L’un des romans qui m’a le plus marqué dans mon histoire littéraire. Une histoire d’amour manquée comme je les chérie tant et des thèmes qui font écho à la personne que je suis aujourd’hui.

Où es-tu ? – Marc Lévy

🔎 Melbourne Melbourne (de nombreux kilomètres non comptés dans les transports en commun, à pied...)

Je trépigne d’impatience de relire ce livre promis par une amatrice de crossbooking depuis quelques semaines. C’est l’un des romans qui m’a le plus marqué dans mon histoire littéraire. Une histoire d’amour manquée comme je les chérie tant et des thèmes qui font écho à la personne que je suis aujourd’hui. En pleine réflexion professionnelle et personnelle.

Il est des histoires que l’on apprécie parce qu’on les dévore happé par le suspense. Il en est d’autres que nous essayons d’apprécier à chaque ligne parce que le pouvoir des mots est trop grand pour que l’on puisse balayer leur sens d’un regard. Alors à contre-courant de la précipitation et de l’envie, nous suspendons quelques instants la lecture pour pouvoir avoir ce goût de plénitude en bouche et de compréhension totale.

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Synopsis


Le synopsis du livre est déjà très bien écrit mais évidemment il est moins personnel.

Une histoire d’A. Amour ? Amitié ? Une belle histoire. Deux personnalités différentes au destin lié. Un peu comme les deux hémisphères de mon cerveau. Philip le pragmatique, le loyal, le sérieux, le romantique. La retenue. Susan, l’effrontée, l’aventurière, l’altruiste, la sauvage. Le contraire.

Un histoire d’amour hors-norme ou plutôt des histoires d’amour inconditionnelles.

Trois narrateurs, cinq personnages.

Des destins mêlés.

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Mon petit grain de sel

Je replonge dans ce livre comme avec la nostalgie d’un premier amour car malgré tout c’est l’une des histoires romancées qui m’a le plus marquée jusqu’à ce jour.

Evidemment c’est un roman. Une histoire construite de toutes pièces ou presque, ce qui fait que tout est si joliment imbriqué mais c’est aussi ça : une belle histoire. Quelque chose que l’on trouve beau à un moment et à un autre, pourtant différents de notre vie, de nos différentes humeurs et états d’esprit et qui pourtant reste toujours aussi pertinente.

La dimension épistolaire qui me tient particulièrement à cœur, moi grande romantique peut-être mais surtout amoureuse des Belles Lettres.

Ensuite le symbole de l’aéroport qui l’est pour moi aussi.

Encore, des thématiques qui reviennent prendre un sens à ce moment de mon existence. Ambition professionnelle ou envie de vivre le moment présent, de faire ce que l’on aime, de vivre quelque chose avec les personnes que l’on aime. Ce dont on a peut-être besoin. Un amour quelque part inconditionnel, pur, enfantin, naïf ?

Des rencontres en pointillées, suspendues, courtes mais intenses.

Un destin. Un non hasard.

Comme souvent dans les Marc Lévy, l’histoire se teinte de notes de surréalisme ou plutôt d’optimisme données par des personnages sereins, aimants et en paix avec les autres et eux-mêmes.

Bien sûr, le duo Philip-Susan mène la danse tout au long du roman mais il y a deux versants à cette intrigue et les deux tableaux du diptyque en font un petit bijou. Le personnage le plus remarquable est probablement Mary, la troisième narratrice. Enfin, Lisa et Thomas sont tout aussi important dans le cocon crée par Marc Lévy.

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Extrait

« Susan, pourquoi tu fais ça ?

- Parce que « ça » c’est aller au bout de mes rêves. Je ne veux pas finir comme mes parents, Philip. Je les ai vus passer leur existence à payer des traites, et pourquoi ? Pour finir tous les deux contre un arbre, dans la belle bagnole qu’ils venaient d’acheter. Toute leur vie a fait deux secondes aux infos du soir, que j’ai regardées sur la belle télé qui n’était même pas encore payée. Je ne juge rien ni personne Philip, mais moi je veux autre chose, et m’occuper des autres est une vraie raison de me sentir en vie.

Il la regarde, perdu, admirant sa détermination.

Depuis l’accident elle n’est plus tout à fait la même, comme si les années s’étaient bousculées aux portes des réveillons, telles des cartes à jouer que l’on jette par deux pour distribuer plus vite. Susan ne paraissait déjà plus ses vingt et un ans sauf quand elle souriait, ce qui lui arrivait très souvent. Son cycle de Junior College achevé, et son diplôme d’Associate of Arts en poche, elle s’était engagée dans le Peace Corps, cette association humanitaire qui envoyait les jeunes porter assistance à l’étranger.

Dans moins d’une heure, elle partirait deux longues années durant pour le Honduras. A quelques milliers de kilomètres de New York elle passera de l’autre côté du miroir du monde. »

*

« Donc, tu n’as pas changé d’avis. Remarque c’est idiot ce que je dis, tu ne changes jamais d’avis.

- Parce que toi il t’arrive d’en changer ?

- Philip, tu ne serais pas venu avec moi si je te l’avais proposé, parce que ce n’est pas ta vie. Et moi je ne reste pas ici parce que ce n’est pas la mienne, alors arrête de faire cette tête. »

*

« Elle prit appui sur son épaule, ôta sa chaussure gauche et visa l’ampoule accrochée au plafond. Elle atteignit son but au premier lancer, le bulbe éclata d’un son sec. Dans la pénombre contrariée du seul néon accroché au-dessus du miroir, elle s’adossa au lavabo, l’enlaça et colla ses lèvres aux siennes. Au premier souffle d’un baiser sans rival, elle fit glisser sa bouche au creux de son oreille, la chaleur de sa voix chuchotante y posait d’indécis frissons qui finirent par descendre le long de son échine.

- Moi j’avais ta médaille collée contre mes seins avant même qu’ils se mettent à pousser, je veux que ta peau soit le gardien de leur souvenir pour plus de temps encore. Je m’en vais mais je veux te hanter pendant toute mon absence, pour que tu ne sois à aucune autre.

- Tu es complètement mégalo !

La demi-lune verte du loquet vira au rouge. »

*

« Il se leva sans répondre, laissa un dollar sur la table. En s’engageant dans le couloir elle colla son visage au hublot de la porte et posa son regard sur les chaises vides où ils s’étaient assis. Et dans une ultime lutte contre l’émotion de l’instant, elle se mit à parler aussi vite qu’elle le pouvait.

- Voilà dans deux ans quand je reviendrai, tu m’attendras ici, nous nous y retrouverons un peu comme en cachette. Je te raconterai tout ce que j’ai fait et toi aussi tu me raconteras tout ce que tu as fait, et nous nous assiérons à cette même table parce qu’elle sera à nous ; et si je suis devenue une Florence Nightingale des temps modernes et toi un grand peintre, ils mettront un jour une petite plaque en cuivre avec nos deux noms.

A la porte d’embarquement elle lui expliqua qu’elle ne se retournerait pas, elle ne voulait pas voir sa mine triste et préférait emporter son sourire ; elle ne voulait pas non plus penser à l’absence de ses parents, c’est ce qui avait poussé ceux de Philip à ne pas venir à l’aéroport. Il la prit dans ses bras et chuchota : « Prends son de toi. » Elle écrasa sa tête contre son torse pour lui voler aussi un peu de son odeur et lui laisser un peu plus de la sienne encore. Elle remit son billet à l’hôtesse, embrassa Philip une dernière fois, inspira à pleins poumons et gonfla ses joues pour lui laisser comme dernière image cette mimique de clown. Elle dévala les marches qui conduisaient à la piste, courut le long du chemin balisé par les agents de sol, gravit l’échelle et s’engouffra dans l’appareil.

Philip retourna vers le bar et reprit place à la même table. Sur l’aire de stationnement, les moteurs du Douglas se mirent à tousser, crachant l’un après l’autre des volutes de fumée grise. Les pales des deux hélices exécutèrent un tour dans la direction opposée à celle des aiguilles d’une montre, puis firent deux lentes rotations en sens inverse avant de devenir invisibles. L’avion pivota pour remonter la piste, qu’il longea lentement. A l’extrémité du tarmac, il s’arrêta quelques minutes et s’aligna pour le décollage. Les roues qui recouvraient les marquages blancs au sol s’immobilisèrent de nouveau, faisant fléchir le train d’atterrissage. Sur les bas-côtés, les herbes hautes que l’avion semblait saluer se courbaient. La vitre du bar vibra à la montée en puissance des moteurs, les ailerons firent un dernier au revoir aux spectateurs et le bimoteur se mit à rouler. Gagnant de la vitesse, il passa bientôt à sa hauteur et Philip vit la queue se soulever puis les roues quitter le sol. Le DC3 s’éleva rapidement, vira sur son aile droite et disparut au loin derrière la fine couche de nuages.

Il resta quelques instants les yeux rivés vers le ciel, puis détourna son regard pour le porter vers la chaise où elle s’était assise quelques instants plus tôt. Un immense sentiment de solitude l’envahit. Il se leva et quitta les lieux les mains dans les poches.

*

« Ce 15 octobre, Philip

L’arrivée a été chaotique. Nous sommes restés bloqués quatre jours à l’escale de Miami, nous attendions deux conteneurs de vivres et la réouverture de l’aéroport de la Ceiba où nous devions aire une halte. Je voulais en profiter pour aller visiter un peu la ville mais j’ai dû rêver. Avec les autres membres de mon unité, nous avons été parqués dans un hangar. Trois repas par jour, deux douches et un lit e camp, des cours intensifs d’espagnol et de secourisme, cela ressemblait à l’armée, mais sans le sergent-major. Le DC3 nous a finalement accompagnés jusqu’à Tegucigalpa, de là un hélicoptère de l’armée nous a conduits à Ramon Villesla Morales, le petit aérodrome de San Pedro Sula. C’est incroyable, Philip, vu du ciel le pays a l’air d’avoir été bombardé. Des kilomètres de terres entièrement dévastées, des débris de maisons, des ponts aux tabliers brisés et des cimetières de fortune presque partout. En volant à basse altitude nous avons vu des bras tendus vers le ciel émerger d’océans de boue, des carcasses d’animaux par centaines, ventres à l’air. Il règne une odeur pestilentielle. Les routes sont arrachées, elles ressemblent à des rubans défaits sur des cartons éventrés. Les arbres déracinés se sont couchés les uns sur les autres. Rien n’a pu survivre sous ces forêts de Mikado. Des pans de montagne se sont totalement effondrés, rayant des cartes les villages qui y étaient accrochés. Personne ne pourra compter les morts mais ils sont des milliers. Qui connaîtra le nombre réel des cadavres ensevelis ? Comment les rescapés trouveront-ils la force de survivre à tant de désespoir ? Nous devrions être des centaines à leur porter secours et nous n’étions que seize dans cet hélicoptère.

Dis-moi Philip, dis-moi pourquoi nos grandes nations envoient les hommes par légions pour faire la guerre, mais ne sont pas capables d’en envoyer quelques poignées pour sauver des enfants ? Combien de temps passera-t-il avant que nous apprenions cette évidence ? Philip, à toi je peux témoigner de cet étranger sentiment, je suis là au milieu de tous ces morts et je sens comme jamais que je suis en vie. Quelque chose a changé, pour moi vivre n’est plus un droit, c’est devenu un privilège. Je t’aime fort mon Philip.

Susan »

*

8 janvier 1975, Philip,

Première fin d’année loin de toi, loin de chez nous, loin de tout. Un moment étrange où tout se mélange dans ma tête ; un sentiment de solitude qui m’envahit, parfois allégé par la joie de vivre tant de choses singulières. Ce moment de minuit que nous passions ensemble depuis quelques années à nous offrir des cadeaux, je l’ai vécu au milieu de gens démunis de tout. Les enfants d’ici se battraient juste pour les emballages, un simple bout de ficelle a son usage. Et pourtant tu aurais dû voir ce parfum de fête qui envahissait les rues. Les hommes tiraient en l’air de vieilles cartouches pour célébrer l’espoir qui les fait survivre. Les femmes ont dansé dans la rue entraînant leurs gamins dans des rondes délirantes de bonheur, et moi j‘étais abasourdie. Je me souviens de cette nostalgie qui nous envahissait à l’approche de la fin de l’année, je me souviens de ces heures que j’ai passées à essayer de te refiler mes cafards parce que tout ne tournait pas très rond autour de mon nombril. Ici ils sont tous en deuil, veufs ou orphelins, et ils s’accrochent à la vie avec une dignité hallucinante. Dieu que ce peuple est beau dans sa détresse. Mon cadeau de Noël c’est Juan qui me l’a fait, et quel cadeau ! C’est ma première maison, elle sera très belle, je vais pouvoir emménager dans quelques semaines. Juan attend la fin du mois, les pluies cesseront et il m’a dit qu’il pourrait alors peindre la façade. Il faut que je te la décrive. Il a monté les soubassements avec de la terre qu’il mélange à de la paille et à des cailloux, il a ensuite élevé les murets avec es briques. Avec les gens du village ; qui l’aident, il est allé récupérer des fenêtres dans des décombres pour en placer un de chaque côté d’une belle porte bleue. Le sol de l’unique pièce est encore en terre. A gauche, il y aura une cheminée adossée à l’un des murs avec à côté une bassine en pierre, voilà pour le coin cuisine. Pour la douche, il mettra une citerne sur la toiture plate. En tirant sur une chaîne j’aurai de l’eau froide ou tiède selon le moment de la journée. Décrite comme cela ma salle de bain ne parait pas terrible et ma maison spartiate, mais je sais qu’elle sera pleine de vie. Je ferai mon bureau dans le coin salon, c’est la partie où Juan veut poser le plancher dès qu’il aura trouvé de quoi le fabriquer. Une échelle grimpe à la mezzanine, j’y mettrai mon matelas. Bon assez, à toi de m’écrire, raconte-moi comment tu as passé les fêtes, comment va ta vie. Tu me manques toujours. Il pleut des baisers au-dessus de ton lit.

Ta Susan »

*

29 janvier 1975, Susan,

Je n’ai pas reçu tes vœux ! Enfin pas encore. J’espère que le dessin que je te joins ne souffrira pas trop du voyage. Tu dois te demander ce que représente cette perspective d’une rue au petit matin, eh bien j’ai une grande nouvelle à t’annoncer, l’atelier dans Broome Street, ça y est, j’y suis, et je t’écris en regardant la rue déserte de SoHo par ma fenêtre, c’est la vue que je t’ai dessinée. Tu ne peux pas savoir à quel point cela me change d’avoir quitté Montclair, comme si j’avais perdu mes repères et en même temps je sais que cela me fera beaucoup de bien.

Je me lève tôt et je pars prendre mon petit déjeuner au café Reggio, c’est une petit détour, mais j’aime tellement la lumière matinale de ces ruelles aux gros pavés irréguliers, les trottoirs déformés avec leurs grandes plaques de fonte incrustées de billes de verre, les façades dentelées d’escaliers métalliques, et puis tu adores cet endroit. Tu sais, je crois que je t »écrirais n’importe quoi pour que de temps en temps tu penses à moi, pour que tu me répondes et me parles de toi. Je n’imaginais pas que tu me manquerais tant Susan, je m’accroche à mes cours et je m dis tous les jours que le temps sans toi est trop long, que je devrais sauter dans un avion et venir te rejoindre, même si je sais comme tu me l’as dit souvent que ce n’est pas ma vie.

Voilà, si cette lettre ne finit pas dans ma poubelle c’est que le bourbon que je viens de siffler aura fait son effet, que je me serai interdit de me relire demain matin ou bien que j’aurai dès cette nuit été nourrir la boîte aux lettres plantée à l’angle de ma rue. Quand je pars de chez moi à l’aube, je la regarde du coin de l’œil en traversant comme si c’était elle qui me délivrerait une lettre de toi un peu plus tard dans la journée, un courrier que je trouverais au retour de la fac. J’ai parfois l’impression qu’elle me sourit et qu’elle me nargue, flegmatique. Il fait un froid de loup.

Je t’embrasse.

Philip

*

Un jour de novembre 1975, je ne sais plus bien lequel

Mon Philip,

Quelques semaines depuis ma dernière lettre, mais le temps ici ne s’écoule pas de la même façon. Te souviens-tu de la petite fille dont je te parlais dans une de mes précédentes lettres ? Je l’ai reconduite auprès de son nouveau papa ; sa jambe n’a pas pu être sauvée, j’appréhendais la réaction qu’il aurait en la retrouvant ainsi. Nous sommes allés la chercher à Puerto Cortes, Juan m’avait accompagnée. A l’arrière de Dodge, il avait disposé des sacs de farine pour lui faire une sorte de matelas. En arrivant à l’hôpital j’ai vu cette enfant qui attendait au bout du couloir allongée sur une civière. Je me forçais à me concentrer sur son visage et à ne pas regarder la zone amputée. Pourquoi privilégier ce qui n’existe plus au détriment de tout ce qui est là ? Pourquoi donner plus d’importance à ce qui ne va pas au lieu d’aimer tout ce qui va ?

Je ne cessais de me demander comment elle vivait avec son handicap. Juan a compris mon silence et, avant que je m’adresse à elle, il a murmuré dans mon oreille : « ne lui montre pas ta peine, tu devrais te réjouir, sa différence ce n’est pas sa jambe coupée, c’est son histoire, sa survie. »

C’est lui qui a raison. Nous l’avons installée sur les ballots, et nous avons pris la route des montagnes. Il a veillé surelle pendant tout le trajet, il essayait de la distraire et, je crois aussi, de me décrisper. Pour atteindre ses fins il n’arrêtait pas de se moquer de moi. Il me singeait au volant de ce véhicule bien trop lourd et qui semble vouloir me prouver à chaque kilomètre qu’il est plus costaud que moi, comme si ses sept tonnes ne lui suffisaient pas ! Juan se mettait en position semi-assise, bras tendus vers l’avant et il enchainait les grimaces, parodiant les efforts que je dois faire à chaque virage pour faire tourner la direction, agrémentant ses imitations de commentaires que mon espagnol ne me permet pas d’apprécier à leur juste valeur. C’est au terme de six heures de route que cela s’est produit. Je venais de caler e rétrogradant, j’ai juré et donné du coup de poing sur le volant, mon sale caractère n’a pas disparu, tu sais. Pour Juan c’était du pain bénit, il a aussitôt enchaîné une bordée de jurons, faisant mine de taper sur une caisse supposée représenter mon volant et tout à coup la gamine s’est mise à sourire.

Ce fut d’abord le son clair de deux éclats de rire, un court moment de pudeur, puis un autre jaillit de sa gorge, et tout à coup l’irrésistible instant : le camion s’est empli de ses exclamations. Je n'imaginais pas l’importance que peut soudain prendre dans une vie le simple rire d’un enfant. Dans le rétroviseur je le regardais chercher son souffle. Le fou rire avait aussi conquis Juan. Je crois que j’ai sangloté plus encore que le jour où tu me serrais dans tes bras sur la tombe de mes parents, sauf que ce jour-là je pleurais à l’intérieur. Il y avait tout à coup tant de vie, tant d’espoir, j’ai tourné la tête pour les regarder, au milieu de leurs éclats de rire j’ai distingué le sourire que Juan m’adressait. Les barrières de la langue se sont levées… au fait, toi qui le pratiques presque couramment, raconte-moi en espagnol de préférence, la fin de ton diner après le cinéma, ça m’aidera à me perfectionner…

Il avait reconnu le camion dès qu’il s’était accroché aux premiers virages en bas dans la vallée. Il avait alors renoncé à travailler, s’était assis sur une pierre et e l’avait plus quitté du regard pendant les cinq heures de sa lente ascension. Rolando attendant depuis treize longues semaines. Il n’avait cessé de se demander si la petite fille était en vie, si l’oiseau qui volait hait dans le ciel présageait qu’elle n’avait pas survécu, ou au contraire qu’il fallait espérer. Et plus les jours passaient, plus il transformait les choses les plus simples de s vie en signes, se prêtant au jeu incontrôlable des aurores pessimistes ou optimistes selon les humeurs du moment.

A chaque tournant Susan faisait retentir par trois fois le klaxon au timbre enroué. Pour Rolando, c’était un bon présage, un son long aurait annoncé le pire, mais trois courts, c’était peut-être une bonne nouvelle. D’un mouvement sec du bras il fit riper le paquet marron de Paladines au-dehors de sa manche. Elles étaient beaucoup plus chères que les Dorados qu’il fumait tout au long de la journée. De ce paquet, il n’en prenait d’ordinaire qu’une seule par jour, après son diner. Il porta la cigarette à ses lèvres et craqua une allumette. Une bouffée profonde et il emplit ses poumons de l’air humide qui sentait bon la terre et le parfum des pins. Le bout incandescent rougit au grésillement du tabac. Cet après-midi le paquet entier y passerait. »

*

« Elle portait une chemise d’homme dont les pans retombaient sur son jean délavé. Elle avait maigri mais elle semblait en forme, ses pommettes bien saillantes parurent se rehausser de quelques centimètres quand elle l’aperçut à l’étage, de l’autre côté de la vitre. Il fit un effort surhumain pour respecter sa volonté et rester à table. Dès qu’elle entra dans le terminal, disparaissant pour un temps de son champ de vision, il se retourna et commanda deux boules de glace à la vanille recouvertes de chocolat chaud saupoudré d’amandes effilées, le tout copieusement arrosé de caramel liquide.

Quelques instants plus tard, elle colla son visage contre l’oculus en verre et lui fit une grimace. Il s’était levé dès qu’elle était apparue à la porte du bar. Elle avait souri en constatant qu’il avait pris place à la même table. Dans une vie où elle n’avait plus beaucoup de repères, ce petit coin d’intimité au creux de cet aéroport anonyme avait pris de l’importance. Elle se l’était avoué en débarquent du petit avion de la poste qui l’avait conduite de Puerto Cortes à Tegucigalpa.

Quand elle avait poussé le battant, il s’était forcé à ne pas se précipiter vers elle, elle aurait détesté a ; maintenant, elle faisait exprès de marcher lentement. »

*

« -Waouw, tu deviens philosphe mon vieux.

Philip se leva brusquement et remonta l’allée jusqu’à la porte. Il sortit dans la coursive et rentra aussitôt, revenant d’un pas rapide. Il se pencha et l’embrassa dans le cou.

- Bonjour ça fait tellement plaisir de te faire !

- Je peux savoir à quoi tu joues ?

- Je ne joue pas justement ! Je t’attends depuis deux ans, je me suis fait de la corne au pouce à force de t’écrire puisque c’était le seul moyen de partager le strict minimum de ta vie, je trouve que nos retrouvailles commencent différemment de ce que j’avais pu imaginer, je préfère reprendre tout au début !

Elle le dévisagea quelques instants et son rire éclata.

- Tu es toujours aussi barjo mon vieux, toi aussi tu me manques !

- Bien, tu me racontes maintenant ?

- Non, toi d’abord. Parle-moi encore de ta vie ici à New York, je veux tout savoir.

- Quoi comme plat chaud ?

- De quoi parles-tu ?

- Tu as dit que tu voulais un plat chaud, qu’est-ce que tu veux manger ?

- Mais ça c’était avant. La glace était une très jolie idée.

Tous deux éprouvaient une étrange sensation sans oser se l’avouer, sans vouloir trop en dire. Le temps posait des jalons d’intensité différente chacune de leur vie, à des rythmes qui n’avaient plus de commune mesure. Mais le sentiment qui les liait était intact, seuls les mots leur faisaient défaut. Peut-être aussi parce que la profondeur et la sincérité du lien tissé entre eux souffraient déjà de trop d’absences, d’une distance qui ne s’exprimait pas qu’en kilomètres.

- Alors mange la vite et allons-y, j’ai une surprise pour toi.

Elle baissa les yeux et marqua un temps de silence, quelques secondes avant de relever la tête pour le regarder.

- Je n’aurai pas le temps… Je veux dire que je ne reste pas, j’ai accepté de reconduire mon contrat, ils ont vraiment besoin de moi là-bas tu sais. Je suis désolée Philip.

Il sentit la terre se dérober sous lui, sentiment d’un étrange vertige qui s’installe et vous rend plus imparfait encore quand on voudrait être si présent. […]

- Là où je dois me rendre, tu n’aurais pas le droit de me suivre. Tu sais, ils ne me donneront pas le vingtième de ce qu’il nous faut.

- Tu dis déjà « nous » en parlant de là-bas ?

- Je n’avais pas fait attention.

- Quand reviens-tu ?

- Je n’en ai pas la moindre idée, dans un an probablement.

- Tu resteras la prochaine fois ?

- Philip, n’en fais pas un drame, si l’un de nous deux était parti dans une université de l’autre côté du pays ce serait pareil, non ?

- Non, les vacances ne dureraient pas deux heures. Bon, je m’enfonce, je suis triste et je n’arrive pas à te le cacher. Susan, tu vas te trouver toutes les bonnes raisons de la terre pour que cela ne t’arrive jamais ?

- Pour qu’il ne m’arrive jamais quoi ?

- De prendre le risque de te perdre toi en t’attachant à quelqu’un. Arrête de regarder ta montre !

- C’est l’heure de changer de sujet, Philip !

- Tu vas arrêter quand ?

Elle retira sa main, ses yeux se plissèrent.

- Et toi ? reprit-elle.

- Qu’est-ce que tu veux que j’arrête, moi ?

- Ta grande carrière, tes moyens croquis, ta petite vie.

- Là, tu es méchante !

- Non, je suis juste plus directe que toi, c’est une simple question de vocabulaire.

- Tu me manques Susan, c’est tout. J’ai la faiblesse de te le dire, mais tu n’as pas ide comme je suis en colère parfois.

- C’est peut-être moi qui devrais ressortir du bar et refaire mon entrée, je suis vraiment désolée, je te jure que je ne pensais pas ce que je disais.

- Mais si tu le pensais, différemment peut-être, pourtant ça revient au même.

- Je ne veux pas arrêter, pas maintenant. Philip, ce que je vis est dur, parfois très dur, mais j’ai l’impression que je sers vraiment à quelque chose.

- C’est ce qui me rend si jaloux, c’est ça que je trouve si absurde.

- Jaloux de quoi ?

- De ne pas suffire provoquer ce souffle en toi, de me dire que seule la détresse t’attire à fuir la tienne au lieu de l’affronter.

- Tu m’emmerdes Philip ! »

*

« Je connais tous tes états d’âme et toutes tes parades, je peux déchiffrer chacune de tes expressions. La vérité c’est que tu as peur de vivre, et c’est pour surmonter cette peur que tu es partie assister les autres. Mais tu n’affrontes rien Susan, ce n’est pas ta vie que tu défends, ce sont les leurs. Quel étrange destin que d’ignorer ceux qui t’aiment pour aller donner de l’amour à ceux que tu ne connais pas ! Je sais que cela te nourrit, mais tu t’ignores.

- Parfois j’oublie que tu m’aimes comme ça, je me sens si coupable de ne pas savoir t’aimer aussi bien. »

*

11 novembre, Philip,

J’ai reçu ta lettre, et… tu avais le droit. Tu avais tort, mais tu avais aussi ce droit-là et, quand bien même tu ne le voulais pas, tes mots ont pris la forme d’un jugement. Je ne les oublie pas au contraire, j’u réfléchis souvent, sinon à quoi servait-il de les prononcer ? Lisa, c’est le nom que porte l’ouragan qui t’inquiétait, nous a épargnés. Les choses sont assez difficiles comme cela, je crois que j’aurais abandonné. Tu sais, ce pays est si particulier. Le sang des morts a déjà séché sous la terre. Sur ces caillots de misère, les survivants ont reconstruit leurs maisons recomposées de qui reste de leurs failles et de leurs vies. Je suis venir ici imbue de toutes mes certitudes qui me laissaient croire que j’étais plus intelligente, plus éduquée, plus sûre de tout. Chaque jour que j’ai passé auprès d’eux, je les ai vus plus forts que moi et moi plus faible qu’eux.

Est-ce leur dignité qui leur donne tant de beauté ? Ce n’est pas comme porter secours à des populations brisées par des combats. Ici, la sale guerre c’est celle du vent et de la pluie. Il n’a ni bons, ni méchants, pas de parti ni de cause, il n’y a que de l’humanité au cœur d’une détresse incroyable. Et seul leur courage fait renaître la vie au milieu des cendres de l’impossible espoir. Je crois que c’est pour cela que je les aime, je sais que c’est aussi pour cela que je les admire. J’étais venue ici en les croyant victimes, ils me montrent à chaque instant qu’ils sont bien autre chose et m’apportent aujourd’hui bien plus que je ne leur donne. A Montclair, ma vie n’aurait pas de sens, je ne saurai pas quoi en faire. La solitude rend impatient, c’est l’impatience qui tue l’enfance. Ne prends pas mal ce que je veux te dire, mais j’ai été si seule dans cette adolescence que nous avons partagée du mieux que nous le pouvions. C’est vrai, j’ai été très impétueuse, je le suis toujours. Ce besoin de brûler les étapes me fait vivre à un rythme que tu ne comprends pas, parce qu’il est différence du tien.

Je suis partie en omettant de te dire quelque chose d’aussi essentielle que tout ça : tu me manques beaucoup Philip, je feuillette souvent les pages de notre album de photos et toutes ces images de nous deux sont précieuses, ces marques du temps sont notre enfance. Pardon d’être comme je suis, impossible à vivre pour l’autre.

Susan

*

« Tu as peur de dépendre sentimentalement de quelqu’un, Susan, aimer ce n’est pas renoncer à sa liberté, c’est lui donner un sens. »

*

« Des larmes coulaient sur les jours de Mary. Elle la scruta ainsi quelques instants et la colère qui l’envahit vint déformer son visage de petite fille. Elle sauta aussitôt de la chaise où elle était perchée et se dirigea d’un pas déterminé vers le réfrigérateur qu’elle ouvrit brusquement. Elle prit des œufs, une bouteille de lait et claqua le battant. Elle s’empara d’un bol dans lequel elle commença à fouetter son mélange avec une vigueur qui étonnait Mary. Elle ajouta de la même façon et sans aucune hésitation, sucre, farine et autres ingrédients qu’elle saisissait un à un sur les étagères.

- Qu’est-ce que tu fais ?

L’enfant fixa Mary droit dans les yeux, sa lèvre inférieure tremblait.

- Dans mon pays, il pleut mais pas des pluies comme ici, des vraies, qui tombes pendant tellement de jours qu’on en peut plus les compter. Et la pluie chez nous, elel est si forte qu’elle finit toujours par trouver son chemin pour entrer sous ton toit, et elle coule à l’intérieur de ta maison. Elle est intelligente la pluie, c’est maman qui me l’a dit, toi tu ne le sais pas, mais il lui en fait encore plus, toujours plus.

La colère de l’enfant grandissait à chaque mot. Elle alluma le gaz et y fit chauffer une poêle. Elle continua, interrompue seulement d’un soubresaut.

- Alors, elle cherche comment aller plus loin, et si tu ne fais pas attention elle finit par atteindre son but, elle se glisse dans ta tête pour te noyer, et quand elle a réussi, elle s’enfuit par tes yeux pour aller noyer quelqu’un d’autre. Ne mens pas, je l’ai vue la pluie dans tes yeux, tu as eu beau essayer de la retenir en toi, c’était trop tard, tu l’as laissée entrer, tu as perdu !

Et tout en poursuivant son monologue de rage, elle déposa la pâte et la regarda dorer sur le feu.

- Elle est dangereuse cette pluie-là, parce que dans ta tête elle enlève des bouts de cerveau, tu finis par renoncer et c’est comme ça que t meurs. Je le sais bien que c’est vrai, je les ai vus les gens chez moi qui sont morts parce qu’ils ont abandonné, c’est Enrique qui les transporte ensuite dans sa charrette. Maman, pour nous protéger de la pluie, pour l’empêche de nous faire du mal, elle a un secret…

Et de toutes ses forces réunies en un geste soudain elle fit virevolter la crêpe en l’aie. Dorée, elle tournoya sur elle-même, s’élevant lentement, jusqu’à venir se coller au plafond, juste au-dessus de Lisa qui la montra du doigt. Le bras aussi tendu que la corde d’un arc prêt à rompre, elle hurla à Mary :

- C’est le secret de maman, elle faisait des soleils sous le toit. Regarde, dit-elle en pointant de toutes ses forces la crêpe collée au plafond, mais regarde ! Tu le vois le soleil ?

Et sans attendre de réponse elle en fit revenir une nouvelle qu’elle envoya aussitôt rejoindre la première. Mary ne savait pas comment réagir. A chaque crêpe qui prenait son envol, la petite fille dressait fièrement son index en l’air et criait :

- Tu les vois les soleils, alors tu ne dois plus pleurer maintenant ! »

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Note ✵ 5/5

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