23.07.2021
Étape 3 • 81 km • Cumul 329 km
Toujours plus haut - suite et fin. Troisième et dernière étape du tour, la plus courte et avec un seul col au programme, mais pas des moindres. Je m'attaque au versant sud du col du Grand-Saint-Bernard, 35 kilomètres d'ascension pour un dénivelé de 1'880 mètres depuis Aoste.
Le col marque la limite entre le massif du Mont-Blanc, à l'ouest, et les Alpes pennines (ou valaisannes) à l'est - vaste massif infranchissable qui couvre tout le territoire entre vallée du Rhône et plaine du Pô, du Grand-Saint-Bernard au col du Simplon, en passant par le Grand Combin (4'314 m), la Dent Blanche (4'358 m), le Cervin (4'478 m), le Weisshorn (4'506 m), le massif des Mischabel dominé par le Dom (4'545 m), et enfin le massif du Mont-Rose dominé par la Pointe Dufour (4'634 m), deuxième sommet des Alpes et plus haut sommet de Suisse.
Sur la route du col, les petits villages valdôtains se succèdent jusqu'au dernier hameau historique, Saint-Rhémy, à 1'619 mètres. Juste un peu plus bas, la route s'est séparée entre les adeptes du tunnel (interdit aux cyclistes) et ceux du col. La phase finale a donc lieu en absence presque total de trafic, sur des élégants lacets qui font partie du paysage depuis la construction d'un tracé carrossable en 1905. Dans un décor grandiose de prairies vert vif et de roches menaçantes, c'est l'étage alpin qui se donne en spectacle à 360 degrés depuis le fond de la "cuvette" traversée par la route.
Troisième plus haut franchissement routier des Alpes suisses avec ses 2'473* mètres, derrière le col de l'Umbrail à 2'501 mètres et le col du Nufenen à 2'478 mètres, le Grand-Saint-Bernard est aussi probablement l'un des plus anciens passages des Alpes: déjà au Néolithique, le col aurait permis aux peuples du versant nord (Valais) d'aller s'approvisionner en pierres sur le versant sud (Vallée d'Aoste). Il a ensuite fait partie du réseau continental des voies romaines. Par contre, contrairement à ce que prétend une légende de plus de deux mille ans, Hannibal et ses éléphants ne sont pas passés par ici… Son armée a bien franchi les Alpes au IIIe siècle avant J.-C., pachydermes inclus, en provenance de Carthage en Afrique via la péninsule ibérique et la Gaule pour tenter de prendre Rome** par le Nord, mais elle serait passée quelque part entre Grenoble et Turin. Foi d'historien, on ne le saura jamais exactement.
[* Altitude maximale de la route qui contourne en surplomb le petit lac du col; le col topographique, soit au point de passage le plus bas entre les deux versants de montagne, est lui mesuré à 2'469 mètres.]
[** Deuxième guerre punique, déclenchée par Carthage contre Rome en 218 avant J.-C.]
Autre légende démentie historiquement, Jules César ne serait pas non plus passé par ici… Même si sa guerre des Gaules l'a bel et bien mené dans l'actuel Valais pour contrôler la voie marchande du col. Il a combattu en hiver 57-56 avant J.-C. les habitants du village gaulois situé côté nord, l'actuelle Martigny, qu'il nomma Octodurus après avoir incendié le bourg indigène, pour y bâtir la capitale de la province romaine des Alpes Pœninæ. Point stratégique puisque l'axe constituait alors la liaison la plus directe entre Rome et la Grande-Bretagne, la Gaule du Nord et les pays rhénans.
Mais il y a quand même des histoires vraies qui ont marqué ce col!
En 69 après J.-C., un général romain, Alienus Caecina, fait passer une armée de 30'000 hommes par le Grand-Saint-Bernard en plein hiver, pour aller massacrer les combattants Helvètes et s'emparer de leur capitale Aventicum. La ville vivra alors trois siècles de prospérité romaine, dont les vestiges sont aujourd'hui encore bien présents autour d'Avenches dans la Broye vaudoise.
En 990, l'archevêque de Canterbury de l'Église d'Angleterre, ouvre l'une des grandes voies de pèlerinage médiévale, la Via Francigena, pour rencontrer le pape à Rome. Le col du Grand-Saint-Bernard constitue son point culminant.
Vers l'an 1050, l'archidiacre Bernard d'Aoste entreprend la construction de l'hospice, qui est toujours en activité au passage du col, pour accueillir les voyageurs qui se faisaient souvent brigander dans leur épopée. Bernard est canonisé peu après sa mort, et le col du Mont-Joux est ainsi rebaptisé en col du Grand-Saint-Bernard en son honneur (idem pour le Petit-Saint-Bernard, dont Bernard est aussi fondateur de l'hospice). C'est ici que la race dite du chien du Saint-Bernard est née au 17e siècle, issue de croisements de chiens alpins. L'élevage fournissait à l'hospice des chiens de garde et de défense, qui se sont peu à peu spécialisés dans les secours d'avalanches. L'héritage posthume de saint Bernard est finalement parachevé en 1923, quand le pape le déclare patron des alpinistes, des voyageurs et habitants des Alpes.
En 1800, c'est Napoléon Bonaparte qui passe par là pour sa deuxième campagne d'Italie avec 40 à 50'000 soldats. Le début de la gloire pour le futur empereur, puisqu'une fois de l'autre côté il sortira vainqueur de la bataille de Marengo face à l'Armée impériale du Saint-Empire romain germanique.
En 1905, le passage est construit en dur. Et en 1964 le tunnel routier de 5.85 km est inauguré, à une altitude d'environ 1'900 mètres, pour permettre une liaison ouverte toute l'année entre la Suisse et l'Italie. Depuis, plusieurs tunnels ou galeries ainsi que des aménagements routiers complémentaires ont été réalisés des deux côtés de la frontière pour canaliser le transit, dont le contournement d'Aoste, le "raccordo" souterrain pour relier directement la route du col à l'autoroute de la vallée. D'autres sont encore en construction ou en projet, dont un chantier italien longtemps abandonné pour un hypothétique futur évitement de St-Oyen et Étroubles. Les vacanciers habitués du col pour s'offrir le soleil d'Italie ne sont plus surpris de voir et revoir ces chantiers s'éterniser…
Et à propos de grands chantiers, il faut aussi signaler que le Grand-Saint-Bernard a fait l'objet de plusieurs projets de traversée ferroviaire depuis 1848. Mais la Suisse et ses voisins ont systématiquement privilégié d'autres options: Brenner (at/it), Fréjus/Mont-Cenis (fr/it), Gothard (ch) au 19e siècle, puis Simplon (ch/it) et Lötschberg (ch) au 20e siècle, et enfin les tunnels de base du 21e siècle (Gothard & Lötschberg) en attendant ceux du Brenner et le Lyon-Turin. Pas de train de sitôt donc à travers le Grand-St-Bernard, même si côté suisse, la ligne RegionAlps monte de Martigny jusqu'à Orsières, à 900 mètres d'altitude - pour se rapprocher de l'Italie sans y goûter…
En bref, un lieu chargé d'histoire, de fausses rumeurs, de vrais fantasmes. Un passage témoin de l'évolution des enjeux et de la modernisation du transport international au fil des siècles. Forcément passionnant quand on est ingénieur en transports! Mais j'avoue que cet inventaire historique ne fait pas partie de mes pensées prioritaires à ce moment-là, le 23 juillet 2021, pendant que je lutte pour tourner mes pédales. Cinq heures d'effort, pauses incluses, où la facilité des premiers kilomètres sur une gentille pente à 5%, laisse place à un crescendo de difficultés en se rapprochant des hauteurs: pente plus forte, moins d'oxygène, accumulation de fatigue… Et au franchissement du col, forcément un soulagement, et le bonheur d'avoir gagné la prime de l'effort: une descente de 45 kilomètres sur un dénivelé de 2'000 mètres!
Dans mes sacoches j'emporte la récompense pour l'arrivée finale, une bouteille des "Bières du Grand St. Bernard" achetée dans une boutique au col - la brasserie se trouve à Gignod, côté Italien. Et c'est parti pour la partie finale du tour, sous l'effet magique de la gravité terrestre. Pointes à 70 km/h. Adrénaline et concentration. J'adore!
Retour de la civilisation à Bourg-St-Pierre, 1'632 mètres d'altitude, 211 habitants. Le val d'Entremont défile à toute vitesse. Liddes, Orsières. A Sembrancher, à peine un regard vers l'ouest dans le val de Bagnes, connu pour la station de Verbier élue «meilleure station de ski du monde» par le World Ski Award 2021. La route contourne le Catogne, 2'598 mètres et sommet le plus septentrional du massif du Mont-Blanc, par la vallée de la Dranse, qui tombe finalement sur Martigny. Je me retrouve dans le giratoire de Martigny-Croix par la branche sud, là-même où j'avais prix la branche ouest trois jours plus tôt. C'est fait, la boucle est bouclée!
Magnifique épopée qui m'aura permis de découvrir autrement ce monde alpin à la croisée de trois nations, au rythme de 329 kilomètres de routes spectaculaires et de 7'700 mètres de dénivelé positif. Et pour compléter mes statistiques, reste mon dernier décompte: quel est le poids de cette "civilisation du Mont-Blanc", qui n'existe pas officiellement, mais est reliée par ce tour emblématique et forme malgré tout une unité géographique, au-delà des trois frontières et des six cols qui séparent toutes ses composantes? J'arrive à un total de 190'000 habitants. Pas mal... de là à prétendre que le mont Blanc, plus haut sommet des alpes, ne serait pas aussi la plus grande "ville" des Alpes... C'est en tout cas plus que les villes de Grenoble ou d'Innsbruck, qui se disputent chacune ce titre. Alors mettons tout le monde d'accord avec cette agglomération internationale du Mont-Blanc! Un cordon routier de 329 kilomètres le long duquel se succèdent, entre les trois zones urbaines de plaine du "Coude du Rhône" (Martigny), du "Pays du Mont-Blanc" (Passy/Sallanches) et de l'italo-francophone Aoste, deux des Mecque françaises des sports de montagne (Chamonix-Mont-Blanc et Bourg-St-Maurice/Les-Arcs), mais surtout une multitude de villages de montagne paisibles, reliés par des kilomètres de routes qui font la part belle à la nature totale de la montagne. Et au beau milieu, le mont Blanc et ses 4'808 mètres, jamais loin mais rarement vraiment visible, toujours présent mais discret. Ce qui lui laisse cette part magique d'inaccessible, à l'inverse de sa réputation actuelle "d'autoroute à alpinistes". L'entourer plutôt que le gravir, n'est-ce pas finalement la meilleure manière de vraiment le découvrir…?
A bientôt pour une autre boucle cycliste dans un beau décor de nos contrées!
F I N