18.09.2021
Étape 18 • 129 km • Cumul 2298 km
Dix-huitième et dernier jour de route, cap plein sud vers la capitale! Une magnifique journée qui s'annonce avec un ciel bleu pur sur l'Atlantique. Oubliés, la tempête de neige des Cévennes, le déluge du Tarn, les vents de l'Aude, de Soria et de Valladolid, la pluie de Salamanque… Place à un programme de rêve pour terminer ce voyage en beauté.
La station de Nazaré se présente bien sage ce matin, plage déserte et eaux calmes. Trop tard dans la saison estivale pour voir encore les foules envahir le sable fin, et trop tôt avant la saison hivernale qui amène ses vagues gigantesques. De novembre à février, la station devient un spot de surf parmi les plus réputés au monde. On peut y descendre des vagues qui atteignent jusqu'à 30 mètres de haut, formées dans le "canyon de Nazaré", une brèche sous-marine très profonde qui canalise la houle de l'océan vers le continent, sans haut-fond pour la briser alors qu'elle atteint la rive avec une accumulation maximale d'énergie.
Quitter Nazaré, c'est prendre de la hauteur, forcément. Avec cette côte sauvage, déchiquetée, voire inhospitalière, il n'y a pas moyen de longer l'océan sur des chemins un tant soit peu carrossables. Les accès aux rares villages de pêche ou sites balnéaires sont souvent des culs-de-sac qui buttent sur une plage ou une falaise, et Nazaré ne fait pas exception. Je remonte donc les cent mètres de dénivelé qui surplombent le quartier de "La Plage" (A Praia da Nazaré), pour l'admirer depuis le promontoire et son bourg historique "Le Lieu" (O Sítio da Nazaré). Quel panorama! Et juste derrière ce point de vue, que l'on peut aussi gagner en funiculaire, se dresse la grand-place carrée du Largo de Nossa Senhora da Nazaré. Avec son imposante église blanche à double clocher, et son kiosque coloré au milieu de la place, elle a comme un air de ville latino-américaine. Le Brésil n'est pas si loin…
C'est donc parti pour un parcours qui m'éloigne de la côte, et qui retombera sur les eaux de l'estuaire du Tage au dernier moment, à Lisbonne. Très vite je rejoins l'ancienne route nationale N8, déclassée par l'autoroute A8, qui va me guider en douceur sur plus de cent kilomètres jusqu'aux portes de la capitale.
Première halte touristique sur cette N8, la cité d'Óbidos. Un ensemble incroyablement bien préservé de maisons médiévales, encerclées par une enceinte intacte de remparts dominés par leur château au sommet de la colline. Façades blanches, encadrées de bandes jaunes ou bleues, toits de tuiles et décorations fleuries, ruelles pavées sans trafic, c'est un lieu qui émerveille ses visiteurs. Comme tous les autres arrivés en car ou en voiture, je laisse mon véhicule extramuros, avant de pénétrer dans ce monde à part à travers l'une des… deux seules portes qui permettent aux quelques 3'000 habitants d'entrer et sortir! Me voilà transformé en touriste du temps pour un moment d'immersion au 13e siècle.
Nazaré le matin, puis Óbidos à mi-journée, assurément deux belles découvertes, deux sites touristiques qui valent bien une visite pour s'imprégner de cette région du Portugal côtier du centre, un monde en soi qui ne s'assimile ni à Porto, ni à Lisbonne. A compléter, pourquoi pas, par quelques autres visites à proximité, recommandées par les guides et surtout par leur statut de Patrimoine mondial de l'Unesco: la petite cité d'Alcobaça et son monastère d'art gothique cistercien; le monastère de Batalha, d'art gothique manuélin cette fois-ci, érigé en symbole de la bataille de 1385 qui a vu les Portugais gagner leur indépendance face à la Castille ; et un peu plus à l'intérieur des terres, la jolie ville de Tomar dominée par un château fort de l'ordre des Templiers qui encercle le couvent du Christ. Mais en ce qui concerne mon parcours, je dois aussi faire des choix et je garderai ces détours pour une prochaine escapade portugaise. Il est déjà 15 heures et je n'ai roulé que le quart des 130 kilomètres de cette dernière étape. Pas de relâchement, je reprends le cours de la N8, en avant!
Lentement mais sûrement, bosse après bosse, Lisbonne se rapproche. Voilà déjà le district du même nom, sur ces terres calées entre deux lignes parallèles nord-sud, celle de la côte Atlantique et celle de la vallée du Tage (le fleuve a "coudé" vers le sud plutôt que de poursuivre plein ouest sur la côte). Les nombreuses collines font la part belle aux vignobles. Même si les vins les plus connus du pays viennent de la vallée du Douro principalement (nord), du Dão aussi (centre-nord) ou de l'Alentejo (centre-sud), la région viticole dans le nord du district de Lisbonne n'est pas en reste. Beaux paysages de vignes, en pleine saison de vendanges, comme en témoignent les tracteurs qui remorquent leur récolte sur la N8.
La région des vins s'articule autour de Torres Vedras, une ville qui transmet une atmosphère très agréable à vivre, rien qu'en la traversant à vélo. Absente de tout guide touristique, moderne et modeste à la fois, elle s'apparente un peu à la capitale rurale du district, isolée à 50 kilomètres au nord des autres municipalités urbaines amalgamées qui forment la grande agglomération lisboète. Après avoir vu tout à l'heure à Óbidos un exemple du riche héritage historique du pays, voilà une autre image d'un Portugal méconnu, celui qui résiste à l'exode rural et regarde vers le futur. La ville de Torres Vedras allie les traditions du terroir et la qualité du développement urbain avec une certaine réussite puisqu'elle a été récompensée par la Commission européenne du "Prix de la Feuille verte" en 2015 - un prix décerné chaque année à une petite ville qui a su prendre en compte l'environnement dans sa gestion et son développement.
Encore quelques collines paisibles, puis la métropole de près de trois millions d'habitants commence à montrer son impitoyable dédale d'autoroutes, à environ 15 kilomètres de son cœur. La brave route N8, qui jusque-là n'avait de "national" que le nom, mais l'apparence provinciale, se perd dans un échangeur autoroutier - en même temps que je perds ma candeur de cycliste bienheureux, pour adopter une posture toute en défiance et en alerte face aux prédateurs du bitume. Délicate entrée en matière pour aborder ce qui apparait comme un territoire encore bien hostile aux humains non-motorisés. Mais tout finit par s'arranger, une fois cette couronne péri-urbaine franchie, voilà même des pistes cyclables avec le début de la vraie ville et enfin, ENFIN LISBONNE qui s'ouvre devant!
De loin la plus grande ville du pays, métropole rayonnante, dans le top-10 des plus grandes capitales d'Europe et actuelle capitale indiscutable de l'État-nation Portugal, elle ne l'a pourtant pas toujours été! Au temps romain de la province impériale de Lusitanie, Lisbonne n'est encore que la petite cité portuaire d'Olissipo, sous le pouvoir de la capitale Emerita Augusta (devenue Mérida, capitale de l'Estrémadure espagnole voisine). Quand la ville est prise et renommée al-ʾIšbūnah par les Maures en 719, la capitale de l'al-Ândalus qui tient la péninsule sous domination musulmane est Cordoue. Puis à la création du royaume du Portugal en 1139, c'est Coimbra qui est proclamée capitale. C'est avec l'extension du royaume vers le sud que Lisbonne, plus centrale, prend les rênes du territoire en 1255. Mais il y aura encore une interruption, avec la nomination de Rio de Janeiro, eh oui, comme capitale de l'éphémère Royaume-Uni de Portugal, du Brésil et des Algarves, de 1808 à 1821!
Désormais capitale cosmopolite, que va me montrer cette "ville qui s'amuse" - pour reprendre le dicton évoqué à Coimbra? J'ai vu dans ce pays, ou évoqué dans mon texte, nombre de cathédrales, monastères et autres églises, toutes autant qu'elles le sont des marques du catholicisme historique encore très présent dans la culture portugaise. Mais je n'ai pas encore vraiment été confronté à la deuxième religion nationale! Tout finit par arriver et c'est donc tout naturellement que se présente, juste avant de franchir le périphérique de la Segunda circular, le stade José Alvalade XXI. C'est ici que l'autre Dieu des portugais, sa majesté du futebol Cristiano Ronaldo "CR7", a lancé sa phénoménale carrière professionnelle en 2002 avec le Sporting Clube de Portugal, pour une longévité de bientôt vingt ans, quasi-divine dans ce milieu. Pour en rester aux références religieuses, je me dois de mentionner encore dans cette rubrique le stade du grand rival, le Benfica, situé tout proche: son Estádio da Luz est surnommé "la cathédrale". Voilà, un partout dans le match Sporting-Benfica, religieusement surnommé, là encore, le "Derby éternel". Pour le reste et contrairement à tout lisboète, qui se doit de choisir sa couleur, vert ou rouge, à la vie à la mort, je resterai neutre sur ce sujet qui déchaîne les passions.
Quelques minutes avant le sprint final! Je peux encore vite trouver une petite histoire portugaise à raconter… La Révolution des Œillets, tiens, celle-là je l'ai justement gardée pour la fin. Alors allons-y, ça tombe bien, après avoir sillonné dans le pays sur 430 kilomètres pour entrer dans la capitale, je peux m'imaginer presque par immersion le mouvement des troupes qui se sont soulevées simultanément dans toutes les régions du pays pour venir faire tomber le régime autoritaire en 1974. Ce mouvement révolutionnaire s'était peu à peu organisé autour de jeunes officiers dissidents, enrôlés malgré eux pour aller combattre en Afrique dans les guerres coloniales que l'opinion publique ne soutenait plus. Guidé ainsi par l'armée, le coup d'État du 25 avril 1974 libéra le pays de la dictature qui durait depuis l'arrivée au pouvoir d'António Salazar en 1933. En vingt-quatre heures, le Portugal avait basculé du côté des démocraties occidentales. Au service d'un projet civil, et sans aucune intention autoritaire, les militaires laissèrent rapidement le champ libre à un gouvernement civil. Par ricochet, les colonies africaines d'Angola, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique et Sao-Tomé-et-Principe, gagnèrent leur indépendance* dans les mois qui suivirent. Soit 150 ans après celle du Brésil, qui avait alors déjà mis un terme à l'idée d'union transatlantique entre Lisbonne et Rio de Janeiro. En héritage de son époque coloniale atlantique, le Portugal conserva Madère et les Açores, toujours fidèles de plein gré à la nation, et aujourd'hui assimilées au Portugal en tant que régions insulaires autonomes.
[* Sort des autres colonies portugaises: Goa est annexé par l'Inde en 1961; le Timor oriental déclare son indépendance en 1975, mais est annexé par l'Indonésie, pour ne devenir indépendant qu'en 2002; Macao est rétrocédée à la Chine en 1999.]
Au-delà de la Segunda circular, c'est un parcours de prestige qui m'attend pour le final, au gré des larges avenues rectilignes qui se donnent rendez-vous dans d'énormes ronds-points qui font danser les voitures autour des monuments à la gloire des héros nationaux. Je suis tout petit sur ma bicyclette dans ce joyeux spectacle, mais fier d'avoir mérité d'y être invité. Petit moment d'autosatisfaction, ça fait du bien, juste parce que je suis heureux d'en être arrivé là. C'est le bouquet final d'un projet d'accomplissement personnel. Pas de triomphalisme pour autant, je n'ai rien gagné ni cherché la gloire. Je suis conscient de la chance que j'ai de pouvoir réaliser ces aventures. Et même si l'arrivée est toujours belle, le chemin parcouru compte plus que la fin. Chaque kilomètre est un apprentissage, une expérience, une émotion. Mais pour les derniers qui défilent sous mes roues en ce moment, je ressens tout un cocktail d'émotions mélangées. L'adrénaline du clap de fin imminent, l'impatience de rentrer à la maison, la réjouissance de la prochaine fois… mais aussi la nostalgie de devoir déjà m'arrêter là pour cette fois. Tiens, ne serait-ce pas l'expression de cette fameuse saudade nationale, sorte de mélancolie joyeuse caractéristique de l'état d'esprit portugais? Un sentiment à la base des chants de fado, cet art si marquant qu'il est inscrit depuis 2011 au Patrimoine immatériel de l'humanité par l'Unesco.
Et tout ça se passe dans le décor mythique d'une des plus grandes et plus belles capitales européennes. Magnifique!
Après l'enfilade des trois majestueuses Avenida da República, Avenida Fontes Pereira de Melo, et Avenida da Liberdade, voici le Rossio, la grande place qui marque la limite entre les quartiers modernes du nord et la partie basse et centrale de la ville, la Baixa. Un quartier complètement dévasté en 1755: tremblement de terre dans l'Atlantique, raz-de-marée et incendies ont eu raison du bourg médiéval, l'année même où la ville atteignait un demi-millénaire en tant que capitale nationale. Sa reconstruction, selon un schéma caractéristique en damier, fut dirigée par l'un des hommes d'Etat les plus influents de l'histoire nationale, le marquis de Pombal, membre de la franc-maçonnerie portugaise. Ni roi ni navigateur, mais fin diplomate, à qui - outre son fort héritage architectural pombalin - le pays doit des avancées aussi variées que la prospérité éternelle de l'université de Coimbra, l'instauration d'une police nationale, le succès commercial du vin de Porto, ou encore l'essor de la culture du cacao au Brésil.
Fin de parcours au fond de la Baixa, au crépuscule, face à l'estuaire du Tage, sur la place du Commerce / Praça do Comércio. Magnifique, somptueuse place, énorme (on pourrait y mettre cinq terrains de football). Après les exemplaires castillans de Plaza Mayor vus à Valladolid ou Salamanque, voilà ici le style lisboète qui se dévoile, un peu plus austère mais diablement élégant, avec arcades, arc de triomphe, façades de crépis jaune safran typique de l'architecture portugaise, et la statue du roi Joseph Ier à cheval en plein centre. Et, spécificité notable, une place carrée qui n'est fermée que sur trois côtés. Le dernier reste ouvert sur le quai de la "mer de Paille", tel qu'on surnomme cet estuaire qui offre l'Atlantique à Lisbonne, en raison des reflets qu'il renvoie au soleil couchant. Voilà un bel aboutissement pour ce voyage, une fin sur une ouverture vers le vaste monde qui symbolise tout le champ des possibles pour une nouvelle aventure! Mais pour cette fois, c'est bel et bien terminé, 2'298 kilomètres au compteur depuis Genève. Je peux me laisser aller à la séance de selfies devant Joseph Ier, et me préparer à vivre par immersion la réputation de Lisbonne qui s'amuse et amuse ses visiteurs.
Le temps de passer à l'hôtel, et c'est parti pour une soirée-découverte des quartiers de Lisbonne qui animent ses nuits - qui plus est un samedi soir! Au programme: les terrasses prisées des touristes autour de la Baixa; un restaurant select en rooftop près du Rossio, d'où l'on observe la mutation de la ville du soir à la nuit; puis la grande avenida da Liberdade où la frénésie diurne a laissé la place à un grand calme nocturne; et enfin les ruelles du Bairro Alto envahies d'étudiants Erasmus de sortie, qui ne semblent pas près de vouloir s'apaiser avant le petit matin. Voilà un bel échantillon, qui ne serait pas complet sans un passage par l'un des mythiques funiculaires de la ville - celui de Glória.
Lisbonne, merci de ton accueil, que cette arrivée était belle à vivre!
Boa noite Lisboa!