En hiver, le train ouvre sur la complexité et les contrastes de la Russie. De Moscou à Ekaterinbourg.
Février 2015
2 semaines
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Je me hâte sur les quais de la gare de Iaroslav vers le célèbre Transsibérien.

Dans le train de nuit, seul dans un compartiment de 4 couchettes, je suis bientôt emporté vers l'Oural. Semblables aux poules dans un poulailler, quatre oreillers entourés de quatre matelas sont rangés horizontalement deux par deux sur les couchettes supérieures, d’où ils pointent le bec vers l’extérieur. Je m'installe et ce déballage produit un nuage de particules de coton valsant dans la lumière trouble. Il est 22 heures, il fait nuit. Je n’ai plus qu’à fermer la porte coulissante de mon antre, gagner ma couchette et éteindre la lumière.

Le train s’éloigne peu à peu de Moscou. Les brèves lumières des gares de banlieue, qui m’arrachent au noir profond, s'espacent de plus en plus… Bercé par le mouvement du wagon, je m’endors paisiblement.

Une intrusion soudaine me réveille en sursaut. Le train est à l’arrêt, deux adultes et un enfant s’installent dans le compartiment. La petite fille endormie dans les bras de son père n’ouvre pas les yeux. Je fais de même, car je ne suis pas prêt à affronter mon voisinage. Tout se calme très vite et nous ronflons tous bientôt à l’unisson.

Quand je me réveille au petit matin, mes voisins sont déjà en train de déjeuner. Je réfléchis à la façon dont je dois m’y prendre pour descendre de mon perchoir sans mettre mes pieds devant le visage de la femme assise sur la couchette en-dessous. Je finis par considérer que mon éventuelle maladresse sera attribuée à ma qualité d’étranger, peu au fait des usages locaux. Hier soir, je n'ai pas déballé mes affaires de toilette, qui se trouvent sous la couchette de la dame. J'adresse un bonjour général de la tête, on me répond. Puis je me place debout devant la femme dont le regard devient interrogatif. Je lui montre la couchette et elle comprend que je veux accéder à mes affaires. Légèrement irritée, elle me déclare « Tak bi i skazali » (il suffit de demander), sans égard pour ma perplexité. Je la remercie d’un timide « spas – si - baa » et la voilà qui me fait un magnifique sourire en s’écriant « Tak vi inostranets ! » (mais vous êtes étranger !), ce qui lui explique tout.

Après une nuit de train, avant d'avoir pu faire notre toilette, nous avons le visage gonflé, la barbe hérissée, le cheveu en bataille. Mais la glace est maintenant brisée, j’apprends les prénoms de tout le monde, goûte au pain devant moi. La petite se retrouve sur mes genoux pour jouer, dessiner et parler. J’enrichis mon vocabulaire du mot « davaï », elle ajoute au sien le mot « gentil » qu’elle répète à la perfection. Le temps s’écoule et à la nuit tombée mes voisins commencent à préparer leurs affaires. En l’espace de cinq minutes, ils sont partis, me faisant des signes de la main pour marquer nos adieux.

Me voici à nouveau seul dans le compartiment où je ressens un certain vide. Je pense tout à coup que j’aurais dû leur demander leur adresse pour pouvoir leur envoyer des photos de la petite. Mais tout est allé très vite dans cet échange où nous avons donné et reçu sans compter… Je croque dans la pomme qu’ils m’ont laissée, à la fois acide et sucrée, comme mon humeur du moment.

La faiblesse de l’éclairage exclut toute idée de lecture. Ma tablette déchargée ne peut pas non plus me fournir de musique. A défaut de m'endormir, ce moment de solitude me plonge bizarrement dans une profonde réflexion sur la vie, rythmée par les bruits sourds du train. Peut-être faut-il être ailleurs, privé de ses repères habituels, pour pousser aussi loin l'introspection…

Ce matin j'attends mon tour au bout du wagon pour utiliser les commodités rudimentaires. Au saut du lit au milieu d’étrangers, sans avoir eu le temps de m’apprêter un peu, d’enfiler au propre comme au figuré ma carapace coutumière. Il faut dire que les moments d’intimité sont rares dans ce train, par exemple dormir seul dans son compartiment.

Il fait très chaud dans le wagon filant à travers les champs enneigés. Je porte un pantalon et une chemise, alors que les autres voyageurs sont en short, tongs et maillot. Je ne me vois pas les imiter, même si je disposais de ces vêtements dans ma valise. Pourtant je dois admettre qu’ils sont à l’aise au lieu de transpirer comme moi.

Avant de me servir un thé, j’observe comment utiliser le samovar immense planté en face de la cabine des hôtesses. Les gens que je croise ne sont pas désagréables ou agressifs, mais pas non plus avenants, serviables ou courtois. Je me rends compte du côté « nature » des Russes, parfois brutal mais toujours sans hypocrisie, y compris en politique. Il faut réussir à « briser la glace » pour vraiment échanger.

Une amie russe, désireuse de relativiser « mon image rêvée de l’ambiance du Transsibérien », m'avait certes averti. L’immédiateté de la prise de contact qui existait au temps de l’Union Soviétique a disparu ; il faut désormais prendre son temps. Pourquoi ? D’abord parce que les Russes ont subi un douloureux relâchement de leurs liens sociaux et connu la misère ; cela les a placés en mode défensif et rendus méfiants. Ensuite parce que le fossé croissant entre pauvres et riches a fait apparaître un nouveau mode de communication ; on entre beaucoup moins en relation de façon spontanée. Comparée à la liberté de l’enfant, l’expression des adultes s’est considérablement réduite du fait des nouvelles contraintes sociales, de la peur d’être mal jugé. Notamment des étrangers, « très bienvenus après la chute de l’URSS, dont on pensait qu’ils apporteraient de bonnes choses et indiqueraient la marche à suivre ». Cela n’a pas été le cas, peut-être aussi à cause de nos démons respectifs. Je me souviens du mépris avec lequel un pilote russe d’hélicoptère regardait ses passagers, des touristes étrangers, quelques jours après la fête célébrant la Victoire lors de la Seconde Guerre Mondiale. Elle avait été désertée par tous les dirigeants occidentaux, pour cause d’Ukraine ou de Crimée.

Moralité : pour vous faire des copains dans le train, il faut impérativement aller vers l’autre à toute occasion. Parmi les bons plans : demandez du sel / sucre dans le compartiment voisin ou un décapsuleur (on vous apprend alors à ouvrir une bouteille sans décapsuleur), présentez une carte géographique et demandez où vous êtes, demandez l’heure - et si vous voulez que ça dure, précisez à Moscou, à Paris, à Vladivostok ce qui vous amènera à compter les fuseaux ensemble -, donnez du chocolat aux enfants. En fait, présentez-vous même les mains vides et l'on vous fera une place. Les hommes en bande particulièrement bavards, une famille avec enfant que l’on peut facilement amuser, une femme seule qui aimera qu’on lui fasse la cour, peuvent être « la clé ». Il y a beaucoup de femmes seules en Russie ou, comme on dit, « mal accompagnées ». Plus que les Françaises, elles ont toutes un trait en commun : une curiosité sans limite. Les plus jeunes, surtout celles qui prennent le train, n’ont pas encore eu la chance de voyager à l’étranger et adorent parler anglais, allemand ou, plus rarement, français. Celles qui sont plus âgées sont de bonnes mères et grand-mères, qui adorent les photos de famille. Les plus difficiles à « apprivoiser » sont l'homme seul et le couple âgé de moins de 40-45 ans (surtout si vous êtes un homme du même âge, donc un rival potentiel).

Je pars me chercher une bouteille de bière au wagon restaurant. Il est vide. Une blonde, jolie mais aux traits tirés, se tient au comptoir et s’ennuie. Elle me fait étrangement penser à ses homologues dans une station-service du Texas ou de quelque autre Far West. Les bouts du monde se ressemblent…

Je m’installe, me disant que je ne l’aurais jamais fait chez moi où je fuis toujours les restaurants vides. Mais comme tout ici est à l’envers… J'ai droit à un grand sourire, un essai laborieux d'explication de ce qu’offre la carte et finalement une commande surprise. Mon hôtesse va jusqu’à diffuser pour moi une chanson de Joe Dassin. Je la fait rire en mimant une danse. Instant de complicité fugitive, car tout à coup la porte s’ouvre sur un homme déjà bien imbibé. L'hôtesse fait la moue, me regarde avec un air terriblement désolé et va s’occuper de lui. Je sens qu’elle est gênée par ce client qui renforce « à ses yeux et aux miens » l’image que beaucoup de gens ont des Russes. Vous savez ? Vodka, baboushka, pirogi, belles femmes, froid intense, mafias, espions, dictature, corruption, guerre et tutti quanti.

Je reviens à regret dans mon compartiment où je découvre un nouveau voisin. C’est un homme plus très jeune, qui tient une bouteille de bière et décortique un poisson sec…qui sent fort. La tâche semble rude. Je sors de mon sac un saucisson sec déjà tranché. Après m’être présenté (ça j’ai maintenant appris qu’il faut le faire), je le pose sur la table devant lui. Il me jette un regard énigmatique puis me tend la main en disant « Mikhaïl ». Il sort ensuite de son sac une deuxième bouteille de bière et la pose devant moi sans un mot. Nous buvons et mangeons pendant au moins 10 minutes en silence, avant d'entamer une passionnante conversation muette. Il finit par quitter le train, après m'avoir serré la main deux fois plus fort qu'à notre rencontre. Me voici de nouveau seul et je laisse ma porte ouverte. Il est encore tôt et j’essaye de lire. Déphasé par le décalage horaire, je dors quand je suis fatigué, je mange à l'appel de mon estomac, de façon instinctive…

En pleine nuit, je suis secoué sans ménagement. C’est l’hôtesse du wagon qui, munie d’une lampe de poche, me réveille en criant : « Ekaterinbourg, bistro, bistro ». Je réalise que je suis près de manquer mon arrêt, attrape mon sac et quitte le compartiment. L’hôtesse trouve le temps de prendre sur ma table un petit bout de papier et de me le mettre en main. En quelques secondes je suis dehors, de la neige jusqu’aux mollets, le train reparti. J’arrive à mon hôtel complétement déphasé, vide mes poches, vérifie et range mes documents, retrouve le petit bout de papier. Il y est écrit en russe « Prikhodite oujinat, budem tantsevat’ ». Intrigué, je consulte au milieu de la nuit mon dictionnaire. Cela veut dire : « Venez dîner, on va danser ». J’éprouve aussitôt le malaise d’être passé à côté de quelque chose. Ma rationalité d’Occidental me dit qu’on idéalise toujours ce qui est impossible ou ce qui aurait pu être. Mais j’éprouve tout de même du chagrin d’avoir laissé cette invitation sans réponse, d’avoir involontairement ignoré cette inconnue, belle évidemment, comme dans les rêves ! (à suivre)