17.07.2024
Étape 3 • 98 km • Cumul 257 km
Une étape en grande partie italophone, autant en Italie pour commencer dans le confort, qu'en Suisse pour la partie plus ardue.
Le confort, c'est une longue descente en pente douce de la rivière Adda depuis Bormio. C'est la province de Sondrio en Lombardie, un territoire plus connu par son nom géographique historique de Valteline. Un écart hors des frontières helvétiques qui n'est pas tant hors sujet pour mon "tour des Grisons", puisque cette Valteline a eu un passé sous la dépendance des Trois Ligues alliées de la Confédération Suisse, et qui formeront plus tard le canton des Grisons (cf. Introduction). Mais la Valteline catholique se détacha de la tutelle autoritaire des Grisons protestants pour être finalement annexée par le royaume de Lombardie-Vénétie lors du congrès de Vienne en 1815. Est-ce que ce passé sous influence du voisin du nord a laissé quelques traces? Je suis en tout cas épaté de la qualité des aménagements routiers dédiés aux cyclistes, qui semblent plus proches des pratiques inspirées de Berne que celles de Rome… C'est le sentiero Valtellina, un parcours entièrement hors trafic qui relie Bormio et le lac de Côme en 114 km sur un dénivelé de 1000 mètres. Une manière très agréable de découvrir la Valteline, qui plus est à le descente.
Je ne ferai que 32 kilomètres de cet itinéraire cyclotouristique: je bifurque à Tirano vers le nord pour démarrer la partie ardue de l'étape. Tirano, toujours en Italie mais un avec un goût encore un peu plus "grison" que le reste de la Valteline, puisque cette ville de 9'000 habitants sur l'Adda est la seule destination desservie par les Chemins de fer rhétiques hors du canton des Grisons. C'est d'ici que l'on peut partir en train à l'assaut de la fameuse ligne de la Bernina Express.
Cette prouesse de l'ingénierie ferroviaire, couplée à un site naturel d'exception, est inscrite depuis 2008 au patrimoine mondial de l'UNESCO, sous le titre «chemin de fer rhétique dans les paysages de l’Albula et de la Bernina». On voyage en grand confort, sur 1900 mètres d'ascension escarpée, des palmiers de Tirano aux neiges éternelles de la Bernina en passant par les forêts de montagne et le lac de Poschiavo. Pour le bonheur des touristes, mais aussi, encore et toujours aujourd'hui comme au temps de sa construction au début du 20e siècle, pour l'essor de l'économie alpine en favorisant les échanges entre plaine et montagne.
A vélo c'est presque la même histoire, sueur en plus. A mi-ascension, la vallée suisse-italienne de Valposchiavo offre un répit bienvenu, avec quelques kilomètres sur son plateau intermédiaire couché à mille mètres d'altitude. Avec son lac, le petit bourg de Poschiavo y est ainsi bien isolé géographiquement. Une situation qui lui permet de conserver ses traditions, tout en étant quand même assez bien connecté à la Suisse et à l'Italie par la route et le train pour rester attractif. C'est peut-être un des lieux qui représente le mieux, sur le continent, le mélange des cultures entre nord et sud de l'Europe. On est conforté dans cette hypothèse en sillonnant les ruelles autour de la Piazza centrale: plusieurs maisons aux allures de palais ont été construites par des familles locales qui avaient émigré aux confins de l'Europe, de l'Espagne à la Scandinavie, pour s'enrichir avant de revenir finir leur vie "au bled", et d'y construire une résidence inspirée de l'architecture de leur ex-pays d'accueil.
C'est jour de fête et de marché sur la Piazza, et je m'arrête au stand de la bière artisanale locale, la "Birraria Poschiavina SA". Un bel échange avec le brasseur qui est aussi cycliste amateur. Et je repars avec un verre et une bouteille offerte, touché par ce geste mais lesté de quelques centaines de grammes de plus pour les 1300 mètres d'ascension qu'il me reste à affronter!
On reprend donc la route, lentement mais sûrement, jusqu'au col de la Bernina à 2330 mètres.
Le passage du col est marqué par la présence de plusieurs lacs qui symbolisent la pluralité linguistique de ce canton: ceux qui se déversent vers le Pô et la Méditerranée sont des Lagh, en dialecte suisse-italien; ceux qui partent vers le nord se verser dans l'Inn puis le Danube et la Mer Noire sont des Lej, en romanche. Et le plus grand, le Lago Bianco qui est un réservoir entre deux barrages nord et sud à cheval des deux côtés du col, est nommé en italien.
Reste la descente, spectacle splendide entre glaciers et torrents, avant d'atteindre la civilisation à Pontresina, puis Celerina et enfin Saint-Moritz, destination du jour.
A Saint-Moritz, fin de l'exotisme linguistique latin, puisque cette partie de la Haute-Engadine s'est depuis fort longtemps laissée grignoter par le suisse-allemand au détriment du romanche (plus personne ne dit San Murezzan...). Voire même par l'anglais plus récemment! La rançon du prestige: c'est ici que la notion de tourisme hivernal est née, avec la construction de l'hôtel Kulm en 1864 pour accueillir la "haute société" britannique, à la recherche des vertus curatives des sources ferrugineuses de la station - suivi du Badrutt's Palace Hotel en 1896. Les plaisirs de la neige et la glace, couplés au meilleur ensoleillement de Suisse (plus de 300 jours de soleil par an) et à l'arrivée du chemin de fer en 1903, puis les Jeux olympiques d'hiver en 1928 et 1948 (les seuls Jeux jamais organisés en Suisse à ce jour), ont fait le reste pour que la réputation de la "destination St-Moritz" perdure. Et après 160 ans de ce développement touristique, mon expérience d'une soirée dans la place retient que c'est bien la langue de Shakespeare qui a supplanté tout le reste.
Voilà pour le décor d'une nuit tranquille à 1850 mètres d'altitude dans le bourg le plus chic des Alpes.