Levées aux aurores, nous sortons en direction de la plage littéralement située à deux cent mètres, les yeux encore ensommeillés. A peine sorties, nous faisons l’impromptue rencontre d’un policier qui nous scrute de haut en bas : « papiers s’il vous plaît », nous sort-il. D’après son analyse peu poussée des passeports, il parait que notre taille, nos autres visas et notre poids étaient plus intéressants que la validité de notre titre de séjour dans le pays. Après quelques questions d’intérêt, le cher policier nous laisse la voie libre. Dix mètres plus loin et nous parvenons déjà à la merveilleuse étendue sablonneuse où des dizaines de pirogues sont nonchalamment tirées vers les eaux. Marée basse absolue à partir de 9h30, le départ des pêcheurs survient tôt le matin lorsque la marée est encore montante. Les pieds nus sur le sable humide, déjà, j’aperçois les minces bateaux de bois au loin sur la mer.
Plus tardivement, d’autres pêcheurs s’affairent à la préparation des filets et fendent les vagues pour rejoindre le large. Le ciel est doux, le soleil chauffe, le vent de la mer s’agite et balaye les grains de sable. Sur la terre ferme, le petit monde marin est à la tâche, enfants, hommes, femmes, tous font partie de ce commerce maritime. A deux pas, des filets de pêche apparaissent en surface, desquels je repère facilement les petits bouées bleues, tandis que leurs cordes sont vivement tendues vers le rivage. À la force des bras, les liens sont maintenus et ramenés par les pêcheurs avec une énergie décuplée. En file indienne, quatre pêcheurs se trouvent aux deux extrémités du filet, les uns reculant les pieds dans l’eau, les autres s’enfonçant hardiment dans la surface dorée mouvante. Nous continuons notre marche, observons les pirogues aux nuances colorées, leur bois tout à fait érodé par le vent, le sel, les vagues et le soleil. Lisse, presque vermoulue, leurs coques sont légères et se laissent glisser sans mal.
Bien avancées, voici notre deuxième rencontre impromptue : le dénommé Zaza, actuellement dans le business de pirogues dans lequel il propose aux « vazahas » de visiter les mangroves et la presqu’île de Betania, où se trouve un village traditionnel de pêcheurs. Bien sûr, l’énergumène Zaza a l’œil, tu m’étonnes deux blanches sur le sable de Morondava, quelle aubaine ! Néanmoins, ce cher homme tombe à point nommé puisque nous souhaitions faire cette activité aujourd’hui. Au malheur la chance, il nous indique bientôt que la marée haute ne pointera le bout de son nez qu’à 16h de l’après-midi : autrement dit, changement de plan.
Ayant tout d’abord pensé partir en pirogue, nous suivons le conseil avisé de ce guide hors pair et nous dirigeons vers l’arrêt de bus menant près de l’allée des baobabs. Mû de sa bonhommie rigolote, Zaza nous donne les meilleurs filons pour parvenir à bon port à moindre coût : on s’étonne d'ailleurs de ne pas devoir lui donner des pourboires ! En échange de cette gentillesse, nous lui promettons un rendez-vous le lendemain à 7h30 pour une excursion à ses côtés. Le voyage jusqu’à l’allée des Baobabs ? La clé est sans doute de se laisser porter sans trop s’inquiéter du déroulé final. Avant tout, j’insiste sur le fait que ce fut toute une aventure ponctuée de plusieurs étapes nécessaires : tout d’abord embarquées dans un premier bus, à demi certaines de la bonne direction, nous voilà parties.
Quinze minutes après, un monsieur déclame qu’il nous faut tout de suite changer de bus et prendre celui d’en face : nous nous décollons des sièges, sautons à la sauvage du bus actuel et rejoignons une vieille camionnette bleue datant d’un millénaire, les roues croulant déjà sous le poids subjuguant des mille et un bagages harnachés sur le toit. Presque à l'aise, mon regard effectue un tour à la ronde dans l’espace des plus confinés où le nombre de places disponibles affiche 18. En fin de compte, le bus paraît complet mais continue ses arrêts perpétuels, même pliés en quatre, les gens se poussent et d’autres passagers parviennent à trouver un maigre bout de siège. Tous amassées au bout de trente minutes dans une chaleur des plus tenaces, nous nous retrouvons à 27 personnes dans cet habitacle warrior.
Enfin, nous arrivons à Belo, lequel était la seule information connue que nous avions obtenu au départ. Effectivement, ledit Belo est un petit croisement bordé de quelques commerçants où j’observe la police qui semble gérer les allers et venues. La circulation est intense, la poussière vole et déshydrate, et du même coup, notre seul objectif est de trouver un pousse pousse qui veuille bien nous amener à l’allée en question, laquelle se trouve à cinq kilomètres. Deux femmes nous abordent, nous apostrophent et nous confirment que le trajet ne vaut pas plus de 2000 ariary par personne. Arnaque, 5000 nous sont actuellement demandés car notre apparence de vazaha blanc ne trompe pas. Alors, le départ a sonné grâce à l’aide bien gentille d’un policier. Négociations faites, l’embarquement derrière le jeune garçon s’effectue tandis qu’il commence sa course sur la bicyclette tenant à son arrière train deux sièges surmontés d’un pare-soleil.
Confortablement assises, abritées, nous voilà sur le carrosse pendant trente minutes, longeant une route de terre. A l’horizon, de grands baobabs scandent le ciel, incroyablement beaux dans leur épanouissement naturel. Aussi, le paysage prend la forme de rizières aux reflets bleu vert. En somme, je m’extasie devant cette végétation aussi dépaysante qu’impressionnante. Ma sensibilité est alors décuplée par la beauté de ce théâtre saisissant. De leurs troncs massifs surmontés de touffes dégarnies, les baobabs animent et dessinent des images mouvantes dans l’eau soyeuse ponctuée de brins de riz. Toutes deux ballotées, le chemin de terre poussiéreux se poursuit au loin, lequel arbore des teintes ocre, beige, marron. Descendues de notre embarcadère, les géants de plomb se déploient devant nos yeux, grands, majestueux et sages. Dans le silence ambiant, leur éloquence me paraît spectaculaire et m’envoie vers un désert empli d’une sagesse indicible.
Tout à fait héroïque, leur présence millénaire raffermi leur corps statique, leur prestance archaïque leur confère un sentiment d’impassibilité univoque. Le moment est précieux, mon regard ne cesse de revenir sur les branches tortueuses de l’arbre dénué de feuilles et de fruits en cette saison hivernale. Au milieu de ce nulle part, je me sens comme dans un monde parallèle à la douceur suave et chaleureuse, j’inspire et expire au fil des vagues de ce dépaysement total, je me laisse porter par ce vent nouveau à l’envergure éblouissante. En outre, il nous faut désormais rentrer au centre-ville, on ne sait comment, mais nous affichons détermination et persévérance. Tout d’abord, que l’on soit têtues, folles, inconscientes ou entêtées, nous restons sur notre position lors des négociations de pousse pousse : hors de question de passer pour des vazahas, notre dernier prix sera 6000 ariary. Réponse ? Deux refus encaissés. Résultat ? Plus aucun pousse pousse à l’horizon sur l’allée des baobabs. Distance ? Cinq kilomètres pour rallier les baobabs et le croisement de Belo. Solution ? Parlons d’orgueil ou d’ego, nous voilà convaincues à parcourir le trajet à pied, bandits ou pas.
Un kilomètre déjà et nous apercevons un pousse pousse décamper du coin d’un village, nous lui faisons signe, négocions les 6000 ariary et terminons donc la course à dos de bicyclette, bien fières d’avoir tenu bon. Au croisement de Belo, quelques bananes et quelques beignets sont engloutis, lesquels précèdent l’avalanche d’eau bue. Voilà qu’ensuite nous sommes poussées avec entrain par un villageois vers un bus, tout à fait sur le qui-vive. Incompréhension, l’homme hèle et hausse la voix, l’engin s’arrête, la portière s’ouvre et nous sautons dedans comme des malpropres : inshallah c’est le bon !
Il est 17h30, les rayons lumineux disparaissent et installent pénombre au cœur de la ville aux rues vivantes, lesquelles se composent de vendeurs de toutes sortes, légumes, beignets, pâtes, poisson, viande, vêtements. Ci et là, les tas de déchets se multiplient, émettent encore quelques fumets du feu de la veille, empestent de leur odeur âpre, tenace, désolante. Nous empruntons la rue principale jusqu’à la plage où nous découvrons un coucher de soleil aux couleurs rosées. Alors, j’aperçois la boule de feu descendante, presque incandescente, laquelle tutoie les eaux farouches du canal de Mozambique. D’un calme effrayant, les vagues maîtrisées s’échouent tandis que le vent iodé balaye mes cheveux. Infernal, provocateur, fatal, le dernier rayon se fiche du temps et disparaît en un battement de cil.
En une profondeur intense, j’admets une retenue intérieure, mon souffle devient lent, s’interrompt brièvement devant cette magnificence rencontrée, ressentie, vécue. Alors, nous entrons discrètement dans un restaurant reculé à l’abris des regards. A peine en son sein qu’un homme au sweat-shirt nous salue en souriant : « encore vous ! ». En vérité, ce n’est autre que Monsieur le policier, ledit Fanira, qui s’installe bien naturellement à côté de notre table alors que le restaurant est littéralement vide. Entreprenant, il débute alors la conversation, s’exclame et s’étend durant une demie heure. A priori, aucun risque, rien à craindre, la discussion est agréable, nous échangeons les contacts car Steph me souffle à l’oreille : « un contact dans la police à Mada, ça peut toujours servir ! ». En somme, une journée mémorable prend fin, le cœur léger en compagnie d’une amitié des plus complices à travers laquelle j’apprends, je grandis, je ressens et je vis.