Mon voyage commence à Saint-Pétersbourg, cité idéale voulue par Pierre le Grand. L’hiver, la vie de ce mirage de pierre, dressé au bord de la Neva gelée, m’a surpris par son apparente précarité. La ville s’enveloppe alors souvent d’une brume épaisse, se coiffe d’un ciel bas et gris qui pèse littéralement sur les épaules. Le moindre rayon de soleil est jalousement capté par les bulbes, coupoles et toitures dorés.
D’où est venue la folie de vouloir bâtir une ville nouvelle ici ? Le Tsar avait-il soif de puissance ou d’Europe ? Probablement des deux.
Je relis en marchant les pages consacrées par Dostoïevski à la fondation de la cité. Et mesure le contraste entre la splendeur froide des palais pastel et la misère de certains habitants, que ne dissimule plus la foule des touristes qui envahit la ville en été.
J’observe aussi avec intérêt les femmes que je rencontre : les plus jeunes ressemblent aux Occidentales avec leurs doudounes et baskets ; les trentenaires sont plus élégantes, plus arrogantes aussi, bravant avec leurs hauts talons la neige et le verglas ; les plus âgées enfin ont l’air de se résigner, sans que je devine à quoi.
Je m’arrête devant le Grand Café «СЧАСТЬЕ », le bonheur, en français. On y sert plein de gourmandises dans une ambiance particulière, bien éloignée du folklore russe traditionnel. Je regrette d’être seul ici et, pour tuer le temps, relie avec mon stylo les 500 points d’une énigme apportée par le serveur avec ma commande. Un ange apparaît et je ne sais toujours pas répondre à la question posée en bas de page : qu’est-ce que le bonheur ? J'empoche ce dessin en continuant à m’interroger sur ce sujet décalé et peu occidental.
Je continue ma balade et entre dans une église. Elle est pleine de monde et loin d'être un simple refuge hivernal. La Foi semble bien de retour en Russie après les années de communisme.
Je visite ensuite le Musée Russe, en quête de la salle consacrée aux œuvres d’AÏvazovsky. Seuls les initiés connaissent ce peintre dont l’art fait vivre la mer. Les toiles que j’ai devant les yeux me fascinent ; je reste une heure dans la vaste salle, mon âme y prenant de la hauteur pour mieux s’abîmer dans les vagues.
A 19 heures, je suis au théâtre Mikhaïlovski, rénové il y a quelques années grâce à un mécénat russe. Je m’installe dans son ambiance feutrée et me souviens des vers si justes de Pouchkine :
La foule attend ; les loges brillent ;
Fauteuils, parterre, tout reluit ;
Le poulailler, pressé, frétille,
Et, s’élevant, le rideau bruit.
Après le spectacle et encore dans l’état second où m’a conduit sa beauté, je fuis la nuit et le froid dans un restaurant à l’ambiance chaleureuse. Au seul motif que je suis un Français qui n’a pas eu « peur » de se rendre en Russie au moment où « fait rage » la guerre avec l’Ukraine, la table voisine tient à m’offrir un verre de vodka ! Rareté des touristes en hiver ou réelle incompréhension par les Russes de leur rejet actuel par l’Occident ?
Je ressors ventre plein et tête lourde, remarquant en traversant la salle que beaucoup de couples attablés se tiennent les mains plutôt que leurs portables. Les femmes ne sont plus les silhouettes froides et sans sourire entrevues dans la brume hivernale, mais des fées au visage romantique et radieux. La porte claque derrière moi et je respire à nouveau un air glacé : ce doit être ce qu’on appelle prendre l’air du pays...