Un tour de 6 cols dans le canton aux 150 vallées, le plus vaste et le plus beau de Suisse, le paradis des montagnes à voir sous ses multiples facettes entre nature, langues et conquête des Alpes.
Du 15 au 18 juillet 2024
4 jours
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en 3.5 jours, 348 km et 7'238 m de dénivelé

Un récit de voyage à vélo par Emmanuel Fankhauser, alias manubybike

Les Grisons sont uniques. Comme chaque destination touristique voudrait le revendiquer… Mais pour les Grisons, ce n'est pas un slogan, on peut dire que c'est vrai! Uniques, et multiples. C'est d'ailleurs le seul canton suisse dénommé au pluriel. Et pour cause: véritable espace alpin, il comprend 150 vallées, 1038 lacs et 937 sommets sur un sixième du territoire helvétique. Avec un quart de sa surface classifiée en parcs naturels, il héberge depuis 1914 l’unique parc national de Suisse. Et encore: le seul canton qui est limitrophe de trois pays (Italie, Autriche, Liechtenstein); où l'on parle trois langues officielles, dont l'une n'existe que là (allemand, italien, romanche); et dont les eaux partent vers trois mers (Rhin vers la mer du Nord, Inn vers la mer Noire, et les rivières des vallées du sud vers la Méditerranée).

Voilà le portrait prestigieux de la région choisie pour mon petit tour cycliste 2024. J'ai l'intention de me frotter un peu à toutes ces facettes géographiques du canton, passant d'une vallée à l'autre par des cols qui font partie des plus beaux et plus hauts des Alpes.

Hasard du calendrier, je découvre que cette année 2024 est particulière pour les Grisons, qui célèbrent les 500 ans de leur création. On remonte au Moyen Âge lorsque les vallées alpines forment des ligues pour contrer les influences étrangères. En 1524, trois ligues s'unissent par un pacte: la Ligue grise, la Ligue de la Maison-Dieu et la Ligue des Dix-Juridictions. L'idée d'un territoire commun est ainsi posée. Mais il faudra attendre 1803 pour que ce territoire, jusque-là allié aux autres cantons suisses, en devienne un lui aussi au sein de la nouvelle Confédération suisse des XIX cantons. Son nom s'inspire de la plus grande des trois ligues: bienvenue aux ligues grises ou Graubünden en allemand, qui devient Grisons en français. Ce canton haut en couleurs n'a donc trouvé que le gris pour se baptiser… On dit qu'il fait référence à la couleur de la laine du mouton local qui servait à fabriquer les vêtements de ses habitants!

Me voilà maintenant bien armé, au moins bien renseigné, pour me lancer dans une grande immersion grisonne. La tête est prête, il faudra que les jambes tiennent les dénivelés!

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Source © données swisstopo sur map.geo.admin.ch, 2024


  • Transfert aller : Genève - Zürich - Chur/Coire en train CFF
  • Transfert retour : Chur/Coire - Zürich - Genève en train CFF
  • Parcours à vélo : Chur.ch > Davos.ch > Bormio.it > St.Moritz.ch > Chur.ch
  • Nombre d'étapes : 3.5 (étape 1 sur un demi jour + 3 étapes pleines)
  • Nombre de pays : 2 (ch/Suisse, it/Italie)
  • Distance totale : 348 km
  • Dénivelé total : 7'238 m
  • Distance moyenne par étape : 99 km
  • Dénivelé moyen par étape : 2'068 m
  • Distance maximale : 101 km (étape 2)
  • Dénivelé maximal : 2'897 m (étape 2)
  • Altitude maximale : 2'503 m (Col de l'Umbrail)
  • Altitude minimale : 438 m (Tirano)
  • Vitesse moyenne : 16.2 km/h
  • Vitesse d'étape maximale : 20.7 km/h (étape 4)
  • Vélo : vélo de randonnée Tour de Suisse, Speed Trekking (2024)
  • Equipement : 2 sacoches arrière 2x23 l + 1 sacoche de guidon 6 l = total 52 l
J1

15.07.2024

Demi-étape 1 • 58 km

Chur >  Zizers > Klosters > Wolfgangpass 1632m > Davos
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Une demi-étape pour commencer, puisque j'utilise la matinée pour le long déplacement en train entre les deux cantons suisses des extrémités. De Genève à l'occident, aux Grisons à l'orient, plus de 4 heures dans les trains Intercity IC1 puis IC3 des CFF. Arrivée à Coire, terminus: la capitale des Grisons est un cul-de-sac pour le réseau CFF. À partir de là, ce sont les Chemins de fer rhétiques (les "RhB" pour Rhätische Bahn) qui prennent le relais pour desservir les principales vallées et stations de tourisme. Un réseau impressionnant de 384 km en voie métrique, qui comporte de nombreux ouvrages d'art, ponts et tunnels, témoins de plus de 200 ans d'histoire d'ingénierie civile alpine.

Mais d'où vient cet adjectif "rhétique" qui est aussi utilisé pour caractériser ce coin de pays? Rien à voir avec les moutons gris, cette fois (cf. Introduction). Il faut remonter aux tribus antiques des Rhètes, dont le territoire devint la province romaine de Rhétie. Voilà aussi l'origine de la langue romanche, issue du groupe de dialectes rhéto-romans dérivés du latin.

Coire est une petite agglomération de 60'000 habitants dans la plaine du Rhin, plutôt classique en comparaison d'autres villes suisses, avec une vieille ville bien préservée et d'un certain cachet. On y trouve la cathédrale Notre-Dame-de-l'Assomption, l'église réformée Saint-Martin et le château épiscopal, ainsi que les sièges administratifs de la ville et du canton. La ville se présente aussi comme la plus ancienne de Suisse, puisque des traces de civilisation remontant aux années 11'000 av. J.-C. y ont été découvertes! Ce titre autoproclamé reste controversé, d'autant que le mode d'habitat sédentaire et dense qui défini une "ville" n'est apparu que beaucoup plus tard dans l'histoire de l'humanité… Mais on peut quand même en déduire que l'on vit bien et heureux à Coire depuis fort longtemps! On y produit aussi du bon vin, dans le vignoble de la Seigneurie grisonne, la Bündner Herrschaft le long du Rhin au nord de la ville, dans un couloir protégé des vents froids. Des sols riches en calcaire qui offrent des conditions similaire à celles de la Bourgogne, avec le Pinot Noir en star locale, appelé ici Blauburgunder. Une production de niche pour les vins suisses, rien à voir avec le Valais et sa vallée du Rhône.

Obertor, porte d'entrée de la vieille ville de Coire.
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Vieille ville de Coire, la place Arcas et l'église réformée Saint-Martin.
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Cathédrale Notre-Dame-de-l'Assomption.
Coire et ses vignobles devant le massif de Calanda (2805 m).
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Bon jusque-là, on n'a encore rien vu de ce qui fait l'unicité des Grisons. Pour cela il faut monter dans les vallées. Mon tour commence par la vallée de Prättigau, le long de la rivière Landquart. Une vallée très accessible, desservie par une quasi-semi-autoroute de montagne qui voit défiler les limousines lors du World Economic Forum de Davos. Un événement qui fait de Davos le seul lieu au monde à recevoir chaque année plusieurs centaines de chefs d'Etats, CEO et milliardaires au même endroit et en même temps.

Le château de Marschlins à Landquart et la rivière Landquart.
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Pièce majeure de cet axe routier Coire-Davos, le pont haubané Sunnibergbrücke qui enjambe la vallée avec ses quatre piliers évasés pour contourner la station de Klosters. Une vraie prouesse technique que j'ai eu la chance de visiter durant sa construction en 1997 avec la volée de génie civil de l'époque à l'EPFZ. Mais tout ça c'est pour les véhicules motorisés. Corollaire de l'importance de la route, elle est interdite aux vélos. Qui se rabattent sur l'itinéraire n°21 du réseau national "La Suisse à vélo". Tant mieux pour la tranquillité, mais plusieurs tronçons sont sur du gravier grossier. Avec la pente et mon chargement de cyclotouriste, ça ne facilite pas les choses. Je peux par contre admirer le fameux pont d'en dessous, tout petit au pied des 77 mètres du plus haut pilier.

Sunnibergbrücke 1997.
Sunnibergbrücke 2024.
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De Klosters à Davos, retour sur le bitume pour le passage du col de Wolfgang à 1632 mètres, qui donne directement sur le lac de Davos et enfin sur la station huppée. Même si cette demi-étape n'avait rien d'une banale balade, elle n'est aussi qu'une demi-immersion dans ce monde rhétique. Dès le lendemain ce sera plus haut, plus sauvage, plus dépaysant: les Grisons à l'état pur.

Le lac de Davos à 1558 m. 
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Repos donc à Davos, véritable ville à la montagne de 10'000 habitants à 1560 mètres d'altitude. Avec un patrimoine architectural témoin de 150 ans de différentes activités à succès, passées et actuelles, que ce soit en tant que lieu de cure (sanatoriums), centre de congrès et leurs hôtels, base de ski (accès à cinq domaines) et bien sûr le hockey sur glace dans la vénérable Vaillant Arena - le temple du HC Davos, Rekordmeister du championnat suisse.

Hôtels et hôtel de ville de Davos.
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Le centre sportif d'altitude de Davos, autour de la patinoire Vaillant Arena.
J2

16.07.2024

Étape 2 • 101 km • Cumul 159 km

 Davos > Flüelapass 2383m > Zernez > Parc National Suisse > Ofenpass 2149m > Val Müstair > Pass Umbrail 2503 m > CH/IT > Bormio
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Adieu Davos, adieu la ville et la civilisation après quelques barres d'immeubles de "banlieue" qui laissent la place sans transition aux prairies alpines. Et très vite, ça monte. Trois cols au programme du jour pour m'imprégner des grands espaces naturels des Grisons: Flüela, Ofen, Umbrail. En regardant l'initiale des ces trois noms, on peut penser qu'il faut peut-être bien être un peu "FOU" pour se lancer dans cet enchaînement.

En quittant Davos, les derniers témoins de la civilisation urbaine alpine.

La Flüela est la porte d'entrée vers la Basse Engadine. Passage du bassin du Rhin à celui du Danube. Premier exercice réussi à 2383 mètres. C'est aussi l'arrivée dans la zone linguistique romanche. Mais un col, aussi haut soit-il, ne suffit pas pour préserver une langue ultra-minoritaire de l'influence du reste du pays. Surtout depuis 1999 lorsque les chemins de fer rhétiques ont construit le tunnel de la Vereina sous le col, le plus long tunnel du monde à voie métrique, pour ouvrir un accès direct à l'Engadine depuis la plaine du Rhin. La germanisation de cette splendide vallée est freinée tant bien que mal par des programmes de sauvegarde et de promotion du romanche. Un déclin qui ne date pas d'hier pour cette langue qui était encore parlée dans toute la vallée du Rhin, jusqu'au lac de Constance, au Moyen Âge!

Le col de la Flüela 1/2.
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Le col de la Flüela 2/2, du bassin du Rhin à celui du Danube.
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A Zernez, c'est reparti pour l'Ofenpass (Pass dal Fuorn). Le col doit son nom de "four" aux hauts fourneaux présent depuis le Moyen Âge, qui y servaient l'activité minière pour travailler le minerai de fer grâce au bois disponible presque à l'infini. Mais c'est en s'inquiétant du déboisement massif que des naturalistes ont milité pour la création d'une zone protégée au début des années 1900, sur le modèle des parcs nationaux américains (le Yellowstone National Park, premier du nom, date de 1872). Le gouvernement suisse accepta l'idée et officialisa la préservation du site en 1914. La montée du col traverse donc ce qui reste à ce jour le seul et unique Parc National Suisse, dans un somptueux écrin des Alpes rhétiques où la nature est laissée à elle-même depuis 110 ans.

Parc national suisse 1/4, l'entrée ouest à Ova Spin.
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 Parc national suisse 2/4, le Val dal Spöl.
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Parc national suisse 3/4.
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Parc national suisse 4/4. Une traversée majestueuse.

En sortie du parc national, voilà le col de l'Ofen à 2149 mètres, qui signifie le passage dans le bassin de l'Adige. La descente est belle vers les villages de l'Extrême-Orient helvétique, dans le Val Müstair. Cette fois on y est vraiment: Bainvgnü en territoire romanche authentique et vivant. Ce deuxième col, sans accès ferroviaire mais uniquement par Car Postal, est un barrage naturel à l'influence du suisse allemand. Il isole la vallée, qui s'ouvre uniquement vers l'est sur l'Italie: la route accède à la province autonome (et bilingue) de Bolzano, aussi appelée Haut-Adige (de l'italien Alto Adige) ou Tyrol du Sud (de l'allemand Südtirol).

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Le col de l'Ofen, ouverture sur l'Extrême-Orient helvétique, le Val Müstair.
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Maisons typiques du Val Müstair avec leurs ornements en sgraffite.
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Je ne vais pas jusqu'au bout du Val Müstair puisque je sors de la vallée par le troisième col de la journée. Depuis le pittoresque village de Santa Maria Val Müstair, la principale localité de la vallée, c'est reparti vers les hauteurs dans le Val Muraunza.

Le village de Santa Maria Val Müstair.
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Objectif le col de l'Umbrail à 2503 mètres, le plus haut col routier de Suisse, sur une route étroite qui s'attaque aux pentes raides par 35 virages serrés. On est ici totalement hors civilisation, si ce n'est, en bon exemple de la tradition suisse des transports publics, la ligne de Car Postal avec ses conducteurs virtuoses qui se faufilent ainsi jusqu'à l'arrêt de bus le plus haut de Suisse. Me voilà au bout de mes forces avec un dénivelé total de 2897 mètres après ces trois cols. Mais quelle beauté, il n'y a pas meilleur décor pour se faire plaisir à vélo! Une expérience enchanteresse des différents étages de la végétation alpine.

Montée du col de l'Umbrail 1/3, l'étage montagnard: sapins et hêtres, avec vue sur le Val Müstair.
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Montée du col de l'Umbrail 2/3, l'étage subalpin: réservé aux seuls conifères et aux pâturages.
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Montée du col de l'Umbrail 3/3, l'étage alpin: prairies nues ou parsemées de rhododendrons.
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Sommet du col de l'Umbrail, plus haute route carrossable de Suisse, tout proche de l'étage nival fait de mousses et lichens.
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Le col de l'Umbrail fait frontière avec l'Italie, et, juste après la douane, laisse le choix d'aller encore plus haut. Dix virages de plus pour atteindre le col du Stelvio à 2758 mètres entre la Lombardie et le Trentin-Haut-Adige. Mais ce ne sera pas pour moi aujourd'hui… J'opte pour la descente vertigineuse à travers le parc national du Stelvio, destination la station de Bormio dans la Valteline.

Descente vertigineuse du col de l'Umbrail côté italien.
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Troisième langue du jour pour une soirée sur le thème de "la montagne à l'italienne" dans une ambiance bien différente de celle de la veille à Davos "la ville à la montagne". L'endroit idéal pour déguster les pizzoccheri della Valtellina, spécialité locale de pâtes IGP à base de farine de sarrasin découpées en tagliatelles, accompagnés de la bière artisanale de la station, la bien-nommée Birra Stelvio. Le parfait menu désaltéro-revigorant qui me fournit dans la délectation le carburant nécessaire pour quelques cols de plus.

Bormio et ses pizzoccheri della Valtellina.
J3

17.07.2024

Étape 3 • 98 km • Cumul 257 km

Bormio > Tirano > IT/CH > Poschiavo >  Passo del Bernina 2330m > Pontresina > St. Moritz
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Une étape en grande partie italophone, autant en Italie pour commencer dans le confort, qu'en Suisse pour la partie plus ardue.

Le confort, c'est une longue descente en pente douce de la rivière Adda depuis Bormio. C'est la province de Sondrio en Lombardie, un territoire plus connu par son nom géographique historique de Valteline. Un écart hors des frontières helvétiques qui n'est pas tant hors sujet pour mon "tour des Grisons", puisque cette Valteline a eu un passé sous la dépendance des Trois Ligues alliées de la Confédération Suisse, et qui formeront plus tard le canton des Grisons (cf. Introduction). Mais la Valteline catholique se détacha de la tutelle autoritaire des Grisons protestants pour être finalement annexée par le royaume de Lombardie-Vénétie lors du congrès de Vienne en 1815. Est-ce que ce passé sous influence du voisin du nord a laissé quelques traces? Je suis en tout cas épaté de la qualité des aménagements routiers dédiés aux cyclistes, qui semblent plus proches des pratiques inspirées de Berne que celles de Rome… C'est le sentiero Valtellina, un parcours entièrement hors trafic qui relie Bormio et le lac de Côme en 114 km sur un dénivelé de 1000 mètres. Une manière très agréable de découvrir la Valteline, qui plus est à le descente.

La haute plaine de Bormio en descendant la Valteline.
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Nature et patrimoine le long du parcours cyclable "sentiero Valtellina", de Bormio à Tirano.
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Je ne ferai que 32 kilomètres de cet itinéraire cyclotouristique: je bifurque à Tirano vers le nord pour démarrer la partie ardue de l'étape. Tirano, toujours en Italie mais un avec un goût encore un peu plus "grison" que le reste de la Valteline, puisque cette ville de 9'000 habitants sur l'Adda est la seule destination desservie par les Chemins de fer rhétiques hors du canton des Grisons. C'est d'ici que l'on peut partir en train à l'assaut de la fameuse ligne de la Bernina Express.

La ville de Tirano "coupée" d'une part par la rivière Adda, d'autre part par la ligne ferroviaire de la Bernina.

Cette prouesse de l'ingénierie ferroviaire, couplée à un site naturel d'exception, est inscrite depuis 2008 au patrimoine mondial de l'UNESCO, sous le titre «chemin de fer rhétique dans les paysages de l’Albula et de la Bernina». On voyage en grand confort, sur 1900 mètres d'ascension escarpée, des palmiers de Tirano aux neiges éternelles de la Bernina en passant par les forêts de montagne et le lac de Poschiavo. Pour le bonheur des touristes, mais aussi, encore et toujours aujourd'hui comme au temps de sa construction au début du 20e siècle, pour l'essor de l'économie alpine en favorisant les échanges entre plaine et montagne.

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Brusio et son fameux viaduc hélicoïdal.
Lac de Poschiavo.
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A vélo c'est presque la même histoire, sueur en plus. A mi-ascension, la vallée suisse-italienne de Valposchiavo offre un répit bienvenu, avec quelques kilomètres sur son plateau intermédiaire couché à mille mètres d'altitude. Avec son lac, le petit bourg de Poschiavo y est ainsi bien isolé géographiquement. Une situation qui lui permet de conserver ses traditions, tout en étant quand même assez bien connecté à la Suisse et à l'Italie par la route et le train pour rester attractif. C'est peut-être un des lieux qui représente le mieux, sur le continent, le mélange des cultures entre nord et sud de l'Europe. On est conforté dans cette hypothèse en sillonnant les ruelles autour de la Piazza centrale: plusieurs maisons aux allures de palais ont été construites par des familles locales qui avaient émigré aux confins de l'Europe, de l'Espagne à la Scandinavie, pour s'enrichir avant de revenir finir leur vie "au bled", et d'y construire une résidence inspirée de l'architecture de leur ex-pays d'accueil.

C'est jour de fête et de marché sur la Piazza, et je m'arrête au stand de la bière artisanale locale, la "Birraria Poschiavina SA". Un bel échange avec le brasseur qui est aussi cycliste amateur. Et je repars avec un verre et une bouteille offerte, touché par ce geste mais lesté de quelques centaines de grammes de plus pour les 1300 mètres d'ascension qu'il me reste à affronter!

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Bourg de Poschiavo autour de sa Piazza centrale. 
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On reprend donc la route, lentement mais sûrement, jusqu'au col de la Bernina à 2330 mètres.

Dans la montée du col de la Bernina.
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Le passage du col est marqué par la présence de plusieurs lacs qui symbolisent la pluralité linguistique de ce canton: ceux qui se déversent vers le Pô et la Méditerranée sont des Lagh, en dialecte suisse-italien; ceux qui partent vers le nord se verser dans l'Inn puis le Danube et la Mer Noire sont des Lej, en romanche. Et le plus grand, le Lago Bianco qui est un réservoir entre deux barrages nord et sud à cheval des deux côtés du col, est nommé en italien.

Au col, le lago Bianco et le piz Bernina, plus haut sommet des Grisons à 4048 mètres.

Reste la descente, spectacle splendide entre glaciers et torrents, avant d'atteindre la civilisation à Pontresina, puis Celerina et enfin Saint-Moritz, destination du jour.

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Le méandre de la rivière Ova da Bernina.
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Les majestueux paysages alpins dans la descente du col de la Bernina.
Pontresina et Celerina.
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A Saint-Moritz, fin de l'exotisme linguistique latin, puisque cette partie de la Haute-Engadine s'est depuis fort longtemps laissée grignoter par le suisse-allemand au détriment du romanche (plus personne ne dit San Murezzan...). Voire même par l'anglais plus récemment! La rançon du prestige: c'est ici que la notion de tourisme hivernal est née, avec la construction de l'hôtel Kulm en 1864 pour accueillir la "haute société" britannique, à la recherche des vertus curatives des sources ferrugineuses de la station - suivi du Badrutt's Palace Hotel en 1896. Les plaisirs de la neige et la glace, couplés au meilleur ensoleillement de Suisse (plus de 300 jours de soleil par an) et à l'arrivée du chemin de fer en 1903, puis les Jeux olympiques d'hiver en 1928 et 1948 (les seuls Jeux jamais organisés en Suisse à ce jour), ont fait le reste pour que la réputation de la "destination St-Moritz" perdure. Et après 160 ans de ce développement touristique, mon expérience d'une soirée dans la place retient que c'est bien la langue de Shakespeare qui a supplanté tout le reste.

Voilà pour le décor d'une nuit tranquille à 1850 mètres d'altitude dans le bourg le plus chic des Alpes.

Saint-Moritz et son Badrutt's Palace Hotel.
J4

18.07.2024

Étape 4 • 91 km • Cumul 348 km

 St. Moritz > Silvaplana > Julierpass 2284m > Tiefencastel - Thusis > Chur
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Plein la vue après deux étapes magistrales en plein cœur des Alpes rhétiques, qui sont elles-mêmes pile au centre du croissant alpin qui s'étend sur mille kilomètres entre Nice et Vienne. La quintessence des Alpes, que vouloir de plus! Ne me reste plus qu'à revenir sur Coire pour boucler la boucle. Mais il y a encore et toujours de quoi s'émerveiller un peu, pour profiter jusqu'au bout de ces contrées grandioses.

Saint-Moritz, ses palaces et son lac, puis la plus discrète voisine Silvaplana et son plus grand lac, font de belles cartes postales.

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Saint-Moritz.
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Silvaplana.
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Et depuis là je me lance sur le dernier col du tour, le Julier à 2284 mètres. Beaux paysages de haute altitude, et même sans trop d'effort quand on est déjà à 1800 mètres pour s'y lancer! Sommets nus, prairies sèches, lacs glaciaires, gorges profondes, pinèdes vierges: une nature qui a mérité son inscription en parc naturel. C'est le Parc Ela, le plus grand parc régional de Suisse, à cheval sur les trois cultures linguistiques romanche, alémanique et italienne.

Le col du Julier 1/2.
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Le col du Julier 2/2, au cœur du parc régional naturel Ela.
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Lac de Marmorera.

De l'autre côté du col se dévoilent peu à peu quelques villages pittoresques, autour de Savognin. Jusqu'au village de Tiefencastel, pile au centre géographique du canton, dans la vallée de l'Albula. Le véritable carrefour des Grisons, vers lequel on peut arriver depuis les quatre points cardinaux - chose rare dans les Alpes où le nombre de liaisons routières ou ferroviaires sont très limitées par la topographie.

Villages à flanc de coteau autour de Savognin (commune de Surses).

Puis encore un peu plus bas à Thusis, c'est le retour à une civilisation de plaine, le long du Rhin Postérieur. Les Grisons urbains et industriels se dévoilent dans un décor toujours embelli par la nature toute proche, et les surprises qui apparaissent çà et là derrière la forêt : ravins, châteaux, et la voie ferrée du Bernina Express, toujours là, qui poursuit son parcours jusqu'à Coire.

Autour de Thusis, dans les vallées de l'Albula et du Rhin Postérieur.
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Plus de cols, un parcours à plat dont j'avais perdu l'habitude dès la première ascension trois jours plus tôt… mais avec un étouffant vent chaud pleine face qui remonte le Rhin, pour me rappeler que même quand le cyclisme pourrait être facile, il plus être rendu ardu par des éléments extérieurs que je n'ai pas choisis.

Tout ça pour finir tout naturellement dans le chef-lieu: retour au point de départ. Avec une fin de voyage symbolique, sur le site de l'un des fleurons industriels du canton, la brasserie Calanda Bräu de Coire - même si elle est devenue propriété du groupe Heineken depuis 1993. J'ai bien roulé et j'ai le temps pour cet arrêt de ravitaillement avant de rejoindre la gare pour le train de retour à Genève.

Après l'effort final et sous la canicule à laquelle j'avais échappé avec l'altitude, la bière locale n'en est que meilleure à déguster.

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Coire, entre tradition (brassicole) et modernité.

FIN