30.05.2015
Etape 13 • 178 km • Cumul 1834 km
Petite récapitulation avant de démarrer cette treizième et dernière étape. Comme les cinq premières (Genève-Munich) ont été réalisées il y a trois ans, c'est mon huitième jour de route consécutif. Les sept premiers totalisent 980 kilomètres, soit 140 par jour de moyenne. Même si ce n'est pas avec des dénivelés alpins, je les sens, ces kilomètres. Mentalement, musculairement, tout va bien. Mais j'ai deux handicaps qui ont atteint un niveau extrême : mes fesses et mes tendons d'Achille. Je ne peux presque plus m'asseoir sur la selle... Et quand j'y arrive, je peux juste encore tourner les jambes, mais sans pression ni traction sur les pédales, c'est trop douloureux. J'ai l'impression d'avoir atteint mes limites. Je ne sais pas trop pourquoi j'ai atteint ce stade. Mais c'est sûr qu'avec environ 200'000 poussées sur les pédales par cheville en une semaine, ça peut s'expliquer. Ai-je vu trop grand? Et ces derniers 180 kilomètres de folie sont-ils encore raisonnables ? Enfin je ne me formalise pas, de toutes façons je sais depuis hier soir, une fois arrivé à Toruń, que j'y parviendrai. C'est ancré dans mon esprit et plus rien ne m'y empêchera. Cette situation me stimule plus qu'elle ne me fait peur. C'est la raison même de mes voyages que de me mettre dans ces situations... L'incertitude et la difficulté auxquelles je fais face m'amènent cette adrénaline qui permet de «superformer».
Comme la veille, je vais procéder méthodiquement, en huit tronçons d'une heure chacun, avec des pauses de quinze minutes. Parcours plein nord sur des petites routes, bien à l'écart de l'autoroute européenne E75 qui mène aussi à Gdańsk, depuis Athènes, sur 2500 km...
Partie n°1, c'est parti, j'oublie mes douleurs. Le vent est puissant mais latéral, de l'ouest, pas trop pénalisant mais quand même déstabilisant. Pause dans un hameau nommé Wybcz. Un lieu complètement banal, qui représente quand même un cap pour moi : exactement 1000 kilomètres de route depuis mon départ de Munich.
Partie n°2, arrivée dans la ville de Chełmno, petite ville historique intéressante, issue comme Toruń de la Ligue hanséatique. Configuration inhabituelle pour une ville polonaise, elle n'est pas construite au bord d'un cours d'eau, mais elle occupe le plateau d'une colline qui domine la Vistule au loin. Entourée de ses remparts, elle protège fièrement sa grande place du marché, le traditionnel Rynek.
Partie n°3, de Chełmno à un petit village nommé Jeżewo, je traverse encore une fois la Vistule, impressionnante, près de 500 mètres de large ici. Le vent s'agite de plus en plus. Pause dans un abribus qui m'en protège, le temps de récupérer et rassembler mon énergie pour poursuivre.
Partie n°4, traversée de la forêt de Tuchola (Bory Tucholskie), gigantesque étendue de conifères classée Réserve de biosphère par l'UNESCO. Moment de répit avec un vent atténué par les arbres qui lui font barrière. Le calme et la sérénité qui se dégagent de ce décor me donnent de la force mentale. Pause dans le hameau de Przewodnik dans une clairière au milieu des bois. 90 kilomètres, je suis à la moitié de la journée. Tout se passe plutôt bien.
Partie n°5 : cette deuxième moitié d'étape commence par mon entrée dans la voïvodie de Poméranie (Pomorzkie). Même si elle désigne ici l'une des seize régions administratives de Pologne, autour de son chef-lieu Gdańsk, la Poméranie regroupe historiquement les terres baltiques de l'État de Prusse, sur les territoires de la future ex-RDA et de la Pologne actuelle. Une région marquée par sa situation côtière jusque dans son nom puisqu'il vient du polonais po morze qui veut dire « au bord de la mer ». Aujourd'hui, elle est éclatée entre le Land allemand de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale (Mecklenburg-Vorpommern) autour de Schwerin, les voïvodies polonaises de Poméranie-Occidentale autour de Szczecin, celle de Poméranie "tout-court" autour de Gdańsk, et finalement celle de Couïavie-Poméranie que je viens de quitter. Entretemps je suis sorti de la forêt et je fais ma pause dans le village de Pączewo.
Partie n°6. Déjà dix-sept heures, et il me reste trois tronçons. Les deux prochains seront les plus durs, il faut tenir. Le dernier ira tout seul, c'est sûr. Le décor me motive mais me ralentit aussi puisque je m'arrête régulièrement pour le prendre en photo... Champs de colza, ciel bleu et nuages blancs, c'est splendide. Le dénivelé n'est pas négligeable. La Pologne n'est décidemment pas si plate que ça : pas de pentes marquées, mais un relief discrètement ondulé. La route n'est presque jamais complètement plate : une succession de faux-plats montants, faux-plats descendants... et toujours plus de vent. Il est passé en mode tempête. Exténuant. Je lutte. Je passe dans l'une des grandes villes de la voïvodie, Starogard Gdański, sans m'y attarder. Pause en sortie de ville dans un champ en bord de la route régionale Droga wojewódzka DW 222, à défaut d'un village où m'arrêter alors que mon décompte de 60 minutes est écoulé depuis ma dernière halte.
Partie n°7. Grosse fatigue. J'alterne entre souffrance de l'effort, et plaisir de bientôt toucher au but. Je roule sans réfléchir. Pédaler, avancer, progresser. Rien d'autre ne compte. Dompter ce satané vent maritime. Comme prévu, cette partie est la plus dure. Du 135ème au 155ème kilomètre. Juste avant le bonheur de la partie finale et la magie de l'arrivée, il faut passer cette épreuve. Souffrir. Je butte sur le mur. Ce fameux « mur du marathon » qui apparaît subitement après environ trois-quarts des 42.195 kilomètres de la course mythique. Phénomène physiologique qui correspond à l'épuisement des réserves de glycogène : la panne de carburant musculaire. Défaillance physique, gros coup de pompe, sensation de jambes coupées, blocage. Juste avant l'abandon, en somme. Mais non. Inimaginable. C'est là que le mental doit jouer sa partition. Allez, avance ! Tu peux le faire ! Et alors, la magie opère. Juste avant ma dernière pause, tout bascule. Le vent tourne (ou plutôt, je quitte la 222 et prends un peu plus vers l'est, vent presque dans le dos). La facilité revient ! Je me sens invincible. Ultime pause, plein d'espoir et si impatient, sur un banc public dans le village de Trąbki Małe.
Partie n°8. La dernière ! Plus que 22 kilomètres ! Mon moment de gloire... Oh, rien de prétentieux... Juste ma petite gloire personnelle dont je jouis intérieurement. Ou comment se donner le goût de la victoire sur soi-même. Sans rien n'attendre de personne d'autre. Allez, on oublie tout, la machine est programmée pour foncer. Encore quelques villages et j'arrive dans le corridor des surfaces commerciales et industrielles de la zone urbaine du sud de Gdańsk. Le parcours à vélo est agréable grâce à une piste cyclable pavée à l'écart de la route principale, le long d'un canal historique qui mène jusqu'en plein centre ville. Arrivée dans la vieille ville, le quartier de Główne Miasto, « ville principale », à 20h40. C'est fait.
Quelle journée... interminable, éprouvante, mais si belle une fois terminée. Voilà, j'y suis, sur cette côte Baltique ! Après 178 kilomètres, la plus longue étape de tous mes voyages jusqu'à ce jour. Je suis complètement au bout de mes possibilités physiques. Vidé. Mais une nouvelle énergie m'envahit pour ne pas gâcher l'ultime récompense, la cérémonie finale du voyageur solitaire qui va se faire plaisir dans un restaurant bien choisi, en partageant son bonheur avec ses plus fidèles suiveurs connectés.
Avant les festivités, un bref survol des épisodes qui manquent encore à l'histoire de la Pologne que je tente de retranscrire depuis trois étapes... Rien de mieux que Gdańsk, actuel chef-lieu de Poméranie, pour symboliser le XXème siècle de cette nation : cette ville marque le départ et la fin d'une période de 50 ans, de 1939 à 1989, qui a forgé dans la souffrance la Pologne moderne. Gdańsk, aussi connue sous son nom prussien de Danzig, qui donne encore son nom, en version francophone, à la parisienne rue de Dantzig – en hommage à la prise de cette ville en 1807 par l’armée napoléonienne à la suite du siège de Dantzig.
La ville a un passé marqué par son appartenance à la ligue hanséatique, cette organisation du Moyen Âge qui liait les villes marchandes autour de la mer du Nord et de la mer Baltique. Une organisation entre villes libres et indépendantes, chacune ayant le statut de «Cité-Etat», parallèle au modèle géopolitique de l'«Etat-Nation» qui s'imposera en Europe plus tard au cours du deuxième millénaire. On trouve encore aujourd'hui des traces très fortes de cet héritage en Allemagne avec la «Ville libre et hanséatique de Hambourg» et la «Ville hanséatique libre de Brême», qui sont à la fois villes et Land «miniature» à elles seules.
Comme toute la moitié nord-ouest du pays, Gdańsk a fait des allers-retours entre la Prusse et la Pologne pendant des siècles. Gdańsk, encore nommée à l'époque Danzig car peuplée par une large majorité allemande, a pu retrouver en 1919 un statut de ville libre après une longue occupation prussienne. Une mesure instaurée par le traité de Versailles et mise sous la protection de la Société des Nations, basée à Genève (tiens, voilà le lien qui donne un sens historique fortuit à mon voyage, s'il en fallait un...).
Et puis, 20 ans plus tard, la ville côtière se trouve au point de départ des hostilités qui déclenchent la Seconde Guerre mondiale. Hitler a déjà annexé l’Autriche (Anschluss) et la moitié de la Tchécoslovaquie (Accords de Munich) en 1938. Le 1er septembre 1939, il traverse les terres polonaises pour s'emparer de l'enclave de Gdańsk, aussi revendiquée par la Pologne. Son invasion provoque l'entrée en guerre de la France, du Royaume-Uni, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada. Le 17 septembre, les Soviétiques envahissent la Pologne par l'est. Le pays explose. Une fois de plus, la Pologne n'existe plus, coupée en deux par l'Allemagne nazie et l'Union soviétique... Le territoire confisqué connaîtra les pires atrocités de ce conflit : occupation, pillages, déportements de population, destructions (Varsovie est quasiment rasée), jusqu'à la solution finale du nettoyage ethnique. Les exterminations visaient au début la population slave, de religion catholique. Des «sous-hommes» dans l'idéologie nazie. Puis elles s'attaquèrent aux Juifs. Trois millions de vies détruites pour chacune des deux communautés. La population juive polonaise d'avant-guerre, la plus nombreuse de toute l'Europe jusqu'ici, réduite à néant.
Et la Pologne renaît… à l'issue de la guerre en 1945 : la Pologne de pré-guerre est alors littéralement «déplacée» sur la carte de l'Europe par les Alliés, glissant vers l'ouest en perdant ses territoires actuellement lituaniens, biélorusses et ukrainiens au profit de l'URSS, et retrouvant en compensation les territoires du Troisième Reich, en grande partie vidés de leurs habitants allemands. Les noms polonais reviennent d'un côté : Dantzig devient Gdańsk, Breslau devient Wrocław. Et disparaissent de l'autre côté : Wilno devient Vilnius et Lwów devient Lviv, rattachées aux Républiques socialistes soviétiques de Lituanie et d'Ukraine. C'est une reconstitution de la Pologne dans ces frontières historiques du Moyen Âge.
Mais cette nouvelle Pologne se voit encore une fois prise en otage, par les Soviétiques cette fois qui imposent la dictature communiste au pouvoir, scellée par le Pacte de Varsovie de 1955. Les révoltes ouvrières ou étudiantes sont régulières, principalement pour des questions de pouvoir d'achat. Mais le pouvoir communiste étouffe les agitations. De 1980 à 1989, c'est une alliance indirecte et improbable entre deux futurs leaders de la fin du XXème siècle, un électricien de Gdańsk et un évêque de Cracovie… qui amènera le pays à la décommunisation. Le premier, Lech Wałęsa, prend la tête des grévistes dans les chantiers navals de la Baltique avec le syndicat Solidarność. Il deviendra prix Nobel de la paix en 1983 puis premier président de la Pologne démocratique de 1990 à 1995. Le second, Karol Wojtyła, vient d'être nommé Pape. Il se prononcera plusieurs fois en soutien des mouvements qui veulent faire sortir la Pologne de la guerre froide.
Et j'en termine avec l'entrée de la Pologne dans l'Union européenne en 2004.
Voilà, nous sommes en 2015 et la Pologne m'a ouvert ses routes jusqu'à sa métropole du nord. On l'appelle Trójmiasto, la «Tricité», cette urbanisation portuaire formée des trois villes de Gdańsk, Sopot et Gdynia. Une agglomération de 1.1 millions d'habitants qui fait partie du «Big Five» des villes Baltiques avec Saint-Pétersbourg, Stockholm, Helsinki et Copenhague.
Je viens de traverser à vélo l'un des plus grands pays d'Europe... de loin le plus gros morceau de ce voyage de 1834 kilomètres en treize étapes depuis Genève. Suisse, Liechtenstein, Autriche, Allemagne, Tchéquie, et enfin la Pologne, ma découverte cycliste de l'Europe s'est enrichie d'une nouvelle expérience formidable !
Vite, trouver un hôtel, une douche, et c'est soir de fête ! La visite c'est pour demain ! C'est samedi, c'est le printemps, la ville de Gdańsk est pleine de touristes et de fêtards malgré le vent glacial. Alors je me laisse emporter par cette ferveur. Soulagé, vu mon état physique, de pouvoir me lâcher sur un festin de roi sans crainte d'un contrecoup le lendemain. Allez, une dernière fois, na zdrowie pour la soif et smacznego pour la faim !