16.05.2009
Étape 3 • 123 km • Cumul 295 km
J'embarque en gare de Genève pour rejoindre la route là où je l'avais quittée. Après une petite inquiétude pour une correspondance SNCF à Chambéry obtenue de justesse (j’aurais dû attendre 4 heures pour la suivante…), je me retrouve à Modane à 14 heures.
J’appréhende cette troisième étape. Non pas que les lacets du col du Mont-Cenis, devant moi, soient trop raides pour mes mollets. D'ailleurs il n’est, avec ses 2083 mètres d’altitude, qu’un "seconde classe" comparé à ses deux voisins légendaires du Galibier et de l’Iseran. Mais c’est la neige qui s’est invitée à la parade. Ou plutôt, elle a oublié de partir en ce 16 mai, qui d’habitude offre un passage libre du col. Tombée en abondance tout l’hiver, elle empêche toujours l’ouverture de la route par les équipes de déneigement. Je la savais fermée, j’avais encore vérifié sur Internet plusieurs fois ces derniers jours. Mais il n’y a point d’autre col dégagé pour gagner l’Italie, et comme puriste du cyclovoyage je ne compte pas me faire embarquer avec le vélo dans un train par le tunnel – ne serait-ce sans au moins avoir tenté l'ascension. Alors je tente. Je tiens absolument à être à Turin ce soir, pour pouvoir gagner la côte le lendemain et embarquer dans le ferry pour la Corse.
Je m’engage avec la culpabilité du fraudeur au-delà du panneau qui barre l’accès, poussé par une envie irrésistible de me fourrer dans le pétrin... Cette fois, la difficulté que je m’impose n’est pas dans l’effort musculaire, mais dans la capacité à faire face à une situation non maîtrisable et dont je ne connais absolument pas l’issue. Je suis prêt à improviser une fois que je serai mis devant le fait accompli mais ne sais pas quand ni où cela se produira.
La route du col présente trois grands lacets réguliers, et je profite bien des belles vues alpines malgré l’adrénaline qui parcourt mon corps. La température baisse, le vent est violent. On voit le travail des déneigeuses, qui ont dégagé la route encastrée entre des murs de neige de plus de deux mètres de haut.
Je ne suis pas seul : un autre cycliste me rattrape, sans le moindre bagage avec lui. Ce n’est pas un voyageur. Un habitant de la région qui se fait un aller-retour au col pour son entraînement. Il m’avertit que je n’aurai pas d’autre choix que de rebrousser tôt ou tard. Au sommet, le vent a temporairement balayé quelques nuages gris, laissant apparaître un beau ciel bleu, le temps de prendre quelques photos. Le lac qui remplit la cuvette du massif, en contrebas, est toujours gelé. Paysage inquiétant de glace, neige et roche. Des plaques beiges de végétation maigre apparaissent sur les parties bien exposées. Des motos de la police passent en patrouille. Je m’attends à un avertissement. Rien. On se salue, ils redescendent, je continue… et j’aperçois loin devant la fin de la route. Elle s’enfonce sous une couche de neige qui semble impénétrable. Ce n’est pas elle, mais ce sont mes espoirs qui fondent. Les machines sont là, immobiles, samedi de repos, postées devant le travail qu’il leur reste à accomplir. Quelques jours de sursis pour ce manteau d’hiver. Et moi, que vais-je faire : retour obligatoire ?
Trente-cinq kilomètres de montée qui m’ont éloigné de Turin plutôt que de m’en rapprocher. Je n’admets pas cette idée. Je soulève le vélo et fais quelques pas. M’arrête. Hésite. Refuse d’abdiquer. Ausculte la carte. La route reste sur plusieurs kilomètres à plus de deux mille mètres d’altitude pour contourner le lac. Si je m’y m’engage, c’est plus qu’un obstacle que je dois passer. Je sais que ça pourrait devenir une épreuve de force. Mais je choisis de poursuivre.
Les nuages gris sont de retour, mais ne semblent pas menaçants. Température agréable, je suis bien habillé. Je puise dans ma réserve de barres énergétiques et me mets à lutter pas après pas pour progresser dans ce décor inattendu. Le vélo s’enfonce, je dois le tirer vers le haut des deux bras en même temps que je le pousse, voire carrément le porter. La route est collée au versant abrupt, et par endroits son accotement d’herbe détrempée est dégagé en aval, ce qui facilite le passage. Après une heure, j’ai avancé de trois kilomètres. Je pensais ne pas en avoir à faire plus, mais à voir devant, il semble que je sois loin du compte. Mes bras faiblissent, mes pieds sont froids. Je suis forcé de m’arrêter souvent. Mais l’expérience en vaut la peine. Je me sens seul au monde et m’en régale. Aucune trace dans cette neige molle d’une blancheur pure, hormis quelques sabots de bouquetins. Justement, en voilà un qui m’observe depuis un promontoire. Je dois être sa première rencontre humaine de la saison. Un grand corbeau, des marmottes. La faune jouit autant que moi de cette tranquillité absolue.
Le temps passe, et je commence quand même à m’inquiéter de pouvoir dormir cette nuit à Turin. Le tracé de la route ne se distingue parfois plus du tout du reste du champ de neige, hormis les tiges de balisage. Je constate qu’il m’est plus aisé de couper au plus direct plutôt que d’essayer de suivre une route imaginaire, couverte de neige jusqu'à la hauteur de rares panneaux de signalisation routière. Voilà enfin le barrage ! Je laisse mes jambes s’emporter dans une belle pente qui me fait rejoindre la route en ayant épargné le détour du premier lacet de la descente. Un dernier kilomètre, le septième de ce parcours solitaire. L’asphalte commence à être visible. Quel bonheur de pouvoir enfourcher le vélo, se laisser filer sur la dureté rassurante de cette surface ! Ici, ce ne sont pas les déneigeuses, mais le soleil qui a fait son travail. La fonte provoque nombre de cascades qui dévalent les falaises coupées par la route. Me voilà en Italie.
La descente du massif, époustouflante, me ramène dans un environnement plus commun d’une large vallée alpine verdoyante, qu’il me faut encore suivre jusqu'à Turin, à 50 km. Je m’attends à ressentir un contrecoup de mes efforts, mais l’inverse se produit, je me sens poussé par je ne sais quelle énergie venue d’ailleurs et, tête dans le guidon, je m’approche aisément de ma destination. L’obscurité atteint la ville avant moi tout de même, alors que je suis sur la dernière ligne droite : Corso Francia. Une référence en matière de lignes droites, puisqu'avec ses 13 km il s’agit de la plus longue avenue rectiligne d'Europe, œuvre de Victor-Amédée II de Savoie en 1711 ! Elle se signale par tant d’enseignes lumineuses et un trafic dense, sur six voies, marqué de la frénésie du samedi soir, auxquels mon modeste phare s’oppose vaillamment pour faire exister un voyageur venu des neiges. Contraste saisissant avec ma situation d’il y a à peine deux heures…