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9 étapes et 1073 km sur une petite reine pour découvrir l'ancien Royaume de Sardaigne (1720-1861) : de Genève à la Méditerranée, puis les fascinants reliefs de la Corse, et enfin la secrète Sardaigne.
Mai 2009
9 jours
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Un récit de voyage

par Emmanuel Fankhauser, alias manubybike

Cyclovoyageur intermittent, je pars à la (re)découverte de l'Europe, pour cerner son actualité, traquer son histoire et fouiller sa géographie au gré du pédalage. Voici mon deuxième grand voyage à vélo de la Suisse jusqu'aux confins du continent. Genève - Cagliari, du Léman au cœur de la Méditerranée, 1'075 km en 9 étapes, en mai 2009.

 Suisse - France - Italie - Corse - Sardaigne

Genève.ch 0 km -

- Faverges.fr 71 km - Modane.fr 172 km - Torino.it 295 km - Vado Ligure.it 443 km -

- Bastia.fr 443 km - Ghisoni.fr 554 km - Bonifacio.fr 708 km -

- Santa Teresa Gallura.it - Ozieri.it 817 km - Tonara.it 941 km - Cagliari.it 1'075 km

>>> Accès direct à la carte du parcours sur Google Maps <<<

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Quatre étapes continentales: de Genève à la Méditerranée, les terres continentales de l’ancien Royaume de Sardaigne. 
Deux étapes pour traverser la Corse : de Bastia à Bonifacio, les fascinants reliefs de la rebelle de Méditerranée.

Trois étapes pour traverser la Sardaigne : du Nord jusqu'à la capitale Cagliari au sud, découverte d’une terre calme et secrète.
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Introduction

En neuf étapes, mon vélo va m’emmener cette fois vers des terres insulaires. Géographiquement, je vais suivre une flèche virevoltante lancée dans un couloir qui relie la Suisse à la Tunisie. Passer les Alpes du Rhône au Po, gagner la Riviera Ligure, et embarquer par deux fois en Méditerranée pour me lâcher dans les massifs costauds de Corse puis de Sardaigne. Pour m’arrêter à Cagliari, face à l’Afrique.

Au-delà des efforts produits, des rencontres sur la route, des paysages immortalisés sur photos, des plaisirs gastronomiques, je situe mon voyage, dans ce récit, à la découverte des terres de la dynastie de la maison de Savoie, détentrice du titre de roi de Sardaigne depuis 1718. Dirigé depuis Turin, ce royaume a occupé, en plus de l’île sarde, un territoire continental limité par le lac Léman, le lac Majeur et la mer de Ligurie, incluant le Duché de Savoie, le Piémont, Nice et Gênes. Il est à l’origine de l’Italie telle qu’on la connaît aujourd'hui : quand elle perdit son territoire savoyard d’origine au profit de la France, la maison de Savoie, dirigée alors par Victor-Emmanuel II et appuyée par les hommes politiques Garibaldi et Cavour, poursuivit un destin d’expansion au sud des Alpes. Elle se lança dans l'annexion de la majeure partie de la péninsule italienne. Elle renomma sa couronne, donnant naissance au nouveau Royaume d’Italie en 1861.

Carte du Royaume de Sardaigne en 1839, sous Victor Emmanuel II
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01.05.2009

Étape 1 • 71 km • Cumul 71 km

Onex > Carouge > Annecy > Faverges 

J’enfourche le vélo à dix-huit heures pour une première mini-étape en "nocturne". Quelques kilomètres seulement en Suisse, mais à haute valeur symbolique : à peine en selle depuis Onex, je fais déjà un détour par Carouge, ancien chef-lieu de la province du même nom intégrée au Royaume de Sardaigne.

Carouge la «Cité sarde» était au XIIIe siècle un fief stratégique pour la maison de Savoie face à l’imprenable Genève.

Remontons en 1602, à la célèbre Escalade, lorsque le duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier tente d’envahir Genève pour en faire sa capitale au nord des Alpes. Mis en échec par les habitants de la cité de Calvin, il accepte une paix durable avec ses voisins. Mais le destin sarde des quelques communes aujourd'hui genevoises bascule en 1754 : sous la bannière du Royaume de Sardaigne, la maison de Savoie profite d’un accord sur les terrains frontières avec la République de Genève pour fonder Carouge, ville qui s’avère vite florissante, fortement soutenue par le pouvoir turinois pour concurrencer Genève.

En 1792, la maison de Savoie se voit amputée de son territoire d’origine : le Duché de Savoie est annexé par la France en tant que département du Mont-Blanc, auquel la province de Carouge est rattachée. Cette dernière rejoint Genève en 1798 au sein du nouveau département du Léman. En 1815, la Savoie retourne en mains sardes et Genève devient canton suisse, renforcé un an plus tard par Carouge et 31 autres communes sardes et françaises.

Campagne genevoise le long de la route d'Annecy. 
Les flancs du Salève, montagne incontournable des regards tournés de tout Genève vers la Haute-Savoie.

Je laisse ce programme historique de côté pour ma première difficulté, le Mont-Sion à 785 mètres, qui m’offre une dernière vue sur Genève et le jet d’eau au loin. Ma descente sur Annecy passe par le site des ponts de la Caille, dont les deux ouvrages surplombent côte à côte 150 mètres de vide. Je passe par le plus ancien, réservé aux piétons et cyclistes – le spectaculaire pont suspendu inauguré en 1839 sous le nom de pont Charles-Albert, roi de Sardaigne à l’époque, père de Victor-Emmanuel II.

Le pont suspendu de la Caille, un grand gain de temps sur la liaison Genève-Annecy en 1839.

Annecy, pleine d’activité en ce vendredi soir au soleil couchant. Je la traverse en poussant le vélo par ses ruelles piétonnes qui charment tant les touristes. C’est la capitale historique du "Genevois savoyard", l’une de six provinces natives du Duché de Savoie intégrées au Royaume de Sardaigne. Quand, de 1792 à 1815, le Duché est rattaché à la France, la ville est reléguée par Chambéry pour le statut de préfecture de ce nouveau département du Mont-Blanc. Après une nouvelle période sarde, les provinces deviennent définitivement françaises en 1860, non sans un vaste débat au sein de leur population sur leur destin, qui aurait pu déboucher sur un nouveau canton suisse*. Annecy obtient cette fois la préfecture du nouveau département de Haute-Savoie, issu des trois provinces du nord du Duché : le Genevois (Annecy), le Faucigny (Bonneville) et le Chablais (Thonon-les-Bains).

[* Comme la Savoie se cherche un destin hors du Royaume de Sardaigne, divers courants se créent dont l’un, très soutenu dans les provinces nord (Genevois, Chablais, Faucigny), prône un rattachement à la Suisse. La Diète helvète renonce à y donner suite et laisse la France s’engager dans l'Annexion de la Savoie entière, qui sera acceptée lors d’un plébiscite dans le duché, sous la condition de faveurs fiscales pour les échanges commerciaux avec la Suisse dans l'arc lémanique et la vallée de l'Arve, déclarées Zone franche.]

Annecy, préfecture de la Haute-Savoie : «Rome des Alpes» pour son influence religieuse, «Venise des Alpes» pour ces canaux.

La deuxième partie d’étape est un plaisir de silence et de solitude sur la promenade cyclable du lac d'Annecy, aménagée sur l’ancienne voie ferrée. Tantôt collée au lac, tantôt étirée à travers les vertes prairies, elle permet de filer droit devant sans le moindre bruit de moteur. Elle offre même une expérience inédite avec un passage de 200 mètres en tunnel.

Voie verte du lac d'Annecy sur l'emprise de la voie ferroviaire désaffectée, en passant par le Tunnel de Duingt.

Il est tard lorsque je prends mes quartiers nocturnes à Faverges, pour une escale dans ce petit bourg au cœur des Préalpes savoyardes. Plus précisément à l’hôtel de Genève, ancien relais de poste au XIXe siècle au sein du Royaume de Sardaigne.

J2

02.05.2009

Étape 2 • 101 km • Cumul 172 km

Faverges > Col de Tamié 907m > St-Jean-de-Maurienne > Modane

Depuis Faverges, on peut contourner les reliefs par Ugine et Albertville, ou grimper plein sud par le col de Tamié à 907 mètres. Je choisis la deuxième option, une route paisible à travers le parc naturel régional du massif des Bauges. C’est aussi le point de passage vers l’actuel département de Savoie, constitué des anciennes provinces sud du Duché : la Savoie Propre (Chambéry), la Maurienne (Saint-Jean-de-Maurienne) et la Tarentaise (Moûtiers).

Faverges: la ville, et son ancien château fort du XIIIe siècle, devant les Préalpes savoyardes.
Autour du col de Tamié. 

Je retombe à moins de 300 mètres d’altitude. Un peu de plat en longeant l’Isère, sur un chemin de cailloux et broussailles pour éviter la route départementale Albertville-Chambéry. Et je me lance en douceur vers les hauts sommets des Alpes par la vallée de la Maurienne, qui canalise le transit alpin des tunnels ferroviaires et routier du Fréjus. Halte pique-nique à Saint-Jean-de-Maurienne, chef-lieu de l’ancienne province qui est le berceau de la maison de Savoie. Humbert Ier de Savoie, dit Humbert aux Blanches Mains, fut comte de Maurienne avant de fonder la maison de Savoie en 1032.

La pente de la vallée augmente quelque peu pour la suite. L’autoroute E 70, le chemin de fer Lyon-Turin et la route départementale (ex-"Nationale 6" Paris-Milan) entremêlent leurs tracés, se chevauchant à tour de rôle et enjambant régulièrement la rivière de l’Arc. Jusqu’à Modane et sa gare internationale, à 1 057 mètres d’altitude. Cette dernière fut ouverte en 1871 en même temps que le tunnel ferroviaire du Fréjus, dont le percement avait été ordonné par Victor-Emmanuel II. En effet la maison de Savoie, qui possédait à l’époque les versants alpins des deux côtés, a longtemps pu jouer un rôle stratégique dans la maîtrise du passage transalpin. Ce tunnel resta durant onze ans le plus long tunnel ferroviaire au monde, supplanté ensuite par celui du Gothard.

Je suis encore dans les temps pour une bonne récompense : la bière fraîche sur une terrasse, avant d’embarquer dans le train qui me ramène vers Genève, puisque j’interromps ici mon voyage – je me donne rendez-vous au même endroit dans deux semaines pour la suite de l’ascension.

 Terminus provisoire à Modane.
J3

16.05.2009

Étape 3 • 123 km • Cumul 295 km

Modane > Lanslebourg > Col du Mont-Cenis 2084 m > Susa > Rivoli > Torino

J'embarque en gare de Genève pour rejoindre la route là où je l'avais quittée. Après une petite inquiétude pour une correspondance SNCF à Chambéry obtenue de justesse (j’aurais dû attendre 4 heures pour la suivante…), je me retrouve à Modane à 14 heures.

Les Forts de l'Esseillon, sous le massif de la Vanoise, construits par la famille de Savoie pour protéger son Piémont.
Termignon et la vallée de l'Arc. 

J’appréhende cette troisième étape. Non pas que les lacets du col du Mont-Cenis, devant moi, soient trop raides pour mes mollets. D'ailleurs il n’est, avec ses 2083 mètres d’altitude, qu’un "seconde classe" comparé à ses deux voisins légendaires du Galibier et de l’Iseran. Mais c’est la neige qui s’est invitée à la parade. Ou plutôt, elle a oublié de partir en ce 16 mai, qui d’habitude offre un passage libre du col. Tombée en abondance tout l’hiver, elle empêche toujours l’ouverture de la route par les équipes de déneigement. Je la savais fermée, j’avais encore vérifié sur Internet plusieurs fois ces derniers jours. Mais il n’y a point d’autre col dégagé pour gagner l’Italie, et comme puriste du cyclovoyage je ne compte pas me faire embarquer avec le vélo dans un train par le tunnel – ne serait-ce sans au moins avoir tenté l'ascension. Alors je tente. Je tiens absolument à être à Turin ce soir, pour pouvoir gagner la côte le lendemain et embarquer dans le ferry pour la Corse.

Je m’engage avec la culpabilité du fraudeur au-delà du panneau qui barre l’accès, poussé par une envie irrésistible de me fourrer dans le pétrin... Cette fois, la difficulté que je m’impose n’est pas dans l’effort musculaire, mais dans la capacité à faire face à une situation non maîtrisable et dont je ne connais absolument pas l’issue. Je suis prêt à improviser une fois que je serai mis devant le fait accompli mais ne sais pas quand ni où cela se produira.

La route du col présente trois grands lacets réguliers, et je profite bien des belles vues alpines malgré l’adrénaline qui parcourt mon corps. La température baisse, le vent est violent. On voit le travail des déneigeuses, qui ont dégagé la route encastrée entre des murs de neige de plus de deux mètres de haut.

La route du col du Mont-Cenis, rendue carrossable par Napoléon Bonaparte... ou par les déneigeuses !

Je ne suis pas seul : un autre cycliste me rattrape, sans le moindre bagage avec lui. Ce n’est pas un voyageur. Un habitant de la région qui se fait un aller-retour au col pour son entraînement. Il m’avertit que je n’aurai pas d’autre choix que de rebrousser tôt ou tard. Au sommet, le vent a temporairement balayé quelques nuages gris, laissant apparaître un beau ciel bleu, le temps de prendre quelques photos. Le lac qui remplit la cuvette du massif, en contrebas, est toujours gelé. Paysage inquiétant de glace, neige et roche. Des plaques beiges de végétation maigre apparaissent sur les parties bien exposées. Des motos de la police passent en patrouille. Je m’attends à un avertissement. Rien. On se salue, ils redescendent, je continue… et j’aperçois loin devant la fin de la route. Elle s’enfonce sous une couche de neige qui semble impénétrable. Ce n’est pas elle, mais ce sont mes espoirs qui fondent. Les machines sont là, immobiles, samedi de repos, postées devant le travail qu’il leur reste à accomplir. Quelques jours de sursis pour ce manteau d’hiver. Et moi, que vais-je faire : retour obligatoire ?

Trente-cinq kilomètres de montée qui m’ont éloigné de Turin plutôt que de m’en rapprocher. Je n’admets pas cette idée. Je soulève le vélo et fais quelques pas. M’arrête. Hésite. Refuse d’abdiquer. Ausculte la carte. La route reste sur plusieurs kilomètres à plus de deux mille mètres d’altitude pour contourner le lac. Si je m’y m’engage, c’est plus qu’un obstacle que je dois passer. Je sais que ça pourrait devenir une épreuve de force. Mais je choisis de poursuivre.

A 2100 mètres d’altitude, la route ensevelie, et un décor grandiose. 

Les nuages gris sont de retour, mais ne semblent pas menaçants. Température agréable, je suis bien habillé. Je puise dans ma réserve de barres énergétiques et me mets à lutter pas après pas pour progresser dans ce décor inattendu. Le vélo s’enfonce, je dois le tirer vers le haut des deux bras en même temps que je le pousse, voire carrément le porter. La route est collée au versant abrupt, et par endroits son accotement d’herbe détrempée est dégagé en aval, ce qui facilite le passage. Après une heure, j’ai avancé de trois kilomètres. Je pensais ne pas en avoir à faire plus, mais à voir devant, il semble que je sois loin du compte. Mes bras faiblissent, mes pieds sont froids. Je suis forcé de m’arrêter souvent. Mais l’expérience en vaut la peine. Je me sens seul au monde et m’en régale. Aucune trace dans cette neige molle d’une blancheur pure, hormis quelques sabots de bouquetins. Justement, en voilà un qui m’observe depuis un promontoire. Je dois être sa première rencontre humaine de la saison. Un grand corbeau, des marmottes. La faune jouit autant que moi de cette tranquillité absolue.

(Presque) seul au monde ! 
 L'épreuve continue...

Le temps passe, et je commence quand même à m’inquiéter de pouvoir dormir cette nuit à Turin. Le tracé de la route ne se distingue parfois plus du tout du reste du champ de neige, hormis les tiges de balisage. Je constate qu’il m’est plus aisé de couper au plus direct plutôt que d’essayer de suivre une route imaginaire, couverte de neige jusqu'à la hauteur de rares panneaux de signalisation routière. Voilà enfin le barrage ! Je laisse mes jambes s’emporter dans une belle pente qui me fait rejoindre la route en ayant épargné le détour du premier lacet de la descente. Un dernier kilomètre, le septième de ce parcours solitaire. L’asphalte commence à être visible. Quel bonheur de pouvoir enfourcher le vélo, se laisser filer sur la dureté rassurante de cette surface ! Ici, ce ne sont pas les déneigeuses, mais le soleil qui a fait son travail. La fonte provoque nombre de cascades qui dévalent les falaises coupées par la route. Me voilà en Italie.

La descente sur Susa.

La descente du massif, époustouflante, me ramène dans un environnement plus commun d’une large vallée alpine verdoyante, qu’il me faut encore suivre jusqu'à Turin, à 50 km. Je m’attends à ressentir un contrecoup de mes efforts, mais l’inverse se produit, je me sens poussé par je ne sais quelle énergie venue d’ailleurs et, tête dans le guidon, je m’approche aisément de ma destination. L’obscurité atteint la ville avant moi tout de même, alors que je suis sur la dernière ligne droite : Corso Francia. Une référence en matière de lignes droites, puisqu'avec ses 13 km il s’agit de la plus longue avenue rectiligne d'Europe, œuvre de Victor-Amédée II de Savoie en 1711 ! Elle se signale par tant d’enseignes lumineuses et un trafic dense, sur six voies, marqué de la frénésie du samedi soir, auxquels mon modeste phare s’oppose vaillamment pour faire exister un voyageur venu des neiges. Contraste saisissant avec ma situation d’il y a à peine deux heures…

 Le soulagement : bienvenue à Turin !
J4

17.05.2009

Étape 4 • 148 km • Cumul 443 km

Torino > Carmagnola >  Bra > Dogliani > Millesimo > Altare > Savona > Vado Ligure

Turin vaut bien une visite. Cité romaine, elle attendit le XVIe siècle pour prendre de l’importance. Annexée par la Savoie, elle acquit aux dépens de Chambéry le titre de capitale de ce qui devint ensuite le Royaume de Sardaigne. C’est d’ici que l’unification de l’Italie fut dirigée en 1861, ce qui valut à la ville de précéder durant quatre ans Florence, puis Rome dès 1870, en tant que capitale du nouveau Royaume d’Italie.

Je passe le dimanche matin à sillonner dans son quadrillage d’élégantes avenues. Sous les douze coups de midi, je prends enfin la direction du sud, destination Savone sur la côte ligurienne.

Turin: Vittorio Emanuele II, premier roi d'Italie en 1861, observe sa capitale éphémère par-delà le Pô (Piazza Vittorio Veneto).
Turin et la Mole Antonelliana depuis Santa Maria del Monte dei Cappuccini. 

Turin, comme tout le Piémont, est indissociable du Pô. On y remarque une sorte d’aberration géographique : c’est la province la plus occidentale du pays, mais toutes ses eaux se tournent vers l’est pour atteindre la mer Adriatique. Toute autre direction impose tôt ou tard le franchissement d’un massif. Justement, les choses sérieuses commencent pour moi après environ cinq heures de pédalage en plaine. Je grimpe dans les collines des Langhe, célèbres pour leurs vins. Ce n’est pas l’heure de se laisser tenter par une dégustation, je me rends compte que j’ai calculé un peu juste mon départ pour attraper le ferry pour Bastia à 21 heures. Je pensais n’avoir qu’un col à franchir, mais je me retrouve à enchaîner les bosses dans cette bande de terre vallonnée, véritable balcon de la riviera ligure. Dernier effort, le passage du col d'Altare : il marque le point de raccord entre le massif alpin, à l’ouest, et la chaîne des Apennins, à l’est, qui parcourt toute la botte italienne. Un passage stratégique, utilisé entre autres par l’armée de Napoléon lors de sa campagne d’Italie.

Paysage piémontais dans les Langhe, à quelques collines des côtes de Ligurie. 
Quelques scènes étonnantes du patrimoine bâti piémontais en passant. 

J’atteins la mer juste dans les temps. Voici les eaux salées les plus proches de Genève, 280 km à vol d’oiseau, 440 km au compteur. La vue de la mer, et par là l’aboutissement aux limites des terres parcourues, fait partie des moments forts d’un voyage, qui plus est au départ d’un pays sans débouché maritime. Je suis frustré de ne pas avoir eu droit à cette vue au cours de la descente, trop confinée dans une vallée étroite pour libérer le regard. Mais l’air marin, cette agréable senteur typiquement méditerranéenne, est bien dans le comité d’accueil. Une fois sur le front de mer, je ne me permets pas de m’arrêter pour savourer l’instant, trop pressé de traverser Savone jusqu’au port de Vado Ligure où mouille le ferry. Je m’engouffre dans son énorme ventre et me sens enfin rassuré dans le confort de la petite cabine que j’avais réservée. Le rythme infernal et stressant de cette fin d’étape me donne l’impression d’un passage sans transition entre le continent et la Corse, ce qui finalement me plaît, puisque c’est dans cet esprit que je conçois mes voyages cyclistes : découvrir les terres d’Europe en créant des liens entre toutes ses composantes, nations et îles, quels que soient les obstacles.

 Incursion en Ligurie pour plonger vers la mer.
J5

18.05.2009

Étape 5 • 111 km • Cumul 553 km

Bastia > Corte > Col de Bellagranajo 750 m > Vivario > Col de Sorba 1311 m > Ghisoni

Du point de vue de l’histoire du Royaume de Sardaigne, mon passage en Corse est une digression. Mais les deux îles ont eu tout de même des bribes de destin commun, à commencer par leur ralliement à l’Empire romain en tant que province Corsica et Sardinia. Au moyen-âge, alors que l’île venait de passer en mains génoises après deux siècles sous domination pisane, une entité nommée Regnum Sardiniae et Corsicae fut créée par le pape et confiée à la maison d’Aragon. Mais la Corse ne put jamais être conquise par ce pouvoir hispanique, et ne participa donc pas au destin des sardes sous la maison de Savoie*. Pendant six siècles, Gênes colonisa la Corse puis en céda la souveraineté à la France en 1768. S’ensuivit la relation complexe toujours en vigueur, marquée par quelques épisodes indépendantistes.

[* Le Regnum Sardiniae et Corsicae (Royaume de Sardaigne et de Corse) devint Royaume de Sardaigne en 1479 et dépendit d’Aragon jusqu'à la guerre de Succession d'Espagne, finie en 1714. Il passa alors dans les possessions des Habsbourg de Vienne, qui l'échangèrent en 1718 contre la Sicile avec le duc de Savoie.]

Bienvenue en Corse : arrivée au petit matin au port de Bastia, par le ferry parti la veille de Vado Ligure.
Le Vieux Port de Bastia.

Arrivé à sept heures à Bastia par une belle lumière du levant, je commence la journée dans une épicerie bien matinale. Pain, charcuterie, fruits et boissons dans mes sacoches, je réalise quelques détours en ville. Après une mise en jambes par la butte de la citadelle, je me lance sur la 2x2 voies littorale dans une désagréable bataille pour un minimum d’espace sécurisé parmi les monstres de la route. Il fallait ça pour ensuite m’engager dans la vallée du Golo, petit fleuve rapide creusé dans la roche. Il s’agit tout de même du plus grand cours d’eau de l’île, qui a eu l’honneur de donner autrefois son nom au territoire appelé aujourd'hui Haute-Corse. Ce département du Golo fut ainsi créé en 1793, lors de la première partition du département de Corse, mais ne dura que 18 ans.

Le fleuve prend sa source dans le massif du Monte Cinto, dont la pointe à 2 710 mètres en fait le plus haut sommet de toutes les îles méditerranéennes après l’Etna. Après à peine quelques kilomètres de montée sinueuse qui ont dévoilé le charme sauvage de l’île, avec des nuages jaunes de genêts en fleur et des châtaigniers, ces hautes montagnes s’offrent en spectacle. Leur parure de neige me rappelle mon passage des Alpes, mais l’or blanc semble cette fois bien trop inaccessible, derrière des collines de maquis, pour que je puisse imaginer le retrouver sous mes roues.

Remontée de la vallée du Golo.

A mi-journée, voilà Corte, le cœur de l’île, capitale de la Corse indépendante de Pascal Paoli au XVIIIe siècle. Succession de montées et descentes. Ces dernières sont certes un plaisir mais ne m’enthousiasment pas outre mesure, puisque chaque mètre de dénivelé négatif me donne l’impression de saper l’effort qu’il a fallu produire à l’ascension. Quand je me laisse emporter en roue libre par la pente, je sais que c’est pour mieux remonter plus loin parce que le sommet du dernier col au menu du jour, lui, reste toujours à 1 311 mètres !

Corte et sa citadelle, l'ancienne capitale de la Corse indépendante, siège de l'Université de Corse.

La N193 a beau être une des routes principales de l’île, entre les deux chefs-lieux Bastia et Ajaccio, elle est très tranquille en cette période. A mi-mai, la Corse ne commence que timidement sa saison touristique. Dans un village, petite discussion avec un riverain, juste avant de bifurquer sur la route du col de Sorba, deuxième de Corse en altitude. C’est là que commence le véritable rendez-vous avec la nature. Juste un fil d’asphalte tracé dans le flanc de la pente, sur pas plus de largeur qu’il n’en faut pour qu’un vélo et une voiture puissent s’y croiser, si cela devait se produire… Visibles au loin en zigzags vers les crêtes, des murs de soutènement en grosses pierres qui se confondent dans les roches du paysage. Quiétude intégrale, ma respiration et le léger bruissement du vent prennent le dessus l’un sur l’autre à tour de rôle. Aucun moteur, je jouis de ne plus subir le vacarme franchement agaçant que sont capables de produire les motos de voyageurs en mode rallye. Les odeurs de la flore du printemps, grillée au soleil, semblent amplifiées par ce silence, quel plaisir !

La ligne Bastia – Ajaccio des Chemins de fer de la Corse: peu après Corte, deux des nombreux viaducs.
Paysage de montagne à proximité de Vivario – la commune de l’île la plus éloignée des côtes.
Montée au col de Sorba : voyage dans un monde anéanti. La nature toujours convalescente de l’incendie de forêt de 2000.

Deux rencontres ponctuent ma lente ascension. Tout d’abord un photographe animalier qui guette les oiseaux. Il est posté dans une forêt de pins, hauts perchés sur leur interminable tronc nu jusqu'aux deux tiers. Rescapés d’un ancien incendie de forêt qui a dégarni une bonne partie du sommet voisin. Puis, après une heure, le passage du col : je suis à l’arrêt pour préparer la photo souvenir ; arrive alors, d’en face, le premier cycliste que je vois après exactement 100 km en Corse depuis le matin. Un cyclovoyageur anglais parti de Cagliari pour Bastia. Nos deux mêmes routes insulaires, inversées, se croisent exactement à leur point le plus haut. Chacun peut encore profiter de la descente jusqu'au premier village, fin d'étape d'un côté comme de l'autre.

De mon côté il s'agit de Ghisoni, dominé par les cimes Kyrie-Eleïson et Christe-Eleïson ("Seigneur prends pitié, Christ prends pitié") qui doivent leur nom grec aux prières de dissidents franciscains condamnés, répercutées par l'écho alors qu’ils montaient au bûcher. Village corse authentique, complètement esseulé, encerclé par un décor idyllique de montagnes, il illustre de manière exagérée le phénomène d’exode rural qui touche l’île. La mouture de farine de châtaigne et l’exploitation forestière pour le bois de charpente y faisaient vivre près de deux mille habitants en 1900. Moins de trois cents résistent encore à ce jour à l’appel du littoral. Grâce à une situation qui réjouit les excursionnistes, et même les skieurs en hiver, le village offre tout de même un minimum d’infrastructure d’accueil. L’hôtel me reçoit à bras ouverts et me fait découvrir la cuisine du terroir. Abondant repas, dans des saveurs préparées à merveille par Madame la patronne : soupe de légumes, truite aux beignets, côte de veau, pavé de châtaigne, le tout arrosé de la fameuse bière corse Pietra… à la châtaigne !

Les cimes Kyrie-Eleïson et Christe-Eleïson au-dessus de Ghisoni.
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19.05.2018

Étape 6 • 154 km • Cumul 707 km

Ghisoni > Col de Verde 1289 m > Zicavo > Col de la Vaccia 1193 m > Aullène > Sartène > Bonifacio 

Sixième jour de route depuis Genève : destination Bonifacio, 80 km à vol d’oiseau depuis Ghisoni, mais plus de 150 km sur le tracé emberlificoté des routes de montagne. Tout commence par le col de Verde, une montée agréable à l’ombre successive des pinèdes, hêtraies et châtaigneraies. Chèvres et cochons sauvages en promenade. Le col me fait passer dans le département de Corse-du-Sud : dans son existence éphémère antérieure, à l’époque du département du Golo, ce territoire était le département du Liamone, du nom d’un fleuve au nord du chef-lieu Ajaccio.

En montant le col de Verde, les sommets enneigés de la barrière des 2000 m qui s’élèvent en diagonale de l’île sur 80 km.

J’enchaîne avec le col de la Vaccia, effectivement très apprécié des vaches qui font la garde sur une route dégradée à force d’être piétinée par ces masses ruminantes d’une demi-tonne. La végétation a changé : décor plus désertique, de roches et d’arbrisseaux. Le passage du col est particulièrement dépaysant, avec subitement le regard qui s’ouvre sur des sommets beaucoup plus lisses que les faces déchiquetées vues jusque-là. S’ensuit une longue descente qui transperce un maquis très accidenté. Depuis une petite plaine intérieure, je remonte sur Sartène, autoproclamée "la plus corse des villes corses", où je rejoins la départementale côtière pour 60 km. Petit aperçu de cette côte ouest si irrégulière, qui voit les montagnes se jeter dans la mer. Ces escarpements imposent un profil de route très sportif. J’ai encore de bonnes jambes mais suis impatient d’arriver. Belle surprise à la sortie d’un virage, qui dévoile à l’horizon la présence de la Sardaigne !

Des routes décidément très fréquentées...
Montée du col de la Vaccia.
Col de la Vaccia : une enclave d’aridité dans l’île verdoyante, sans les habituelles forêts de pins, hêtres et châtaigniers.
Sartène fait le lien entre les deux mondes bien distincts de la Corse : celui de la mer et celui de la montagne.
Sartène – Bonifacio : la route côtière dévoile un panorama sur la Sardaigne voisine. 

J’atteins Bonifacio fatigué, encouragé par la beauté d’un coucher de soleil qui disparaît quelque part entre les deux îles. Terminus dans la citadelle, qui vaut un dernier effort pour atteindre ce tout petit morceau de ville juché à 70 mètres au-dessus des eaux. Les falaises du promontoire semblent façonnées au fil à plomb par un prodige géologique. Je redescends au port pour dénicher tant bien que mal un hôtel encore libre à un tarif raisonnable. Après deux jours de vie au vert, me voilà confronté à toute une agitation touristique qui me surprend, en comparaison avec le calme qui a régné durant ma traversée. Ce lieu a aussi une autre spécificité sur cette île : bien que fondée au IXe siècle par Boniface II de Toscane, la cité fut longtemps colonisée par les Génois, d’où la présence d’un dialecte ligure qui la démarque du reste de la Corse, de langue toscane.


Bonifacio sur son cap. 
J7

20.05.2009

Étape 7 • 109 km • Cumul 815 km

Santa Teresa Gallura > Tempio Pausania > Passo del Limbara 676 m > Ozieri

Une heure de ferry, au petit matin, me transporte à travers les Bouches de Bonifacio, le détroit d’une quinzaine de kilomètres qui sépare Corse et Sardaigne. J’accoste à Santa Teresa Gallura, petite cité balnéaire à l’architecture très colorée. Devant moi, un continent à traverser… à l’échelle cycliste en tout cas. Trois fois plus vaste que la Corse, la Sardaigne me laisse d’abord perplexe : l’embarras du choix pour me lancer à sa découverte. Option côte ouest vers Sassari, la deuxième ville de l’île et son patrimoine moyenâgeux méconnu. Option côte est vers la Costa Smeralda, la zone de villégiature huppée et ses complexes hôteliers. J’ouvre grand la carte au 200'000ème qui me présente une étendue de 130 sur 60 centimètres et imagine une voie médiane, plein sud, par une succession de routes très secondaires qui enjambent les vallées orientées est-ouest. Je me fixe un premier but d’étape sur le nom d’une ville située à peu près au tiers d’une ligne imaginaire qui aboutit à Cagliari. Et c’est parti.

Santa Teresa Gallura et les massifs sardes depuis les Bouches de Bonifacio.
Accostage en Sardaigne; au fond, la Corse.
 Rues colorées de Santa Teresa Gallura.
Le maquis côtier de Sardaigne, les eaux turquoise entrecoupées par quelques langues de terre et, au loin, le relief de la Corse.

En route à travers le maquis côtier, je fais mes adieux à la Corse encore bien visible, et aussi à la mer que je vais quitter pour trois jours. Sublime panorama. Puis vient le moment de m’enfoncer dans les terres intérieures. Étonnant changement de décor qui me dévoile la particularité de la géologie sarde. Des formations rocheuses extraordinaires chapeautent les collines arides. Les sols de l’île sont parmi les plus anciens d'Europe. Par la longue érosion, son relief est plutôt en bosses et en tables qu’en pointes, rien à voir avec la Corse. Même si les deux voisines faisaient toutes deux partie de la chaîne pyrénéo-provençale avant leur dérive continentale.

Étonnantes formations rocheuses dressées sur les collines du nord de l’île, formée de sols parmi les plus anciens d'Europe.
La flore méditerranéenne, bien préservée en Sardaigne, colore les prairies avant l’arrivée des sécheresses estivales.

La situation géographique de la Sardaigne, au centre de la Méditerranée occidentale, lui a laissé des influences culturelles issues de ses différents occupants au fil des siècles : Carthage, Rome, Byzance, Pise et Gênes, Saragosse, Turin… Mais son éloignement de toute côte continentale a souvent poussé l’île à gérer elle-même son sort. Elle en a développé une identité et un bagage culturel propres à elle. Finalement italienne, elle se forge une appartenance à la nation de par son rôle dans l’unification de la péninsule. Elle est pourtant vite rangée dans la caste sociale et économique défavorisée des régions du Mezzogiorno, la mafia en moins. Un peu désabusée de ce destin, elle reste fidèle mais avec un certain détachement identitaire. Elle obtient le statut de région autonome d'Italie en 1948, et partage à ce titre, avec quatre autres des vingt régions du pays (Sicile, Trentin-Haut-Adige, Frioul-Vénétie julienne, Vallée d'Aoste), le privilège de larges pouvoirs législatifs et une considérable autonomie financière. Cette reconnaissance lui permet aussi de pérenniser ses particularités dont une grande complexité linguistique.

Je ne cherche pas à savoir comment on dit "chenille" en sarde. D'ailleurs ici, au nord de l’île, dans l’ouest de la province d'Olbia-Tempio, l’idiome local n’est pas le sarde mais le gallurais. Petite explication avant de passer à mes chenilles : la langue sarde, nettement distincte de l'italien, est encore très vivante. Elle se décompose en quatre variantes locales. En plus de ça, deux langues non sardes sont parlées dans le nord. Et ce n’est pas tout : des dialectes ligures et catalans sont majoritaires dans certaines villes ! Bien, mes chenilles : par centaines, par milliers, elles se laissent pendre à un fil de soie aux arbres qui bordent la route, ou qui parfois de leurs branches la recouvrent même. Vive le printemps… Je dois slalomer entre ces fils invisibles pour éviter que les bêtes ne se collent à moi. Alors que le soleil tape, j’exclus aussi toute pause à l’ombre d’un chêne-liège dans ces conditions.

 Des routes provinciales bien tranquilles.

Je dois parcourir 60 km jusqu'à la première ville, Tempio Pausania. Avant ça, pas le moindre hameau rencontré. Je suis emballé par les ruelles entrelacées du centre historique et ses palais en granit, une configuration somme toute similaire aux villes du sud de la Corse, mais en plus grand. Je suis ici dans le "demi"-chef-lieu de la province, le montagnard, qui se partage le titre avec Olbia, le côtier. Le plus frappant dans cette ville, c’est sa gare digne du Far West. Elle constitue l’un des points de chute du Trenino verde della Sardegna, la compagnie qui a perpétué à des fins touristiques l’exploitation du réseau ferroviaire à voie étroite. Héritage d’un passé encore récent où les lignes devaient relier les régions agricoles et les riches régions minières aux principaux ports de l'île.

Tempio Pausania dans la région des monte Limbara.

C’est à gorge sèche que je refais mes réserves d’eau à Tempio. Alors qu’en Corse je trouvais des fontaines régulièrement, je me suis fais piéger par le déficit en eau de ces terres. Par contre la construction de nombreux barrages à centrale hydro-électrique permet aussi de retenir l’eau nécessaire à l’exploitation agricole. Je traverse par un pont l’une de ces étendues aux contours très irréguliers. Autour de moi, tout est incroyablement vaste. En prenant de la hauteur entre deux vallées, l’horizon dévoile une succession de plis tectoniques à l’infini. Des formes parfois très surprenantes de lignes horizontales brusquement interrompues en angles secs émergent, signe de plateaux de roches volcaniques, dans des dominantes de rondeurs.

Les collines arides dans la région du Monteacuto. 
Pose sur un pont du lago di Coghinas – fond de vallée avant de gravir de nouvelles collines de l’autre côté.

Ce paysage m’emmène à Ozieri, province de Sassari, fin d’étape. Grand bourg collé à flanc de colline, il semble construit de manière complètement chaotique. Les ruelles pentues et très étroites sont ouvertes aux voitures mais on se demande comment les habitants parviennent à s’y engouffrer. Elles forment un labyrinthe géant qui ne mène nulle part, tant il n‘y a rien à faire ici… On y trouve un seul hôtel. Je double son taux d’occupation, en rejoignant le seul client du moment, un journaliste romain qui réalise un reportage sur ce coin d’Italie si loin de tout. Personne ne passe par ici.

Première ville-étape sarde, Ozieri au cœur du Monteacuto, région fertile de terrains volcaniques loin des circuits touristiques.
J8

21.05.2009

Étape 8 • 124 km • Cumul 939 km

Ozieri > Bultei > Bono > Orani >  Sarule > Tiana > Tonara 

Depuis Ozieri, je reprends de plus belle les petites routes qui serpentent tant bien que mal vers le sud. C'est encore la province de Sassari, qui me récompense de la difficulté du parcours par des vues splendides sur ses collines et ses villages.

Entre Ozieri et Bultei.
Village de Bultei dans la province de Sassari.
Le château de Burgos sur sa butte qui forme un cône parfait.
Un des nombreux «nuraghe», vestige des civilisations qui peuplaient l’île entre les âges du bronze et du fer.

Je survole une dernière plaine agricole avant de me confronter aux "Barbares" de la province de Nuoro. Ainsi étaient appelés les habitants de toute la région centre-orientale de l’île, sauvage et montagneuse, qui ont de tout temps résisté aux envahisseurs – déjà sous l'Empire romain. Ces contrées en ont dérivé leur appellation, les Barbagie. On y trouve les villages les plus reculés, les plus authentiques de Sardaigne. Leurs traditions sont même ancrées dans le Patrimoine culturel immatériel UNESCO de l'humanité avec le chant typique "A Tenore". Il s’agit d’un quatuor d’hommes qui signifie l’expression sociale des bergers, les garants, avec leurs élevages, de la principale des rares ressources aux origines de ce peuple montagnard.

Je m’approche des mille mètres d’altitude sur les flancs ouest du toit de l’île, qui culmine à 1 834 mètres pour retomber dans la mer Tyrrhénienne de l’autre côté. C’est le cœur de l’imposant massif du Gennargentu, qui confère à une grande portion de la Sardaigne l’une des plus faibles densités de population en Europe. Sans la hauteur des cols alpins et corses, j’accumule quand même les mètres de dénivelé d’un village à l’autre, jusqu'à faire de cette étape la plus "élevée" du voyage en ascension cumulée (2 235 mètres à l’altimètre). Cet effort me fait miroiter la bière de fin d’étape, qui s’annonce encore plus appréciable que d’habitude. Je savoure ce geste à Tonara, village qui a l’air de plutôt bien s’en sortir face au déclin des ressources agricoles traditionnelles de la région – bois de châtaignier et de noyer, élevage ovin et caprin. Il mise pour cela sur le commerce du nougat dont il est devenu le premier ambassadeur sarde, et sur le tourisme de montagne, un marché de niche en Sardaigne. Je tombe sur une auberge adorable. Dégustation de sanglier, avec en prime le plomb qui l’a tué encore enfoui dans la tendre chair !

Le Village d'Orani, province de Nuoro.
Paysages des Barbagie dans la province de Nuoro, contrées sauvages restées longtemps inaccessibles.
J9

22.05.2009

Étape 9 • 134 km • Cumul 1073 km

Tonara > Aritzo > Valico sa Casa 1040 m > Laconi > Mandas > Senorbì > Ussana > Sestu > Monserrato > Cagliari

Je me lève plein d’ambition pour la neuvième et dernière étape. Cagliari au bout du compte, mais plusieurs itinéraires s’y prêtent. Je me mets à imaginer une journée folle, plus haut, plus loin dans les montagnes, vers le plus perdu des hameaux de la profonde Sardaigne. Je soumets le projet pour avis au sympathique tenancier de l’auberge, qui le balaie d’une attitude péremptoire. Il me rétorque que l’itinéraire plus direct constitue déjà une épreuve en soi, puisque les montagnes marquent encore bien le tracé de la route sur une bonne moitié des 130 km jusqu’à la capitale. Je renonce alors à me rajouter 40 kilomètres hasardeux hors civilisation, et suis très vite reconnaissant à ce monsieur. Mes jambes auraient tenu le coup, mais mon fessier est en compote, je ne sais plus quelle position prendre sur la selle.

Plutôt qu’une descente régulière vers la plaine, je perds de l’altitude à petites doses, toujours confronté à une nouvelle colline à franchir.

Impénétrable maquis.
Pas un château, mais un chapeau de roche parfaitement dressé sur son coteau.
Collines de calcaire, garnies de la garrigue et ses genévriers ; une végétation plus clairsemée que le maquis des sols siliceux.
Aritzo, village de montagne dans le massif du Gennargentu et ses sommets arrondis qui culminent à 1 834 mètres.

Je traverse encore quelques rares villages dans cette région des Barbagie. La vie à la montagne se dévoile sur de grandes fresques, qui reflètent le poids de siècles à se battre pour vivre de ressources limitées.

Je quitte doucement le massif du Gennargentu et la province de Nuoro, roule quelques kilomètres dans celle d'Oristano et atteint la province le plus septentrionale, celle de Cagliari, pour les quelques 80 derniers kilomètres jusqu'à la mer. Le paysage de la région traversée par la route qui relie les montagnes à Cagliari présente des collines de forme typique appelée «giara», table basaltique issue d’éruptions volcaniques vieilles de 20 millions d’années.

Colline volcanique.

Je croise régulièrement la ligne ferroviaire du Trenino verde della Sardegna et ses gares parfois complètement perdues dans la nature.

Il Trenino verde della Sardegna - qui se transforme en un tramway moderne dans l'agglomération de Cagliari.

Les meilleurs ennemis du cycliste m’attendent en plaine. Le premier m’accueille à bras ouverts dès la fin des reliefs : le vent de la mer se déchaîne, impitoyable, droit devant, à me décourager d’aller plus loin. Dur ! Je donne toutes mes forces pour le combattre. Au fond j’y prends du plaisir, tant je suis heureux qu’il m’ait épargné jusque-là, alors que je franchis la barre des mille kilomètres. Mais, encore plus déstabilisant, voilà le stress du trafic. A l’abri des bolides dans les montagnes, je les supporte malgré moi sur une quinzaine de kilomètres ici-bas, avant de trouver une route de campagne qui mène en toute quiétude aux faubourgs de Cagliari. Me voici dans une conurbation de 400'000 habitants, le quart de la population de toute la Sardaigne. Le chemin de fer du Far West s’est muté en ligne de métro léger grâce au financement étatique et aux fonds européens de développement régional.

Cette fois, je me faufile sans hésitation dans le trafic dense du vendredi soir. Parcours urbain plein d’excitation, à travers les larges avenues du quartier Villanova, issues des extensions de la ville au XIXe siècle sous l’influence royale de la maison de Savoie. Jusqu’à l’arrivée dans la Marina, poumon de la ville construit par les Pisans au XIIe siècle en contrebas du site antique du château. Pour compléter le tableau historique, après m’être installé à l’hôtel et avoir déambulé sur le front de mer, je déniche un restaurant du terroir dans le quartier de Stampace, développé sous domination du roi d’Aragon au XIVe siècle.

Le compteur indique 1 073 km. L’aventure "savoyarde" est terminée. La petite reine à conquis son royaume. Plus loin en face, à environ deux cents kilomètres, l’Afrique.

Cagliari, destination finale du voyage : le front de mer (via Roma) et ses palais alignés face à l’Afrique.
Le quartier de Stampace, où résidait la classe ouvrière sarde à l’ombre du pouvoir Aragonais installé au château.
Vues depuis la colline de la citadelle. 
Balade nocturne à Cagliari.
Arrivederci Cagliari !

F I N