mais j'avoue que cet inventaire historique ne fait pas partie de mes pensées prioritaires à ce moment-là, le 23 juillet 2021, pendant que je lutte pour tourner mes pédales. Cinq heures d'effort, pauses incluses, où la facilité des premiers kilomètres sur une gentille pente à 5%, laisse place à un crescendo de difficultés en se rapprochant des hauteurs: pente plus forte, moins d'oxygène, accumulation de fatigue… Et au franchissement du col, forcément un soulagement, et le bonheur d'avoir gagné la prime de l'effort: une descente de 45 kilomètres sur un dénivelé de 2'000 mètres!

Le lac et l'hospice du Grand-Saint-Bernard.
Vue depuis l'hospice vers le versant italien.

Dans mes sacoches j'emporte la récompense pour l'arrivée finale, une bouteille des "Bières du Grand St. Bernard" achetée dans une boutique au col - la brasserie se trouve à Gignod, côté Italien. Et c'est parti pour la partie finale du tour, sous l'effet magique de la gravité terrestre. Pointes à 70 km/h. Adrénaline et concentration. J'adore!

Retour de la civilisation à Bourg-St-Pierre, 1'632 mètres d'altitude, 211 habitants. Le val d'Entremont défile à toute vitesse. Liddes, Orsières. A Sembrancher, à peine un regard vers l'ouest dans le val de Bagnes, connu pour la station de Verbier élue «meilleure station de ski du monde» par le World Ski Award 2021. La route contourne le Catogne, 2'598 mètres et sommet le plus septentrional du massif du Mont-Blanc, par la vallée de la Dranse, qui tombe finalement sur Martigny. Je me retrouve dans le giratoire de Martigny-Croix par la branche sud, là-même où j'avais prix la branche ouest trois jours plus tôt. C'est fait, la boucle est bouclée!

Magnifique épopée qui m'aura permis de découvrir autrement ce monde alpin à la croisée de trois nations, au rythme de 329 kilomètres de routes spectaculaires et de 7'700 mètres de dénivelé positif. Et pour compléter mes statistiques, reste mon dernier décompte: quel est le poids de cette "civilisation du Mont-Blanc", qui n'existe pas officiellement, mais est reliée par ce tour emblématique et forme malgré tout une unité géographique, au-delà des trois frontières et des six cols qui séparent toutes ses composantes? J'arrive à un total de 190'000 habitants. Pas mal... de là à prétendre que le mont Blanc, plus haut sommet des alpes, ne serait pas aussi la plus grande "ville" des Alpes... C'est en tout cas plus que les villes de Grenoble ou d'Innsbruck, qui se disputent chacune ce titre. Alors mettons tout le monde d'accord avec cette agglomération internationale du Mont-Blanc! Un cordon routier de 329 kilomètres le long duquel se succèdent, entre les trois zones urbaines de plaine du "Coude du Rhône" (Martigny), du "Pays du Mont-Blanc" (Passy/Sallanches) et de l'italo-francophone Aoste, deux des Mecque françaises des sports de montagne (Chamonix-Mont-Blanc et Bourg-St-Maurice/Les-Arcs), mais surtout une multitude de villages de montagne paisibles, reliés par des kilomètres de routes qui font la part belle à la nature totale de la montagne. Et au beau milieu, le mont Blanc et ses 4'808 mètres, jamais loin mais rarement vraiment visible, toujours présent mais discret. Ce qui lui laisse cette part magique d'inaccessible, à l'inverse de sa réputation actuelle "d'autoroute à alpinistes". L'entourer plutôt que le gravir, n'est-ce pas finalement la meilleure manière de vraiment le découvrir…?

A bientôt pour une autre boucle cycliste dans un beau décor de nos contrées!

F I N