Aurélien David est un artiste qui voyage avec son voilier
Août 2016
100 semaines
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HH.SE.260518 (MBORO, CHEIKH NDIAYE, NONI) de la série "Herbier humain"

Samedi 26 mai 2018. Je me rends à M'boro, une ville située dans une région du Sénégal sur la route de Saint-Louis qui est réputée être le "grenier" du Sénégal. Je viens visiter la pépinière d'une association crée par un Français, Stéphane Fall, les "Brigades vertes". Ils y font pousser de jeunes arbres en vue de les planter ensuite dans des écoles avec les élèves dans le cadre d'actions pédagogiques. Cheikh a 24 ans, est né à M'boro et vient ici depuis vingt ans jusqu'à aujourd'hui devenir salarié de la pépinière. Il m'accueille et me guide dans mon exploration photosensible des jeunes arbres. J'observe et prélève une douzaine d'espèces en vue de les insoler afin d'examiner de quelle façon ils évoluent avec le soleil, dans le temps, avec dans la tête un prochain projet dans lequel la nature et l'enfance occuperont une place primordiale.

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HH.SE.230418 (DAKAR, SERI DIAO, BOUGAINVILLIERS)  de la série "Herbier humain"

J'ai photographié un jeune garçon vendeur d'arachide, non loin du Cercle de la Voile de Dakar (CVD), alors qu'il passait devant un mur mentionnant une équipe de football locale. De nombreux jeunes sénégalais jouent au foot sur la plage en fin de journée. il y avait là des bougainvilliers dont j'ai testé les feuilles pour le représenter avec pour résultat, davantage une trace qu'un portrait traditionnel dont on lit les contours et les détails.

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HH.SE.250418 (DAKAR, NICOLAS DURAND, FRUIT DE LA PASSION)  de la série "Herbier humain"

25 avril 2018. Je photographie un ami charpentier de marine, Nicolas, qui a été demandé de France pour travailler sur le voilier en bois de son propriétaire à Dakar. Nicolas est d'origine créole et vit en général sur sa jonque en bois sur le canal du midi, non loin de Narbonne. À Dakar, Nicolas vit dans un carbet en bordure de plage, au Cercle de la Voile de Dakar (CVD). Il y a sur la terrasse qui fait front à son habitation une plante grimpante à l'horizontale, ressemblant à de la vigne, que j'ai choisi d'utiliser pour le représenter.

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FP. 220318 (DAKAR, SALY FARR, ALGUES)  de la serie "Fishermen portraits"

Dans le cadre d'une action pédagogique que je mène auprès d'une classe d'école primaire de Marseille avec pour partenaires le FRAC PACA (Fond Régional d'Art Contemporain de la région Provence-Alpes-Côte d'azur) et CANOPÉ Aix-Marseille (plate-forme pédagogique affiliée à l'Éducation Nationale), je m’intéresse à l’univers de la pêche en Afrique, où je voyage en ce moment avec mon voilier. En contrepoint géographique et culturel, les élèves dépeignent l'univers de la pêche à Marseille, dans leur quartier de l'Estaque.

Jeudi 22 mars 2018, j'ai photographié Saly Farr, propriétaire de la grande pirogue en bois « Abdou Karim », qui est longue de vingt-quatre mètres. Saly est le partiarche d'une famille de pêcheurs qui vit à Dakar, en bordure de la baie de Hann. Leur pirogue est un hommage au petit fils de Seligne Touba, chef de la branche religieuse des Mourides, à Touba. J'ai aussi photographié son fils et son frère, tous deux régulièrement embarqués sur la pirogue.

FP. 220318 (DAKAR, FILS DE SALY FARR, ALGUES)  de la serie "Fishermen portraits" 

Samedi 24 mars, j'ai grimpé sur ma planche à voile avec une pagaie et j'ai glissé sur l'eau tel un Indien, à la recherche de grandes algues bien vertes. Une fois collectées, je les ai étendues sur du papier pour les faire sécher. Le lendemain, j'ai posé dessus les négatifs des portraits de Saly et sa famille et les ai exposé au soleil pendant toute la journée.

Cette action pédagogique m'a donné envie de commencer « Fishermen portraits », une série de portraits photographiques sur algues, dédiée aux pêcheurs que j'ai l'occasion de rencontrer au fil de mes déplacements en Bretagne, à Marseille, en Afrique ou ailleurs.

FP. 220318 (DAKAR, FRERE DE SALY FARR, ALGUES)  de la serie "Fishermen portraits"  
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HH.SE.210318 (DAKAR, BOUBACAR, PLANTE NON IDENTIFIEE) de la série "Herbier humain"

21 mars 2018. Je séjourne actuellement dans le quartier de Hann Marina, un quartier résidentiel chic et calme en bordure de baie. Non loin de là, il y a un marché aux poissons, à « Hann pêcheur », d'où des pirogues colorées partent en mer et reviennent chargées de leur pêche fraîche.

Après avoir passé une partie de l'après-midi en compagnie des pêcheurs et de leurs histoires, je reviens à pieds vers mon voilier, mouillé devant le Cercle de la Voile de Dakar (C.V.D). En chemin, mon regard est attiré par une peinture naïve représentant sur un mur des personnages de Disney. Cette peinture est bordée d'un buisson et d'un arbre que je commence à photographier en couleur avec mon flash. Perdu dans mes pensées, l’œil dans le viseur, je sens mon chapeau de cow-boy tiré en arrière, je me retourne aussitôt et voit Boubacar, petit garçon sénégalais de dix ans qui me fait une farce. C'est l'un des enfants du quartier qui jouent au C.V.D, copain de Félix dont le papa a son voilier ancré ici.

Il ne pouvait pas tomber mieux : après avoir photographié la fresque, je me demandais justement quelle histoire j'allais bien pouvoir raconter avec cette image. Il était une fois...

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HH.SE.220318 (DAKAR, STEPHANE DIAS, FEUILLE-CHAPEAU)   de la série "Herbier humain"

22 mars 2018. Je vais au parc forestier de Hann me promener. Il se situe à une vingtaine de minutes de marche depuis le mouillage de mon bateau, entre les quartiers de Hann Pêcheur et Hann Village. Il me faut emprunter un carrefour important qui croise la route de Rufisque, où un trafic dense chargé d'hydrocarbures soulève le sable du bord des routes et des trottoirs. Mon entrée dans le parc est accompagnée d'un soulagement car ici, il y a de la nature et du calme.

Peu après avoir dépassé le pavillon dédié à l'éducation à l'environnement, je suis intrigué par un jardin composé de petites plantations. Je demande à le visiter et rencontre son créateur, Stéphane Dias, biologiste. Au « Jardin du Partage », lui et ses collègues font des expériences en biodynamie et développent des cultures auto-suffisantes sur butte, en limitant au maximum leurs ressources. Stéphane est Cap-verdien, ancien footballer professionnel, a fait ses études de biologie dans le Sud- Ouest de la France et gère une société d'éco-paysagisme pour le compte, entre autres, des lodges haut-de-gamme du Sénégal, dont il aménage les parcs. Le « Jardin du Partage » est sa respiration, en dehors des horaires de bureau. C'est en quelque sorte son laboratoire à ciel ouvert. Avec son équipe, il « stresse » des cocotiers pour en observer les conséquences sur le développement des noix.

Le terrain sur lequel ils sont implantés est encore en partie en friche. Il y pousse naturellement beaucoup de ce qu'il appelle les « feuilles-chapeaux », plante ordinairement considérée comme nuisible, mais dont ils ont récemment compris l'utilité : cette plante aère le sol et l'enrichit considérablement. Avec cette « mauvaise herbe », plus besoin de biner, ni de retourner la terre.

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HH.SE.200318 (DAKAR, MOMO, GERTE TOUBAB)  de la série "Herbier humain"

20 mars 2018. Il y a dix jours, j'ai mouillé l'ancre de mon voilier devant le mythique C.V.D (Cercle de la Voile de Dakar), en baie de Hann. Mes parents étaient sur le ponton en bois bringuebalant pour m'accueillir, en parfaits émissaires de la Terranga sénégalaise. Welcome in West Africa.

Lors de ma précédente escale à Dakhla, dans le Sahara occidental, le support de mon moteur hord- bord et mes listons ont soufferts contre le quai du port de pêche, tout à fait inadapté à la petite taille de mon voilier. Heureusement qu'il est solide, avec sa coque en acier. Le CVD, connu de beaucoup de plaisanciers en voyage, offre hospitalité, ambiance familiale et amicale où différents services sont proposés par les habitants qui gravitent autour. Entre autres : réparation de voile, soudure ou menuiserie. C'est comme cela que je propose à Momo et Jean-Claude de m'aider dans mes réparations. Ils ont l'esprit de débrouille et cela me plaît beaucoup, car c'est de cette façon que j’améliore au fur et à mesure Heolian avec des amis, que l'on me donne un coup de main ou du matériel.

Ce matin, Momo entre au bar-resto du C.V.D. Alors que je faisais des recherches sur internet avec ma tablette numérique et le wifi, j'en profite pour lui montrer mes photographies sur mon site. Nous allons sur la terrasse extérieure et je lui montre une plante qui me semble avoir les qualités photosensibles requises pour faire apparaître dessus son visage. D'après lui, cette plante, c'est la « Gerte Toubab » (langue wolof) qu'il traduit en français par « l'arachide du blanc ».

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A Las Palmas de Gran Canaria, la tradition pour les voiliers en escale est de signer son passage par une peinture du bateau. Pour Heolian, ce fut une ambiance un peu plus street art...

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HH.ES.150118 (CORDOUE-ABDOU KHADIR-ORANGER)  de la série "Herbier humain"

Avant de retrouver mon voilier sur l'île de Lanzarote, aux Canaries, je me suis arrêté à Cordoue pour y réaliser une série de photographies. Je me suis intéressé à l'oranger, comme une variation urbaine, qu'on retrouve un peu partout en Andalousie, comme arbre d’agrément, car ses fruits ne sont pas comestibles. J'ai choisi de représenter avec des feuilles d'oranger le visage du gérant de l'hôtel dans lequel j'ai dormi pendant deux jours, Abdou Khadir, qui est sénégalais et qui habite à Cordoue depuis cinq ans.

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HH.FR.291217 (VERTOU-CHARLOTTE LEBEC- VÉGÉTATION SPONTANÉE) de la série "Herbier humain"

C'est la trêve hivernale, je suis de retour en France par avion pour les fêtes de fin d'année. Je rend visite à Charlotte, une amie rencontrée à Marseille en début d'année 2017. Elle vit non loin de Nantes dans un hangar aménagé en salle de spectacle et en atelier. Elle y crée des installations originales en lien avec l'univers du cirque qu’elle présente ensuite dans des festivals. Depuis peu, elle s'intéresse aux techniques anciennes en photographie et s'intéresse ainsi à mes recherches. Chez elle, c'est une vie sans concessions, mi-punk, mi-écolo : on vit dans les éléments, au milieu des vignes et du vent, à la campagne et on écoute du rock. Puisqu'elle fait son compost pour alimenter son potager. j'ai eu envie de représenter son visage sur la feuille d'une plante ayant poussée spontanément sur ce compost.

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HH.ES.191117 (ARRECIFE-LAURA-ESPÈCE VÉGÉTALE INCONNUE)  de la série "Herbier humain"

19 novembre 2017. J'arrive avec mon voilier à Marina Lanzarote, le port de la ville d'Arrecife. Après avoir été à La Graciosa, île désertique située au Nord de Lanzarote, je suis maintenant dans un environnement moderne et urbain, qui contraste fortement avec la celui des jours précédents. C'est d'ailleurs ce qui m'intéresse quand je voyage : la recherche du contraste, passer d'un monde à un autre. Au bureau de la marina, je rencontre Laura, qui y travaille. Elle accueille les plaisanciers avec sourire et professionnalisme. Elle est française, mais son accent trahit une installation de longue date en Espagne, dont les Canaries dépendent. Son coupe-vent au logo de la Vendée ne manque de m'interroger. En fait, elle a occupé auparavant les mêmes fonctions à la capitainerie de La Rochelle. Il m'a fallu quelque temps pour comprendre qu’elle était une Française expatriée en Espagne et non pas une Espagnole ayant vécue en France.

L'île d'Arrecife est la plus à l'est de l'archipel, à quatre cent kilomètres en face du Maroc. Sa végétation est désertique, avec un environnement essentiellement minéral. Plusieurs fois en me rendant en ville, je suis passé devant un rond-point arboré de feuilles rouges et à chaque fois, je me suis interrogé sur les capacités photosensibles de cette plante – dont je ne connais pas encore le nom. J'ai eu envie de l’expérimenter et d’associer le visage de Laura, puisqu'elle habite ici. Le résultat escompté n'a cependant pas été au rendez-vous. J'imaginais obtenir un portrait végétal aux nuances de vert et de rouge, qui aurait été du plus bel effet, au lieu des sombres nuances kaki qui le composent. Le rouge de cette plante demeure pour moi un mystère entier, que quelqu'un – qui sait ? - me dévoilera peut-être un jour.

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HH.ES.131117 (GRACIOSA-MARTEN-ESPÈCE VÉGÉTALE INCONNUE)  de la série "Herbier humain"

13 novembre 2017. Après une navigation de 48 heures depuis Agadir (Maroc), me voici à La Graciosa, petite île sauvage située au Nord-Est des Canaries. Je rêvais depuis bien longtemps d'y retourner mais pas de n'importe quelle façon. Cette fois-ci, c'est avec mon propre voilier. J'y rencontre Marten, un voisin de ponton Suédois, dont le voilier est amarré en face du mien. Il navigue en solitaire et je sens qu'il cherche de la compagnie après avoir navigué seul pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. Quand on est marin, les escales, c'est fait pour ça. Avec mon équipier et ami Khlalil nous le convions à nos repas et l'initions à la cuisine Française, qu'il semble heureux de découvrir. Avec sa chevelure poivre-sel lui tombant sur les épaules et sa barbe fournie, cet homme petit et trapu a tout à fait l'air d'un corsaire du dix-huitième siècle, descendu de la Santa Maria à la recherche d'une pinte de rhum. Je n'ai pas résisté longtemps à lui demander la permission de le photographier, tant il m'a semblé photogénique. Sur cette île très sèche, j'ai fini par repérer une petite plante bien verte, à l'ombre d'un vieux camion tout-terrain, dont j'ai utilisé les propriétés photosensibles pour développer son portrait photographique.

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HH.MA.041117 (AGADIR-FARIDA-ESPÈCE VÉGÉTALE INCONNUE)  de la série "Herbier humain"

4 novembre 2017. Mon voilier est amarré à la marina d'Agadir depuis un mois, d'où je rayonne en bus dans le reste du pays.

J'ai rencontré Farida grâce à sa fille, Alizée. Alors installé sur le perron de la capitainerie, je suis occupé à envoyer des mails avec ma tablette numérique. Des amis polonais à la recherche d'un embarquement en voilier vers les Canaries me proposent de les accompagner pour une promenade à la plage, avec Alizée qui est éducatrice Montessori dans une école privée marocaine. Je lui parle de mon travail et elle me propose aussitôt de monter des ateliers photographiques avec sa mère, Farida, la responsable pédagogique de cette même école.

Farida a une histoire dense comme on rêverait tous d'avoir, toute en voyages. Elle est née en Algérie, a grandi en région parisienne, a vécu aux Caraïbes, en Nouvelle-Calédonie, en Inde, en Espagne et depuis six ans, au Maroc. Elle a été shipchandler, grimpant à l'échelle du pilote pour se rendre dans les cargos à qui vendre ses produits, à cinquante mètres au-dessus des flots. Elle a vécu dans le plus grand écovillage du monde – Auroville, une communauté hippie ayant vu le jour dans les années soixante-dix en Inde.

J'ai passé une semaine en compagnie de cinq classes différentes, à qui j'ai appris à faire des photographies à la chlorophylle et les plus grands, ayant une thématique de travail autour du voyage, ont été invités à visiter mon voilier, après qu'il m'aient interviewé en ma qualité de voyageur.

La veille de ma traversée d'Agadir pour les Canaries, j'ai observé la végétation de la marina que j'ai trouvé plutôt sèche dans l'ensemble, mis à part ce buisson, à côté d'un salon de beauté.

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TP.MA.111017 (FES-TANNEUR-CUIR ARTISANAL) de la série "Tanners portraits"

11 octobre 2017. Il est midi, mon train fait un arrêt en gare de Meknes, d'où ma grand-tante Mireille est native. Le train prend son élan vers Fès, cité impériale où je veux photographier des tanneurs depuis deux ans. Le voyage est long depuis Agadir où j'ai laissé mon voilier amarré à la marina le temps de ce séjour : départ en bus à minuit et changement pour un train en gare de Marrakech à quatre heures du matin. J'ai quand même su fermer un peu les yeux et regarder le paysage se modifier au fur et à mesure, ses montagnes, ses champs, une nature sèche que j'ai observée en Andalousie cet été. Midi et demi, me voilà enfin à Fès.

Je me rends à la Médina en taxi, au cinéma Boujloud, près de la porte du même nom (Bab Boujloud). J'y rencontre Brahim, le responsable culturel de l'Institut Français de Fès, qui m'accueille et me donne les clés du riad Dar Batha où je vais séjourner cette semaine. Je m'installe dans ma chambre, me repose un peu et reprend un taxi en direction de la tannerie Chouara, la tannerie « traditionnelle » la plus célèbre du Maroc. Je ne préfère pas m'y rendre à pieds car on m'a prévenu qu'il y est particulièrement difficile de s'y repérer. En dix minutes de voiture, j'y suis. C'est le moment de repérage. Avant d'entamer une relation avec les tanneurs, j'ai besoin de me rassurer grâce à un cadre visuel, d’alimenter mon imaginaire avec des images extraites du réel et ne plus me contenter de celles que j'ai pu voir dans les guides touristiques et sur internet. Le taxi me dépose sur un parking situé derrière la tannerie et le gardien du parking m'indique gentiment son entrée, au-dessus d'une rivière jonchée de déchets. Il s'agit d'un immeuble dont l'accès est celui d'une boutique sur plusieurs étages où sont présentés différentes sortes d'articles manufacturés en cuir, avec pour point d'orgue la « terrasse », d'où le visiteur peut contempler les tanneurs au travail, quinze mètres plus bas. Deux ou trois couples sont accompagnés de guides qui leurs décrivent les étapes de travail. De mon point de vue, la lumière est en contre-jour, ce qui signifie qu'il faut que je revienne demain matin pour éviter les ombres et privilégier un soleil saturant les couleurs des immeubles et des bacs contenant les produits liquides nécessaires au tannage des peaux animales : la chaux, la crotte de pigeon, les tanins extraits de mimosa, les colorants pour leur donner une teinte.

C'est la fin de journée de travail des tanneurs et des guides qui grouillent autour. L'ambiance est détendue et je demande à l'un d’entre eux la provenance du nom de la tannerie « Chouara » et il me donne sa version en riant : « - Ça vient de « Chouf » et de « Agra», c'est à dire « regardes et donnes-moi ». Après vérification sur internet, cela pourrait être une version simplifiée d'un sourate du Coran, « Ash Shou'ara », soit « les Poètes » en français. Je me trompe peut-être et ne souhaite pas vraiment lancer de débat à ce sujet, je ne suis ni chercheur ni linguiste, mais en tout cas, cette traduction possible stimule suffisamment mon imagination pour fournir présentement la trame de mon récit. « Ash Shou'ara », soit « les Poètes », écrivais-je. La Tannerie des Poètes, donc. Et ses guides, des marchands de poésie ? Dans un article consacré à la mise en scène touristique de l’artisanat traditionnel (…) de la tannerie Chouara », la sociologue Muriel Girard note que les guides donnent des explications plus ou moins romancées et fantaisistes ».

Un peu plus tard, Brahim me donne le contact d'un photographe marocain de renom, Omar Chennafi, qui connaît les tanneurs, afin qu'il m'introduise auprès de leur communauté. Cependant je me doute qu'un ethnologue ou un photographe n'en demeure pas moins à leurs yeux qu'un touriste parmi d'autres, quelque soit l'honorabilité de ses intentions et son professionnalisme, peu importe, du moment qu'il rapporte. Est-il encore possible de réaliser le portrait des tanneurs de Fès sans se galvauder ?

TP.MA.111017 (FES-TANNEUR-CUIR ARTISANAL) de la série "Tanners portraits"

Jeudi 12 octobre, dix heures. Omar vient au riad Dar Batha pour lui décrire mes intentions artistiques autour d'un café. La discussion porte sur son pays, sa situation ambivalente sur l'échiquier géopolitique africain et européen et sur la conscience identitaire fragile de ses habitants. Nous irons à la tannerie ensemble le midi. Je prends les devants car avant de rencontrer les tanneurs, je souhaite composer des vues de la tannerie avec la lumière de midi, une lumière crue qui sature les couleurs, limite les ombres, de façon à « planter le décor » de mon histoire. J'arrive sur le même parking que la veille et commence à photographier l'extérieur de la tannerie, où se situent quelque cuves, en bordure de la rivière sale, car la lumière m'y plaît. Je monte sur un parapet et photographie jusqu'à ce qu'un gardien de la tannerie m'interpelle et m’explique que la photographie est autorisée uniquement sur la terrasse des boutiques. En ma qualité de « supertouriste », je ne démords pas, car il me manque encore une ou deux vues pour obtenir la composition que je cherchais avant qu'il n'interrompe ma transe visuelle. À ce propos, quel drôle d'espace-temps ce moment où on place son œil dans le viseur : on s'isole du réel pour mieux s'y connecter… Mais c'est un faux paradoxe, car en s'isolant du réel, ce qu'on cherche à faire, c'est créer avec son objet la distance nécessaire permettant de l'interpréter, le temps de construire un point de vue sur le réel. Bref, le gardien me guide et m'emmène en haut de l'immeuble-boutique avec les autres touristes, mais cela ne va pas, j'ai trop d'ombres dans mon cadre et je le lui explique. Il est encore tombé sur un client exigent ! Il se laisse convaincre de m'emmener sur ces toits-terrasses à notre gauche qui ne sont pas aménagés pour les touristes. Nous y sommes, je fais vite, j'enchaîne les vues car je sais ce que je veux et puisque je ne suis pas à ma place « normale », je n'aimerai pas jouer avec les limites du gardien qui de fait, se montre conciliant. Au bout de plusieurs minutes en plein soleil, nous descendons dans la tannerie, en bas, parmi les cuves et les travailleurs. Il me fait une visite au terme de laquelle je lui donne vingt dirhams, qu'il trouve insuffisants, car cet argent n'ira pas dans sa poche mais dans la caisse collective de leur corporation. Je n'ai pas d'état d'âme car je vais revenir d'ici peu dépenser bien davantage. Je sors de la tannerie et je vais dans un café regarder mes photo sur l'écran arrière de mon boîtier numérique. Je griffonne aussi mon carnet, de notes, de schémas, pour mettre les photos en relation et réfléchir à leur mise en forme possible dans un espace. Omar m'appelle, je le rejoint en retard dans la tannerie, côté intérieur de la médina, par l'accès principal (pas côté parking), ne s'étant pas compris sur l'horaire de rendez-vous. Je suis confus et Omar ne dispose que de vingt minutes pour m'introduire. Il est rapidement reconnu par un des tanneurs à qui il explique les raisons de notre présence. On me demande combien de tanneurs je souhaite photographier. Je réponds spontanément « -5 », parce qu'en fait, je n'en sais rien. Ce que j'imaginais, c'était prendre du temps pour discuter avec eux, mais je me rends compte qu'en fait, ils sont là pour travailler, pas pour discuter. Ça va très vite. Un tanneur qui parle français va à tour de rôle chercher d’autres tanneurs et j'enchaîne les prises de vue. Côté relations humaines, il me semble avoir déjà fait mieux. Côté production photo, c'est efficace. On négocie le tarif : une enveloppe globale de trois cent dirhams m'est demandée, ce qui ne me convient pas, les négociations continuent sur deux cent dirhams. À l'aide de l'exemple d'une photographie sur cuir réalisée d'après la technique que j'ai brevetée, j'essaie de baisser les prix, car ce qu'ils voient est inédit et leur plaît (de surcroît, je me prends pour un « supertouriste », n'oublions pas). J'explique à Omar que j'aimerais aussi leur acheter du cuir de leur production de façon à réaliser avec, un portrait de tanneur. Le consensus ne tarde plus, vingt dirhams par personne photographiée, cinquante dirhams pour le guide-percepteur et cent dirhams pour le cuir, soit un total de deux cent cinquante dirhams, soit ma contribution à leur survie. Je donne l'argent et monte dans l'atelier de stockage de peaux de l'un des tanneurs. Je le photographie sans véritable intention artistique - d'ailleurs, c'est une photographie qui ne me plaît pas – puis il se met à travailler, à racler la peau avec une énergie telle qu'elle me met mal à l'aise. Dans cette petite pièce, il n'y a plus suffisamment de distance entre ma position d'observateur et la sienne, celle de travailleur besogneux, car la réalité de ces hommes est bien loin du romantisme que leur prête les guides, du haut des terrasses de la « Tannerie des Poètes ». Je le laisse travailler et monte à celle où je suis allé la veille pour voir si la lumière me permettrait de compléter les vues faites deux heures auparavant, mais non, il y a trop d'ombres à mon goût.

Se produit alors une situation intéressante, m'offrant une respiration dans mon rapport avec les tanneurs. Je ne suis pas seul sur la terrasse, il y a d’autres touristes. J'ai alors une vision des photographies de touristes de Martin Parr, qui les photographie en train de se photographier devant des sites touristiques. Sans plus me poser de question sur le sens de ce que je suis en train de faire, je cadre le paysage de la tannerie en intégrant ces touristes au premier plan, en bordure du cadre, beaucoup plus grands que les tanneurs en bas de la tannerie, tous petits, dans cette sorte d’arène que les touristes viennent quotidiennement valider. Cette métaphore du tanneur comme gladiateur m'a été proposée par Omar Chennafi. Filons donc cette métaphore. Les nantis sont en haut sur les terrasses et les tanneurs en bas dans les bacs, encerclés par de l'architecture dans laquelle il sont observés et bataillent avec la chair pour survivre. Sur une de mes photos, une touriste d'origine asiatique se fait photographier sur la terrasse, le pouce tendu vers le haut. Je ne peux m'empêcher de penser au mythe romain selon lequel le public des arènes décidait du sort de vie ou de mort des gladiateurs mal en point, au sortir d'un combat. Métaphore visuelle.

Travail produit à l'occasion d'une résidence au Riad Dar Batha de l'Institut Français de Fès en octobre 2017. 
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8 octobre 2017. Je me rends en bus à Tiznit, dans le sud d'Agadir, où est actuellement amarré mon voilier, pour rencontrer un artiste-photographe marocain, Mohammed El Mourid. Je suis le conseil du directeur de l'Institut Français de Marrakech, Christophe Pomez. Je lui ai demandé les éventuelles possibilités de faire une courte résidence de création à Marrakech pour travailler autour de la tannerie traditionnelle et il m'a alors évoqué le travail sur cuir de Mohammed. J'ai d'abord cherché des visuels de son travail sur internet, mais les résultats ne m'ont pas permis de voir avec assez de précision de quoi il en retournait. Mohammed prend les devants et m'invite à lui rendre visite à Tiznit. Pour être honnête, je suis dans un premier temps inquiet. Je me demande si la technique photographique sur cuir qu'il emploie est similaire à la mienne, ce qui est loin de m'enchanter, dans la mesure où je l'ai breveté.

La route est belle, le changement de décor amène l'aridité, le sable, la roche, quelques arbres et pépinières contrastant avec leur environnement, à la façon d'oasis. Aux environs de midi, j'arrive à Tiznit, avec pour point de rendez-vous le café Europa, à deux pas seulement de chez lui. Il est attablé avec un ami et boit un café. L'heure du repas est un peu avancée, aussi, je ne consomme rien dans l'immédiat pour ne pas décaler le moment de notre tajine, préparé par le tenancier d'un restaurant familial, également ami à lui.

Notre échange démarre tranquillement, Mohammed est d'un calme absolu. Nous évoquons une connaissance commune – un jeune artiste Marocain qui est en train de monter sur le marché international, avec qui j'ai récemment exposé en France et à qui je viens de rendre visite à Marrakech. Nous échangeons nos points de vue à son sujet et je suis rassuré par le sien. Ce jeune artiste semble très préoccupé, flirtant sans cesse avec les limites de la réalité, sans aucune notion du temps, concentré sur son travail artistique, en proie à de longs monologues existentiels, laissant soin à son équipe de s'occuper de l'aspect logistique. Un artiste en train de connaître le succès, quoi. Certes, Mohammed et moi en convenons, l'acte de créer demande une tension particulière précédée en général d'une réflexion plus ou moins longue, l'acte demandant une concentration pouvant difficilement être désignée autrement que par le terme de « transe ». Le plus dur est de ne pas devenir fou, même si on semble souvent l'être toujours un peu pour les autres. Les artistes sont souvent atteints de « monomanie », moi y compris, préalable permettant l’abnégation nécessaire pour envisager faire carrière dans un monde où « vivre de son art » relève de la gageure. En clair, les années font le tri, au fur et à mesure que le temps passe, que la plupart baissent les bras, certains persistent jusqu'à ce que succès s'ensuive. Comme le disait Picasso, l'action est le premier pas vers le succès. Le mouvement doit donc être perpétuel. L’écosystème artistique est inéquitable d'un point de vue économique et entraîne une sélection artificiellement naturelle de l'artiste. Nommez-moi ministre de la culture, car je tiens la solution. Elle est simple : renégocier le statut de la propriété intellectuelle pour éviter les trusts et suivre l'exemple de la Belgique avec son statut d'artiste d'état. On offre une allocation permanente à l'artiste si une pratique régulière et professionnelle est visible dans le temps. L'art a toujours existé et sa nécessité sociale n'est de mon point de vue pas même discutable, dans la mesure où l'Histoire préexiste au débat : on avait déjà un sens de l'esthétique au Néerdanthal, sinon, à quoi bon laisser des traces et des motifs sur des parois rocheuses, lorsqu’on est une société à tradition orale, où la transmission des connaissances ne se fait non pas par l’écrit, mais par le geste et la parole (si l'on reconnaît que ces hommes utilisaient nécessairement une forme ou une autre de langage) ?

Mohammed me parle de sa vie. Il est né à Tiznit. Il a fait ses études d’art à Strasbourg et s'est définitivement installé en France après avoir reçu un prix de la ville. Aujourd'hui, il vit entre la France, le Maroc et l'international où il expose et fait des résidences de création (entre autres, en Corée et au Japon). La ville de Tiznit vient de lui offrir un atelier dans la ceinture fortifiée (le rempart), devant la médina. Magnifique, je ne le verrai cependant que depuis l'extérieur puisqu'il est en travaux. Pendant ce temps, Mohammed produit dans son appartement-atelier à Tiznit. Je plaisante au sujet de son futur atelier en lui dessinant le scénario du retour au pays du fils prodige. Mohammed El Mourid est un artiste reconnu qui vient de vendre plusieurs de ses œuvres au roi Mohammed VI. Difficile de rêver d'un meilleur prescripteur, aussi, nombreux sont les acheteurs qui souhaitent aujourd'hui collectionner son travail. Après une visite de la médina, nous nous rendons dans son atelier pour une découverte en profondeur de son travail, dont la technique diffère de la mienne et de cela j'en suis rassuré. Il a passé six mois à Fès apprendre la fabrication du cuir auprès des tanneurs et se sert du cuir comme papier photo, après avoir appliqué à sa surface une émulsion photographique. Il me partage ses longues déconvenues expérimentales qui ont fait déjà pleuré certains de ses assistants, tant la maîtrise de cet art demande un savoir-faire pointu, qui, même lorsqu'il semble acquit, n'exempte pas la surprise, le raté, qui, selon le projet, peut en faire partie intégrante. C'est un « truc » d'artiste qui permet d'éviter l'asile, si jamais vous aviez envie de le devenir (artiste, pas fou). Ce qui peut sembler être des digressions est pour moi l'espace et l'occasion d'interroger mes propres représentations et je me demande si classiquement, un « vrai » artiste ne se doit pas d'être mi-magicien, mi-fou. On dit parfois de l'artiste qu'il est « génial ». Mais a-t-on oublié entre temps les années de travail nécessaires au résultat ? Détournons Simone Weil. « On ne né pas artiste, on le devient ». Et hop, j'ai ma citation post-mortem. Mon épitaphe ?

Nous allons en fin de journée à Aglou, dans sa grotte les pieds dans l'eau, sur la côte, à quinze kilomètres de Tiznit. C'est très beau. Il s'agit d'une habitation troglodyte donnant en hauteur, directement sur la mer. Nous nous asseyons en terrasse avec deux de ses amis, l'un écrit ses textes et l'autre enseigne les arts pastiques. Nous buvons le thé et mangeons un gâteau qui me fait étonnamment penser à la galette des rois, mais en plus dense et sans fève car, n'oublions pas que nous sommes au Maroc, pays à la fois monarchique et musulman. Mohammed vient ici depuis qu'il est enfant et en est l’héritier. Il l'a repeinte sa grotte au début de l'été et doit déjà la refaire en raison des agressions perpétuelles des embruns (cela me fait penser à la peinture de la coque acier de mon voilier qui semble veille de dix ans alors qu'elle n'a qu'un an). Les vagues qui au loin ne sont pas fortes et s'éclatent sur la barre rocheuse affleurante devant la plage. Pourtant, il n'y a pas de vent. C'est dire la puissance de la houle atlantique qui ne rencontre aucun obstacle depuis le continent américain. Mohammed y a récemment organisé une exposition et me propose d'en faire de même avec mon travail si le cœur m'en dit. Quel plus bel exemple peut-il illustrer la complicité qui est née entre nous ? Nous partageons les mêmes problématiques et les mêmes connaissances d'un matériau utilisé dans un même contexte.

Le lendemain matin, nous nous rendons à Sidi Ifni visiter cette station balnéaire hors d'âge d'origine espagnole car, je ne sais plus pourquoi, j'en suis venu à comparer le Maroc au Mexique sur le plan architectural (alors que n'y ai jamais mis les pieds) et Mohammed a alors jugé utile de venir ici. Après une heure de « grand taxi » - le taxi collectif qui ne part que lorsqu'il a fait le plein de passagers, soit six personnes, ce qui est assez rapide finalement - nous marchons dans cette petite ville. Nous allons en contre-bas de la falaise sur laquelle la ville est construite, par un sentier descendant du phare. J'ai à ce moment un flash, une illumination me menant à une réflexion pouvant tout à fait sembler naïve. Là où nous sommes, ça sent fort l'Atlantique, des odeurs maritimes spécifiques à cet espace, différentes de la mer Méditerranée ou de la Manche, par exemple. En fait, pour moi, ça sent fort la Bretagne. Et ce que je vois, c'est la roche noire sur laquelle s'agrippe la faune maritime bretonne. C'est troublant. Puis, cela s'impose comme une évidence : sur cette planète, tout est lié. La terre, les couleurs, les odeurs, les hommes. Voilà ce que je commence à comprendre ici. C'est une réalité palpable par peu de personnes car il s’agit de mon ressenti en tant que marin, mon ressenti comme voyageur dont le mode déplacement ne crée ni discontinuité entre les lieux visités, ni discontinuité entre l'homme et la nature. La mer est continue, il n'y a pas de frontières. Difficile de ne pas se confondre à bon compte dans une poésie humaniste, que je sais peu appréciée dans ce monde désenchanté. Il y a des différences bien sûr, mais je crois que le jeu humain est une géométrie variable dont on peut accentuer ou diminuer les angles et les écarts. Mohammed, mon frère.

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TP.MA.031017 (MARRAKECH-HASSAN AKROUMI-CUIR ARTISANAL) de la série "Tanners portraits"

3 octobre 2017. Je suis arrivé à Marrakech hier soir depuis Agadir, où mon voilier est amarré depuis une semaine. À Agadir est construite la seule marina du Maroc côté Océan Atlantique, réputée chez les voyageurs à voiles pour être une base de départ sécurisée pour y laisser son bateau et explorer l'intérieur du pays. Je suis hébergé à la Maison Denise Masson, un riad situé dans la médina et géré par l'Institut Français de Marrakech qui met des chambres à disposition de ses résidents temporaires. Je mesure la chance qu'on m'offre de pouvoir travailler ici, au calme et dans la beauté, contrastant avec le bourdon continu des rues et ruelles de la médina. Les conditions sont réunies pour réaliser ce rêve que j'entrevois depuis deux ans au moins : rencontrer des tanneurs traditionnels au Maroc.

Dans mes recherches préalables au sujet de la fabrication du cuir au Maroc, j'ai déterminé trois zones de production différentes, dont l'une étant le « quartier des tanneurs » de Marrakech, moins connu que celui de Fès. Le soir-même de mon arrivée, j'ai fait un tour de repérage du quartier, situé à Bab Delbagh, près de l'ancienne rivière (aujourd'hui asséchée), près de la ceinture fortifiée, dans l'Est de la Médina. Je ne sais plus vraiment comment j'ai fait pour le trouver car l'ensemble tient du labyrinthe pour l'occidental que je suis, non habitué à cette organisation urbaine. Je me suis guidé à l'aide de mon flair puisque la fabrication du cuir est une succession d'opérations qui font appel à des produits chimiques plus ou moins naturels et dans tous les cas forts odorants. Cette première approche m'a permis de me rassurer car j'ai besoin d'avoir des images dans ma tête pour avancer, j'ai besoin de stimuler mon imaginaire pour travailler. Évidemment, j'ai eu le droit à une visite-éclair par un faux guide dont je n'ai pas refusé les services, après qu'il m'ait interdit l'accès à une tannerie dont je convoitais des yeux l'entrée, pour m'emmener dans une autre tannerie, dans laquelle il semble avoir ses habitudes avec les touristes. C'est d'après ce qu'on peut lire sur les forums de voyage, un « rabatteur ». Évidemment, lorsque j'ai souhaité avoir un point de vue panoramique sur la tannerie « touristique », il m'a emmené dans la boutique coopérative berbère « qui n'ouvre qu'une fois par semaine, le mardi (aujourd'hui) et j'ai beaucoup de chance car les artisans retournent le soir-même dans leur village, loin dans la montagne, fabriquer les objets en cuir » (sic).

Mardi 3 octobre donc. J'ai recueilli sur internet des informations concernant les organismes professionnels structurant la filière, notamment le contact du président de l'association des tanneurs, Hassan Akroumi. Je l'appelle sur son téléphone portable et nous prenons rendez-vous. Deux heures après, nous sommes en terrasse en train de boire le thé dans le quartier Bab Taghzout. Petit-fils et fils de tanneur, il a la soixantaine et la discussion porte sur son action en tant que président. J'ai lu sur un forum internet qu'il avait porté un projet auprès du roi Mohammed VI visant à l'amélioration qualitative des cuirs produits dans les dix-neuf tanneries « traditionnelles » situées dans le quartier des tanneurs. Le problème de la forte odeur des cuirs marocains qui revient systématiquement dès lors qu'on les évoque auprès des touristes pourrait être réglé par l'utilisation de machines, le foulon, pour parfaire le « travail de rivière », c’est à dire le nettoyage des peaux en début de process. C'est une machine simple, aux allures presque médiévales, que me montre Hassan lorsque nous nous rendrons plus tard dans son atelier : un tonneau à l'horizontal qui tourne sur lui-même pour remuer en continu les produits et homogénéiser leur application sur les peaux. Dans ces tanneries, les ouvriers ont chacun un bac en dur dans lesquels ils remplissent et vident des produits chimiques en fonction des étapes de fabrication. La méthode est entièrement manuelle et les hommes plongent dans les bacs avec des bottes type cuissardes pour remuer les peaux. Selon Hassan, des foulons coopératifs permettant à ses confrères de réduire considérablement la pénibilité de leur travail, ce qui nécessiterait des aides financières de l'État, qu'Hassan n'a jusqu'à présent pas pu obtenir. Il a du mal à faire évoluer ces tanneries familiales et artisanales et faire admettre que ces méthodes « traditionnelles » sont davantage subies que choisies. De fait, lorsque des touristes (dont je fais parti) viennent voir ces tanneries, c'est pour découvrir le spectacle d'hommes en contact direct avec la matière, brute, sans filtre mécanique. Qu’adviendrait-il si jamais une machine (aussi peu sophistiquée soit-elle) intervenait dans le processus de fabrication des cuirs ? Serait-ce encore « traditionnel » ? Pour Hassan, il y a un usage politique des mots. Dans le contexte des tanneries de Marrakech, il est d'après lui construit une fausse opposition entre « l'industriel » et le « traditionnel » où « l'industriel » comporte une adhésion à un système à forte dépendance à contrario du traditionnel, ce qui expliquerait que l'État Marocain n'a pas d'intérêt à améliorer ces tanneries « traditionnelles » qui plaisent aux visiteurs telles quelles, dans leur jus. Il tente de m'expliquer au mieux son raisonnement, prenant pour exemple une moto dont l'usage nécessite un permis, une assurance de l'essence, l'opposant au vélo qui, lui, ne coûte quasiment rien. Aussi, il y a un usage politique des machines et dans ce cas, un foulon permettrait de produire mieux tout en préservant la santé des tanneurs, en lieu et place d'une amélioration de la productivité. Le « traditionnel » doit-il nécessairement fonctionner grâce au « tout manuel » ? Ce débat, somme toute assez classique, c'est celui de la cohabitation entre tradition et modernité.

Sur ces considérations, nous nous rendons en moto dans son atelier de fabrication. La médina en moto, c'est l'Afrique que j'embrasse tout d'un coup, d'un souvenir fulgurant de mon séjour au Mali en 2008. Les pistes, la poussière, le vent chaud sur le visage. Son atelier est une petite maison sur deux niveaux avec un toit-terrasse où il élève des pigeons – non pas pour en récupérer la fiente qui intervient dans les méthodes de tannage dit « végétal » qu'Hassan promeut, mais juste pour le plaisir. Au rez-de-chaussée, il y a un foulon qu'il a construit lui-même (qui semble ne pas avoir fonctionné depuis fort longtemps). Au premier étage, il réalise le patron des sacs qu'il vend, assemble et coud (bien lentement). Il contrôle l'ensemble de sa chaîne de fabrication. Il me montre les peaux de chèvre qu'il tanne tout seul... Il y a du mystère dans tout cela... Il me semble que ces jours-ci, l'atelier d'Hassan tient davantage de l'écomusée. Je lui achète néanmoins deux peaux naturelles, c'est à dire non teintées, pour développer dessus son portrait photographique.

Je vais ensuite faire un tour à la « Grande Tannerie » qui est juste à côté de son atelier, pour y réaliser des vues des paysages colorés qu'offrent les bacs et les locaux de stockage des peaux. J'y suis accueilli avec bienveillance, dans le calme, il est dix-sept heures et c'est la fin de la journée de travail pour la plupart des tanneurs. Ceux que je rencontre sont détendus et disponibles pour m’emmener voir les meilleurs points de vue. On ne me demande rien en échange, prenant simplement le plaisir de me faire plaisir. Est-ce parce que je suis passé par l'accès de derrière, par les « coulisses » ou dans mon cas, « l'entrée des artistes » ? Je n'ai pas franchi le grand portail habituel, n'arrivant pas par la rue principale des tanneries mais du côté de chez Hassan. Je retourne chez lui et rencontre deux amis à lui, Saïd et Mohammed avec qui nous buvons le thé. La conversation est en arabe quasiment tout le temps, je me laisse absorber par la musicalité de leur paroles incomprises, par la lumière particulière et l'absence de temps. Ça y est... Je me souviens maintenant. C'est ça l'Afrique. Ses contes, sa poésie, ses histoires.

Hassan est-il réellement le président de l’association des tanneurs de Marrakech ? Je ne pourrais jamais réellement le savoir. Et quand bien même...

Travail produit à l'occasion d'une résidence au Riad Denise Masson de l'Institut Français de Marrakech en octobre 2017. 
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FP.MA.220917 (ESSAOUIRA-BISMILLAH-ALGUES) de la série "Fishermen portaits"

22 septembre 2017. Mon voilier est amarré au port de pêche d'Essaouira, au Maroc. Avec Adèle, mon équipière, nous sommes ici depuis quelques jours, en pleine découverte de sa médina, dont on ne peut manquer les similitudes avec le Bretagne. Sa ceinture fortifée, le vent soutenu et les roches noires découvrantes au fl de la marée sont troublants de ressemblance. Porter un pull est ici nécessaire le soir, en ce début d'automne. Nous ne somme pas sous les tropiques, ni dans le désert, au Maroc certes, mais en bordure d'Océan Atlantique.

À côté de nous, il y a d'autres voiliers, dont un qui bat pavillon français. Il est gardienné par un Marocain, Bismillah. C'est un marin, un ancien pêcheur fls de capitaine mort en mer. Il est ami de son propriétaire, Xavier, un breton qui vit en France, avec qui il a travaillé en promenant les touristes dans la baie d'Essaouira. Depuis deux ans que le port est en travaux, les touristes viennent moins au port, ceci à cause de son accès plus difcile avec la destruction d'un escalier en pierre qui permettait d’accéder au ponton des bateaux de plaisance. En ce moment, il faut descendre une échelle qui peut mesurer jusqu'à cinq mètres à marée basse. Xavier souhaite vendre le voilier car le port lui coûte trop cher eu égard des faibles rentrées d'argent actuelles ne lui permettant pas de l'entretenir convenablement.

Bismillah nous aide de temps en temps lorsque nous revenons des courses, en prenant nos bidons d'eau pleins ou nos jerricans d'essence, nous aidant à les descendre du quai au ponton, car l'échelle est vraiement problématique dans certaines situations. C'est aussi lui qui a pris nos amarres à notre arrivée au port, tel un marineiro. En fait, il voit tout ce qui se passe au port car il vit à bord et quitte rarement le bateau. Nous ne sommes pas dans une marina dédiée à la plaisance mais dans un port de pêche en libre accès. Les bateaux environnants sont des bateaux de pêche en bois, allant de la barque au chalutier et tous, bien qu’entretenus du mieux que le peuvent leur propriétaire, paraissent tout de même d'un autre âge, ce qui aide à situer le niveau de vie des personnes qui fréquentent le port. Il y a un décalage avec mon petit voilier et les deux grands également amarrés ici, d'où une surveillance nécessaire.

Hier soir, nous pensions quitter le port pour Agadir, avec un vent soutenu et des avis divergents. On y va ? On y va pas ? Alors qu'une manœuvre sur le bateau était nécessaire, nous avons largué les amarres un court moment et un cri dans notre direction s'est immédiatement fait entendre : « - Capitaine ! Capitaine ! Non, ne pars pas ! » Bismillah pensait que nous partions et nous donnait déjà pour morts… Il nous a alors semblé qu'il nous portait dans son cœur, plus que nous l’imaginions et cela nous a touché. Nous sommes fnalement restés et avons pris de nouvelles informations météorologiques. Cette fois-ci sera la bonne, nous partirons demain matin.

Bismillah me demande en fn d'après-midi si j'ai une bouteille de vin à lui ofrir. Non, car je n'ai pas de cave à vin à bord de mon voilier de huit mètres de long. Un paquet de cigarettes alors ? Non, car je en fume pas. Bismillah n'en démord pas et me demande de lui en ramener un de la médina, car il ne peut pas quitter le bord maintenant surtout qu'aujourd'hui, c'est le « nouvel an arabe » : tous les point de vente d'alcool sont fermés ainsi que la plupart des autres commerces. Soit. « Bismillah », surnom dont il est afublé par méthonymie avec le bateau de pêche sur lequel il travaillait et qui portait ce nom, signife « au nom de Dieu ». Bismillah est la personnifcation de l'esprit de tolérance et d’ouverture sur l'ailleurs revendiqué ici. Ne nous ofusquons donc pas des habitudes alimentaires de Bismillah et de sa tendresse pour l'alcool. C'est un marin ! Lorsque Adèle et moi revenons de la médina, je toque contre la coque de son bateau pour le prévenir de notre retour avec les cigarettes et il nous invite à manger à bord. Il prépare un tajine au poulet (excellent) accompagné non pas d'eau mais du vin rouge et du schnaps « oferts » par le voilier voisin. Bismillah sait se faire ofrir ses petits plaisir sans vergogne. Lorsque le capitaine voisin lui propose une bouteille de vin ou une bouteille de schnaps, il lui demande les deux ! Nous buvons donc à la santé du capitaine allemand.

Bismillah nous surprend également par un tas de lettres qu'il sort de sa cabine, écrites par les voiliers de passage à son intention, mi-souvenir, mi- recommandation. Nous aussi devrons lui écrire un mot, ce que je fais le lendemain matin avant d’appareiller. Nous sentons que c'est important pour lui, ces lettres sont comme un trésor de guerre, il y en a beaucoup. Mais pourquoi en a-t-il tant besoin ? Et où est sa famille ? Il semble un peu seul, n'a ni femme, ni enfants. Et Je commence à comprendre un peu ce que représentent pour lui ces lettres. Sa famille à lui, c'est nous.

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HH.MA.160917 (EL JADIDA-JL JACQUETY-BLETTE)  de la série "Herbier humain"

16 septembre 2017. Mon voilier est amarré depuis une semaine au port de pêche d'El Jadida, une ville moyenne méconnue des touristes européens, située entre Casablanca et Agadir. Une amie expatriée, Bernadette, m'héberge dans sa maison durant mon séjour et me fait goûter à l'occasion les fruits et légumes issus de la production d'un potager bio, non loin de chez elle. Ce potager est remarquable de par sa situation, qui tient à l'histoire de son initiateur, Jean-Louis Jacquety : le « Potager des Anges » est situé dans un cimetière (de culte chrétien).

Il y a quelques jours, Bernadette m'a présentée aux jardiniers du potager qui m'ont donné des légumes verts (salade, blette, épinard), pour préparer une intervention en milieu scolaire durant laquelle les élèves ont pressé un jus de plante photosensible, ayant pour objectif la fabrication d'un papier photographique écologique. En entrant dans le cimetière, j'ai tout de suite été séduit par le calme du site et par l'intégration des tombes dans la terre, comme de la végétation dans un jardin. La nature a bien sa place, plus que dans un cimetière français par exemple, où la pierre et le goudron prédominent davantage – outre les feurs posées sur les tombes. J'ai demandé à l'un des jardiniers l'autorisation de revenir faire des photos puis, par téléphone, à la trésorière de l’association qui gère le cimetière et le potager, Suzanne Capelli. Autorisation accordée. Elle me conseille de revenir aujourd'hui, car la production du potager est distribuée aux membres de l'association chaque samedi sous la forme de paniers. Ce sera l'occasion de rencontrer Monsieur Jacquety.

J'arrive donc un peu avant onze heures pour réaliser quelques vues du potager et du cimetière avant que n'arrivent les membres de l'association, mon travail photographique nécessitant des paysages dénués de présence humaine. Je m'interroge à propos de la façon la plus juste de représenter l'articulation des parcelles potagères avec des parcelles tombales. Durant la semaine ayant précédée ma visite de ce jour, je me suis rendu compte de la situation unique de ce potager remarquablement intégré. Certaines personnes y perçoivent une symbolique en cercle qui me rappelle le bouddhisme, où les personnes enterrées alimentent la terre par leur présence qui, à son tour, accueille les graines qui grandiront et deviendront la nourriture des vivants – les légumes du « Potager des Anges ». D'autres personnes en revanche sont surprises par l'emplacement inhabituel de ce potager.

Monsieur Jacquety m'éclaire. Il est né à El Jadida il y a quatre-vingt six ans et ses ancêtres sont enterrés dans ce cimetière. Agronome de métier, il avait repéré quinze ans auparavant des espaces en friche autour du cimetière, qui était alors moins bien entretenu qu'aujourd'hui. Il y avait le haras royal qui jouxtait immédiatement au cimetière et dont le crottin des chevaux fourniraient l’engrais naturel nécessaire aux végétaux. Petit à petit, les choses se sont organisées, les parcelles agrandies et Monsieur Jacquety a pu mettre son savoir au service de sa communauté associative, composée pour l'essentiel d'expatriés français à la retraite, à El Jadida. Je crois comprendre que cette initiative rare procède d'un constat négatif concernant l'état de l'agriculture marocaine, dont la course à la productivité conduit au recours massif et non contrôlé des pesticides. On m'a conté à ce sujet une anecdote qui invite à la réfexion. Un jour, un paysan demande le prix d'un pesticide à un revendeur, qui se révèle trop cher pour lui. Le revendeur lui propose alors, en substitution, « - c'est pareil ! », de la mort aux rats...

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HH.MA.260817 (TANGER-ABDELAZIZ-ESPÈCE VÉGÉTALE INCONNUE)  de la série "Herbier humain"

26 août 2017. Je suis à Tanger avec mon voilier en provenance de Gibraltar, accompagné de deux amis équipiers, Adéle et Antoine. C'est la première fois que je viens au Maroc. Je crois savoir que la ville est un peu le carrefour d'entrée du pays, situé à mi-chemin entre européanité et africanité. Il n'y a pas de port de plaisance, juste un quai pour accueillir les bateaux de passage en attendant la fin de la construction de la marina et dont les outils promotionnels en ville vantent les mérites. Ce sera luxueux. En attendant, pas de douches ni de toilettes, mais il est possible d'utiliser ceux de la gare maritime située à proximité. Zéro confort, mais un accueil chaleureux offerts par les agents de la capitainerie : « Soyez les bienvenus ». On nous a placé devant un yacht à moteur de 43 pieds, flambant neuf, dont le pavillon bat aux couleurs du Maroc. Un homme à moustache, yeux verts et cheveux noirs un peu grisonnants est à bord. Sa tenue vestimentaire simple semble un peu en décalage avec le luxe de son yacht. Il s'appelle Abdelaziz. On entame la discussion dans un français lent et exagérément articulé pour se comprendre, car « Aziz » (son surnom) parle surtout arabe. Depuis combien de temps habite-t-il à Tanger ? Il sort sa carte d'identité pensant qu'on lui demande son âge. Un petit choc nous saisit Antoine et moi car il a un an de moins que nous, mais semble nettement plus âgé. Un peu plus tard, un homme « bien sur lui » monte à bord du yacht, discute avec Aziz : c'est le gestionnaire du bateau dont il a dirigé la récente rénovation. Aziz est en fait le gardien du bateau depuis seulement quelques jours, en attendant que son propriétaire jouisse de son bien.

Lorsque je photographie Aziz, je luis demande s'il sait où je pourrais trouver de la végétation tangéroise pour développer son portrait. Il m'indique alors depuis le quai, au loin, des arbres plantés dans un square - la Terrasse Borj Al Ajaoui, qui offre une vue panoramique de toute beauté sur le port de Tanger - mais dont je ne connais pas le nom de l'espèce.

Le surlendemain de notre arrivée à Tanger, je vais au port de pêche acheter du poisson frais dont j'ai oublié le nom, afin de préparer à bord un « risotto de la mer » dont j'ai envie depuis quelque temps. Nous invitons Aziz à bord pour manger avec nous. Adèle me rappelle qu'il ne boit certainement pas d'alcool et c'est effectivement le cas. J'organise deux « fournées » de mon risotto : l'un dont le riz a gonflé dans du vin blanc acheté en Espagne et l'autre sans. Aziz nous est reconnaissant de lui avoir prêté cette attention. Tout au long de la préparation, il nous présente des photographies de sa famille sur son smartphone. On y voit des hommes à moustaches ainsi que des femmes aux visages ronds et rieurs dont la pudeur est restituée par le port d'un voile. Certains des membres de sa famille vivent à Tanger et ses parents demeurent au giron originel – une ferme située près d'un grand lac à Taza, au centre du Maroc – dont nous aurons la chance de goûter la production de raisin blanc au moment du dessert.

Lorsque nous nous attablons pour manger, Adèle lui demande de traduire en arabe plusieurs mots du quotidien. Se met alors en place un jeu où Aziz devient notre premier maître d'école de langue arabe. « Aziz aoal oahid osstad fi al magrib ». Alors que quelque jours plus tard, nous nous rendons dans un café internet, Adèle continue la leçon auprès du gérant qui est d'origine berbère, qui rêve de voyage et qui se passionne pour le notre. Il nous apprend un proverbe berbère qui pourrait être sa devise personnelle (et la mienne?) :

« Mieux vaut voyager vingt ans que de vivre cent ans ».

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HH.ES.210817 (ALMERIMAR-MO-HERBE SAUVAGE)  de la série "Herbier humain"

Lundi 21 août 2017. J'ai rencontré Mo avec mon équipière, Adèle, alors que nous faisions escale à Almerimar, réputé pour être le port d'Andalousie le moins cher. Il y a quelques jours, Mo m'a interpellé depuis le quai. Il parle en anglais, puis, comprenant que nous sommes français, adapte la discussion dans notre langue, qu'il a apprise durant sa scolarité à Tanger, au Maroc. Mo est marocain. Il veut savoir comment fonctionne notre système de voile à l'avant de notre bateau. Je lui demande quel lien il entretient avec le monde de la voile : il travaille dans une voilerie. Je lui demande de répéter, car nous avons justement déchiré notre grand-voile lors de la navigation précédente. Il faut que nous trouvions un atelier qui puisse la réparer. Je l'invite à monter à bord pour qu'il la voit de plus près de façon à évaluer les dégâts. Son optimisme me gagne et il pourra a priori nous la réparer d'ici quelques jours. Nous démontons la grand-voile et nous nous rendons dans l'atelier dans lequel il est employé, situé non loin du bateau, sur le port. Mo semble vivement intéressé par notre voyage et a envie de nous aider. Il y a une grande déchirure dans la longueur du bas de la voile mais la toile est d'après lui en bon état. Lorsque je lui demande combien cela nous coûtera, il reste évasif et nous fait sentir que ce n'est pas cette motivation qui le guide. Quelques jours plus tard, il nous invite à récupérer la voile qu'Adèle et lui ont réparé pendant que j'ai séjourné dans les terres Andalouses (à Grenade et Cordoue), ce qui a permis à Adèle de découvrir les rudiments du métier de maître-voilier. La veille de notre départ, Mo nous invite chez lui pour le repas et je découvre sur les toiles qui ornent les murs de son appartement ses talents d'artiste-peintre, dont le travail est traversé par des thèmes universaux, en particulier celui de la mort. Mo a sur le mollet gauche le visage de Dali tatoué, ainsi que de nombreux autres qui s'est lui-même fait. J'admire sa dextérité et son courage. Il me semble en fait que Mo est un personnage multiple. Deux choses nous lient et rendent finalement cette rencontre moins hasardeuse qu'il me semblait de prime abord : l'art, la mer, mais aussi peut-être une forme d'intuition qui permet aux gens qui se ressemblent de se trouver.

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HH.ES.170817 (SACROMONTE-DAVID -VIGNE)  de la série "Herbier humain"

Jeudi 17 août 2017. J'ai quitté la veille Almerimar situé à 30km d'Almeria, où est amarré mon voilier depuis quelques jours. Je me rends en bus à Grenade, où j'ai entendu dire que des hippies vivaient dans des grottes, au Nord de la ville. J'ai très envie de les rencontrer car je suis fortement intéressé par les expérimentations sociales et les habitations traditionnelles.

Arrivé à Grenade, je n'ai pas de point de chute pour dormir car toutes les auberges de jeunesse affichent complet. Je traverse donc la ville à pieds, du Sud au Nord, en direction du quartier Sacromonte, non loin des quartiers historiques de l'Alhambra et d'Albaicin, sachant qu'il devrait y avoir un petit bout de nature prêt à m’accueillir pour la nuit. Le lendemain, je subi sans surprise la chaleur torride. Entre les siestes, j'interpelle les habitants du quartier pour obtenir des informations sur le lieu des « hippies-qui-vivent-dans-des-grottes ». C'est plus haut. Je m'arrête à une fontaine et aperçois à quelques minutes d'intervalle des hippies monter un escalier vers le haut de la ville (qui ressemble ici davantage à un village), sans les interpeller. J'emprunte à mon tour ce chemin qui me fait sortir de la zone d'habitations pour rejoindre la nature composée pour l’essentiel d'herbes sèches jaunes, dignes de la savane africaine. Le chemin est raide et les cailloux font déraper la semelle de mes sandales inadaptées à ce treck-surprise. Une longue muraille apparaît sur le côté gauche et entoure les collines, c'est « Murela Nazari ». Puis, le site se dévoile peu à peu, entre le village troglodyte et le bidonville. Un drapeau flotte au-dessus de l'une des maisons. Je me frotte les yeux : c'est un drapeau breton. Je n'ai aucun contact ici et il me semble que ce drapeau est un point d'approche que je pourrai utiliser pour aller à la rencontre des habitants. C'est très calme. Il n'y a pas un son. Beaucoup de ces cuevas (« cave » en espagnol) ont leur porte fermée, sauf l'une d'entre elles où deux hommes discutent sur la terrasse. Un vieil homme édenté et un jeune homme aux cheveux longs. C'est Bernardo et Marino. Au fil de la conversation, Marino me dit qu'il y a une grotte libre à louer si je le veux, pour quelques jours ou quelques semaines. Je saute sur l'occasion pour lui expliquer que j'aimerai justement passer la nuit dans une des grottes, en fonction du prix proposé. J'évoque le drapeau breton devant l'une des grottes et dont l'occupant est apparemment parti (en voyage), ainsi que beaucoup d'autres en été afin de fuir la canicule andalouse. Il me parle d'un autre français que nous partons visiter dans la foulée, David.

David est breton, il a vingt-cinq ans et il est affairé à rouler une cigarette. Il y a deux mois, il est venu rejoindre l'ami avec qui il partage la grotte (absent lui aussi) et il s'agit de sa première expérience résidentielle semblable. Ils sont une trentaine à vivre en permanence ici et l'ambiance est plus proche du village africain que de la ville européenne. Les uns et les autres passent devant les maisons de leurs voisins et partagent un café, un joint, une bière, un morceau de guitare, les contrariétés et les activités du jour. J'explique à David et Marino que je suis en train de faire un voyage photographique, notamment en voilier, ce qui fait tilt chez David (il est breton). Je leur montre un de mes tirages photographiques et David me demande immédiatement si je peux réaliser son portrait et quelles en seraient les conditions. Pour lui, elles sont simples : son hospitalité pour la nuit. Affaire conclue. La chambre de son colocataire est libre et je pourrai en disposer. Je suis ravi à l'idée d'avoir la possibilité de passer un peu de temps ici, dans les grottes de Sacromonte, à Grenade. La vallée où elles se situent s'appelle la « Vallée des Orangers », bien qu'il n'y a actuellement ici aucun oranger. David est caviste professionnel et cherchera du travail dans la restauration en Andalousie après s'être laissé allé pendant quelques mois à ce nouveau mode de vie. Je me risque à lui glisser une plaisanterie. Quel est le comble d'un caviste en Andalousie ? De vivre dans une cave !

David n'a ni eau ni électricité. Il va chercher l'eau à la grotte d'un de ses voisins, Amadou, qui a réalisé des branchements pirates plus haut dans la colline. C'est gratuit et personne ici ne paie de factures. David m'éclaire au sujet des liens qui unissent les habitants aux autorités. Les descentes sont rares et lorsqu'elles ont lieu, tout le monde est au courant deux semaines à l'avance, ce qui permet de s'éclipser au besoin ou de cacher certaines choses. Sacromonte est un quartier gitan et le commerce du cannabis est sous leur contrôle. De cette cohabitation entre les habitants des grottes et les gitans (qui vivent aussi dans beaucoup d'entre elles) naît une forme de protection qui les mettent à l'abri des ennuis policiers.

La cueva de David est très simple. Une petite terrasse abritée par un toit en canne des petits cailloux qui roulent de la colline quand quelqu'un marche au-dessus de la maison. La façade et l'intérieur ont été blanchis à la chaux. C'est beau, c'est arrondi et plus frais de dix degrés par rapport à l'extérieur. Il y a une cuisine au gaz et deux chambres séparées. Pas de salle de bain, ni de télévision, ni d'ordinateur (David a accès à internet depuis son téléphone mobile), mais de vrais matelas, « comme à la maison ». C'est plutôt sombre dedans mais le jour, cela contraste agréablement avec la forte luminosité extérieure. Il n'y a en revanche aucune décoration, rien que du très fonctionnel. Amener les affaires de David et son ami a du être une sinécure avec ce chemin d'accès en hauteur, escarpé et surchauffé par le soleil andalous. La nuit, la terrasse est faiblement éclairée par des guirlandes lumineuses branchées sur un mini-panneau solaire. David me décrit les améliorations qu'il compte réaliser avec son colocataire. Le mur extérieur est en train de s'effriter et il va falloir le renforcer avec un mortier composé de sable et de chaux, plus facile à travailler et moins sensible au séchage que le ciment.

Je photographie David le lendemain midi, après avoir mangé un copieux petit-déjeuner mi espagnol-mi anglais, composé de « pan con tomate », des tartines dorées à l'huile d'olive, frottées à l'ail, sur lesquelles est posée une couche de tomates coupées en petits morceaux, puis d’œufs sur le plat avec du bacon grillé et d'un grand verre de jus de pamplemousse. Je cherche mon angle et ma lumière alors que David se prête volontiers au jeu, bien qu'il en ait pas l'habitude. Je fais aussi quelques images de la Vallée des Orangers pendant que la lumière est encore exploitable, bien que dure, car je ne voulais pas d'une lumière trop douce, qui n'aurait pas reflétée mes sensations du lieu. La végétation est composée pour l'essentiel de « figuiers de barbarie », qui blanchissent à cause d'un champignon qui les tue à grand feu, du jamais vu ici. De plus, leurs feuilles piquantes compliqueraient leur utilisation photographique. David me parle des figuiers « tout court » dont les feuilles sont répandues à Grenade, ainsi que des feuilles de vigne, qu'on trouve facilement à Sacromonte. Quand je remercie David pour son hospitalité qui a de loin dépassé mes attentes, il me répond simplement que lorsqu'il voyage, il aime qu'on fasse de même avec lui.

Puis, en quittant la vallée par le chemin le plus direct, je vois le mur d'une maison située dans le voisinage et m'en vais, saisissant discrètement au passage quelques feuilles de vigne.

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2 août 2017. Moreira est une petite calanque tranquille avec de grosses villas sur les collines environnantes. Nous avons une grand voile déchirée dans les hauts qui ne me permet pas un long sommeil car cela me préoccupe en dépit de la navigation nocturne précédente sans avoir dormi. Nous faisons les pleins d'eau et de vivres puis nous nous renseignons auprès de la capitainerie de la marina à propos des possibilités de réparer une voile dans le coin. Pas de maître-voilier ici mais un sellier nautique qui nous fait la réparation en une heure environ, prenant du temps sur son flux de travail au détriment des autres clients pour nous permettre de repartir au plus tôt. Bien que ses points de couture ne sont pas des « points croisés » comme ceux qu'on peut voir sur toutes les voiles mais des points traditionnels en ligne, le travail est fait efficacement.

4 août 2017. Nous reprenons la route en longeant la côte en direction de Cartagène. Il n'y a pas beaucoup de vent, aussi souhaitons-nous profiter de la brise thermique du milieu de journée. Nous dépassons Benidorm, cité balnéaire rendue impressionnante par le nombre de grands immeubles et de buildings aux formes et aux couleurs variées. Je ne dirai pas - de loin en tout cas – que je n'aime pas ce paysage, mais de là à y séjourner, quand même pas. Cela me donne envie de voir la série de photographies que le documentariste Martin Parr y a réalisé. Nous arrivons en fin d'après-midi dans la calanque d'Altea. Un mouillage enchanteur où nous sommes seuls en fin de journée. Adèle fait la découverte d'un gisement de pierres rouges dont les propriétés décoratives semblent intéressantes : elle se maquille le visage à la manière d'une Indienne. Il faut frotter fort la peau de façon à ce que que le « maquillage » daigne partir.

Mouillage à Altea (Murcie) 

6 août 2017. Pas de choses particulières à signaler si ce n'est un mirage. Au lointain sur bâbord, apparaît ce qui semble être une île couverte d'immeubles. Je vérifie la carte marine tout en ne cessant de m'étonner sur l'exactitude de notre position. Ce ne peut pas être l'Algérie qui est à une centaine de milles nautiques. C'est vraiment trop loin… Et si oui ? Puis je me souviens de cet article concernant ce phénomène optique étonnant où la côte se reflète au large, sur le bord opposé. Il s'agit des rayons lumineux qui se dispersent dans les particules d'eau en suspension de la brume en certains points précis. Le mirage nous accompagne au moins trente minutes, ce qui est long. Je repense à tous ces récits fantastiques de marins contant leurs navigations à leur retour : monstres marins, fantômes, etc. Je comprends sans peine qu'il y a plusieurs siècles, il y avait de quoi être très croyant pour rassurer son âme et se préserver de la folie. La navigation de nuit est tranquille, au grand largue, où nous faisons nos premiers « vrais » quarts où je confie à Adèle la responsabilité de la navigation pendant que je sieste. C'est son premier quart toute seule et elle est fascinée par les étoiles et étoiles filantes qui tapissent le ciel. En milieu de la nuit le vent tombe au point de nous laisser finir au moteur et la décision est prise de mouiller dans la calanque de Portman, située à dix milles nautiques avant Cartagène, que nous rejoignons le lendemain midi.

Cartagène. Après avoir étudié les possibilités de mouillage dans la baie, nous nous rendons au Yacht Club. C'est incroyable. L'accueil est très bon, la marina très sécurisée, le port pas cher et… il y a une piscine réservée aux membres du Yacht Club à laquelle nous avons accès. Le grand luxe. Il y a une machine à laver où je vais enfin pouvoir nettoyer mes vêtements sales depuis deux mois. Cela fait quelques temps que je porte toujours ce même short de bain vieux de quinze ans, délavé, déchiré et Adèle commence même à me prêter des t-shirts propres. Il est temps de réagir ! Nous sommes ici en arrêt technique pour améliorer le système du feu de tête de mât qui pose problème depuis mon départ de Martigues. J'ai démâté en septembre 2016 à Pauillac pour emprunter le Canal du Midi et et passer sous les nombreux ponts qui le parsèment. J'ai refait les branchements et cela fonctionnait. Puis, au moment de partir de Martigues pour Sète au printemps, le feu a refusé de fonctionner. Ai-je oublié quelque chose dans le montage ? Je ne le saurai jamais. J'étais pris par le temps car une exposition m’attendait quelques jours après à Sète et la solution à court terme a été de poser en tête de mât un feu à leds fonctionnant avec des piles. En mer, à chaque tombée de nuit, je devais grimper en haut du mât, le bateau en marche, pour l'allumer. C'est tout à fait stupide car je risquai ma vie à chaque fois que je montais la-haut en grimpant avec les marches de l'échelle de mât sans prendre soin de m'assurer car c'était plus rapide. Cartagène doit donc nous permettre de prendre le temps de réfléchir à une solution : refaire le câblage électrique ou imaginer un système pour hisser le feu en tête de mât à chaque utilisation. Nous retenons la deuxième solution et cela fonctionne enfin. Quel soulagement de ne plus avoir à faire le singe perché en haut du cocotier !Cartagène est plus grande et plus belle que je ne l'imaginais. Le haut de la ville offre un incroyable terrain de jeu parmi les ruines antiques. Le théâtre est somptueux et le paysage valorisé par le fait qu'on le surplombe.

Cartagène. 

11 août 2017. Nous partons le midi de Cala Cortina où nous avons mouillé pour la nuit avant de partir en navigation jusque Almerimar, situé à environ quatre-vingt dix milles nautiques. Une demi-heure après, le moteur est éteint, nous filons au grand largue à vive allure sous génois seul et les milles sont rapidement avalés. Nous passons tranquillement plusieurs caps dans notre tribord jusque celui de Aguilas où le cri d'Adèle me fait sursauter et m'indique dans la poupe d'Heolian, à une dizaine de mètres, trois « calderons » (en espagnol), animaux plus plus petits que des orques mais qui semblent être de la même famille. Ils sont énormes ! Huit mètres ? Adèle se crispe à ma main et ce que nous voyons provoque en nous un mélange de peur et d'excitation. Que pourrait-il se passer si ils venaient trop près ? Ils vont et revont dans l'eau puis s'éloignent définitivement. À deux heures du matin, alors que nous passons Punta Chumba, je vais à l'étrave changer le génois pour le solent car la vitesse du vent augmente pour atteindre une vingtaine de nœuds. Le vent continue de forcir mais le changement de voile se révèle payant. Cependant je demeure inquiet. Je ne sais pas encore comment négocier le Cabo de Gata, un cap important en Espagne car il forme l'angle du Sud-Est de l'Espagne. D'après les fichiers météo, il faudrait ne pas trop s'éloigner de la côte pour éviter le vent de trente nœuds plus au large. Le problème est qu'un plateau sous-marin déborde largement le cap – jusqu'à dix milles nautiques – avec une remontée des fonds de plusieurs centaines de mètres à quelque dizaines seulement. Je crains que nous subissions dans le coin des déferlantes qui nous mettraient en danger. En effet, si les fonds remontent rapidement, la mer a moins d’espace pour circuler, or, elle ne s'est pas évaporée entre temps, d'où la présence de fortes vagues dans ce type de zones. Après un long moment d'interrogation passé à observer et à « sentir » la mer, je prends le parti d'allonger la route et de descendre franchement dans le Sud tout en veillant à ne pas non plus naviguer sur la route des navires commerciaux. Technique ! Heolian n'a encore jamais navigué dans une houle aussi haute et je suis fasciné par son passage dans les vagues, fasciné par ses qualités nautiques digne d'un navire hauturier en dépit de sa petite taille. C'est du bon bateau et le pilote électrique tient le cap avec les honneurs. À sept heures du matin, en approchant de Cabo de Gata, les vagues déferlent un peu et quelques unes nous surprennent par leur taille qui dépasse les autres. Je ne dors pas et le petit jour se lève lentement. Les nuits s'allongent déjà, c'est nettement perceptible. Adèle se réveille et demeure fascinée par le spectacle d'une mer formée, une « vraie » mer qui respire et qui me fait penser à la houle Atlantique. À 8h40, nous somme vent de travers, l'étrave en direction d'Almerimar à vingt-deux milles nautiques et Adèle prend son quart pendant que je vais siester, puisque Cabo de Gata est maintenant passé. À 12h10, Adèle me réveille car nous sommes bientôt au port, le feu San Augustin sur notre travers tribord à seulement 2,7 milles nautiques et nous naviguons à sept nœuds, sous génois seul. En bref, je me réveille et c'est encore sérieux. D'ailleurs Adèle a remarqué que la mer a changé. Effectivement, ça déferle à cause des fonds sablonneux qui remontent rapidement. En fait, nous sommes trop prêts de la côte car, en allant me coucher, j'ai demandé à Adèle de me réveiller lorsque nous serions positionnés à cinq milles nautiques de la côte, mais elle a compris « à cinq milles d'Almerimar ». Ce n'est pas grave car le bateau reste maniable.

Je suis fasciné par les paysages blancs qui apparaissent devant nous : nous sommes devant le grenier de l'Europe, des milliers de bâches de serres recouvrant les environs. Je sors l’appareil-photo et fanfaronne « ce n'est pas en Bretagne ou en Côte d'Azur qu'on voit ça ! » En général je ne cherche par le « beau » mais le « différent ». Le dépaysement.

Arrivée à Almerimar (Andalousie) 

Nous avons faim. Trois carottes à croquer et une purée de poix chiches sur du pain. Un régal. Nous continuons à mener Heolian à grande vitesse et au bout de trente minutes, je me rends compte que nous avons dépassé le port (rétrospectivement, Adèle me l'avait suggéré sans que ma fatigue ne me le fasse entendre). Nous devons rebrousser chemin. Dans une mer forte, au près, dans vingt-cinq nœuds. Impossible ! Je m'en veux. Après une navigation propre, arrivé au terme de nos efforts, je me déconcentre (c'est la fatigue) et nous manquons l'objectif Almerimar. Le prochain port est à douze milles nautiques au portant et mettre le cap sur Almerimar nous oblige à un près serré difficile à tenir car le vent nous rabat sur la côte. Je suis clairvoyant et imagine le scenario catastrophe qui nous attend si nous cherchons à rejoindre à tout prix Almerimar. J'écoute la proposition d'Adèle de « forcer » un peu le passage. Nous étions sous solent et moteur à fond, nous établissons maintenant la grand voile, éteignons le moteur pour faire un près plus efficace. Heolian se comporte à merveille dans cette mer, les vagues de 3/4 dans notre étrave, au près serré. Je suis vraiment fier de lui.

« - Regarde Adèle, il y a un petit trou dans la grand voile !

- Comment est-ce arrivé ?

- Aucune idée ! »

Deux minutes après, le son du déchirement lent, continu et sûr tire nos regards au même endroit vers une grand voile ouverte au premiers tiers sur environ deux mètres de longueur. Ne pas réfléchir et agir. Tout de suite. Nous affalons dans les secondes suivantes, lançons le moteur et continuons vers Almerimar après avoir forcé sur le moteur, ce qui n'est pas très intelligent mais sans grand voile, nous ne somme plus manœuvrant. À 16h, nous atteignons Almerimar dans un vent soutenu où la prise de quai est sportive mais menée correctement. Sitôt Heolian immobilisé, deux ti-punchs glissent dans nos gorges avec délice. D'autres suivront...

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Autoportrait a Benniras

San Antonio, Ibiza. Quelques jours après s'être ancrés dans la baie de San Antonio dans le Nord- Ouest de l'Île d'Ibiza, Camille retourne à Marseille, reprendre le cours de ses occupations habituelles : école de massage, médecine chinoise, yoga et méditation. Je suis maintenant seul avec Heolian et je cherche mes repères.

Où pourrais-je photographier les touristes de l'île ? Sur les marchés hippies peut-être. Ils sont la marque de fabrique de l'île : esprit New-age et business. À l’origine, dans les années 1970, les hippies passaient l'hiver à Goa en Inde et venaient à Ibiza durant l'été, les valises chargées d'artisanat local qu’ils revendaient sur les marchés. Aujourd’hui, les « marchés hippies » sont plus ou moins « touristiques » et plus ou moins « typiques », c'est à dire d'un esprit plus ou moins mercantile. Je me rends compte au fur et à mesure que les objets d'art qui y sont vendus sont bien souvent des objets de décoration, souvent jolis, mais qui, de mon point de vue, ne pourraient pas se voir en exposition d'art contemporain. Finalement, je ne pense pas y avoir ma place. Je me rends à Ibiza Town, la capitale éponyme de l’île, visite une galerie d'art par curiosité. J'y rencontre Emma, une parisienne qui a adopté Ibiza il y a vingt ans. Elle travaille dans la galerie depuis peu et me décrit le paysage artistique d'ici. Je lui montre certains de mes portraits photographiques à la chlorophylle et elle me conseille de me rendre dans des agrotourismos proposer à leur clientèle de leur réaliser leur portrait de cette façon. Les agrotourismos sont des hôtels ruraux haut de gamme combinant luxe et nature. Un problème se dessine néanmoins petit à petit. Comment vendre des images qui disparaissent, à une clientèle qui n'a pas le temps de comprendre ma démarche artistique ? En exposition, c'est possible, mais pas dans ce type de lieux. Je me suis donné jusqu'à fin juillet pour me faire connaître, mais plus le temps passe, plus je me rends compte que gagner sa vie artistique en voyage est très compliqué. Cela semble très certainement évident d'un point de vue extérieur, mais lorsqu'on rêve très fort de quelque chose, il faut savoir opérer un va-et-vient continu entre le rêve et les solutions permettant de l’appliquer dans la réalité. Ce séjour à Ibiza m'a ouvert les yeux sur mon organisation de vie. Je repense à Antoine, ce chanteur célèbre depuis les années « yéyé » pour avoir quitté le show-biz et mené une vie de voyageur en voilier. Tous les hivers, il rentre en France pendant deux mois au moment de Noël pour vendre ses livres de voyage, ses documentaires réalisés en escale et donner des prestations musicales à la télévision. Je me rends compte que si je veux pouvoir continuer cette vie de nomade à voiles, des séjours réguliers dans les capitales européennes seront nécessaires, là où l'art contemporain se diffuse le plus. L'argent est un refrain qui ne trouve pas sa fin. Je repense aussi à Jean-François Diné, autre idole qui passe six mois par an en Europe pour écrire et vendre les livres de ses voyages auto-produits. Le constat est donc : un équilibre est à trouver. Le constat étant fait, je me détend sur mon avenir et me met au travail photographique.

Apres le vol de momn zodiac a San Antonio, Emma me done sa planche a voiles...

Si je suis à Ibiza, c'est parce que j'ai entendu dire que beaucoup de hippies y venaient et y vivaient. Je veux les rencontrer et les photographier sur du cuir. Je retourne dans les marchés hippies avec une nouvelle perspective : produire une série photographique avec une technique inédite que je vendrai cet hiver à Paris et Bruxelles. J'ai déposé un brevet il y a deux ans à propos d'une technique de décoration du cuir que j'ai mis au point et que j'ai essayé de vendre aux industries du luxe jusqu'à alors sans parvenir à mes fins. Je n'étais cependant pas loin du but et espérais m'acheter un voilier et voyager grâce à mes royalties, mais cela est très difficile. Ce doit être la chose la plus difficile que je n'ai jamais tenté dans ma vie professionnelle et aujourd'hui est venu le temps d'utiliser cette technique à des fins artistiques. Tant pis pour le luxe, tant mieux pour ma photographie !



25 juillet 2017. Avec Emma qui est devenue une amie, nous nous rendons à Cala Dorthe, au Sud-Ouest d'Ibiza, en face de l'île d'Es Vedra, véritable montagne flottante adulée des habitants pour ses énergies positives… Ibiza et le New-Age, tout un programme… Es Vedra est sur la route de Formenterra, l'île la plus au sud et la plus sauvage de l'archipel des Baléares où Adèle, une amie artiste rencontrée il y a plusieurs années à Marseille, doit me rejoindre pour reprendre ensuite la route ensemble. Elle aime les bateaux et souhaite, entre autres, dessiner la mer…

Benniras, Ibiza

1 août. Après voir passé quelques jours au mouillage près de port Savina et visité Formenterra en compagnie de Pierre-Yves et Sylvie, nouvelle rencontre amicale fugace mais passionnée, nous partons à 13 heures en direction de Calpe, sur la péninsule ibérique pour une traversée de soixante milles nautiques, afin d'échapper à un coup de vent annoncé dans le Sud de l'archipel dont nous avons connu les prémisses durant la nuit précédente au mouillage. Vers minuit, alors que nous nous étions couchés tôt en prévision de la traversée du lendemain, le vent se met à souffler fort du Sud-Ouest, direction dans laquelle notre mouillage n'est pas abrité. C'est le combat. Dehors, dans la nuit, les équipages sont sur les ponts des bateaux et plusieurs quittent précipitamment les lieux au moteur. Peu rassurant. En particulier quand on a à l'esprit que si s’abriter au port devient nécessaire, il en coûtera une centaine d'euros pour un bateau comme Heolian. Je n'en ai pas les moyens. Je sors une deuxième ancre sur le pont avec trente mètres de chaîne au cas où l'ancre principale et ses cinquante mètres de chaîne en huit millimètres déraperait des fonds de sable. Je surveille aussi les autres bateaux qui pourraient eux aussi déraper et venir à l'occasion écraser Heolian vers la côte puisque nous sommes maintenant sous leur vent. Aussi rapidement qu'il est venu, le vent s’essouffle, nous laisse dans un calme paisible et les cabines des bateaux voisins s’éteignent peu à peu. Cela aurait pu être dramatique… Je me réveille au milieu de la nuit pour constater la stabilité des éléments.

Départ de Formenterra à 13 heures donc, au moteur, grand-voile et génois, au vent arrière, à environ trois nœuds en direction du cap San Antonio, avec un pilote électrique déstabilisé par les vagues, parvenant avec peine à tenir un cap constant sur Calpe, au Sud du Cap San Antonio. Cap sur Calpe, cap sur Denia. Cap sur Calpe, cap sur Denia. À dix-sept heures nous sommes au près, à dix-sept milles nautiques de Formenterra. À dix-huit heures trente, le vent forcit, nous continuons dans une mer formée et je vais à l'avant remplacer le génois par cette trinquette que j'affectionne tant pour sa solidité du à son fort grammage. Le bateau redevient souple dans la barre et les choses deviennent agréables en dépit de l'état de la mer qui, elle, n'a pas changée. Je lève les yeux vers le haut du mât et… je découvre le haut de la grand-voile déchiré... Je l'affale en catastrophe pour la préserver et peste contre le destin et ma bourse éternellement vide qui ne permet pas l'achat d'un jeu de voiles neuves… J'en rêve et je peux certainement en rêver encore longtemps. Nous sommes à quarante milles nautiques de Denia et n'envisage pas de revenir sur notre sillage. Après avoir fait du près, nous sommes maintenant au portant avec un vent non constant, qui tourne et retourne. Je change à nouveau la voile d'avant pour établir le génois seul qui nous offre des pointes à 7,5 nœuds. L'air devient lourd et électrique et sur bâbord, nous apercevons des éclairs horizontaux à répétition. La pluie tombe à grosses gouttes éparses et devient de la petite grêle : nous sommes dans le grain orageux. Impossible d'y échapper. Puis cela se calme, nous continuons sur notre cap avec un vent plus léger, toujours au portant, appuyé au moteur pour éviter un vrai coup de vent prévu le lendemain matin sur la mer des Baléares. Je sais qu'à dix milles nautiques des côtes nous devrions être à l'abri, il ne faut donc pas traîner dans les parages.


2 août. Il est six heures du matin et nous mouillons dans une petite anse située à proximité du port de Moreira, au Nord de Calpe. La nuit est douce et la mer, calme.

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Mercredi 17 mai 2017. Catalogne, Espagne. En direction d'El Masnou au Nord de Barcelone. Il est temps de reprendre mon récit. Après avoir hiverné de décembre à mars à Marseille, le mois d'avril à Martigues, me voilà enfin en Espagne. Alors faisons un point sur ce qui s'est passé jusqu'alors. Ces séjours m'ont permis de préparer une exposition à Marseille en mars et une autre à Sète en mai. Ces expositions ont été des étapes de travail me permettant de faire évoluer mon projet photographique de façon à être au plus proche de ma vie, au plus proche de mon quotidien en voyage.

Au mouillage devant la baie de Roses. 

À Roses, j’attends mon équipière, Camille, pour continuer vers les Baléares. C'est mon premier mouillage, l'ancre est posée dans le sable, à un mètre de profondeur. J'y réalise des tirages aux algues pour remercier les participants à la récente campagne de financement participatif lancée à Martigues. Je sens que le voyage commence vraiment. Avec une nouvelle maturité.

Insolation d'algéotypes sur le pont d'Heolian. 

L'Espagne et ses couleurs. Je n'ai plus envie de photographier le voyage en noir et blanc. Les photos réalisées du Havre à Marseille en 2016 sont empreintes de nostalgie. Je quittais mon pays, la France. Maintenant j'ai envie de documenter mon expérience du voyage en couleurs. Je veux être dans le présent. Je veux de la légèreté. J'ai l'impression que mon passage du noir et blanc à la couleur est lié à ma vision de la France, c'est à dire ma vision d'un pays tourné vers le passé, nostalgique.

Petit déjeuner. 

Maintenant, direction les Baléares pour travailler. Une campagne de financement participatif m'a récemment permis de faire l'acquisition d'un radeau de survie, d'une nouvelle chaîne et d'une nouvelle ancre pour mouiller avec l'esprit tranquille. Heolian est prêt mais je n'ai plus d'argent. Ibiza est une destination touristique où je veux développer les photographies de souvenir des touristes en vacances avec du jus de plante, la « chlorophylle ». C'est le moment d'acquérir mon autonomie financière en voyage, en escale. Si mon concept fonctionne à Ibiza, je pense qu'il fonctionnera ailleurs et la suite devrait être plus simple sur le plan financier. Le plan de route est donc de séjourner en juin et juillet aux Baléares, en août en Andalousie et à Tanger, puis de passer le détroit de Gibraltar fin août pour rejoindre la façade atlantique du Maroc en septembre et peut-être faire des interventions photo dans des lycées français, y photographier les marocains et les marocaines… Pour ensuite peut-être descendre encore un peu plus dans le Sud…

Autoportrait et pastèque flottante. 

Dimanche 21 mai. Après avoir avancé en sauts de puce, faute de vent bien établi, nous parvenons de nuit aux environs de Barcelone, au port d'El Masnou, qu'un ami m'a recommandé. Ce sera une bonne base pour un avitaillement en vivres, en eau, en essence et pour recharger les batteries en électricité. Il faut que le pilote électrique ait suffisamment d'énergie pour fonctionner sans interruption pendant notre traversée prévue jusque Soller, à Majorque et mon panneau solaire actuel n'est pour cela pas assez puissant. Camille est à mes côtés car, si j'ai effectué ma première navigation de nuit en solitaire récemment, entre Sète et Canet en Roussillon, je préfère être accompagné pour mieux gérer la fatigue. Pendant que l'un des membres de l'équipage fait marcher le bateau, l'autre peut se reposer.

Au départ de Roses en direction de Barcelone. et l'une des baies entre Roses et Barcelone.

Camille est une amie de Marseille que j'ai rencontré en Grèce il y a plusieurs années et que j'avais peu vu depuis, fruit d'un éloignement affectif provoqué par notre rupture. J'étais très amoureux d'elle en fait et lui avait promis à l'époque un voyage en voilier, qui n'avait finalement pas eu lieu. J'ai toujours plus ou moins regretté de ne pas avoir fait ce voyage avec elle. Peu avant mon arrivée dans la baie de Roses, j'ai contacté plusieurs amis pour fait cette route vers les Baléares et Camille était disponible. Seulement trois jours après, elle était à bord. J’étais content de pouvoir repasser du temps avec elle, comme amie, la complicité et la bienveillance étant retrouvée après l'avoir mise en confiance. Pour moi, cela a été comme résoudre un vieux problème : Camille va enfin découvrir la navigation de nuit !

Camille, mon équipière entre l'Espagne et les Baléares. 

Lundi 22 mai. Nous alternons entre moteur et voile toute la nuit, le vent se faisant indécis jusqu'à dans l'après-midi du lendemain, où la houle grossit franchement et le vent forcit de façon à me faire remplacer le génois par le foc inter. Bien m'en a pris.

Au lever du jour entre Barcelone et Majorque. 

Nous approchons de Majorque en début de soirée et la nuit approchant, Majorque se couvre peu à peu de brume. Je peste car je n'ai pas envie de faire un mouillage à l'ancre dans une baie inconnue, de nuit et embrumée. J'ai l'impression d'arriver en Écosse, c'est dire l'ambiance ! Mystique et lugubre. C'est ça les Baléares ? Autant rester au Havre ! Heureusement, lorsque nous sommes vraiment prêt de la cote, je me rend compte que la brume est au-dessus de nous, un peu en altitude.

En approche de Soller (Majorque). 

Soller se révèle être un mouillage idéal, bien abrité, du sable partout pour bien crocher l'ancre et peu de fond pour que la chaîne tienne le bateau de son poids. Crevés mais contents, Camille me fait goûter sa liqueur de châtaigne corse. Crevés ? En fait, pas exactement. Comme Camille me l'a dit, nous ne sommes pas « fatigués » mais plus proche d'une forme de « défonce », comme si on s'était drogué. D'ailleurs je me plaît à le dire à qui veut bien l'entendre : je ne connais rien de plus fatiguant qu'une navigation de nuit. Une nuit ? Ça passe. Deux nuits ? Tu es en transe à cause des sons de l'eau sur la coque, le bruit des vagues et des mouvements perpétuels et répétitifs du bateau. Trois nuits ? Tu n'es plus là, tu es sur une autre planète, tu ne sais plus qui tu es ni comment tu t'appelles. Au-delà, on prend son rythme mais cela ne signifie par que la fatigue disparaît pour autant. Le tout est de la gérer au mieux. Une navigation, c’est un marathon en plus long.

Soller est une petite cité balnéaire située dans un écrin de nature. 

Samedi 27 mai. Après plusieurs jours à Majorque, nous avons rapidement découvert sa partie Nord, Nord-Ouest ainsi que Palma de Majorque, car je souhaite arriver à Ibiza pour travailler au plus vite. Il est 9h45, nous somme situés à 9 milles nautiques d'Ibiza Town après une traversée tranquille et douce où il n'y a pratiquement pas eu besoin de porter la veste de quart. Tout s'est essentiellement fait au moteur mais le vent s'est levé au petit matin nous permettant de faire cap direct à la voile. Je n'ai cessé de me plaindre d'Heolian dont les voiles ne cessaient de battre faute de vent pour les gonfler et faute de sa carène sale (les eaux polluées de Martigues y sont sans nul doute pour quelque chose). Il faudra que je le sorte de l'eau au Maroc pour lui refaire un nouvel antifouling (peinture de protection de la coque contre les algues et crustacés).

Les raps sont le fruit de notre imagination inspirée par les vivres présentes à bord.

Vers 13h, nous sommes dans la baie d'Ibiza Town, c'est mythique ! Mais il n'y a pas de place pour nous. J'ai lu qu'il y avait des possibilités de mouiller l'ancre dans la baie en dépit des interdictions officielles mais il n'y a aucun voilier à l'ancre. Je n'ai pas vraiment les moyens de tester la mise à l'amende par la police maritime et nous repartons donc après avoir fait le tour dans la baie. Il y a bien la baie de Talamanca située à côté mais la houle Sud Est semble y rendre le mouillage inconfortable voir dangereux. Une autre solution qui est celle que nous adoptons malgré la fatigue : continuer jusque San Antonio de Portmany situé de l’autre côté de l'île, à trente milles nautiques. La sécurité d'Heolian n'a pas de prix. L'île est magnifique, bien plus belle que je ne l'imaginais et je fais quelques bonnes images.

d'Ibiza Town à San Antonio. 

Nous entrons le soir dans la baie de San Antonio, baignés d'une lumière entre chien et loup nous laissant repérer les fonds sablonneux où y mouiller l'ancre. Comme la baie est belle et comme la ville est moche !

La baie de San Antonio. 

J'exagère un peu, néanmoins nous sommes plus proches d'un Disneyland clignotant et bruyant que d'un petit port de pêche, par exemple. De gros bras accompagnent des teens en robes de chambre comme dans un tabloid anglais. Pour le bon goût à la française, on repassera. Par contre, les Anglais qui ont conquis les bars et les boîtes de nuit des environs sont sans complexes ! On vient ici faire la fête et ici, c'est la Californie ! Prochaine étape après m'être refait financièrement ? L'Andalousie à la fin juillet et son Cabo de la Cata, dont je vous laisse soin de traduire...

17

Je passe trois semaines à Sète. Je prends mon temps. J’atterris. Heoliañ est démâté mais je ne suis pas pressé de repasser en mode navigateur. L'heure est à la photographie. J'ai contacté par l'intermédiaire de mon ami Antoine un photographe sétois qui m'a mis en relation avec la Maison de l'Image Documentaire de Sète dont la réputation est solide grâce à leur festival de photographie « Images Singulières ». Je signe une convention avec eux afin d'occuper leurs anciens locaux situés dans une école en réhabilitation. C'est inespéré. Pendant ce temps de résidence artistique qui s'est faite de façon tout à fait spontanée, je photographie quelques Sétois(es), réalise des tirages des Bretons et des Bordelais rencontrés durant mon voyage puis effectue des tests de photosensibilité du pastis.

Vendredi 4 novembre. Je remâte Heoliañ avec les agents du port. J'ai l'impression de peu à peu regagner ma vie de marin. Je reprends l'habitude de surveiller la météo de façon à guetter entre deux coups de mistral la fenêtre qui me permettra de quitter Sète. Mais au fond de moi, quelque chose me retient, je ne suis plus sûr d'aller tout de suite en Espagne. Mon ami Marseillais Paul-Emmanuel me rend visite fin octobre et me demande « pourquoi tu ne viens pas à Marseille ? » Marseille est une ville que je connais très bien pour y avoir vécu et travaillé pendant deux ans. Est-cela qui me retenait à Sète ? Voilà que tout s’éclaire : il faut que j'aille à Marseille, j'y ai toujours rêvé d'avoir un voilier. Une fenêtre se dessine le week-end des 12 et 13 novembre. Je propose à Luc, un autre ami Marseillais, de m'accompagner de Sète jusque Marseille.

En navigation vers Marseille, Luc regarde les voiles d'Heoliañ, 2016.

Samedi 12 novembre. Nous partons vers neuf heures du matin, non sans quelques appréhensions, car cela fait plusieurs semaines que je n'ai pas navigué en mer et encore jamais en Mer Méditerranée avec Heoliañ. Je décide d'un plan de navigation en deux journées avec une escale aux Saintes-Marie-de-la-Mer au lieu d'effectuer la navigation de soixante-quinze milles nautiques d'une seule traite. C'est la technique du « saut de puce ». D'après les fichiers météo, c'est une véritable soufflerie à l'entrée du Golfe de Fos-sur-mer le soir, restes du passage du mistral qui agit sur le secteur depuis plusieurs jours. En in de compte, le vent souffle si doux que j'appuie les voiles au moteur de façon à établir notre vitesse moyenne aux alentours de cinq nœuds.

En fin d'après-midi, nous découvrons cette drôle de ville touristique et plate (d'un point de vue géographique, mais pas d'un point de vue culturel) avec ses plages de sable fin magnifiques, où jouent de concert le culte de la croix et celui de la santiag. Il y a aussi des arènes avec des spectacles de tauromachie… On sent que l'Espagne n'est pas très loin, Arles et les Gipsy Kings non plus.

Heoliañ amarré aux Saintes-Marie-de-la-Mer, 2016.

Dimanche 13 novembre. Nous quittons le port à 7h45, toujours appuyés du moteur. À 10h15, nous rangeons sur bâbord la bouée cardinale Sud « Faraman ». Nous allons traverser le Golfe de Fos-sur-mer, célèbre pour son industrie pétrochimique. Petit à petit, je sens une forme d'excitation intérieure me gagner, prenant la forme d'une contemplation ou bien d'une rêverie, alors qu'Heoliañ s'approche de la Côte Bleue et de la Rade de Marseille. Je suis en train de vivre mon rêve. Une voix intérieure me murmure des mots. Marseille avec mon propre voilier… Je suis parti du Havre… J'arrive à Marseille… Je coupe le moteur et nous continuons à la voile seule. Nous visons et approchons les îles du Frioul. Que de souvenirs aux îles du Frioul…

Luc est ébloui par le soleil et regarde l'horizon à l'approche de la Rade de Marseille, 2016. 

Nous arrivons finalement dans l'avant-port de Marseille avant le Fort Saint-Jean, rangeons les voiles et là ! Montée de stress ! Le moteur ne démarre pas ! Catastrophe. Je n'ai pas de place au Vieux Port, je n'y ai contacté personne et je ne veux surtout pas arriver non-manoeuvrant ou remorqué par un autre bateau, sans quoi il me serait difficile de jouer sur la carte du photographe-navigateur arrivant du Havre et ayant des projets artistiques à Marseille, qui me permettrait peut-être de trouver une place au port pour l'hiver, car les places y sont très demandées... Le ralenti du moteur ne fonctionne plus mais en poussant les gaz à fond, il ne s'étouffe pas. Je coupe les gaz après avoir repéré un ponton sur lequel venir mourir brutalement. Mais ça passe. Immédiatement un employé de la marina privée vient me voir et m'explique que je ne peux pas rester ici, qu'il faut que je libère la place. Ce que je ne peux évidemment pas faire. À force de discussion, il se montre compréhensif.

Lundi 14 novembre. Je cherche la panne et finit par la trouver : le filtre à essence contenait des impuretés. Je vais ensuite visiter la capitainerie de la partie publique du Vieux Port afin de repérer s'il y a une place pour Heoliañ. Je palabre avec l'équipe qui se montre finalement très accueillante et par chance, le chef du bureau est breton et connaît Le Havre, d'où je suis parti, y ayant lui aussi vécu à bord d'un voilier. J'obtiens finalement une place au ponton visiteurs qui est situé en face du Fort Saint Nicolas où se situe le Mucem, le Musée des Civilisations Méditerranéennes, soit à l'entrée d'un des plus beaux ports que je connaisse.

Amarré au Vieux-port à Marseille, je  grimpe dans le mât pour regarder le pont d'Heoliañ et le Mucem, 2016.

Cette vie à Marseille, c'est du luxe. Je m'offre régulièrement le plaisir de promenades dans la rade, seul ou accompagné d'amis. La ville est splendide, surtout vue de la mer. Il y a des hôtels luxueux non loin de ma place de port, où mon loyer doit être pouvoir y être dépensé en une nuit seulement, avec une vue que j’imagine à peine plus belle que la mienne. Le Frioul est à une heure de navigation à peine, en fonction de la force et de la direction du vent. Le Frioul est un peu ma résidence secondaire et la Rade de Marseille, mon jardin. Marseille… Comment est né mon amour pour cette ville ?

Le Vallon des Auffes à Marseille vu depuis Heoliañ, 2016.

J'ai vécu à Paris pour y étudier la photographie et y explorer différents milieux professionnels dans la filière. Je ne m'y suis jamais vraiment senti à ma place. Un hiver, alors que j'avais compté trois semaines depuis la dernière apparition du soleil, j'ai craqué. Il fallait que j'aille quelque part dans le sud de la France pour y retrouver de la lumière, ne serait-ce que le temps d'un week-end. Un vendredi soir, j'ai regardé la carte météo de la France et y ai pointé le pictogramme «soleil» à Marseille. Le lendemain en début d'après-midi, j'y étais après trois heures de train.

Calanques de Marseiieveyre, 2016. 

Marseille… Les souvenirs font surface, Marseille, ville d'innombrables passages familiaux afin d'y gagner la Corse où j'y allais tous les étés… Marseille, ville que n'avais finalement jamais vue autrement que depuis la mer, en ferry. Ce trajet Paris-Marseille devient petit à petit une habitude. Régulièrement, quand cela ne va plus, j'y pars plusieurs jours, loin de la grisaille parisienne, dans l'auberge de jeunesse située à la Pointe Rouge. J'y fais des photos, des promenades dans les calanques, au Vallon des Auffes, au Vieux Port. Je me souviens de cette scène un peu triste où alors que je devais prendre le métro pour la gare Saint Charles et retourner à Paris, d'avoir versé des larmes devant un coucher de soleil accompagné de musique de rue péruvienne…

Entrée dans le Vieux Port et vue sur le Mucem, 2016. 

En juillet 2011, je fais un séjour dans le sud-ouest de l'Angleterre. Il pleut tous les jours et c'en est trop pour moi, je décide d'écourter mon séjour et de vivre à Marseille. Je consulte des offres de colocation et prend les transports routiers et ferroviaires pour les visiter, sans prendre la peine de m'arrêter en chemin. Cornouailles-Marseille en direct. J'y vis finalement deux ans, y trouve rapidement un amour, un travail et des amis. Puis un autre projet professionnel me ramène vers le Nord, en région parisienne, avec toujours ce rêve de m'acheter un voilier, de vivre à bord et de voyager avec, mais à cette époque, je manquais de maturité pour trouver les ressources nécessaires pour le réaliser à Marseille.

16
En cours d'éclusage, 2016. 

Vendredi 14 octobre. Mon père me rejoint à Toulouse. Nous faisons le plein de courses en voiture grâce à Martine, une cousine de ma mère, car le port de Ramonville est situé en périphérie de la ville.

Samedi 15 octobre. Nous partons en direction de Port Lauragais. Après avoir passé l'écluse d'Encassan peu avant Port Lauragais, nous avons tout de même éclusé seize fois dans la première journée et c'est mon record. Je suis maintenant rompu aux manœuvres. Mon père fait quant à lui son apprentissage du canal et m'en fait payer les conséquences avec un nœud exotique réalisé par ses soins qui bloque l'amarre autour d’un axe sensé la faire coulisser verticalement en suivant le mouvement du bateau lorsqu'il monte dans l'écluse. Résultat : l'amarre reste coincée solidement deux mètres sous l'eau. Après un court moment de râle, je me met en caleçon et plonge dans l'écluse priant pour que personne ne nous nous voit et ne sonne l'alarme, puis je dégage l'amarre en apnée. Je prend la situation avec le sourire (mais pas tout de suite). En fin de journée, nous sommes fatigués et l’extinction des feux se fait tôt, vers vingt et une heure.

Paysages campagnards sur le Canal du Midi dans l'Aude, 2016. 

Dimanche 16 octobre. Nous partons le matin en direction du Seuil de Naurouze qui marque le point de passage entre les écluses qui « montent » et celles qui « descendent » et qu'à partir de maintenant les manœuvres devraient être plus faciles. Nous sommes dans l'Aude et nous apercevons peu à peu des montagnes, ce sont les Pyrénées où je ne suis encore jamais monté, bien qu'ayant observé il y a plusieurs années le prix de vente des bergeries avec pour idée d'y vivre. En l'absence d'idée d'y faire quelque chose de précis, j'ai abandonné la piste. La jeunesse… Mais qui sait, avec un bateau à Perpignan, peut-être qu'un jour...

L'Aude est aussi le pays du vent et je me souviens que mon beau-frère qui y avait passé son enfance m'en parlait comme du pays-des-gens-rendus-fous-par-le-vent. L'éclusier à qui je pose la question du vent, me le confirme : il y a beaucoup de vent. Néanmoins, je me garde de lui parler de la folie qu’apparemment le vent peut provoquer ici, car, seuls dans la campagne, on est totalement dépendants de ses réactions et cela m’ennuierait de finir dans la rubrique « fait divers » du journal local...

Anecdote : une sorte de tête de phoque émerge de l'eau et laisse imaginer la taille imposante du corps. Au départ, j'imagine cette sorte de loutre coincée dans l'écluse et j'ai envie de l'aider. Apparemment, ces jolies bestioles mordent et d'après mon père, cela s'infecte rapidement. Je suis dissuadé et un peu plus tard je suis rassuré par un éclusier qui m'apprend l'existence de passages pour les animaux au cas où ils se font aspirer par les écluses.

Lundi 17 octobre. Nous partons vers Carcassonne et arrivons peu à peu dans le Sud. Les éclusiers savent eux aussi prendre la vie du bon côté. Après être entrés dans une écluse dont la porte aval était ouverte, personne n’apparaît. Je descends du bateau pour me diriger vers le maison de l'éclusier et l’aperçois, sur son bureau, dans un sommeil profond. Et je réveille mon premier éclusier…

Ancien moulin sur la Canal du Midi, 2016. 

Le midi, arrivés à une autre écluse, son éclusier prend sa pause déjeuner vingt minutes avant l'heure mais alors que je m'approche trop d'un ancien moulin sur la rive gauche, la quille touche un corps dur. Je lui demande de l'aide mais il semble décidément avoir d’autres préoccupations dans la vie. Je parviens néanmoins à dégager Heoliañ, non sans communiquer au ciel mes pensées à son égard. Nous nous amarrons sur la rive opposée où il semble y avoir davantage d'eau et nous mangeons, patientant une heure et demi, attendant qu'il daigne nous ouvrir (c'est la pause réglementaire, comme la vie est dure!). Treize heures quarante. Une péniche de l'autre côté de l'écluse sonne son klaxon, je vais voir s'il y a de l'activité dans la maison de l'éclusier et tape à la porte. Et je réveille mon deuxième éclusier…

Nous arrivons le soir à Carcassonne, où le port ne fait pas de différence de tarification entre les bateaux de moins de seize mètres et ceux de plus de seize mètres. En bon prince, mon père règle la note, mais ne s'attend cependant pas à devoir verser pareille somme, pour un si petit bateau, hors saison touristique. Le soir nous nous promenons dans la cité médiévale, un impressionnant centre d'attraction, où je sens bien que nous sommes plus proches du château de Cendrillon que du patrimoine classé à l'Unesco. Cela ne me pose cependant pas de problème. Je suis heureux comme tout le monde de visiter la cité et nous mangeons un très bon cassoulet accompagné d'une bouteille de vin rouge des environs, dans un bon restaurant.

Mardi 18 octobre. Nous naviguons toujours dans l'Aude, en direction de Homps et faisons escale à l'écluse de Puichéric, où ma grande-tante Mireille nous accueille chez elle. Mireille est pied-noir et elle nous prépare un somptueux tajine. Nous sommes en Méditerranée et le repas se finit en notes sucrées avec des pâtisseries du Maghreb. Dans notre imaginaire, nous ne sommes pas tout à fait en Méditerranée car nous ne voyons pas la mer. Cela modifie notre perception qui pour le moment est majoritairement composée de paysages champêtres et parfois, de platanes.

Platanes en bordure de canal, 2016. 

Les platanes sont la marque de fabrique du Canal du Midi. Actuellement, un certain nombre d'entre eux ont été abattu des suites d'une maladie. J'imagine qu'en été, cela doit-être appréciable de recevoir l'ombre d'un platane sur son bateau. Mais à notre saison, honnêtement, cela ne nous manque pas. Nous nous délectons du moindre rayon de soleil et de l'horizon. Certaines rives sont cependant le théâtre de chantiers d'élagage moins poétiques. En fait, on ne sait pas vraiment pourquoi ces platanes ont été plantés. Pour faire de l'ombre ? Pour maintenir les berges ? On m'a expliqué récemment que c'était à l’origine pour fabriquer des allumettes… Certains les défendent, peut-être marqués par l’inscription au patrimoine de l'Unesco du canal à la fin des années quatre-vingt-dix. Je trouve amusant qu'aujourd'hui les platanes soient marqués par un mouvement de patrimonialisation alors même qu'à leur plantation originelle, il s'agissait essentiellement de créer une opportunité économique.

Puis avec l'apparition des pins, le paysage se méditerréanise franchement à mes yeux (je les attendais tellement). J’aime beaucoup les pins, ils me rappellent mon enfance en Corse, leur vue m’apaise et leur odeur plus encore...

Apparition des pins dans le paysage du canal, 2016. 

Mercredi 19 octobre. Nous voyons des chevaux dans des marais. Nous ne sommes pourtant pas en Camargue. Nous passons les trois dernières écluses du canal, un Luna Park fantomatique et apparaissent les premières collines de Sète ainsi qu'au loin, l'avant-pays des Cévennes. Nous passons la nuit à Marseillan, non sans avoir consommé un pastis sensé symboliser notre arrivée en Méditerranée (liée à l'apparition sous nos yeux de la Mer Méditerranée), bien qu'il fasse nuit et frais en terrasse.

Arrivée dans le Languedoc-Roussillon, 2016. 
Marais et chevaux avant Marseillan, 2016. 
Zone artisanale avant Marseillan, 2016.

Jeudi 20 octobre. Nous gagnons Sète en traversant l'étang de Thau en deux heures, avec du vent de face. Qu'il est bon de retrouver de la profondeur sous la quille ! Nous nous amarrons dans un petit port en face de la gare de Sète, après avoir testés la hauteur des ponts du canal principal de Sète, au point d'avoir été obligés à faire machine arrière pour éviter de frotter le dessous d'un petit pont de pierre…

15

Dimanche 25 septembre. J'ai passé la semaine à découvrir Bordeaux certains de ses habitants que j'ai photographié puis qui m'ont chaleureusement fait visité la ville. J'ai passé une semaine de robinsonnade en cœur de ville, où j'étais le seul bateau amarré au ponton. J'étais situé suffisamment en retrait pour être tranquille et cela à une encablure seulement du tramway. Je ne pense pas qu'il y ait de plus belle vue que la mienne et de meilleur compromis ici entre la nature et la ville. Il n'y a pas de sanitaires, pas de douches, je me lave par conséquent avec un seau d'eau, à même le ponton.

Christian va m'accompagner sur le Canal de la Garonne jusque Toulouse et arrive le soir même.

Passage d'un des nombreux ponts du Canal latéral à la Garonne avec Christian, 2016. 

Lundi 26 septembre. Nous partons à midi, lors de la basse mer de Bordeaux, de façon à avoir le puissant courant de la Garonne avec nous. Nous nous arrêtons au port de Bègles, situé à la sortie de Bordeaux, de façon à remplir les jerricans d'essence. À partir de maintenant, nous aurons besoin d'essence constamment, dans la mesure où le bateau, sans son mât, ne peut plus naviguer avec ses voiles. Du moins jusqu'à ce qu'il atteigne de nouveau la pleine eau à Sète. Nous naviguons tout l'après-midi jusque la première écluse du Canal de l'Entre-deux-mers (Canal de la Gironde + Canal du Midi) à Castets-en-Dorthe. À l'entrée du village, nous nous attendons à apercevoir une « énorme écluse », influencés par la lecture du récit de navigation d'un voilier ayant emprunté le canal il y a plusieurs années. Au bout d'une dizaine de minutes, je reçois un coup de téléphone : c'est l'éclusier, que j'avais prévenu dans l'après-midi de notre intention d’emprunter l'écluse de Castets en fin d'après-midi :

« - Vous ne prenez pas l'écluse ?

- Si, pourquoi ?

- Vous êtes passé devant ! »

Christian et moi avons chacun acquis auparavant de l'expérience avec d'autres écluses : pour Christian, en mer Baltique et pour moi, au Havre. L'écluse en question est ici si « énorme », que nous sommes passés à côté sans même l’apercevoir… Nous arrivons donc à Castets et ce sont les algues qui nous surprennent, elles sont si longues et si nombreuses qu'elles bloquent la quille du bateau ce qui le fait ralentir fortement. J'ai l'impression d'être en train de faucher des près ! Arrivés dans le port, nous lançons les amarres à une femme qui vit sur la péniche voisine. Elle écrit des spectacles de théâtre et de musique pour enfants. Nous l'invitons à prendre l'apéritif et mangeons ensemble un potiron.

Mardi 27 septembre. Voici notre première étape sur le fameux « Canal latéral à la Garonne », qui, à force d'en parler et d'y penser, devient quelque chose d'impressionnant. On commence aussi à découvrir nos premiers paysages champêtres qui sont conformes à ceux vus dans les guides. Il y a quelque chose qui relève de l’impressionnisme dans ces paysages.

Paysage champêtre du Canal latéral à la Garonne, 2016. 

Nous nous arrêtons pour la nuit vers vingt heures, contents mais fatigués, en lisière d'un bois, amarrés à un ponton d'attente. On trouve des pontons d'attente devant la plupart des écluses. Elles permettent d’attendre (comme son nom l'indique) lorsque l'écluse est déjà occupée par un autre bateau. Cela ne nous arrive pas pour le moment car nous ne rencontrons quasiment aucun bateau. On est loin du tohu-bohu d'été. Tant mieux.

Mercredi 28 septembre. Nous partons au petit matin de l'écluse Berry et le temps est à la brume. Cela me rappelle la navigation Pauillac-Bordeaux faite tout récemment, à la différence que cette fois-ci, je ne suis pas seul et que les bords du canal sont suffisamment proches pour en cerner les limites. La brume se lève dans l'après-midi et révèle un joli jeu d'ombres et de lumière. Nous approchons Tersac dans des zones calmes et campagnardes.

Heoliañ amarré à un ponton d'attente en escale le temps d'une nuit, 2016. 

Nous avons pour objectif de rallier Agen en fin d'après-midi afin de faire escale chez mon oncle et ma tante qui y ont emménagé il y a un an. Ils nous régalent avec leur piscine, de belles pièces de magret de canard et du vin local. Pour rejoindre le port d'Agen, nous avons emprunté le pont-canal d'Agen qui est un édifice classé aux monuments historiques et qui nous fait passer à dix mètres de hauteur au-dessus de la Garonne. C'est très impressionnant.

 La brume se lève dans l'après-midi et révèle un joli jeu d'ombres et de lumière, 2016.

Jeudi 29 septembre. À l'approche de Toulouse, Le paysage se réurbanise au fur et à mesure. Sur la rive droite, derrière des arbres on voit une centrale nucléaire. Nous longeons la voie ferrée et nous sommes obligés le soir ainsi que le suivant de dormir à côté de la ligne de train. En journée, on croise pas mal de voyageurs en vélo, ou des gens qui courent, marchent et qui nous disent bonjour, nous faisant signe de la main. Souvent les gens s'arrêtent et nous regardent écluser, intrigués, amusés, experts ou novices et nous photographient.

Paysage campagnard et centrale nucléaire en périphérie de Toulouse, 2016. 

Samedi 1 octobre. Nous arrivons par une zone artisanale et industrielle où des campements de sans-domiciles fixes sont installés sous tente, dans des camions ou des caravanes. C'est étrange mais ils ont l'air sympa. Ils nous disent bonjour et nous indiquent le chemin avec de grands gestes « c'est par là Toulouse, c'est par là ! » (il n'y a qu'un seul chemin possible). Après avoir passé plus de cinquante écluses en cinq jours, il n'en reste aujourd'hui plus que trois, dont la dernière qui est cette fois-ci vraiment imposante, en particulier à cause de la hauteur des parois le long desquelles on doit s'amarrer. Les portes sont très hautes et on ne voit absolument pas le paysage au-dessus de nous, ni où nous sommes réellement. On s'amarre difficilement dans cette grande écluse. Lorsque cela est fait, c'est en face d'une belle chute d'eau, mais ça n'est pas tout de même pas le Niagara. Lorsque le niveau de l'eau monte et que nous atteignons la surface avec vue sur la rue, c'est avec surprise qu'on se trouve être en face de la gare.

Je laisse Heoliañ tout seul pour deux semaines, au port de Ramonville, dans le sud de Toulouse, le temps de faire une exposition à Paris. Nous avons mis six jours avec Christian pour faire cette première partie du « Canal de l'Entre deux mers » et Heoliañ est à mi-chemin de la Mer Méditerranée. Je commence à sentir l'excitation me gagner à l'idée de bientôt naviguer en Méditerranée avec mon propre voilier. Un rêve est en train de se réaliser.

Ecluse de la Gare Matabiau à Toulouse, 2016. 
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Rives de la Garonne à Pauillac, 2016. 

Lundi 19 septembre. Je retourne en bus à Pauillac. Je suis rassuré car Heoliañ n'a subi aucun problème de vandalisme ni de chocs. Le personnel du port est gentil, compétent et Pauillac est une petite ville calme et tranquille. Il s’agit du dernier port où il est possible de démâter un voilier sur la Gironde, avant de passer les ponts à l'entrée de Bordeaux. Dans le port, le courant est fort et Heoliañ est régulièrement dans la vase, ce qui le rend tout à fait immobile et produit alors une drôle d'impression. Cela ne pose néanmoins aucun souci pour la quille car le fond est mou (c'est un mélange de boue et de vase), nous sommes sur les bords d'un fleuve où il y a des roseaux, c’est plutôt joli et cela me fait penser au fleuve Niger, de par la couleur de l'eau, où j'ai navigué en pirogue en 2008.

Mardi 20 septembre. J'ai rendez-vous avec le maître du port à huit heures pour démâter Heoliañ. J'ai préparé la veille au soir un croisillon en bois récupéré sur les quais de façon à poser le mât à l'arrière et à l'avant sur le bastingage avec une planche en bois.

Sur la Gironde dans la brume, de Pauillac à Bordeaux, 2016.

Mercredi 21 septembre. Je pars au petit jour, de façon à arriver à » l'étale » de la marée à Bordeaux, c'est à dire avant le moment où le courant va s'inverser (il y est alors moins fort) ? Cela me permet aussi d'éviter le "mascaret", une sorte de grosse vague qui arrive de l'embouchure d'un fleuve et qui s'y propage dans toute sa longueur. Apparemment, tout est bon. Le mât solidement attaché, l'heure de départ est bien choisie et j'ai écouté les conseils prodigués pare maître du port. Je suis seul sur le fleuve et j'aperçois le lever du soleil sur la rive gauche.

Puis cela se gâte : la brume apparaît. Ce qui devait être une promenade commence à devenir une navigation stressante où mes yeux sont dépendants du GPS. Je ne discerne pas les bouées du chenal qui sont sensées prévenir des dangers, autres rochers et bancs de sable sur lesquels des navigateurs se sont échoués dans le passé. Alors, confronté à cette situation inédite, je fais de mon mieux. Naviguer de nuit, pas de souci, à condition que ce soit au large, à l'écart de tous dangers. Mais lorsque je ne vois pas à trente mètres autour de moi, sur un fleuve dont les rives se rapprochent, cela est franchement dangereux. Je prend mon mal en patience et je suis les courbes du fleuve, les yeux rivés sur le GPS. Au bout d'un moment je m'y habitue et je considère presque la situation comme normale. C'est de toute façon trop tard, je suis engagé dans le fleuve, le courant est très fort, je navigue à gaz réduits à une vitesse oscillante entre huit et neuf nœuds : il m'est impossible de faire face au courant au moteur seul et il m'est donc impossible d’envisager un retour vers Pauillac.

L'habitude venant, arrive un son horrible : la sirène d'un bateau. Toutes les minutes, un son aigu et puissant parvient à mes oreilles. La panique me gagne très vite et je fonce à l'intérieur du bateau chercher la corne de brume dans la caisse où je stocke le matériel de sécurité mais je ne la trouve pas. Je retourne l’intérieur du bateau à toute allure mais je ne la trouve toujours pas. Je stresse encore davantage, m'imaginant percuter le bateau. Je ne sais pas s'il est gros ou petit. Je me rapproche le plus près possible de la rive gauche à côté de pontons de chargement et de déchargement pour des navires de marchandises, comprenant à ce moment-là que la Garonne peut compter du trafic. Alors que je surveille ma trajectoire pour éviter de cogner les installations, je tourne la tête sur la droite et aperçois le navire qui a émit les sons : un navire de cinquante mètres de long, étonné de ne pas avoir entendu le son de ses machines, probablement étouffé par la brume. Si je n'avais pas eu le réflexe de m'approcher le plus possible de la rive et de m'éloigner de l'axe de navigation (au milieu du fleuve), il me coupait en deux.. Je continue avec la même stratégie en espérant ne plus croiser d'autres navires. L'heure passant, je sais que le soleil devrait aider à lever la couche de brume et en approchant Bordeaux, c’est le cas, la chaleur de la ville et ses constructions prennent le dessus sur l'humidité de la terre.

Sur La Gironde, en arrivant dans l'agglomération bordelaise, industries et Pont d'Aquitaine, 2016. 
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Estuaire de la Gironde, 2016. 

Dimanche 28 août. Je pars seul de Royan pour rejoindre Pauillac, petite ville aux abords de la Gironde, où je souhaite mettre en attente Heoliañ pendant mon absence de trois semaines. La navigation est paisible, je lis, je mange, je regarde le paysage tout en méditant sur le fait que je suis en train de quitter l'Atlantique après avoir déjà quitté la Manche et que ce sera certainement d'un point de non-retour.

Il n'y a pas de danger particulier, il suffit de calculer le temps de navigation nécessaire pour arriver à destination et de se caler sur la pleine mer. Je croise un navire commercial de grande taille et pour la première fois, un capitaine au long cours me salue de sa plate-forme. L'élégance même. Je fais tout de même attention à son sillage et à sa vague. On est clairement dans un monde maritime à part. Celui de l'eau douce. Peut-être il y a-t-il davantage de trafic en semaine ? En fin d'après-midi, Heoliañ est amarré à Pauillac, le temps de préparer une exposition au Havre.

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Mardi 23 août. Mon nouvel équipier arrive à Groix. Antoine est un ami d'enfance d'école de violon que je n'ai pas vu depuis longtemps. Alors qu'il suivait le récit de voyage en ligne d'Heoliañ, il m'a contacté via Facebook avec un petit mot joliment écrit et évoquant ses propres envies de bateau. Je lui ai donc proposé de venir. Antoine m'a expliqué avoir découvert le violon à l'âge de quatre ans en allant à un festival dédié au violon qui a lieu chaque année en été à Royan. Il m'a dit : "c'est amusant d'arriver avec toi en voilier à Royan, parce que si je n'étais pas venu ici il y a plus de vingt ans, je n'aurais pas découvert le violon et je ne t'aurais pas rencontré en classe de violon". Ses paroles m'ont fait chaud au cœur. Nous ne nous sommes pas vu pendant des années et la complicité qui s'est révélée était inattendue.

Antoine, vieil ami et équipier entre Groix et Royan, 2016. 

Mercredi 24 août. Nous partons. Il fait beau, le vent est portant et nous autorise à essayer le spi asymétrique que m'a généreusement offert Laurent du port Vauban du Havre, alors qu'il souhaitait vendre son bateau pour en acheter un plus grand. Le spi est neuf. Nous assistons en fin de journée à un superbe coucher de soleil au-dessus de l'horizon puis progressivement s’installe un régime de brises thermiques qui nous amène du vent bienvenu, mais nous faisons tomber le spi de façon à naviguer en sécurité durant la nuit, car on ne sait jamais, un grain est si vite arrivé...

Nous avons bien fait : aux alentours de vingt-deux heures, des éclairs éclatent autour de nous. Nous avions pour projet initial de rallier Royan d'une traite directe de 160 milles nautiques mais je prends la décision de nous dérouter vers Port-Joinville sur l'île d'Yeu, ayant des difficultés à évaluer la distance des orages, que je ne souhaite en aucune façon vérifier. Nous mettons les gaz du moteur à fond et naviguons à près de 7 nœuds. J'ai pourtant pris la météo en croisant les sources, mais c'est le jeu de la mer. Nous arrivons finalement aux alentours d'une heure et demie, dans la nuit du jeudi, après quatorze heures de navigation. C'est ma première entrée de port nocturne en tant que skipper et j'espère la dernière, en raison de la concentration que cela demande et du stress que cela produit.

Naviguer la nuit est un plaisir, outre la fatigue que celle-ci provoque - on effectue ses quarts, c'est à dire que les membres de l'équipage assurent chacun leur tour la veille visuelle à trois cent soixante degrés afin d'éviter tous risques de collision (pas besoin de barrer grâce au pilote automatique) - à la condition de naviguer en eaux libres. Ainsi, la nuit, je navigue à environ dix milles nautiques de côtes, soit environ vingt kilomètres (un mille nautique mesure mille huit cent cinquante-deux mètres). La houle d'arrivée nous ayant un peu chahuté l'estomac, nous nous précipitons dans le premier bar venu pour y commander un rhum, dont les vertus médicamenteuses sont régulièrement reconnues des marins.

Etrave d'Heoliañ et ciel de haute mer.

Vendredi 26 août. Après nous être reposés jeudi, nous partons à midi de façon à entrer samedi dans l'estuaire de la Gironde à la pleine mer, car on ne lutte pas contre les courants dans ces parages, en témoigne le nombre d'épaves indiquées par la carte marine devant l'île d'Oléron. La journée nous fait alterner entre voiles et moteur car je souhaite conserver une vitesse moyenne constante de façon à être à l'heure au rendez-vous de la pleine mer : huit heures du matin au début du chenal de l'estuaire.

Nos quarts de deux heures se passent au mieux, nuit étoilée et lune rousse avec un passage dans la brume inattendu (et un peu inquiétant, on a toujours peur d'entrer en collision, même si sur la carte tout est clair). Antoine me confie ne pas s'être senti autant en paix avec lui-même que pendant son quart. Mission accomplie, la mer a fait son effet. Nous arrivons à midi le lendemain à Royan et Antoine part à contrecœur à Paris.

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Port du Guilvinec, 2016. 

Mardi 16 août. Nous partons d'Audierne après avoir fait des courses au supermarché, avec, pour programme, le port de pêche du Guilvinec, l'archipel des Glénans se révélant en cours de route trop loin pour y arriver de jour et avec Catherine qui n'a jamais navigué, je souhaite le programme tranquille. Nous y faisons-là une rencontre avec un couple improbable : des voyageurs au long cours tombés amoureux de ce port "dans son jus" et qui se promènent, l'homme torse nu, avec un perroquet sur l'épaule, alors que la nuit est tombée un peu fraîche.

Mouillage de La Pie, Les Glénans, 2016. 

Mercredi 17 août. Nous prenons la direction de l'archipel des Glénans, archipel d'îles basses souvent décrites comme paradisiaques avec ses fonds clairs et sablonneux qui donnent à l'eau la couleur des Mers du Sud. Mais voilà, il pleut et le ciel et bouché. Bretagne fantasque. Nous allons tester au mouillage de la Pie le guindeau manuel récemment installé grâce à l'aide de Christian. Le test est positif. Alors que quatre Beaufort étaient prévus, soit environ vingt nœuds de vent, c'est plutôt vingt-cinq à trente nœuds qui ont soufflé durant la nuit, qui s'en est retrouvée écourtée. Surveillant régulièrement notre position à l'ancre et constatant celle-ci relativement stable (il faut choisir un point fixe comme un rocher et observer comment le bateau évolue), je me suis finalement assoupi avec pour berceuse, le son des gouttes de pluie sur le pont.

Vague de surf entre Les Glénans et Groix, 2016. 

Jeudi 18 août. Nous partons sous le soleil pour l'île de Groix, au vent arrière, qui nous permet un surf superbe et interminable. Le "surf", c'est lorsque le bateau reste en équilibre "en haut" des vagues, sur la crête, un peu comme en vélo. Heoliañ s'en donne à cœur joie et nous avalons la distance à grande vitesse. Cela est un réel plaisir après avoir été trempés par la pluie toute la nuit aux Glénans. Le lendemain, Catherine prend la navette pour Lorient et nous quitte comme prévu le matin. Pour ma part, je reste plusieurs jours à Groix de façon à photographier des Bretons avec pour idée de développer leurs portraits avec des algues. Nous sommes pendant le festival du film international insulaire et la vie sur l'île est fourmillante et d'humeur hippie. Tony repart dimanche en compagnie de Pierre qui nous a rejoint en camping-car depuis Le Havre le temps du week-end, s'impatientant qu'on lui conte nos aventures.

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Dimanche 14 août. Nous partons le matin en direction du Raz de Sein, à peine moins terrible de réputation que le Raz Blanchard. Chaque hiver, des journalistes vont à la Pointe du Raz pour y réaliser des images spectaculaires et faire peur au téléspectateur. Pour nous en revanche, dans nos conditions, le passage s'est fait comme pour le Chenal du Four, c'est à dire au moteur et l'esprit tranquille. La météo est clémente et nous avons pris soin de passer le raz vents et courants dans le même sens, car le danger est bien de rencontrer des brisants provoqués par le mouvement des vagues qui butteraient contre le courant. Dans ce cas, par forts coefficients de marée, ce peut être effectivement très dangereux.

Après avoir passé le Raz de Sein, nous marchons bon train à la voile vers Audierne, atteignable uniquement à la mi-marée avec notre tirant d'eau d'un mètre quarante. Nous arrivons dans le chenal que j'identifie mal et nous frottons la quille dans la sable : le ralentissement est immédiatement perceptible et j'augmente les gaz du moteur de façon à ne pas rester bloqué au milieu du chenal. Plus de peur que de mal. Cependant, cette arrivée est à prendre avec précaution pour un voilier avec une quille. Audierne se mérite, à en juger la faible fréquentation des touristes à voiles, en comparaison aux autres sites bretons. Nous retrouvons Catherine.

Phare de La Vieille au Raz de Sein, 2016.
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Passage du Banc du Four, avant la Rade de Brest, 2016. 

Samedi 13 août. Nous quittons l'Aber Wrac'h à midi, le courant avec nous, de façon à passer le Chenal du Four à "l'étale", c'est à dire au moment où le courant est nul. Dans ces parages, impossible de naviguer face au courant. Lorsque le courant est contraire au vent, cela lève presque toujours dangereusement la mer, surtout lorsque l'un ou l'autre est fort. Je choisi un moment où le coefficient de marée est faible, ce qui correspond à des courants faibles et nous permet de passer le Chenal du Four tout en douceur. Au point que c'est au moteur que nous le passons. Le vent variable 2 Beaufort annoncé par les prévisions météo correspondent en fait à des brises thermiques, des brises locales sur lesquelles il est difficile de compter, tant elles sont liées à la physionomie de la côte, aux variations de relief, etc. Nous évitons Brest et sa gigantesque rade, car je sais que si nous nous y arrêtons, nous aurons envie d'y passer plusieurs jours, ce qui nous ferait perdre trop de temps sur la route à effectuer jusqu'à Bordeaux. J'ai de toute façon donné rendez-vous à Catherine, une amie d'enfance qui va passer plusieurs ours avec nous et qui nous attend à Audierne, à la sortie du Raz de Sein. Nous arrivons finalement au port de Camaret-sur-Mer en fin d'après-midi.

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Passages des îles Anglo-Normandes et séchage au soleil de l'aber-Wrac'h, 2016. 

Mardi 9 août. Une étape importante est à réaliser : cent cinquante milles nautiques non-stop, avec un passage du Raz Blanchard qui est un coin réputé difficile avec des courants très forts pouvant parfois atteindre dix nœuds de courant. Le raz se situe entre la pointe de La Hague et une des îles de l'archipel des Anglo-Normandes, Aurigny. Je me renseigne sur les meilleures conditions pour le passer. Au vu de la direction du vent, il faut que nous nous éloignions de la côte et que passions du côté d'Aurigny. Alors que je pensai avoir suffisamment de marge entre la côte et Heoliañ, nous nous retrouvons subitement dans des zones où des vagues hautes et désordonnées me font craindre de casser quelque chose. Nous avançons donc le plus vite possible vers le large, appuyés par le moteur, de façon à nous écarter rapidement de cette zone dangereuse. Tony se montre impeccable : pas de peur, pas de casse, ni morale, ni physique. Une heure après, la zone est éloignée. Nous pouvons remettre les voiles et éteindre le moteur avec un bord superbe au près, puis au travers, composant avec un vent de Nord-Ouest idéal pour rejoindre en ligne droite l'Aber Wrac'h en une vingtaine d'heures.

Si le départ de cette étape comporte ses difficultés, l'arrivée n'en est pas moins évidente : en arrivant dans le chenal, un grain nous tombe dessus réduisant considérablement la visibilité, au point de me demander si dans ces conditions, nous parviendrons gagner le port. Bien que nous utilisions le GPS pour nous situer, la fatigue, la bruine, les nombreux rochers, rendent l'approche difficile jusqu'à ce que le soleil réapparaisse pour nous offrir superbe coucher de soleil et suffisamment de lumière pour nous faufiler dans le chenal. Une fois les amarres solidement installées au port de l'Aber Wrac'h, une bonne douche et un restaurant nous réconfortent de ces trente heures de navigation composées de fatigue (le pilote automatique n'est pas encore installé) et d'humidité (un peu d'eau rentrait par le puits de chaîne et cela est exaspérant de devoir sécher les fonds pendant une navigation). Tout était mouillé : vêtements, draps, mousses des matelas et des coussins. Nous profitons de cette escale pour résoudre le problème en condamnant le puits de chaîne avec de la bâche et de la colle néoprène.

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Sortie du chenal du Havre et  préparation  à Cherbourg des maquereaux pêchés en navigation, 2016.

Vendredi 5 août. Je pars du Havre vers vingt heures avec un ami, Tony, pour une navigation de vingt-quatre heures et de soixante-dix milles nautiques. Cette première étape se fait avec du vent face à nous, qui nous oblige à tirer un grand bord vers Ouistreham, situé à l'intérieur de la baie de Seine, puis à revenir le long des côtes de façon à arrondir au large la pointe de Barfleur au petit jour.

Première pêche de Tony : trois maquereaux de bonne taille à peine la ligne de traîne plongée dans l'eau. C'est impressionnant, en particulier pour moi qui ne sais pas encore pêcher. Tony me prédit pour la suite une pêche soutenue et continue. Je le trouve quand même un peu présomptueux. En attendant, le lendemain soir, nous fêtons notre arrivée au port de Cherbourg en dégustant nos poissons à la « havraise », c'est à dire sans accompagnement, juste un peu de sel, d'huile d'olive, du thym et une bouteille de vin. C'est la récompense d'une première navigation fatigante, car il faut se réadapter au rythme de la vie en mer, au point où au début d'une discussion avec un couple au bar de la capitainerie, on nous demande:

- « Vous avez pris quelque chose (sous-entendu des drogues) ?

- Oui ! On a pris la mer... »

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Avitaillement et amarrage au ponton visiteurs du port principal du Havre en attente d'une bonne météo pour le départ , 2016.

Lundi 1 août 2016, je fais l'avitaillement d'Heoliañ depuis la zone commerciale des Docks Vauban jusqu'au ponton, avec un caddie. Pittoresque. Les Docks sont historiquement dédiés au chargement/déchargement du café par les dockers sur les porte-conteneurs mais l'activité des dockers a été restructurée il y a quinze ans d'où la requalification des bâtiments en zone commerciale.

Mardi 2 août 2016. En attendant la fenêtre météo qui permettra de passer la pointe de Barfleur et les îles Anglo-normandes, Heoliãn est amarré au ponton visiteurs au port principal du Havre. Au Havre, le port de plaisance est composé de deux zones : la première est situé près des plages, tandis que le second, celui dans lequel j'ai hiverné, a été inauguré récemment (en 2013) et se situe en plein cœur de ville, entre les commerces et la gare.

Le Havre, est un véritable dédale de bassins. Il est parfois difficile de s'y retrouver. Il m'est arrivé un jour de retour de mes premières navigations dans les parages de chercher l'accès à l'écluse alors que je ne connaissais pas encore le plan de navigation dans le port... Depuis le bassin Vauban, il y a un pont tournant à emprunter puis une écluse pour rejoindre la mer. Un peu fastidieux...

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Heoliañ est  grûté à la zone technique de l’Escaut , au Havre, 2016.

Juillet 2016. Heoliañ est grûté à la zone technique de l’Escaut où il va passer un mois au sec. Au programme, suppression des passes coques des toilettes et de l'échappement de l'ancien moteur inboard, avec l'aide de Dominique, soudeur professionnel chevronné, à la retraite depuis peu, qui soudait l'intérieur de cheminées des raffineries. Dominique est humble, passionné, généreux.

Après avoir démonté les passes coques, on se retrouve avec trois trous dans la coque de 10 cm de diamètre. Dominique intervient alors avec son arc à souder, son acier en bâtonnets et des plaques de métal pour boucher les orifices. Cela est malheureusement plus compliqué que prévu : l’acier utilisé dans la construction est du « corten », difficile à souder mais hyper résistant à la corrosion. Je ne vais pas m'en plaindre ! Si besoin la prochaine fois, je saurai qu'il est difficile de souder à l'arc dessus et qu'il vaut mieux utiliser un poste de soudure de type « TIG ».

Chantier d'Heoliañ  à la zone technique de l’Escaut, au Havre, 2016.

Un ami du temps de mon adolescence en Picardie, Hubert, vient ensuite me voir. Hubert est menuisier et fabricant de stands pour les salons d'exposition, ce qui le rend très polyvalent. Il dessine et fabrique en deux heures une petite bibliothèque sur mesure, dont la hauteur correspond à celle de mes livres-fétiches parus chez Arthaud dans la collection « mer ». Il s'attaque ensuite à la fabrication d'un lit double dans la pointe avant du bateau avec de grands coffres pour ranger le matériel. Le bateau est petit, mais le lit est géant en proportions : au niveau de la tête, il doit avoir deux mètres de large. Je n'aurai pas pu rêver mieux.

C'est au tour de Christian, l'ancien propriétaire du bateau, qui me propose son aide. Je mesure ma chance car il me semble que cette générosité est peu courante. Il paraît qu'il y a deux grands moments dans la vie d'un marin : le jour où il achète son bateau, le jour où il le vend. Pas pour Christian... Comme il le dit avec justesse, « on ne vend pas un bateau comme on vend des bœufs ». Alors il m'offre cet accompagnement, vécu mutuellement comme une transition et en ce qui me concerne, un peu comme un rite de passage… Deux fils spirituels de Moitessier se rencontrent, c'est le début d'une amitié, même avec trente ans d'écart car ils ont un imaginaire commun, ce qui peut produire dans le quotidien des situations insolites. Par exemple, si jamais vous tombez en panne de gaz le dimanche matin et que le réveil est difficile, vous souhaitez un bon café, mais cela n'est pas possible. Pas avec Christian. Une vieille cafetière italienne, une lampe à souder et roulez jeunesse !

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Heoliañ amarré au port Vauban, au Havre, 2016. 

Heoliañ (du breton « exposer au soleil ») est un Flot 18 dessiné par Sylvestre Langevin et construit en acier par un soudeur professionnel en 1977. Petit voilier de voyage costaud et ayant fait ses preuves lors de voyages précédents, notamment autour de l'Atlantique, il mesure huit mètres et pèse trois tonnes et demi. Que veut dire dix-huit ? Dix-huit pieds ? Dix-huit mètres ? En fait, c'est un rapport mathématique appelé « jauge » établit par les organisateurs de courses de voiliers et rendue obligatoire auprès de leurs concepteurs. La plus connue pour le Flot 18, c'est le « Tour de France à la voile ».

Je voulais un voilier de la veine de ceux de la « Génération Moitessier », costaud et en métal. Heoliañ étant mon premier voilier, je le voulais suffisamment petit pour ne pas me laisser dépasser ses besoins et le cerner dans ses limites, c'est à dire avoir conscience de ce qu'il est capable de faire mais aussi de ne pas faire. Question place à bord, un petit voilier pour un solitaire ou pour deux, ça va. Question budget, il y a une règle simple : à chaque mètre de longueur de coque supplémentaire, le budget est multiplié par deux. Les emménagements sont réduits au minimum, du simple et du solide pour une fiabilité maximale, vitale en voyage où on doit la plupart compter uniquement sur soi-même, comme par exemple lorsqu'on navigue loin des côtes. Un dicton marin résume assez bien cela : « petit bateau, petits problèmes ». Entretien moins coûteux, réalisable soi même, pas trop long, histoire de faire autre chose aux escales que de bricoler.

J'ai donc rêvé d'un petit voilier en métal et en suis venu à découvrir sur la toile le Flot 18. Rêve d'écran transformé en une apparition, au hasard d'un chantier naval de Paimpol, alors que j'y faisais un stage avec une école de voile. Ce même voilier, je le revois plus tard, mais à l'eau cette fois-ci : aux Açores. Ce voilier appartient à un couple de jeunes moniteurs des Glénans en voyage, sur la route du retour vers l'Europe depuis les Antilles. Cela me rassure sur les qualités de ce modèle. Mais plus que tout, les photographies de leur blog de voyage où on voit leur Flot 18 au mouillage en Afrique, en paix, pendant qu'ils vont chasser avec un arc et des flèches ou qu'ils font la sieste sur du sable fin, à l'ombre d'un baobab, me confortent dans mon choix.

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Façade des Docks Vauban en cours de réhabilitation, 2016. 

Septembre 2015. Je me rends au Crouesty, port situé à la sortie du Golfe du Morbihan, pour visiter un Flot 18. Je rencontre Christian et Noëlle, ses propriétaires, qui le vendent après vingt ans de navigation essentiellement en Bretagne Sud. Le voilier est à sec, ce qui me permet d'examiner l'état de la carène et de la quille. À peine l'ai-je vu que je sais que c'est avec lui que je veux commencer réellement ma vie de marin. C'est avec lui que je veux voyager.

À la fin du mois d’octobre 2015, je le convoie avec mon père en une dizaine de jours jusqu'au port Vauban, au Havre, où j'ai réservé une place. Ce convoyage se fait non sans craintes car c'est la première fois que je suis « capitaine » de mon propre voilier, voilier que je n'ai pas eu le temps d’apprivoiser, bien que Christian me fait l'amitié d'une prise en main durant un après-midi. Le lendemain, nous appareillons sans tarder avec mon père. Après cinq jours de navigation, nous sommes bloqués pendant trois jours à l'Aber Wrac'h et je perd confiance, ne voyant pas la météo s'améliorer depuis que nous avons déchiré le génois. Je vois s'approcher la fin du mois d’octobre et avec elle, la mauvaise saison. Naviguer en Manche avec les difficultés que cette mer représente me décourage et je dis à mon père « on est pas assez bon, ça ne va pas le faire ». David, un skipper professionnel basé à l'Aber Wrac'h, me bouscule à bon escient pour que nous finissions le convoyage « Mais vas-y là, vas-y avec ton père au Havre ! », il donne mon génois à réparer au chantier associatif du Père Jaouen qui nous le rendent dès le lendemain, réparé en un temps record. Après avoir passés le Raz Blanchard et le Cap de La Hague dans des conditions très sportives, il me semble que les dieux sont de notre côté, ils nous autorisent à rallier le Havre pour que je puisse préparer Heoliañ au voyage et réaliser mes rêves. Il faut lire les signes… Une semaine après, les conditions météo n'étaient plus propices au passage du Raz Blanchard et il faut le reconnaître, il aurait été au-dessus de mes capacités de finir le convoyage par voie maritime.

Nous arrivons le week-end du départ de la course de la Transat jacques Vabre. C'est la fête dans la ville. En m'amarrant au port Vauban, je sens une odeur particulière, comme une odeur de biscuit. C'est l'odeur du café grillé en cours de torréfaction, qui, au gré du vent, se promène dans la ville. Je passe l'hiver au Havre, fait connaissance de mes voisins de ponton dont beaucoup vivent sur leurs voiliers. Nous formons un village dans la ville. Une communauté flottante où chaque « salut ! » se transforme en palabre. Aussi, j'identifie mes envies, les couche sur papier, les met en forme, les partage. Je veux aller en Méditerranée pour photographier ses habitants et développer les images à l'aide de techniques de tirage photo insolites. Je commence le travail au Havre en photographiant mes amis, mes connaissances et développe leurs portraits non pas avec du pétrole, mais avec du café, en fonction de mon expérience de la ville et de son imaginaire, car Le Havre et le café, c'est une histoire qui remonte à sa création par le roi François 1er en 1517 pour besoins commerciaux de la bourgeoisie normande. On choisit d'appeler la cité : « Le Havre de Grâce ».

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Livre à l’origine  de mes envies de voyage en mer.

À l'âge de quatre ans, mon père m'emmène dans un immense entrepôt rempli de bateaux alignés les uns au-dessus des autres, comme s'il agissait de la bibliothèque d'un géant et moi, d'un nain. Il m'en désigne un. Il est jaune et allait devenir son premier bateau, un jet 475 avec des voiles de régate. Chaque été, nous naviguions à la journée en Corse. Plus tard, ce n'est pas une passion, je préfére les filles sur la plage aux navigations familiales.

Un jour, à l'aube de mes vingt ans, je découvre sur une étagère dans la cave de mes parents, un livre. « La Longue Route », écrit par Bernard Moitessier, sorte de gourou des mers, navigateur célèbre qui y raconte son voyage autour du globe, en solitaire, sans toucher terre. Ce livre est pour moi un choc. J'y découvre que le voilier est un moyen de voyager autour du monde, de faire voyager son univers, autour du monde. Bateau-maison. Depuis ce jour, je rêve d'acheter un voilier, de vivre à bord et cela ne me quitte plus un instant, cela devient une fin en soi. J'ai habité à Amiens, à Lyon, à Paris, à Marseille, en appartement, en maison, avec toujours cette obsession.

Il y a eu le temps des croisières côtières en famille en Bretagne et dans e Sud puis en école de voile avec les Glénans. Jusqu'au jour où j'ai eu envie de goûter au large. Embarquement comme équipier sur un vieux gréement – un pilote côtier norvégien construit en ferro-ciment. Le voyage ? Gibraltar-Les Canaries, 8 jours et 7 nuits, à deux. Un petit parfum d'hauturier qui m'a donné envie de traverser l'Atlantique, ce que j'ai fait des Antilles jusqu'aux Açores (21 jours et 20 nuits) puis des Açores jusque Gibraltar (12 jours et 11 nuits).

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Du 5 août au 13 novembre 2016