18.09.2003
Etape 11 • 96 km • Cumul 1434 km
Voilà six jours, depuis Brescia, que je passe du matin au soir plus ou moins sept heures fesses sur la selle. Les pauvres, surtout après la cavalcade de la veille, sont bien méritantes… Elles ont beau être habituées avec mes 12 km quotidiens de vélo à Genève, d’Onex à Plainpalais et retour. Elles sont quand même soumises ici à une épreuve de résistance peu commune, et elles me le font comprendre. Surtout au moment de reprendre ma monture. Une fois installées, elles s’adaptent finalement aux circonstances qui leur sont imposées. Mais elles sont soulagées de redécouvrir de temps en temps le confort de la marche, ce qui est prévu cet après-midi à Sarajevo. Les fesses peuvent se reposer, les pieds reprennent le rôle de support du poids du corps. Quant aux mollets et aux cuisses, rien à signaler, ils travaillent sans se lamenter malgré ces journées bien remplies. Avec les trois ou quatre pauses quotidiennes qui entrecoupent les efforts, tout roule !
Aujourd’hui, le programme varie un peu. J’avais comme objectif d’arriver à Sarajevo en onze jours. Il me reste moins de 100 km pour réussir. Voilà donc une étape un peu plus relax ! En cours de journée, je passe aussi la mi-parcours de mon programme, en jours comme en kilomètres (selon mes estimations sur carte, qui s’avèrent assez justes jusqu’ici). Je sens que mon rêve est en train de prendre forme, en tout cas il ne relève plus de l’utopie. Je suis ici au milieu de nulle part, comme on dit, mais bel et bien à mi-chemin entre Genève et Istanbul. C’est un beau moment de se remémorer la première moitié du voyage, qui fait déjà partie des souvenirs, tout en pensant à la suite, qui demeure une palpitante inconnue. Je commence à pouvoir m’imaginer une arrivée à Istanbul, et la vois forcément grandiose, alors qu’elle me semblait si lointaine et presque inconcevable au départ. Cette issue se précise de plus en plus !
Et sur le parcours du jour ? Une seule route traverse Travnik, encaissée dans sa vallée ensoleillée ce matin. Mais je descends à peine le long de la rivière pour me retrouver dans un brouillard total. Je croise quelques paysans sur leur charrette tirée par un cheval. Je cherche toujours Tintin planqué dans un transport de foin…
Puis j’arrive au raccordement de la route E 73 dans la vallée de la rivière Bosna, qu’il me reste à remonter jusqu’à la capitale. C’est un axe d’importance cruciale pour la Bosnie-Herzégovine : traversant le pays du nord au sud, il permet de le connecter d’une part à l’un des futurs grands carrefours de l’Union Européenne, Budapest, et d’autre part à l’un des débouchés maritimes de l’Adriatique, le port croate de Ploče. L’Union européenne l’a classé en tant que « corridor de développement* » international, mais les perspectives de voir se développer par là un désenclavement économique semblent encore bien lointaines. En effet, les infrastructures de transports (la route, le chemin de fer et le port), qui doivent servir de support à de nouveaux flux d’échange, en sont au stade le plus élémentaire, et leur amélioration est largement tributaire d’investissements privés pas forcément attractifs. Même s’il faut encore beaucoup de patience et d’optimisme pour des résultats concrets, le tronçon que je parcours devrait être le premier maillon modernisé de ce long corridor. Une autoroute, la première du pays, y est en construction.
[* L’Union européenne a créé plusieurs « corridors de développement » censés favoriser l’essor économique en stimulant les échanges dans le continent, par la réunion des voies routières, ferroviaires et fluviales.]
La route actuelle est déjà signalée comme une semi-autoroute, avec un beau panneau d’interdiction aux cyclistes. Mais il n’y a aucune alternative pour remonter cette vallée ! A moins de revenir 5 km en arrière et de me taper un détour par deux cols… Comme je suis un peu impatient d’arriver, je me lance parmi les bolides. Le trafic est toutefois assez parsemé. Je suis juste un peu balancé par les masses d’air que m’envoient les quelques camions en me dépassant, et assourdi par leurs klaxons. Mais c’est supportable, je peux rouler à un bon rythme, en sécurité sur la bande d’arrêt d’urgence. Et tout à coup : chkling !, un rayon de ma roue arrière me fait gentiment savoir qu’il a trop souffert des chemins caillouteux de la veille. Heureusement que ce bon mécanicien de Vicence m'avait équipé en rayons de rechange robustes. Par contre je constate, épaté, que mes pneus, eux, sont toujours intacts et tiennent bien l’air : increvables !
Un peu plus loin, je peux enfin quitter la grand-route et pédaler tranquillement à travers la campagne. Une dernière bosse avant Sarajevo, et voici la descente finale, majestueuse, sur la ville. Elle est au cœur des montagnes, avec plusieurs sommets de plus de 2'000 m qui pointent à 20 km du centre.
Je passe entre le stade où furent ouverts les Jeux Olympiques d’hiver 1984, et de vastes cimetières musulmans aux stèles blanches. Je m’installe dans un sympathique petit hôtel au bord de la route qui quitte la ville vers l’est, ce qui m’évitera le lendemain de devoir traverser le centre à l’heure de pointe. Abandonnant mon vélo je me lance illico à grands pas à la découverte, en long et en large, de cette charmante petite métropole de 500'000 habitants.
A l’image de tout le pays, Sarajevo est chargée d’histoire, au carrefour des grands empires qui se sont partagé les Balkans depuis sa fondation au XVe siècle. Les Turcs ont bâti sur les rives de la Miljacka, un affluent lointain du Danube, la ville ancienne encore préservée. Les traces architecturales orientales sont nombreuses, avec les minarets et les coupoles, et le dédale de ruelles étroites bordées de maisons basses à pans de bois du quartier turc, au nom un peu barbare de Baščaršija. L’extension urbaine, le Novo Sarajevo, fut réalisée sous domination autrichienne dès 1878. La passation de pouvoir par la force se mit cependant en place contre la volonté de la population, qui réclamait l’autonomie. En effet les Turcs avaient ici, plus que dans toutes leurs autres conquêtes européennes, fait preuve d’une grande tolérance envers les coutumes locales, donc slaves. Il est vrai que cette province représentait un camp avancé de leur progression, ou du moins de leur protection envers l’Occident, et qu’ils se devaient d’éviter tout soulèvement. Mais les Habsbourg n’en donnèrent pas autant à la population. Ceci alimenta le nationalisme serbe en Bosnie, dont un partisan sera proclamé le déclencheur de la Première Guerre mondiale en assassinant l’archiduc héritier des Habsbourg, François-Ferdinand d’Autriche, à Sarajevo même, le 28 juin 1914. L’Autriche déclara alors la guerre à la Serbie, avec les soutiens respectifs de l’Allemagne pour l’une et de la Russie pour l’autre, et le monde s’embrasa. Par la suite, même intégrée à la Yougoslavie communiste, la ville resta marquée par sa tolérance interethnique vieille d’un demi-millénaire. Jusqu’en 1992.
Cette année-là, l’armée serbe de Bosnie tenta de prendre la ville sous son joug suite à la déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine face à la Yougoslavie, promulguée par une majorité parlementaire croato-musulmane en 1991. Les élus du parti nationaliste serbe se retirèrent dans l’ancien village olympique, Pale, à 20 km de la ville, pour y autoproclamer leur propre gouvernement et fomenter leur réplique sanglante. Encaissées dans la vallée, Sarajevo subit alors de 1992 à 1995 un véritable siège blindé. Des positions d’attaque serbes la fermèrent totalement du monde extérieur dans le but d’anéantir la population croate et musulmane. La route entre la ville et l’aéroport est surnommée de sinistre mémoire l’allée des Snipers, qui tiraient à vue au moindre mouvement humain.
En se promenant le long de cette vallée urbanisée, on s’imagine sans pouvoir y croire la terreur qui se présentait à tout regard dirigé vers les hauteurs, quelle que soit sa direction. Ces flancs de montagnes boisées, qui avaient dû être d’efficaces remparts aux invasions à une lointaine époque, s’étaient transformés, il y dix ans, en murs lance-missiles. Aujourd'hui la convivialité réapparaît. Les styles de l’urbanisation récente et les enseignes commerciales démontrent un nouveau départ. Ma balade me mène vers le quartier des affaires. Un édifice flambant neuf, prestigieux, y côtoie un autre en ruine, à l’état de chantier abandonné à la venue de la guerre, laissant une énorme enveloppe dégradée de béton armé projeter son ombre sur la place. Mais ces tristes traces sont rares. Je prends beaucoup de plaisir à longer les quais rénovés et sillonner les rues animées parmi des trams jaunes à fière allure. Je ne peux pas avoir connu Sarajevo sans avoir dégusté aussi la très locale "Sarajevsko" dans un bistrot fréquenté par les gens du quartier, et réussis même à me faire offrir le verre "officiel" de la marque.
Puis je me retire un instant dans un café Internet pour donner quelques nouvelles. Et venue l’heure de me nourrir, je finis par trouver un restaurant chinois : apparemment le seul moyen de manger des pâtes par ici, et je n’en ai plus eues depuis que j’ai quitté l’Italie. J’ai une folle envie de me remplir d’hydrates de carbone, persuadé que ça m’aidera à tenir le coup !