Le suspense de l'article précédent est intenable. Mais pourquoi serait-ce les derniers kilomètres du voyage ? N'avaient-t'il pas prévu d'aller jusqu'à Ushuaia ?
Si si, en effet. Mais il y a un léger changement de programme ! Bon bien sûr beaucoup d'entre vous sont déjà au courant. Mais je reprends depuis le matin même.
Vendredi au réveil j'ai une flemme terrible de pédaler. Une grosse journée de 80 km de piste nous attend. Stéphanie me dit que c'est la dernière journée sur la Carretera australe. C'est bien vrai, je réalise que l'on va atteindre l'un des objectifs les plus emblématiques du voyage.
Villa O'Higgins est en effet la fin de la Patagonie côté Chili. La fin de cette piste de 1200 km absolument magnifique, à travers les montagnes et les lacs. Cette piste difficile mais tellement riche en paysages et en rencontres. Et plus nous descendons cette piste, plus la Patagonie profonde se révèle. Les villages se font moins nombreux et plus petits. Internet marche de moins en moins bien (dur !). Les pick-up se raréfient. La nature à l'état pur se fait de plus en plus présente, nous croisons même des chevaux sauvages. "The most beautiful place in the world" nous disait un cycliste anglais au Pérou. Il n'avait pas tout à fait tort.
Villa O'Higgins est donc l'ultime village, un lac et les montagnes en fait un cul de sac, du moins pour les voitures. Pour les vélos et piétons un périple de deux jours existent pour traverser en Argentine. Ce passage, tous les cyclistes en parlent ! D'abord un bateau. Sauf qu'il ne passe que trois fois par semaine, ne transporte que 16 personnes, et navigue uniquement dans des conditions météos excellentes, c'est à dire pas souvent. Certaines personnes attendent jusqu'à huit jours pour passer ! Puis une rando difficile de 6km, parfois dans la boue, parfois en portant les vélos... Ensuite de nouveau un bateau, et enfin 20 km de piste pour arriver à El Chalten en passant devant l'emblématique sommet Fitz Roy.
Voilà ce qui nous attend ce matin là au réveil brumeux au bord de la rivière. Mon esprit est partagé entre la flemme de ces 80 km restant, la satisfaction de retrouver la route bientôt, l'appréhension du temps d'attente pour embarquer, et la nostalgie de quitter cette piste si mythique. J'ai vraiment le sentiment que ce jour là sera la fin de quelque chose... Si j'avais su !
La brume se lève, nous disons au revoir aux américains qui font demi tour. Les rumeurs parlent de plusieurs jours d'attentes à Villa O'Higgins, ils préfèrent tenter leur chance en prenant un bateau qui descend 500km plus bas. Nous saluons Benoît, le québécois aux mille appareils électroniques, en train de se préparer des pâtes.
Et nous partons à l'assaut de cette ultime étape ! On cotoit Benoît qui nous a rattrapé, et un couple de retraités savoyards sur des vélos couchés. On trouve qu'ils ont bien la pêche ces grands parents !
La piste est belle et le temps splendide. Nous grimpons un col à 500m, où nous croisons un berger sans troupeau mais avec trois chiots, à des dizaines de kilomètres de tout village, sans sac à dos, à l'accent incompréhensible. Ça nous rappelle le Pérou où des gens apparaissaient de nulle part, sans rien, mais c'est normal.
Pause déjeuner, goûter, l'arrivée est proche ! C'est du plat, la piste est roulante, on a 7h de vélo dans les pattes et j'ai hâte d'arriver ! Un panneau signale l'arrivée à 7km, youhou ! Légère descente, j'accélère, virage à gauche, oh shit la piste plonge, les graviers glissent, je freine un coup sec... eeeeeeet Soleil ! Ma roue avant fait un chassé, je passe pars dessus mon guidon, je percute à toute vitesse les graviers, racle sur une distance folle (50 cm), et reste au sol tétanisé par la douleur...
Certaines diront que j'exagère mais si si j'ai mal 😛 Il me faut quelques instants pour reprendre mes esprits, j'ai une bonne baisse de tension. Je me lève et fait le bilan : bonnes éraflures sur les deux mains, sur tout l'avant bras droit, épaule droite, genou droit. C'est impressionnant mais ça à l'air d'être superficiel. Bien, je me rallonge les jambes en l'air parce que sinon je vais vraiment tomber dans les pommes.
Une cuillère de confiture et c'est reparti ! On termine tranquillement les 5 km. On arrive à Villa O'Higgins et on se met en opération "s'inscrire sur les listes d'attente des bateaux". A priori départ pour nous le mercredi suivant, on est vendredi, ça semble correct. Mais entre temps nous croisons Paul et Sandrine, compagnons du jour de l'an, qui sont là depuis une semaine ! Ils sont désespérés, à tel point qu'ils opteraient pour l'option avion, à 200 dollars, pour faire 10 km.
Bien, nous verrons. Nous nous installons au camping, exténués. Je passe sous la douche et me lave les plaies comme je peux. Pour fêter notre arrivée je vais acheter des bières avec Benoît. Et là je remarque que quand même, porter une bière à la main gauche est douloureux.
Jour suivant, c'est la désillusion. Au réveil mon poignet est bien enflé. Ça sent pas bon. Tiens il y a un poste de santé. Un médecin et une infirmière me reçoivent, gratuitement, un samedi matin, dans un village de 500 habitants, au bout du monde. Comme quoi !
Le prognostic est pas encourageant, il faut faire une radio et parle même d'opération dans certains cas de fracture. A Cochrane, là où nous étions trois jours auparavant, il y a un service radio. On se dit naïvement qu'on va vite fait faire un aller-retour pour confirmer que c'est pas cassé. L'affaire de 48h ! Quelle naïveté...
On trouve un pick-up qui remonte à Cochrane, ce qui est vraiment un coup de chance. 240 km et 7h plus tard nous voilà rendu à "l'hôpital" de Cochrane. "C'est quoi les bâtiments en construction autour ?". "Le nouvel hôpital". Ah oui vous en avez bien besoin ! Malgré la grande vétusté des lieux nous sommes très bien reçu par une infirmière et un médecin. Il précise qu'il est de Santiago, comme pour nous rassurer.
L'infirmière me nettoie les plaies, mon visage se tord de douleur. Ça les fait bien rire, l'infirmière et Stéphanie "Ces hommes, français ou chiliens, tous les mêmes !".
Les radios faites, sur un Comed Titan 2000 made in Korea, le pronostic tombe : fracture du scaphoide. Le pauvre médecin, il a l'air tellement désolé qu'on a envie de le consoler.
Il n'est pas traumatologue, et nous conseil d'en voir un. Une chirurgie est peut-être nécessaire. "A Coyhaique par exemple ?" (330km au Nord). "Je serais vous Santiago ou la France". Merci pour la franchise. 😀
On active le réseau pour avoir des infos de professionnels français. Stéphanie et ses anciens collègues, et ma mère, bien sûr. D'ailleurs merci maman ! Et merci aussi à Anne-Marie, Marine et Sandie pour vos conseils. Pouvoir compter sur sa famille et ses amis est vraiment d'un grand soutien.
Le choix qui se profile serait retour en France, opération, immobilisation de trois semaines. Ou alors longue immobilisation de deux trois mois mais possibilité de terminer le voyage, en sac à dos bien sûr.
Nous restons deux jours dans une petite auberge cosy. Marlene la propriétaire nous préparent des petits déjeuners incroyables : gâteau et pain frits tout chauds, un régal.
Nous sommes en contact avec l'assurance, qui essaie d'organiser un transfert vers Coyhaique, 300 km plus haut (nous avions treize jours de vélo pour en venir). Sauf que c'est la Patagonie, on n'organise pas les choses, absolument rien n'est fiable. Les choses se font, éventuellement, mais jamais comme c'était prévu. Un (très) vieil homme avec un pick-up vient finalement nous chercher. Marlene nous donne un sac pleins de ses délicieux pains et gâteaux pour affronter ces 8h de route. Le vieil homme a fait l'aller dans la nuit, il est crevé, et maîtrise à moitié son véhicule. Nous ne sommes pas sereins du tout, surtout qu'il nous montre tous les lieux où des accidents se sont produits. Et puis pour plus de réalisme on finit par passer devant un vrai accident, puis deux.
Arrivés entier à Coyhaique, direction hôpital ! Et on garde la suite pour plus tard :)
Tout ça n'était pas prévu, bien évidemment. Il en faut si peu pour faire basculer les choses que c'en est effrayant. Trois cailloux mal placés, et voilà un mois et demi de voyage perturbé. Globalement le moral est bon, mais je suis parfois pris de culpabilité et de tristesse. Surtout pendant les longues heures de pick-up pour remonter cette carretera que nous avions mis tant de temps à descendre à la sueur de notre front !
Bien sûr tout s'était très bien passé jusqu'ici, et nous avions quasiment terminé ce que l'on souhaitait faire à vélo. Ce n'est qu'une fracture qui sera sûrement sans séquelles. Avec un peu de chance ça va même presque rien changé au programme. Mais peut-être aussi que l'on va devoir rentrer, ou bien faire complètement autre chose auquel on aurait pas pensé.
Dans un voyage comme celui là, l'imprévu c'est le quotidien, et c'est précisément ce qui en fait sa richesse. Certains imprévus sont plus contraignants, mais nous apprennent à être résilient. C'est ça l'aventure !