Aujourd'hui, c'est la dernière, l'ultime journée de marche pour atteindre la Cathédrale de Saint-Jacques. La veille au soir, les coeurs chaviraient encore d'une nostalgie mêlée à une excitation certaine : celle d'enfin toucher au but. Pendant le repas, chacun de nous a acquiescé le sourire aux lèvres. Oui, nous parcourrons les 20 derniers kilomètres ensemble. Après une courte nuit ponctuée de rêveries impatientes, le réveil sonne soudainement à mes oreilles à 5h40. Déjà, Neil et Christine sont prêts, le sac ajusté sur le dos, les bâtons de marche en mains. Rattroupant rapidement mes affaires, je lâche un bâillement des plus intenses et rejoins, toute endormie, mes amis au pas de la porte de l'auberge. Les yeux pétillants, nous partons alors ensemble tels de véritables scouts réunis en groupe solidaire. Marchant deux pas en arrière, mon esprit est chargé d'émotions et j'observe Neil, Christine, Adrian, Elena, Wendy et Roberto qui marchent joyeusement et à bon rythme en suivant les derniers mythiques balisages jaunes.
Au septième kilomètre, nous nous arrêtons au premier café logé derrière une petit église romane aux pierres de marbre. Profitant de ce premier arrêt indispensable, j'interpelle Roberto, lui offre mon plus beau sourire et lui propose de boire l'ultime "cafe con hielo" du chemin, autrement dit un bon café fort subitement refroidi par un célèbre morceau de glace. Après ce rafraîchissement, nous repartons presque main dans la main tandis que le paysage passe insensiblement sous mon regard attendri. La démarche rapide, les bâtons heurtant régulièrement le sol, j'ai la vive impression de courir pour enfin atteindre Santiago. Alors que le dénivelé s'accentue et se cumule au passage des villages, notre énergie de groupe se décuple et perdure. Les discussions vont bon train, les rires fusent et se perdent dans les airs. Les nombreux groupes de pèlerins alentours ne semblent plus nous importer, seule l'osmose de notre joie commune s'élève et triomphe fièrement. Bientôt, les chants d'Elena et de Wendy résonnent à tue-tête. Entraînées par les mélodies envoûtantes et rythmées des chansons espagnoles, c'est ensuite sous des airs anglais que s'unissent les voix pour chanter haut et fort : "And I will walk 500 miles"! Alors, les notes s'élancent dans la matinée naissante et se mêlent en une formidable harmonie empreinte de bonheur et d'amour. Les kilomètres passent tandis que les chants nous emportent et rythment la cadence de nos pas sûrs et déterminés.
L'engouement est de mise et nous arrivons déjà au mont, lequel offre une vue spectaculaire sur la Cathédrale. Le regard émerveillé, j'ai la vive impression d'en être proche mais pourtant si loin encore. Véritable ascenseur émotionnel, le temps s'étire alors qu'il reste cinq kilomètres à parcourir jusqu'à passer le célèbre arc ouvrant sur la Plaza de Obradoiro. Entamant la descente sous un soleil timide, nous pénétrons dans l'enceinte citadine arborant d'étroites ruelles bordées d'anciennes bâtisses. Tandis que l'écho des chants d'encouragement des collégiens et des lycéens se font bruyamment entendre, le balisage se poursuit, indiquant de petites flèches jaunes tout le long du chemin. Comme survolant la scène, je progresse en suivant presque instinctivement mon groupe d'amis. Dans les dédalles interminables, les pèlerins affluent et un fort brouhaha couvre le bruit des foulées.
L'esprit oppressé par tant d'affluence, je me sens au-dessus de tout. Au-dessus de mon corps, des gens qui m'entourent, du temps qui passe insensiblement. Mes pensées s'envolent et foulent des ailleurs inconnus, comme hypnotisées par la foule mouvante qui se dirige vers le centre-ville. Cet entrain dynamique et commun à tous, il m'emporte jusqu'à la place tandis que les cloches de la Cathédrale sonnent 11h45. Fortes, puissantes, cinglantes, elles marquent notre arrivée sous l'arc majestueux. Là, à mes pieds, la Cathédrale immense et imposante se dévoile sous mes yeux. Le souffle coupé, l'émotion est à son comble et m'envahit de toute part, plus rien ne semble exister alors. Le regard perdu dans les hauteurs, j'observe les innombrables tours qui pointent leurs croix de pierre dans le ciel. Tel le cadeau du chemin, tel un joyau divin, la formidable architecture révèle tout son sens et sa précieuse symbolique.
Les cloches, elles sonnent encore plus fort, elles résonnent dans mes oreilles sans interruption aucune, là, plantée au milieu de tous ces pèlerins. Telle une harmonieuse mélodie millénaire, tel l'antique appel à la prière, les coups répétés surplombent la ville et avertissent les croyants de la messe prochaine. Les fortes pulsations de mon coeur se mêlent alors aux tintements réguliers du bronze, provoquant une vague émotionnelle d'une intensité incomparable. Le temps perd sa mesure, il s'étire d'un coup d'un seul alors que les coups des cloches se succèdent, rendant le moment unique et solennel. Alors, chaudes et émouvantes, les embrassades rassemblent les pèlerins. Tandis que les rayons du soleil traversent les nuages, chacun profite de l'instant présent à sa manière. Les accolades sont longues et renvoient le reflet d'émotions chaleureuses et sincères.
Le visage enfoui au creux d'une épaule, les yeux mouillés d'une intensité émotionnelle sans pareille, je savoure la puissance de cette arrivée grande et sublime, laquelle marque l'aboutissement d'un périple alliant un ensemble d'expériences formatrices, enrichissantes et inoubliables. Pourtant, tout au fond de mon être, j'ai l'infime sentiment que ce chemin n'est pas terminé, qu'il sera encore long et tumultueux. J'accueille alors cette arrivée tant attendue comme un ultime commencement, le début d'un nouveau "camino de vida".
Le sac à dos toujours sur les épaules, des dizaines de minutes passent sans que je puisse aligner une phrase. Chacun se félicite joyeusement. Des larmes luisantes coulent sur les joues de certains de mes amis tandis que d'autres visages resplendissent d'un sourire éternel. Comme hypnotisée, je reste statique, le regard rivé vers l'incroyable édifice. Le soleil brille soudainement, il transperce les nuages et illumine la place aux silhouettes heureuses et dansantes. Doucement, il caresse agréablement la peau de mon visage émerveillé. Comme par enchantement, je sens les pulsions de mon coeur battre à mille à l'heure, les yeux brillants, le coeur serré. Après un moment de solitude, un moment rien que pour moi comme figé dans le temps, les sons parviennent de nouveau à mes oreilles. Autour de moi, la place est emplie de pèlerins qui arrivent agglutinés, joyeux et chantant. Les sacs sur le dos, les bâtons délaissés à terre, les accolades d'amour et de tendresse révèlent un moment unique et fort. Des larmes sont versées, des baisers intenses sont échangés. Souvent, les pèlerins arrivent ensemble, unis main dans la main. Parfois, les arrivées se font en solitaire, pensives et méditatives. Naturellement, toutes les âmes se retrouvent au même endroit, sur la même place, le coeur chavirant de bonheur. Les retrouvailles avec les esprits déjà rencontrés sur le chemin sont grandioses et symboliques. En somme, faisant face à la Cathédrale, la place est vivante d'une humanité incomparable, elle renvoie le reflet d'une entente communautaire parfaite. Chaque pèlerin part avec un objectif différent et chacun vit sa version propre du périple ponctué d'épreuves successives. Tel un véritable ascenseur émotionnel, sans aucun doute aimerais-je qualifier le chemin de montagnes russes. Quelle incroyable expérience vitale.
Après cette arrivée haute en couleur, le tintement des cloches cesse et nous nous dirigeons vers les portes d'un restaurant afin de déguster, ensemble, un dernier menu dans la merveilleuse ville. A l'intérieur de l'auberge grouillante de monde, nous nous installons à deux tables. Tandis que les serveurs dansent autour des clients, les plateaux chargés de nourriture fumante dans les mains, les brouhahas fusent et ne s'arrêtent à aucun instant. Les visages bouffis de chaleur, de bonheur et de vin rouge se comptent par dizaines.
Ci et là, les hautes voix tentent désespérément de briser le brouhaha ambiant. L'atmosphère est bruyante et joyeuse. Telle une valse interminable et transpirante, les serveurs se suivent et apportent des plateaux aux odeurs enivrantes. Alors, des plâtrées réconfortantes sont servies. Les couverts saisis, les premières bouchées sont goulûment englouties. Les estomacs peu à peu remplis, les assiettes vides reluisent de graisse et les épaisses tranches de pain servies à profusion imprègnent allègrement les restes ensaucés. Les bouches pleines, souriantes et brillantes, le vin coule à flot et fait glisser dans les gosiers le pain encore coincé entre les dents. Une incroyable et mémorable boustifaille !
Les estomacs repus, notre chère Sandra arrive à son tour sur la place. Souriante et énergique, je l'accompagne chercher la symbolique Compostela au bureau de Santiago. Après une balade nonchalante dans les ruelles ensoleillées, nous parvenons au Seminario Menor sur les coups de 17h30, l'incroyable couvent où nous passerons la nuit avec Elena, Neil et Christine. Mes affaires seulement déposées dans le dortoir, je dois déjà reprendre ma route vers le centre afin de visiter l'emblématique et antique porte Ouest de la Cathédrale : "el Portico". Ensuite, nous nous rendons dans l'antre spectaculaire aux colonnes de marbre imposantes afin d'assister à la messe de 19h30. La grandeur de l'édifice impressionne et tranquillise les esprits par son caractère paisible et sacré.
Alors que le prêtre prêche en levant ses mains en hauteur, les doux chants du choeur s'élèvent dans l'édifice. Les voix fluettes emplissent les airs et embaument les cœurs. De leurs voix d'anges sublimes et envoûtantes, les notes enchanteresses résonnent sous les voûtes de pierres et créent une harmonie musicale singulière. Têtes baissées, les croyants sont nombreux et se multiplient dans les allées de bancs de bois. Le regard intrigue, leur foi m'impressionne considérablement. Chaque personne se lève et s'assied à l'écoute des paroles du prêtre. Au fil des prières, leurs lèvres remuent insensiblement au rythme des mots prononcés. La Cathédrale est emplie de pèlerins assis, accoudés, appuyés contre les imposantes colonnes blanches tandis que d'autres stationnent debout dans les longs couloirs.
Enfin, ultime récompense de cette journée forte en émotions, nous nous offrons un dîner-tapas tous ensemble. Ce qui restera sans doute le moment le plus spectaculaire de la soirée n'est autre que la Tuna de Porto Rico ! En solitaire, les yeux fatigués et cernés par le périple, je profite des élans musicaux qui s'envolent dans les airs. Mon corps se balance nonchalamment au rythme des accords enjoués des guitares et la scène me semble presque irréelle.
Chantonnant joyeusement, les artistes jouent de leur instrument de manière infatigable. À l'abri des arcades de pierre, l'écho se propage et se déploie merveilleusement dans les rues du "casco antiguo". Danses, éclats de rires, tambours, guitares et flûtes se mêlent et forment des mélodies énivrantes aux airs entraînants d'Amérique latine. L'instant est fort, intense et puissant, il se transforme en une symphonie inoubliable. L'esprit léger et volatile, les notes de musique pulsent dans mon corps tout entier. Divinement, elles libèrent l'âme alors même que la fatigue endort peu à peu mes yeux exténués de tant d'images merveilleuses. Prenant le chemin du Seminario Menor, je déambule d'une démarche lente et heureuse dans les rues illuminées de la ville. Un bonheur pur envahit mes pensées, c'est un sentiment d'une douceur infinie. Enfin enveloppée dans les draps blancs, je tombe dans un sommeil profond empli de rêves embellis.