Récits et réflexions d'une année de voyage autour du monde, depuis Hawaï en passant par la Nouvelle-Zélande, l'Australie, l'Indonésie et le Japon.
Novembre 2015
365 jours
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1

J'arrive sur l'île de Kauaï, la plus ancienne et la plus à l'ouest des îles principales de l'archipel d'Hawaï, au cœur du Pacifique, en plein mois de décembre, sous une chaleur écrasante. Je viens de passer une semaine chez mon frère et son mari à Montréal puis cinq jours sur l'île d'Oahu, la plus développée et la plus connue de l'archipel hawaïen, chez mon ami Steve, rencontré un an plus tôt—retrouver des visages familiers avant de m'aventurer en terrain inconnu fut réconfortant. Je suis attendu par John Sydney, un hôte que j'ai contacté sur le principal site d'échange d'hospitalité, couchsurfing.com, chez qui je suis supposé passer trois jours. Je ne me fais pas d'inquiétude— tous les témoignages répertoriés sur son profil sont très positifs. Je rejoins son domicile, situé à Waimea, au sud-ouest de l'île, en voiture de location. À mon arrivée, il me propose de me faire visiter le Grand Canyon du Pacifique. Nous prenons mon véhicule pour nous y rendre. En chemin, je fais connaissance avec lui ; il se révèle être de nature sociable et sympathique. Pourtant, sa présence me met mal à l'aise. Il s'exprime de manière incohérente, se comporte comme s'il était sous l'emprise de stupéfiants, pose sa main à plusieurs reprises sur mon épaule de façon insistante. Il m'annonce qu'il organise une fête chez lui ce soir, a l'intention de me faire fumer du "pakalolo" et m'assure qu'on va bien s'amuser. Après la visite du canyon, nous retournons à son appartement. Je m'aperçois que son habitation est encombrée, l'hygiène n'y est pas de mise, et le canapé sur lequel je suis censé dormir est déjà occupé par un adolescent du village. Je file aux toilettes et me connecte avec mon téléphone sur Grindr, application de rencontres gay par géolocalisation, car j'ai un pressentiment que John Sydney y a un profil. Je tombe sur une photo de lui torse nu, et son statut de profil suggère qu'il s'adonne volontiers à des pratiques vicieuses. Je le bloque immédiatement pour rendre mon profil invisible et retourne au salon. Tandis que le jeune Hawaïen se lève du canapé, je ne peux m'empêcher de remarquer une raideur encombrer son pantalon. Il me fixe et maintient son regard jusqu'à ce que je détourne les yeux, puis finit par s'en aller. Un groupe de jeunes hippies tapageurs descend alors du premier étage et quitte les lieux sans même échanger un mot avec John Sydney. Je suis désorienté : d'où viennent ces gens ? John Sydney s'en va travailler et me suggère de me reposer. Je m'assieds sur le divan imprégné d'une forte odeur de transpiration et songe à l'épouvantable soirée qui se profile. Mon instinct me hurle : détale d'ici au plus vite.

Grand Canyon du Pacifique 

J'envoie un message à mon ami Steve pour lui expliquer ce qui m'arrive. Préoccupé, il me téléphone et me fait part de son intention de réserver une chambre d'hôtel à mon nom car il est inconcevable pour lui que je dorme dans cette planque. Je le supplie qu'avant d'entreprendre quelque démarche que ce soit, il m'accorde une demi-heure supplémentaire afin que je réfléchisse à une solution alternative. J'envoie trois requêtes d'hébergement de dernière minute sur le site de Couchsurfing. Dix minutes plus tard, Rick, soixante-quatre ans, médecin anesthésiste retraité avec des origines polonaises, me contacte par téléphone. Je le remercie de m'avoir répondu aussi rapidement et de me proposer son aide, mais lui avoue être quelque peu sur mes gardes. Je tente de me rassurer en lui posant des questions bien ciblées, lui explique que j'aimerais éviter de me retrouver à nouveau dans une situation inconfortable. Il m'avoue être lui aussi homosexuel, mais malgré cela m'assure qu'il ne se passera rien entre nous, car il est bien trop âgé pour moi et plaisante même sur le fait qu'il soit impuissant. Il m'apprend qu'il héberge déjà un couple, un Allemand et sa petite amie japonaise, à partir de ce soir, mais me propose de dormir sur un matelas en mousse dans la buanderie si toutefois, j'accepte de venir. J'écris à Steve pour l'informer qu'il est inutile de réserver une chambre d'hôtel et préviens John Sydney que je ne dormirai pas chez lui ce soir, car je ne me sens pas à l'aise chez lui. Il me répondra plus tard que c'est la première fois qu'on le lui fait remarquer. Mes exigences sont-elles si différentes de la moyenne, ou est-ce le prix à payer lorsque l'on se borne à vouloir voyager à moindre frais? Je prends mes affaires, les range dans le coffre de la voiture et me dirige vers Lihue, capitale de l'île de Kauaï, située sur la côte est, d'où je suis parti ce matin en arrivant à l'aéroport. Rick m'accueille avec un sourire bienveillant, me passe autour du cou un lei, collier de fleurs traditionnel hawaïen, et me souhaite un chaleureux « welcome to Hawaii ».

Kalalau Trail 

Rick possède une grande maison bien équipée offrant une vue imprenable sur les montagnes verdoyantes de Kauaï. Il me met rapidement à l'aise, au point de me donner l'impression que l'on se connaît depuis toujours. En observant attentivement l'intérieur de son salon, mon regard se pose sur des photos accrochées au mur sur lesquelles apparaît à plusieurs reprises une femme. Je lui demande qui elle est. Attendri, il me répond qu'il s'agit de Carol, une infirmière rencontrée il y a des années sur son lieu de travail, et devenue depuis son âme sœur, ou comme il se plaît de la qualifier, la femme de sa vie. Emportée brusquement par un cancer, c'est elle qui était à l'initiative d'accueillir des couchsurfers; ensemble ils ont hébergé plus de deux cent personnes provenant des quatre coins du globe. Depuis, Rick a décidé de continuer d'offrir son hospitalité à d'autres voyageurs pour honorer sa mémoire, mais semble vivre sa perte comme une injustice : selon lui, Carol était supposée prendre soin de lui.

 Makawehi Bluff 

Au cours de mon bref séjour chez Rick et au fil de nos longues discussions, il se confie volontiers sur son passé et notamment sur son compagnon de longue date mort du sida il y a trente ans, livre des anecdotes invraisemblables sur des personnes irrespectueuses qu'il a hébergé, use de sarcasmes et de cynisme et me fait rire comme peu d'hommes y parviennent. Il m'emmène dans de beaux endroits, me paye des repas au restaurant, me fait découvrir la plongée ainsi que des spectacles de comédiens américains, me présente à son meilleur ami, et m'invite à un concert de Noël. Puis, à certains moments, sans que je ne m'y attende, il change brusquement d'attitude, devient froid, autoritaire, parfois même cassant. Cette facette de sa personnalité m'angoisse, me paralyse et m'amène périodiquement à m'éloigner de lui. Nos présences respectives nous font-elles replonger dans nos vieux démons?

Crouching Lion 

Un soir, dans un bar, Rick fait allusion à d'anciennes conquêtes ainsi qu'à son partenaire défunt. Impulsivement, sans qu'il ne me mette sur la piste, je me permets de lui demander si il est lui-même séropositif. Troublé par ma question ou par ma clairvoyance, il m'avoue être malade depuis une trentaine d'années, les médecins le qualifiant de miraculé, et me révèle que je suis la première personne qu'il héberge à qui il a pu se confier à cœur ouvert, sans peur d'être jugé. Au moment de quitter l'île, je m'arrête une dernière fois chez lui pour le remercier de m'avoir porté secours, ainsi que pour sa bienveillance et sa générosité. Il me dit que je lui rappelle lui-même quand il était plus jeune, à cause de ma timidité. Alors que je le serre fort dans mes bras, il prononce ces paroles qui m'arrachent quelques larmes : you are a wonderful person. Ai-je eu jusque-là si peu d'occasions qui m'ont permis de renforcer ce sentiment, ou n'ai-je pas suffisamment voulu y croire ?

2

Après un long vol et une escale à Sydney, je viens d'atterrir à Christchurch, porte d'entrée et plus grande ville du Sud de la Nouvelle-Zélande. Il est minuit passé. Les procédures de contrôle à la douane sont strictes, mais je passe sans problème. Une pénible attente dans la salle de livraison des bagages m'amène à aller me renseigner auprès de l'assistance passagers qui m'apprend que mon sac à dos est probablement resté à Sydney. On me procure un kit comprenant brosse à dents, rasoir jetable, déodorant et pyjama ainsi que quelques dollars pour me racheter des vêtements neufs. À cette heure, toutes les boutiques de l'aéroport sont fermées. Exténué, j'explique au personnel que je porte mes lentilles de contact depuis plus de 24 heures et que mes yeux commencent à piquer, on me répond sur un ton distancé et presque sarcastique que je vais devoir dormir avec. Je me dirige vers l'arrêt de bus à l'extérieur et demande au chauffeur s'il passe à proximité de l'hôtel dans lequel j'ai réservé une chambre pour la nuit. Il me répond que ce n'est pas sur son trajet, mais que si j'attends un peu pour voir si son bus se remplit ou non, il pourra peut-être m'y déposer. Finalement, il accepte, et une fois en route décide de me facturer un prix exorbitant ; je n'ai plus le courage de m'indigner. Une fois arrivé à l'hôtel, je règle mon réveil sur 5 h 30, car je suis supposé prendre un bus le lendemain pour rejoindre Matt et Christopher, mes futurs hôtes, dans leur ferme familiale située à Geraldine, à deux heures de route de Christchurch. Le lendemain matin, tandis que je marche en direction de la gare routière de l'aéroport sous une pluie battante et un froid vif en comparaison avec le climat hawaïen, le conducteur d'un poids lourd m'éclabousse en passant dans une énorme flaque proche du trottoir. Je suis trempé de la tête au pied. Arrivé au guichet de la gare, on m'apprend qu'il est huit heures du matin et que le prochain bus passe en milieu d'après-midi : le fuseau horaire de mon téléphone portable était mal réglé. Je veux partir d'ici.

Bridle Path Walk 

Deux jours plus tard, je finis par récupérer mes affaires. Entre temps, j'ai été bien accueilli par Matt et son compagnon Christopher, d'abord dans la ferme familiale puis chez eux à Christchurch, où ils vivent modestement avec Luis, leur colocataire chilien, dans une sorte de communauté monastique. Je fais l'effort d'aller vers eux, m'intéresse à leur façon de vivre, de percevoir le monde. Je suis à l'écoute, attentionné, compréhensif et observe parallèlement leurs comportements. Je ressens une atmosphère singulière, non pas malsaine mais chargée : Christopher a vécu des traumatismes lors de son enfance et présente de multiples manifestations allergiques liées, selon lui, à l'alimentation ; Luis, lorsqu'il ne travaille pas, passe son temps à gratter les cordes de sa guitare et fredonner ardemment son air préféré en boucle, quant à Matt, il m'avoue avoir connu des problèmes de dépendance sexuelle avant de rencontrer Christopher et, pour une raison que j'ignore, semble préférer la couchette du bas du lit superposé dans lequel je dors plutôt que de partager le lit de son partenaire dans la chambre à côté. Je dors profondément, en moyenne douze heures par nuit, sans pouvoir l'expliquer, et ce, malgré mon impression d'être enveloppé dans des draps sales. Pour autant, je ne me sens pas décontenancé en leur présence. Ils semblent honnêtes, respectueux, me laissent suffisamment d'espace de vie et m'aident même dans mes démarches pour ouvrir un compte bancaire et obtenir un numéro d'imposition qui me permettra plus tard de travailler légalement dans le pays. Après quelques jours passés chez eux, je décide de quitter leur appartement. Au moment de se dire au revoir, Christopher me serre dans ses bras et me fait remarquer, à mon grand étonnement, que ma présence a transformé l'énergie présente dans leur foyer. Je suis une éponge émotionnelle.

Kaikoura Peninsula Walkway 

Je choisis de prendre mon temps pour organiser la suite de mon voyage, notamment pour déterminer le moyen de transport le plus approprié à mes besoins, et de ne pas me précipiter, car les arnaques s'avèrent fréquentes. Je prends le soin d'étudier chaque possibilité, une par une, en pesant le pour et le contre, les avantages et les inconvénients : auto-stop, covoiturage, location de voiture, autobus, achat de van... J'interroge les voyageurs que je rencontre et en contacte sur des forums et groupes spécialisés. Néanmoins, à tort ou à raison, j'évite les auberges de jeunesse, car je suis plus curieux de rencontrer des locaux. Je fais la connaissance de Nigel, un kiwi, après avoir dialogué avec lui sur Grindr. Il vient de quitter son poste en Australie, où il a vécu pendant plusieurs années, pour revenir s'installer dans son pays natal, à priori sans objectif particulier. Il me propose, sans arrière-pensée, de m'héberger quelques jours puis de passer Noël dans sa famille à Waiau, à deux heures de route, pour ne pas que je me retrouve seul pendant les fêtes. J'accepte volontiers et lui offre de participer aux frais de carburant et d'alimentation. Mon séjour dans la famille de Nigel se passe bien. Je me propose d'aider à préparer à manger sous les regards admiratifs de tous, et me fais une réflexion qui ne m'avait jamais traversé l'esprit : tout le monde ne sait pas cuisiner. Nigel me taquine sur le fait que je fais désormais partie de la famille, car ses parents m'adorent. Pourtant, hormis quelques visites d'endroits que je n'aurais probablement pas envisagé d'explorer si j'avais été seul, ainsi que la découverte d'arbres natifs tels que le manuka, nous passons la majeure partie de nos journées sur la terrasse ou sur le canapé à discuter, boire, manger, dormir, nous plongeant progressivement dans un état léthargique. Je sollicite parfois l'appui de Nigel en vue de bien choisir un véhicule d'occasion et aller de l'avant, mais il manifeste à mon sens peu d'intérêt à vouloir m'aider. Son manque d'aspiration et de dynamisme me donnent le sentiment d'être tiré vers le bas. A-t-il lui-même l'impression de trainer un boulet ? De retour à Christchurch, il passe du rire complice au rire moqueur, et je lui fais savoir que ses propos humiliants et répétitifs me blessent. Il m'annonce que je vais devoir trouver un autre endroit où dormir, car il se sent mal à l'aise de m'héberger sans avoir demandé l'accord à son propriétaire. Est-il frustré de constater que je ne lui ai rien offert de plus que mon amitié ? Le 31 décembre au matin, je fais mon sac et lui demande de me déposer à l'aéroport, car je dois y récupérer un document. Nos adieux sont un peu froids. Je contacte Matt pour lui demander si je peux passer la nuit chez eux, il me répond que Christopher et lui auront le plaisir de partager le repas du réveillon avec moi. Peu avant minuit, ils me demandent quels sont mes souhaits pour la nouvelle année. Ayant beaucoup lu et entendu parler des néo-zélandais comme étant le peuple le plus aimable et le plus accueillant de la planète, je leur réponds spontanément, "I want to meet good people"... presque un peu trop naïvement.

Hanmer Springs 
“All my possessions for a moment of time.” – Elizabeth I.
3

Je suis hébergé pendant une semaine par Pauline, contactée sur le réseau de volontariat Help Exchange, dont le principe est de travailler quatre heures par jour en échange du gîte et du couvert. Quadragénaire et veuve depuis peu, Pauline vit avec ses deux enfants, une fille de 23 ans et un garçon de 20 ans. Elle me raconte qu'il y a une dizaine d'années, elle et son mari ont adopté un enfant de six ans aux Philippines, qui s'est avéré au fil des années être un menteur, un manipulateur ; il leur a volé beaucoup d'argent et, par conséquent, ne vit plus avec eux. Elle et sa famille ont beaucoup voyagé, ses enfants participent au paiement des courses et du loyer ainsi qu'aux tâches ménagères, et elle semble avoir mis un accent particulier sur l'apprentissage des langues étrangères dans leur éducation : son fils parle le chinois, le russe, et le hindi et sa fille, l'italien et le français. Mon rôle, bien que peu défini au départ, consiste à parler essentiellement en français avec les enfants, à leur donner des cours privés, à laver les fenêtres dans toute la maison, à ranger et nettoyer le garage ainsi que la voiture. Je suis en quelque sorte un garçon au pair. J'occupe la chambre du fils adoptif, et dispose d'armoires pour ranger mes vêtements, de draps propres, et d'un espace au calme. Mon idée d'itinéraire commence à prendre forme : je définis plusieurs zones géographiques sur une carte du pays et envisage de passer une semaine par endroit en acceptant des missions de bénévolat. Cela me permettra de rencontrer des locaux tout en prenant le temps d'explorer le pays, et de bénéficier d'un meilleur confort qu'en camping, le tout sans trop me ruiner. En discutant avec des kiwis des possibilités d'emploi en Nouvelle-Zélande, on me demande de retracer brièvement mon parcours professionnel, avant de me répondre que je pourrais potentiellement trouver un emploi dans la restauration, dans une usine, un commerce ou encore dans la cueillette de fruits. Croyant à une plaisanterie de leur part, je me lance le défi de débusquer ces pensées limitantes et de leur prouver qu'ils se trompent.

Castle Hill, Arthurs Pass National Park 

J'ai repéré une annonce intéressante pour un véhicule. Je demande à Pauline comment m'y rendre le plus simplement en transports publics depuis chez elle. Elle propose d'abord de m'y emmener, puis ajoute, après réflexion, qu'en contrepartie, je vais devoir travailler plus longtemps pour elle. Quelques jours plus tôt, elle m'avait déjà fait comprendre que mes rations alimentaires devaient être proportionnelles à celles de ses enfants, et sa fille a dû lui demander son autorisation pour que je puisse me préparer un café au petit-déjeuner. Ma présence vient-elle les hanter d'une réminiscence de leur douloureux passé? Le vendeur du véhicule me fait croire qu'il est en parfait état. Je le fais inspecter par un professionnel, qui m'annonce que de lourdes réparations sont à prévoir. Plus tard, j'ai rendez-vous avec un couple de voyageurs qui me présente leur van. Ils s'apprêtent à quitter le pays et m'assurent pourtant que je peux prendre mon temps pour me décider, mais l'attribuent finalement à un autre voyageur qui leur propose de les héberger dans une ferme le temps de conclure la vente. Je continue malgré tout à scruter les annonces, me rends aux foires à l'occasion et dans plusieurs garages. Je finis par tomber sur une offre qui me séduit plus que toutes les autres. Je prends contact avec le vendeur, un kiwi, qui se propose de venir me montrer le véhicule. En le voyant, j'ai immédiatement un déclic : c'est celui-là que je veux.

"Ask, and it will be given to you; seek, and you shall find; knock, and it will be opened to you" — Matthew 7:7. 

Ma semaine chez Pauline touche à sa fin. Afin de finaliser la vente, le propriétaire du véhicule s'engage à le faire inspecter et réparer quelques bricoles. En attendant de pouvoir le récupérer, je change d'endroit et aide désormais Jenna et Ben, un couple d'agents immobiliers fortuné en fin de vingtaine, à déblayer des débris de maisons abandonnées suite au violent séisme de 2011, en vue de leur future rénovation. Le travail est physique et consiste à nettoyer de fond en comble et désinfecter les locaux, décoller le papier peint, retirer la moquette et enlever clous et agrafes… On me demande en plus de sortir le chien une fois par jour, je ne suis pas nourri et n'ai aucune interaction ni dialogue avec le couple à l'issue de ma journée de travail, car ils s'enferment dans leur chambre. Je suis furieux—de quel droit ces gens se permettent-ils d'exploiter vulgairement une personne seule, venue de loin les mains vides, désireuse de donner de sa personne, d'en apprendre sur la vie, de découvrir un peuple, une culture, un pays qui lui étaient jusque-là inconnus, en lui laissant croire qu'elle a une chance inouïe de vivre dans leur luxueuse demeure sans âme, et profitent de tous les bénéfices de son travail? Je termine ma semaine chez eux, récupère ma voiture, achète du matériel de camping d'occasion et quitte définitivement Christchurch. J'y suis resté trop longtemps.

Hokitika Gorge 

Je traverse le Parc National d’Arthur’s Pass, le plus haut col des Alpes du Sud permettant le passage entre l’Est et l’Ouest de l'île, situé à deux heures de route de Christchurch, et accède au petit village de vingt-trois habitants où je suis attendu par Geoff et Renée. J'apprends que le charmant chalet dans lequel ils vivent a été détruit il y a quelques années lors d'un incendie. Grâce à l'aide de nombreux volontaires, ils ont pu tout reconstruire en l'espace de quelques mois, restaurer le mobilier et les objets précieux ayant subi des dommages et ont transformé plusieurs pièces en chambres d'hôte. Les tâches qui me sont confiées nécessitent peu d'efforts : coupe et empilage de bois, jardinage, désherbage manuel, ménage, peinture, cuisine. Geoff et Renée sont adorables et chaleureux et semblent prêter attention à ce que je dorme confortablement et mange à ma faim. Le café de Renée est divin et Geoff prépare des plats riches, et même élaborés comme du pudding au chocolat, des spaghettis bolognaise, de la bière au gingembre, des crêpes, et du chocolat chaud à la guimauve. Un soir où je me retrouve seul avec Renée, elle se confie à moi sur son enfance : maltraitée physiquement et psychologiquement par sa mère adoptive et abusée sexuellement par ses frères, elle me raconte son histoire bouleversante sur un ton léger, détaché où s'entremêlent grossièretés et sarcasme. D'un coup, j'explose de rire de façon incontrôlable, au point d'en pleurer, tellement son récit me parait incongru. Embarrassé, je lui présente mes excuses, mais, impassible, elle choisit de poursuivre en partageant d'autres anecdotes marquantes, et éclate de rire à son tour. Est-ce le seul moyen qui lui permet de continuer à vivre avec son passé ?

"Do I dare. Disturb the universe?" — T.S. Eliot.

Je contacte mon ami Steve pour lui demander conseil par rapport à une situation inconfortable que je suis en train de vivre. Avant mon arrivée à Arthur's Pass, Geoff et Renée m'ont demandé d'acheter des provisions pour eux à Christchurch, car le choix y est plus large et les prix plus bas que dans leur village. Ils m'ont demandé de garder le ticket de caisse et assuré qu'ils me rembourseraient. Puis, au cours de ma semaine passée chez eux, Geoff m'a demandé de l'emmener à Greymouth, à une heure et demi de route, avec sa propre voiture pour qu'il puisse y prendre le train. Au moment de le déposer, il m'a demandé de faire le plein d'essence sur la route du retour, sans évoquer la question d'un éventuel remboursement. J'explique à Steve que je suis animé d'un fort sentiment de culpabilité, car ils m'ont accueilli comme un prince et je ne trouve pas de formule diplomatique pour demander à récupérer mon argent. Avant même que je ne puisse terminer mon raisonnement, Steve m'interrompt en insistant bien sur chaque mot : "it… is… your… money". En quittant Arthur's Pass, je laisse les tickets de caisse ainsi que mon numéro de compte bancaire à Geoff, qui me promet d'effectuer le virement rapidement. Dix jours plus tard, je vérifie mon compte bancaire : rien. Je relance gentiment Renée, qui finit par réagir. Un doute me poursuit : et si je n'avais rien dit ?

"Tell me, what is it you plan to do with your one wild and precious life?" ― Mary Oliver.

Je reprends la route et me dirige vers la côte Ouest, un lieu sauvage, très peu habité, offrant un grand contraste de paysages : forêts tropicales, falaises, plages sauvages, glaciers, lacs… Je suis accueilli par Donald, un quinquagénaire célibataire vivant dans une ferme désuète perdue au milieu de nulle part. Donald me pose quelques questions sur mon parcours, ma venue en Nouvelle-Zélande, les tâches que j'aime effectuer et celles qui me déplaisent, puis me raconte l'histoire de sa ferme et comment il a survécu à un cancer il y a quelques années. Rapidement, la conversation dégénère, il commence à me décrire des aventures qu'il a eu avec d'autres hommes et me fait savoir qu'il me trouve beau. Mal à l'aise, je mets poliment fin à la discussion et prétexte être fatigué pour aller me coucher. Le lendemain, il propose d'aller faire des courses et essaye de m'épater avec sa décapotable. Ses insinuations à caractère sexuel deviennent de plus en plus fréquentes et me répugnent. Je lui réponds à plusieurs reprises que je ne suis pas venu ici pour du sexe, que je ne souhaite pas répondre à ses questions sur mes préférences, et je m'invente même un partenaire ; malgré tout, il persiste. Par chance, deux voyageurs se présentent à sa ferme, ainsi qu'un couple qui vient pour la nuit en formule bed and breakfast. Parmi eux, Lena, la vingtaine, prévoit comme moi de rester ici pour la semaine dans le cadre du programme de volontariat HelpX. Je la soupçonne d'avoir consommé des substances illicites avant son arrivée, car elle semble particulièrement extatique d'être là. Au fil des jours, à mesure que j'apprends à mieux la connaître, je découvre des facettes surprenantes de sa personnalité. Blonde, souriante, d'allure angélique, elle me raconte combien de gens lui sont venus en aide au cours de son voyage malgré ses lacunes en anglais, en lui offrant un toit, de la nourriture, des places pour des festivals de musique ; combien aussi l'ont malmenée et exploitée, sans que cela ne semble trop l'affecter. Un matin, je me laisse aller à l'observer, presque admiratif, en train de faire de la peinture dans un champ de fleurs à proximité, le soleil réchauffant son visage : elle me donne l'impression d'être libre, détendue, heureuse, et de vivre pleinement l'instant présent. Ensemble, nous observons les étoiles filantes depuis notre planétarium de chambre, nous promenons au hasard dans des endroits éloignés, nous baignons dans des rivières, partons à la conquête du littoral pour cueillir des moules et voir les dauphins sauter hors de l'eau. Elle m'encourage à faire du camping sauvage, me rassure sur mes doutes et parvient à faire ressortir mon côté comique, parfois machiavélique. Sans que je ne m'en aperçoive, elle devient mon alibi, ma couverture pour que Donald me laisse tranquille. Frustré d'assister à la camaraderie et la complicité qui s'est créée entre Lena et moi, il devient de plus en plus arrogant et désagréable, nous donne délibérément des consignes de travail approximatives pour mieux nous réprimander ensuite, tire la tête et ne nous adresse pas la parole au moment des repas, ce qui nous pousse à parler français entre nous, et cesse de s'approvisionner en courses. Bien décidés de ne pas nous laisser abattre, Lena, cuisinière de profession, et moi, nous lançons le défi de préparer des plats savoureux avec ce qu'il reste dans le réfrigérateur et ce qui nous tombe sous la main. À la fin de la semaine, au moment de partir, Donald me prend à part pour me dire qu'il était ravi de notre travail et des plats que nous lui avons concoctés, mais qu'il s'est senti aliéné, exclu de son propre espace de vie en notre présence. Je ne réagis pas à ses propos, et lui fais mes adieux avec une certaine indifférence. Lena prend la route pour Karamea, plus au nord, tandis que je rejoins le sud. Une fois sur la route, je prends conscience que l'idée de m'éloigner de cet endroit et de changer d'étape, me déplacer vers une prochaine direction, me remplit d'un sentiment d'apaisement. Je repense à ce que Donald m'a confié avant que l'on se quitte : a-t-il voulu jouer à la victime pour me faire culpabiliser, ou me suis-je réellement mal comporté ? En creusant la question, je réalise que curieusement, cette même sensation de soulagement m'a envahie au moment de quitter Lena. Est-elle une mauvaise fréquentation ?

4

J'erre çà et là, à l'autre bout du monde, en quête d'aventure, de liberté, de quiétude et de réponses à mes innombrables questions. Je vagabonde.

Mount Fox Track 

Ma vie est sur la route. Je conduis pieds nus, du côté gauche, à un rythme paisible, et écoute de la musique à un niveau sonore élevé, car c'est ainsi que je la ressens le mieux. Je voyage sans guide, sans carte— je griffonne des itinéraires illisibles sur des bouts de papier qui finissent rapidement à la poubelle— sans contraintes, sans obligations, sans limites, sans objectif à atteindre ni horaire à respecter. Je jouis d'une liberté totale, me laisse porter au gré de mes envies, m'arrête là où je juge bon de m'arrêter et poursuis ma route lorsqu'un endroit ne m'inspire pas confiance. Je dors dans une voiture, sur des terrains de camping, face à la mer, au bord d'un lac, à proximité d'un bois, au beau milieu d'une vallée, et profite de mon toit ouvrant pour contempler les étoiles, le soir, avant de m'endormir. Je me lave dans les rivières et les lacs, sous les douches froides à l'extérieur, fais intrusion dans les terrains de camping lorsque l'envie de prendre une douche chaude devient trop forte, c'est-à-dire souvent. Je lave mes vêtements à la main, cuisine en plein air, nettoie honteusement ma vaisselle dans les toilettes publiques. Je squatte les bibliothèques pour pouvoir maintenir le contact avec mes proches, avec le monde réel.

Mt Brewster Track 

Ma vie d'avant m'avait-elle préparé à cela ?

Blue Pools of Haast Pass 

Ma vie entière tient dans un sac à dos. Je me déplace avec le strict minimum. À mesure que j'avance et à force de changer d'endroit, j'égare des affaires, mes vêtements sont usés, troués, mes appareils électroniques détériorés, et l'écran du remplaçant de mon téléphone portable volé se fige avant de se mettre à écrire tout seul. Suis-je malheureux pour autant ? Je songe un instant aux quelques affaires stockées dans la cave de mes parents et aux nombreux biens matériels que j'ai vendus ou donnés avant mon départ. À bien y réfléchir, quelle valeur, quel intérêt auront mes possessions matérielles si je venais à disparaître demain ?

"Do I contradict myself? Very well, then, I contradict myself; I am large — I contain multitudes." — Walt Whitman. 

Dans ce contexte, la question de l'apparence physique a perdu de son importance et la quête obsessive et illusoire d'une alimentation parfaite et d'un physique svelte est devenue futile, vaine, insignifiante. Je ne me coiffe plus, ne me rase plus, ne me parfume plus. Ma trousse de toilette est au fond du sac, et je soupçonne que mes huiles hydratantes ont ranci depuis longtemps. Ma routine matinale consiste à m'asperger le visage d'eau fraîche et à détaler des toilettes publiques aussitôt. Je me nourris mal, dépense plus de calories que je ne fournis de l'énergie à mon corps, et mes longues marches me font maigrir. L'admiration que je porte aux beaux garçons que je croise laisse rapidement place à l'indifférence, et le peu d'hommes que je rencontre ne m'intimident plus ; je suis à prendre ou à laisser. Où est passé celui qui passait des heures devant le miroir à scruter la moindre imperfection dans l'unique but de s'auto-flageller? Cette négligence, ce laisser-aller, constituent-ils une forme de rébellion, de résistance à tant d'années de tourmente ? Ai-je trouvé l'antidote, le chemin de la guérison — s'éloigner le plus possible de croyances limitatives profondément ancrées en soi pour pouvoir porter un regard neuf, plus lucide, sur soi-même et sur les autres ?

Roy's Peak 

Je me suis trouvé un passe-temps. Je m'invente une vie d'explorateur, de reporter. Dès qu'une fenêtre météo favorable se présente, je pars me perdre dans la nature, et prendre de la hauteur. Je marche pendant des heures, équipé de mon appareil photo, et pousse mes limites en recherchant des reflets, des subtilités, des jeux de lumière, des nuances de couleurs, et surtout, l'endroit idéal pour capturer l'instant. Je recherche le grand, le beau, et dans la mesure du possible, le spectaculaire. Je veux voir, tout voir, peu importe ce qu'il m'en coûte pour y parvenir. À maintes reprises, on tente de me dissuader, de me décourager en évoquant les risques liés à la neige et au verglas, aux animaux sauvages, à l'annonce de violents orages, à mon manque d'expérience et d'équipement adéquat, aux sentiers non balisés, aux randonneurs perdus qu'on a dû secourir en hélicoptère, aux disparus, j'en passe et des meilleures. Ces mises en garde faites par des inconnus ne sont-elles qu’une projection de leur propre réalité, de leurs propres peurs voire de leurs fantasmes ? Je les écoute attentivement, hésite même un instant avant de conclure, sauf lorsque le danger me semble trop pressant, qu'il est inutile de me raisonner—j'irai quand même. Pourquoi je m'obstine, m'acharne tant à sauter par-dessus les barrières, m'écorcher les jambes à travers les buissons, escalader des rochers, traverser des rivières à pied, franchir des éboulis ? Pour quelle raison ai-je soudainement décidé de m'engager dans cette voie jusqu'ici inexplorée qu'est l'aventure, moi, enfant surprotégé, qui pendant si longtemps n'ai connu que la peur, l'appréhension et le doute ?

 That Wanaka Tree

Lorsque je marche et parcours ces recoins secrets et sauvages de l'univers, je me sens animé, dans un état de grâce, porté par une vague d'adrénaline, habité par un sentiment d'être un témoin légitime du monde. Je viens y chercher ce que je ne connaissais pas : l’infini du temps et de l’espace, la solitude. Les endroits que j'explore sont le reflet même de tout ce que je rejette, que je fuis et ai envoyé bouler, et que je nomme impudemment "médiocrité"—une vie routinière anesthésiante, des postes à responsabilités et au contenu restreint, des perspectives de carrière peu engageantes, une situation financière modeste, une vie sociale et sentimentale quasi-inexistante, un environnement triste et des paysages monotones, une société de consommation et matérialiste à outrance, un système corrompu composé de moutons et fondé essentiellement sur les apparences, l'argent et la réussite sociale. Bien que la médiocrité finisse toujours par me rattraper et qu'il semble impossible de lutter, n'est-il pas noble comme vocation, tout au moins provisoirement, que de chercher la beauté dans un monde qui nous pousse sans cesse dans la direction opposée ?

"What you seek is seeking you." – Rumi.  

Afin de rompre quelque peu avec ma solitude, je fais l'effort d'aller vers les locaux, bien que moins fréquemment qu'à mes débuts, en leur proposant mon aide volontaire en échange de nourriture et d'un peu de confort. À chaque fois que des inconnus m'ouvrent leur porte, ils me posent innocemment cette même question torturante à laquelle je mens systématiquement pour ne pas avoir à m'expliquer, ou à trop y réfléchir—"where is home" ? Cette question pourtant si banale et élémentaire, et dont la réponse m'échappe, me frappe régulièrement en pleine face. Où se trouve ma maison, mon chez-moi, ma place dans ce monde ? Est-ce en Europe, plus près de mes racines, où j'ai vécu pendant trente ans; ou sur les routes que je traverse, les chemins que j'emprunte, partout et nulle part, ici et ailleurs ?

Lake Wakatipu 

Chez les kiwis qui m'hébergent, je m'improvise cuistot, agent d'entretien, ouvrier, bûcheron, professeur de français, jardinier, fermier... Je m'applique à toutes les tâches exercées, pose des questions, m'intéresse à qui ils sont et à leur mode de vie. Je suis consciencieux et bienséant, et pourtant, je quitte ces endroits de plus en plus souvent frustré, désabusé, en colère. Qu'ai-je fait à ces gens, au premier abord aimables, pour qu'ils deviennent soudainement odieux, ou jugent bon de m'exploiter tel un vulgaire esclave ? N'ont-ils rien compris à ma démarche ? Pourquoi, à force de tomber sur des gens incohérents, abattus, malhonnêtes, frustrés, irascibles, égoïstes, méprisants—des mal baisés—moi, petit enfant gâté, qui n'ait jamais manqué de rien, je me mets à chiper de la nourriture dans leurs placards, sous prétexte d'être mal nourri ? Est-ce le seul moyen que j'ai trouvé pour tirer profit de ces situations médiocres, chercher à établir ma propre justice en devenant un voleur— ça, ou partir en coup de vent, de manière presque désinvolte, sans dépenser trop d'énergie à en expliquer les raisons, lorsque mon intuition me laisse savoir que je suis dans un environnement hostile, car je sais d'expérience que mon argumentaire verra la situation se retourner contre moi ? Finalement, et si ce n'était pas eux, mais moi, le mal baisé ?

Isthmus Peak Track 

Je pars pour la première fois en randonnée pendant quatre jours avec mon gros sac sur le dos, mal préparé. On m'a parlé d'un lac serti entre les montagnes. Je veux le voir, malgré la fatigue qui me gagne—cela fait dix jours que je n'arrête pas de marcher, malgré mes ampoules plein les pieds. Je me traîne à un rythme d'escargot. J'ai mal aux pieds et ai des douleurs au dos et aux épaules. Mes chaussettes sont trempées, car j'ai dû traverser un courant d'eau, et je sais d'avance qu'elles n'auront pas le temps de sécher ce soir ; la partie supérieure de mes chaussures est arrachée. Je poursuis—il est hors de question que je fasse marche arrière. Après plus de dix heures de marche le premier jour, j'arrive enfin au refuge et suis accueilli par une charmante jeune fille qui m'indique ou se trouve la rivière pour aller me rafraîchir. Le deuxième jour, Alexis et Violette, deux Français avec qui j'ai fait la connaissance la veille, me font remarquer que mon sac à dos possède des sangles de réglage, et que je marchais jusqu'à présent avec tout son poids reposant sur mes épaules. Ils l'ajustent et m'apprennent au passage que l'étape d'aujourd'hui fait 1000 mètres de dénivelé positif avant de redescendre vers le prochain refuge. N'avais-je pas lu la brochure pour m'aventurer seul dans la nature de manière aussi irresponsable ? Je continue d'avancer, non sans peine et sans difficulté, et suis devancé par d'autres marcheurs qui s'arrêtent pour me demander si tout va bien. Je finis par atteindre le refuge. Le garde forestier est sur place ; je ne suis pas autorisé à camper à proximité du refuge, car je n'ai pas pris la peine d'acheter un ticket au préalable. Je demande à un kiwi s'il connaît un endroit au calme, un peu plus loin, où je pourrais planter ma tente. Il propose de me vendre un de ses tickets, je lui réponds que je n'en veux pas. Il sort alors une carte topographique sur laquelle il localise un point précis, puis déclare d'un ton doux, mais ferme, "take your things and go". J'ai le sourire jusqu'aux oreilles. Cet homme, en me donnant sa bénédiction, a-t-il compris ma volonté de me retrouver seul au milieu de l'immense jardin que je n'ai jamais eu ? Je me lave dans la rivière, plante ma tente et m'endors, bercé par le chant des criquets. Le troisième jour, je me lève tôt pour rejoindre l'étape suivante. À ce stade, la difficulté que j'éprouve à avancer n'est plus d'ordre physique mais mental. J'arrive au pied du splendide lac rempli d'icebergs que je souhaitais tant voir, pose mon sac au sol et fonds en larmes face au douloureux constat que mes parents n'auront jamais le privilège d'apprécier sa beauté de leurs propres yeux. Après un long moment de contemplation, je reprends la marche et ne peux m'empêcher de penser à Mira, mon chat, qui s'est échappée de l'appartement de mes parents. Sa fugue concomitante à la mienne, est-elle une réponse à des besoins qui n'ont pas été comblés ? Se sent-elle en sécurité dehors, là où elle se trouve, ou est-elle terrifiée, traumatisée par le moindre bruit, le moindre geste ? Je plante ma tente dans une zone boisée et suis attaqué en nombre par des sandflies, ces petites mouches discrètes qui vous ponctionne le sang, et dont la démangeaison provoque une irrépressible envie de se gratter pendant des jours, ce qui ne fait que raviver la piqûre. Je me rue sous la tente et continue de me gratter intensément, sans savoir où ni comment m'arrêter. Je suis au bord de la crise de nerfs. Je me retrouve à dialoguer avec moi-même pour me rassurer, avant d'éclater de rire face à l'absurdité de la situation. Comment en suis-je venu à apprécier autant ma propre compagnie ? Je me couche et me console en songeant à la douche chaude que je prendrai demain. J'entame mon dernier jour de randonnée en tentant de traverser la rivière à pied. Je suis rapidement immergé dans l'eau jusqu'à la taille, sens clairement la puissance du courant qui m'entraîne et les sandflies viennent par centaine me dévorer le visage tandis que je m'efforce d'atteindre l'autre rive sans perdre l'équilibre. Je m'aperçois que je me suis trompé de chemin et dois retraverser la rivière. Plus loin, je croise la route d'un jeune Israélien qui me propose de terminer le parcours ensemble. Nous traversons une dernière fois une rivière en nous tenant par la taille avant de rejoindre notre véhicule en auto-stop. Je me faufile en douce dans un terrain de camping pour prendre une douche chaude et trouve un endroit au calme pour me reposer. Mes parents m'appellent—ils ont retrouvé Mira morte, renversée par une voiture. Cette longue marche, où je ne savais plus conduire mes pas, où j'avançais au travers de ma peine, c'était la marche de mon deuil.

Crucible Lake 

Mira était à la fois le souvenir de ce que j'ai laissé et que j'étais supposé retrouver de mon ancienne vie—l'espoir, la certitude d'un lendemain. Mira était, Mira n'est plus. Qui a eu l'impudence de me faire croire que l'espérance de vie d'un chat est de quinze ans, de sorte que j'en oublie que ce nombre n'est qu'une mesure statistique et non une généralité ? Pourquoi m'avoir enlevé ce petit être si précieux, innocent et sans défense, alors qu'elle n'avait que trois ans et la vie devant elle ? Je cherche des réponses à mes questions, mais la colère, la tristesse, les regrets, la culpabilité et le sentiment d'injustice m'empêchent de raisonner. Tel un déséquilibré, je la cherche partout où je vais, et l'appelle par son prénom. Qu'est-ce qui me prend, sachant pertinemment que je n'entendrai plus jamais ses ronronnements et ses petits cris, n'embrasserai plus jamais sa tête avant d'aller me coucher, et qu'il ne me restera bientôt que ma mémoire pour me souvenir de l'intensité de notre échange de regard le jour où je l'ai adoptée, elle dont personne ne voulait, elle, qui par sa seule présence a su illuminer mon quotidien ? Je me refuse à accepter l'idée que cette rupture cruelle et tragique ne s'inscrit dans aucune logique, dans aucune continuité. Tout à coup, un souvenir me revient, celui de la femme de l'asile qui, en me confiant ce trésor, m'explique que Mira, en serbe, signifie paix. La signification symbolique du prénom qui lui a été attribué me saute aux yeux. Je vais chercher la paix.

5

Je retrouve Violette et Alexis que j'ai recroisé par hasard à Queenstown une semaine plus tôt. Nous nous donnons rendez-vous dans le Fiordland, le plus vaste parc national de la Nouvelle-Zélande, situé dans le sud-ouest de l'île du Sud, où nous passons deux jours ensemble pendant lesquels nous faisons plus ample connaissance. Le premier jour, nous partons en croisière sur le Milford Sound, le plus célèbre fjord du pays, à la découverte d'impressionnantes falaises et chutes d'eau, et à la rencontre de phoques et de dauphins, puis nous marchons jusqu'au lac Marian, connu pour ses eaux vertes et translucides. Le lendemain, nous entreprenons une randonnée d'une journée jusqu'au sommet de Barrier Knob, désigné comme étant l’un des plus beaux sommets de la Nouvelle-Zélande. Le terrain est escarpé, peu balisé et la montée abrupte, et il nous faut traverser certains tronçons à travers les montagnes à l'aide de câbles fixés dans la roche. Tout se passe bien jusqu'à la montée finale, après le col de Gertrude Saddle, rendue difficile par les nombreux éboulis qui roulent sous nos chaussures. Violette se met à pleurer d'épuisement et résume plutôt bien la situation : cette marche n'a plus rien d'agréable. Nous reprenons nos esprits pour continuer. L'arrivée au sommet nous récompense d'un panorama à couper le souffle et, nous en sommes conscients, constitue la quintessence de tout ce que nous aurons eu le privilège de voir en Nouvelle-Zélande : devant nous se dressent à perte de vue le lac Adelaide, la chaîne de montagnes de Darran, d'immenses tapis de glace et de neige, et au fond, Milford Sound et la mer de Tasman. Nous sommes les seuls ce jour-là à avoir atteint le sommet. Nous sommes au-dessus des hélicoptères qui parcourent Milford Sound, et avons l'impression de nous sentir tout petits face à cette large étendue de montagnes. Nous déjeunons ensemble et Alexis immortalise ce moment magique par le biais d'un timelapse. En redescendant, Alexis me fait une profonde et touchante réflexion : il m'avoue que je suis un personnage très intéressant, complexe à interpréter et parfois contradictoire. Il a observé que je suis par moments hésitant, craintif, tient compte de l'avis d'autrui, et emploie des "tu crois ?" à tout bout de champ; pourtant, s'il devait me décrire à quelqu'un, il utiliserait des termes fort élogieux pour me caractériser, et mentionnerait par exemple mon expérience peu commune d'instructeur d'Anglais à l'armée, mes postes dans le domaine international, ma capacité à me débrouiller seul, mes connaissances linguistiques ou encore mes superbes photos de voyage. À l'issue de la marche, nos chemins se séparent. J'en ressors la tête chamboulée de questions.

"I don't want a happy ending, I want more story." — Frances Hardinge.

Alexis a-t-il tapé dans le mille? Suis-je un paradoxe vivant, une contradiction ambulante, un spécialiste de l'extrême, tout et le contraire de tout ? À bien y penser, je semble être en conflit permanent avec moi-même. J'exprime le contraire de ce que je pense. J'ai le sentiment de savoir au fond de moi de quoi je suis capable, mais ai cette fâcheuse tendance à me déprécier presque systématiquement une fois devant les autres. Je leur pose cent fois les mêmes questions soit pour me rassurer, soit parce que j'ai le sentiment que leurs conseils ne s'appliquent pas à mon cas, et leur donne ainsi l'impression d'être hésitant. Je me trouve tantôt séduisant, tantôt vilain, suis à la fois maniaque et bordélique, exigeant et complaisant. Ne supportant pas l'échec, j'ai tendance à trop vouloir bien faire, et finis pourtant par les accumuler. Confronté à un dilemme constant, presque fébrile, les questions et les doutes foisonnent de façon ininterrompue : être ou paraître, faire ce qui semble juste ou ce qui est jugé acceptable, lutter pour ne pas avoir à céder ou se soumettre à l'abandon et continuer à subir, être à la merci de l'incertitude ou oser passer à l'action, vivre pleinement éveillé ou à moitié endormi ? Qu'est-ce qui, dans ma constitution, dans mon éducation, dans mon expérience, a pu à ce point affaiblir mon moi, de sorte qu'il soit annihilé par ma peur d'être, de naître ? Dois-je en vouloir à mes parents qui, je le sais, ont fait ce qu'ils ont pu, même si leur façon de m'exprimer leur amour a pu me sembler par moments maladroite; à mes camarades de classe qui se sont moqués de moi, parce que j'étais différent ; à ces esprits étroits et malintentionnés que j'ai laissé me manipuler et m'écraser pour me rendre faible, coupable, honteux, sans valeur ; à certains proches qui plutôt que de me soutenir dans mes choix ont préféré me faire douter ; à moi-même, car je me juge trop sévèrement et ai jusque maintenant trop laissé les autres me dicter qui je devais être ? Que faire pour que le conflit cesse ?

"Wisely and slow; they stumble that run fast." — William Shakespeare.

Une voix me presse de remonter. J'entreprends une randonnée de deux jours dans les Alpes du Sud sous une pluie diluvienne et décide sur un coup de tête, après quatre heures de marche, de faire demi-tour. Sur le chemin du retour, je croise la garde forestière à qui je fais remarquer que les prévisions météorologiques ne prévoyaient rien de tout cela, ce à quoi elle me répond, sur un ton décontracté typique de l'esprit kiwi : "embrace the weather". J'en reste sans voix. Je retourne à ma voiture. Toutes mes affaires sont trempées. Je suis enragé. C'est un fiasco sur toute la ligne. Je m'en sers comme d'une excuse pour quitter définitivement ce coin et rejoindre le village du Mont Cook, le plus haut sommet de Nouvelle-Zélande, 300 kilomètres plus au nord. J'y passe trois jours, rencontre quelques voyageurs—des gens de passage, comme moi, puis je reprends la route. Après quatre heures de trajet, je fais un bref arrêt à Christchurch pour m'approvisionner en courses, car les prix y sont moins élevés, et tente de me réconcilier avec cette ville, sans grand succès. Deux jours plus tard, 350 kilomètres plus loin, je me lance dans une randonnée de plusieurs jours dans le Nelson Lakes National Park, situé en plein milieu du nord de l'île du Sud, et fais la connaissance de Hoel, un voyageur breton. À l'issue de la marche, je me dirige vers l'extrême nord de l'île du Sud, 160 kilomètres plus loin. Que s'est-il passé pour que je "trace" ainsi ? Suis-je parvenu à me raisonner sur l'idée qu'il m'est tout simplement impossible de tout voir ? Ai-je eu peur de ne pas avancer dans mon voyage, car je suis sur l'île du Sud depuis déjà deux mois et demi, et que mon compte bancaire commence à se vider, ou avais-je seulement besoin de changer d'air ? Pourquoi je me sens apaisé à chaque fois que je me dirige un peu plus vers le nord ; qu'y a-t-il tout là-haut, à l'extrémité de l'île du Nord, qui m'attire comme un aimant ?

Mueller Hut Hike 

Me voilà à Takaka, au cœur de la Golden Bay, au nord de l'île du Sud, réputée pour ses jolies plages et son mode de vie alternatif qui attire artistes et communautés hippies. Je suis hébergé par Virginia, une quinquagénaire calme et agréable vivant seule dans une charmante petite maison cachée au fond d'un bois, à l'abri du monde. Je me retrouve le temps d'une semaine à effectuer pour elle des petits travaux de jardinage, à empiler du bois et enlever les mauvaises herbes, dans un environnement paisible et harmonieux, où je me sens pleinement en sécurité. Virginia travaille à mi-temps avec des adultes ayant une déficience intellectuelle et des incapacités développementales. Au cours de nos longs échanges, elle me confie notamment s'être séparée de son mari alcoolique et avoir vécu difficilement le décès prématuré de son neveu. Je lui pose des questions sur la culture maori et la biodiversité en Nouvelle-Zélande, et elle semble apprécier l'intérêt que je porte à ces sujets, tout comme ma compagnie. De temps en temps, elle me sert spontanément un verre de vin blanc ou une part de gâteau ou de tarte aux pommes accompagnée d'une boule de glace, sans que je ne m'en reconnaisse le moindre mérite. Je profite de mon séjour chez elle pour explorer les alentours, me promène sur la plage pour m'aérer l'esprit et prépare des plats que je ne peux pas cuisiner en vivant dans ma voiture. Je me réjouis de pouvoir dormir dans un vrai lit, et de ne pas avoir à me soucier en permanence de mon quotidien de nomade : organiser mes journées de visites et de marche, trouver de l'eau potable, des toilettes publiques, et un endroit discret et sécurisant pour dormir et me laver. Lorsqu'il pleut, je me repose, regarde des séries TV sur mon ordinateur portable, et lis la presse locale. Je découvre à quel point les locaux sont de plus en plus hostiles à l'égard des touristes qui ne respectent rien—papier toilette étalé sur la plage et sur les sentiers de randonnée, excréments, lessive, savon et dentifrice déposés dans les ruisseaux et rivières, feux de camp allumés de manière irresponsable, etc. Un des articles va jusqu'à affirmer qu'il faudrait les éradiquer comme les opossums, espèce invasive qui fait des ravages partout où elle passe, et véritable objet de haine dans tout le pays. Mes quelques expériences regrettables avec certains locaux sont-elles une indication que je fais partie de ceux qui payent les pots cassés ? Lors de mes adieux à Virginia, elle me remercie pour mon travail dont elle se dit très satisfaite et me révèle que je suis précis et rigoureux. Elle ajoute : "you have everything going for you, and your mother did a beautiful job at raising you. It is important that you tell her." Je suis bouleversé, ému aux larmes, incapable de répondre. Il a fallu que je parte au bout du monde pour que j'en prenne clairement conscience.

6

Nous sommes début avril. Après avoir passé quelques jours à explorer les Marlborough Sounds, un vaste réseau de vallées submergées à l'extrémité nord de l'île du Sud, j'effectue la traversée en ferry pour rejoindre l'île du Nord. J'ai pris le soin deux jours plus tôt d'envoyer des demandes à des hôtes sur le site de Couchsurfing afin de m'épargner, entre autres, le stress inutile de faire du camping sauvage à Wellington, la capitale, et de risquer une amende. Un d'eux a répondu favorablement à ma demande : Bruce, un homme de cinquante-six ans, que je soupçonne d'être homosexuel, bien que rien ne permet de l'indiquer dans son profil. À mon arrivée, il me laisse m'installer dans sa chambre d'amis, me présente à son colocataire Torrance, me fait visiter son bel appartement perché sur les collines de Wellington, et m'invite à dîner au restaurant. J'ai le sentiment d'être bien tombé. Il se comporte avec moi comme si l'on se connaissait depuis longtemps ; se confie facilement, évoque sa lutte contre le cancer et ses troubles intestinaux chroniques ainsi que les différents traitements et interventions chirurgicales qu'il a subi. Bruce le sait : il ne la fera pas longue. Après le repas, il m'emmène en voiture pour une visite guidée de Wellington. De retour chez lui, je remarque un tatouage dessiné sur son bras, "it"s a new life for me, and I'm feeling good". Je lui en demande la signification. Il m'avoue être homosexuel, avoir été marié avec une femme et être le père de deux enfants. Ce tatouage, c'est le symbole de sa rupture avec son ancienne vie. Les bonnes manières de Bruce et sa voix posée me mettent en confiance. À aucun moment, il n'entreprend de geste déplacé à mon égard, et son discours ne comporte pas la moindre équivoque, si ce n'est que l'énergie qu'il dégage par moments me rend anxieux sans que je ne cherche réellement à en déterminer la raison—je ne suis ici que de passage. Je lui demande s'il connaît un bon dermatologue sur Wellington, car je traîne des problèmes de peau depuis des mois. Il m'encourage à contacter le sien et me propose de rester chez lui au moins jusqu'à l'obtention d'un rendez-vous, voire plus longtemps si je le souhaite, pour ne pas avoir à poursuivre mon voyage dans cet état. Il m'aide à préparer la suite de mon périple en m'indiquant des lieux incontournables à visiter sur l'île du Nord, dont je ne connais absolument rien. Je quitte son appartement une semaine plus tard, serein. Ai-je une dette vis-à-vis de l'univers ?

Putangirua Pinnacles 

Le matin de mon départ de Wellington, juste avant de reprendre la route qui mène au centre de l'île du Nord, je retrouve brièvement Hoel, rencontré quelques semaines plus tôt lors d'une marche dans le Nelson Lakes National Park. D'abord sceptique à l'idée de renouer avec lui, car bien que cordial, il a tendance à émettre des propos assez piquants, je finis par accepter de le rejoindre au marché du dimanche de Wellington. Nous marchons le long d'un quai et nous nous racontons nos dernières anecdotes de voyage autour d'un café. Il me fait savoir qu'il dort dans un parking souterrain au centre-ville et n'aurait jamais envisagé de loger chez un homme plus âgé. Nous échangeons quelques tuyaux sur nos itinéraires. Puis il me demande quels treks j'envisage de réaliser dans les semaines à venir, je lui explique que je n'ai pas encore étudié la question en détails, et ajoute que j'ai beaucoup marché ces derniers temps, et qu'il me faut faire attention à ne pas trop perdre de poids, car il m'arrive parfois de sauter des repas. Il me répond "effectivement, fais gaffe, car il ne te reste déjà plus grand chose" et me signale au passage que je me suis à nouveau pris un coup de soleil. Au moment de nous séparer, il me fait une dernière remarque déplaisante sur ma voiture. A-t-il mis en lumière par un effet miroir les failles que je porte en moi, ou dois-je envisager cette rencontre comme une invitation à me libérer de liens néfastes ? Je reprends le volant, avec la boule au ventre. Pourquoi en faut-il peu pour me déséquilibrer ?

“We look up at the same stars and see such different things." ― George R.R. Martin. 

Une fois sur la route, je traverse le désert de Rangipo, au centre de l'île du Nord, et m'aperçois que la distance et l'éloignement m'ont apaisé. Le lendemain, je m'aventure seul sur un circuit de vingt kilomètres qui traverse d'impressionnants paysages volcaniques et un désert alpin, descend dans un cratère, et contourne des lacs émeraude; une randonnée classée parmi l’une des plus belles marches au monde : le Tongariro Alpine Crossing. J'ai l'impression de marcher sur la lune. Fidèle à mes habitudes, je n'ai pas pris le soin de me renseigner sur ce parcours. Les prévisions météorologiques de la veille annonçaient du beau temps. Pourtant, alors que j'entame une éprouvante phase d'ascension, le froid se fait de plus en plus ressentir, et la visibilité est extrêmement mauvaise. Il est 7 h du matin, je suis tout seul car j'ai devancé tous les autres marcheurs. Je m'abandonne dans le brouillard, lorsque tout à coup surgissent sous mes yeux éblouis trois lacs aux couleurs surréalistes. Je réalise en découvrant ce spectacle que je viens d'enchaîner plus de "putain" que je n'en ai probablement jamais prononcé de toute ma vie. Je poursuis la marche jusqu'au prochain refuge et m'y abrite pendant quelques heures, dans l'espoir que le ciel ne se découvre, et vois défiler de nombreux randonneurs blasés de n'avoir rien vu. Un d'eux m'explique que dans ce pays, lorsque les kiwis proposent des prévisions météorologiques, ils ne garantissent jamais la présence du soleil et n'emploient en aucun cas le terme "sunny" : "they never say : it is going to be sunny. Instead, they say: it is going to be lovely". En début d'après-midi, je retourne au sommet du Red Crater, le meilleur point de vue pour observer la splendeur des lacs. Le ciel commence peu à peu à se dégager de sa grisaille et les paysages se dévoilent. Je songe un instant à tous ces touristes venus de loin qui n'ont pas pris le temps d'attendre et se sont précipités sans réfléchir. La chance vient-elle de me sourire? Ou plutôt : tout vient à point à qui sait attendre.

"One day your life will flash before your eyes. Make sure its worth watching." — Unknown. 

À première vue, l'île du Nord me paraît moins sauvage et plus habitée que celle du Sud. J'ai du mal à m'approprier les lieux et me sens par moments désorienté. Les journées sont de plus en plus courtes, les températures en baisse, il fait nuit vers dix-huit heures, et ma voiture est recouverte de rosée gelée presque tous les matins. Je suis contraint d'organiser mes journées différemment. La routine s'est immiscée dans mon quotidien : trouver matière à s'émerveiller, des activités pour s'occuper, un endroit pour manger, dormir, se laver, faire sa vaisselle, sa lessive… Je passe mes soirées dans ma voiture à regarder des films et observe les autres voyageurs tout aussi dénués d'originalité. L'ennui me laisse rêveur : une touriste m'a raconté comment certains sympathisent avec les locaux de Kaitaia, ville portuaire située à l'extrémité nord de l'île, et parviennent à les convaincre de les embarquer gratuitement à bord de leur bateau pour rejoindre les îles Fidji, Samoa, Tonga ou encore la Polynésie française. Je m'endors chaque soir plein d'espoir, croyant que moi aussi, j'aurai peut-être ma place sur l'un de ces bateaux. J'ai tellement hâte de rejoindre le nord.

"After a breath and before another, there's plenty of time to rest." — Basith.

Je m'enfonce dans les terres bouillonnantes de Rotorua et ses environs, région géothermale qui offre de nombreuses curiosités naturelles dont des geysers, fumerolles, bassins de boue, sources d'eau chaude, terrasses de silice et lacs multicolores. En me promenant dans un parc géothermique, je fais brièvement connaissance avec Elouen et Marjorie, deux touristes français voyageant en auto-stop. Nous déjeunons ensemble, puis je pars seul en randonnée dans les bois. En fin de journée, j'emprunte une route en gravier pour aller me ressourcer dans des sources d'eau chaude naturelles en plein air. Surpris d'y retrouver Elouen et Marjorie, j'apprends qu'ils sont bloqués ici, car ils n'ont pas anticipé la tombée de la nuit. Je leur propose de les embarquer pour trouver un endroit sécurisant où camper pour la nuit. Le lendemain matin, prêt à démarrer ma journée de visites, je constate qu'ils sont partis pour faire la grasse matinée. Je les réveille et leur explique que je suis sur le point de partir, ils me demandent si je peux les déposer sur l'axe routier principal pour augmenter leurs chances d'être pris en stop rapidement. J'accepte et attends patiemment qu'ils replient leur tente et rangent leurs affaires. Une fois sur la route, ils me demandent quels sont mes projets pour la journée, et s'ils peuvent se joindre à moi. Pensant bien faire, souhaitant leur faire plaisir et leur rendre service, je les emmène dans une magnifique forêt de séquoias, au bord d'une rivière enchantée, d'un lac aux couleurs turquoise et de la source d'eau douce la plus profonde de l'île, sous leurs yeux émerveillés. Je deviens, malgré moi, leur guide touristique, leur chauffeur privé. Malgré mes efforts pour m'adapter à leur présence, je me rends rapidement compte que nos goûts, nos envies, nos aspirations, nos natures, nos rythmes de vie divergent, ne s'accordent pas et, tandis qu'eux s'imaginent et planifient déjà une suite à nos aventures, une envie pressante me saisit tout à coup : poursuivre seul. Au moment de les déposer à l'auberge de jeunesse où ils ont laissé quelques affaires, j'en profite pour leur annoncer de manière évasive que j'ai d'autres projets personnels en perspective. Je me sens coupable, mesquin de me débarrasser d'eux, puis, avec du recul, arrive à la conclusion qu'après tout, c'est mon voyage. J'en fais ce que je veux.

"And in the end, it is not the years in your life that count, it's the life in your years". — Abraham Lincoln. 

Comme à chaque fois que j'ai le sentiment d'avoir tout vu et fait le tour d'un endroit, ou qu'un évènement déconcertant y a lieu, lorsque tout devient "trop", je ressens un irrépressible besoin de retrait, voire de fuite, comme si ma survie en dépendait—je dois quitter Rotorua au plus vite. Je contacte Gil par le biais du programme Help Exchange, lui explique ma démarche de venir à la rencontre des kiwis, et lui fait comprendre que je m'applique volontiers dans tout travail, mais ne souhaite plus me sentir exploité. Elle m'invite à la rejoindre à Tauranga, le long de la côte nord-est de l'île du Nord, à une heure de route de Rotorua. Gill, une femme excentrique d'un certain âge, qui s'amuse à déquiller les lapins sauvages au fusil le matin au réveil, sous prétexte qu'ils nuisent à l'écosystème, vit seule dans une immense maison avec jardin au milieu de nulle part. Accueillante, généreuse et cultivée, elle me raconte avec beaucoup d'humour des histoires rocambolesques sur des voyageurs qu'elle a hébergé et qui ont profité d'elle, m'offre spontanément un matelas en s'apercevant que je dors sur une surface dure dans ma voiture depuis près de trois mois, et m'emmène dans un splendide parc pour aider d'autres bénévoles à l'entretenir. Je profite de ce lieu de retraite pour retrouver ma liberté d'esprit et me nourrir de la nature environnante. Gill me fait découvrir des artistes māoris tandis que je casse des noix de macadamia fraiches sur sa terrasse à l'aide d'un marteau, écoute les oiseaux chanter et observe le chat qui dort sur la pelouse. Je me sens bien ici. Puis, en l'espace de deux jours, Gill change du tout au tout. Elle devient froide et autoritaire, prétend avoir des soucis de santé, me fait travailler toute la journée, me lance des remarques désagréables. Son réfrigérateur est vide, elle promet d'aller faire les courses, mais ne le fait pas. Je reste malgré tout courtois et bienveillant, lui prépare à manger avec ce qu'il me reste comme provisions à l'arrière de ma voiture et lui demande régulièrement s'il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour lui venir en aide, ce à quoi elle me répond sèchement : "shoot me". Gill se plaint des visiteurs qui profitent de sa bonté, et se demande même si elle devrait continuer à les recevoir, pourtant, elle m'annonce qu'elle s'apprête à accueillir deux jeunes allemandes. Un matin, elle me fait savoir son intention de passer sa journée au lit, car elle ne se sent pas bien. Je lui demande si elle souhaite que j'aille faire des courses, elle me répond qu'elle s'en chargera plus tard. Finalement, je ne la verrai pas de la journée. Le lendemain, je lui annonce que je m'en vais, qu'elle est visiblement malade et qu'il serait bon d'en informer son petit ami et sa fille pour qu'ils viennent s'occuper d'elle. Elle tente de me faire culpabiliser en m'expliquant qu'elle comptait sur mon appui pour s'occuper des animaux de la ferme. Je ne la laisse pas m'intimider, maintiens ma décision, la remercie de m'avoir hébergé, prends mes affaires et m'en vais, loin, en direction du parc national de Te Urewera, accessible par une route en gravier tortueuse de soixante-seize kilomètres, servant de miroir à mes états d'âme.

"Be kind, for everyone you meet is fighting a harder battle." — Plato.

C'est reparti pour un tour. Je suis un fugitif en exil, traqué par ses propres démons. Je fuis pour échapper à l'ennui, à des situations inconfortables, des conflits improductifs, des environnements toxiques, mon inaptitude à gérer mes émotions dans les relations humaines. Au moindre tumulte, je reprends le volant et me dirige toujours un peu plus loin ; le mouvement offre provisoirement du répit à mon âme tourmentée avant de retomber dans l'arène puisque, j'en suis conscient, ce que je fuis me poursuit et me rattrape sans cesse. Après plus de quatre heures éprouvantes de trajet, j'arrive au bord du magnifique lac Waikaremoana qui se tapit au cœur de la forêt primitive du parc national Te Urewera, habité depuis des siècles par une tribu māorie. Ce site naturel est désormais reconnu comme une entité par la loi néo-zélandaise. Pendant trois jours, je me promène, découvre des paysages sublimes et silencieux, fais connaissance avec des māoris, et prends plaisir à nager librement, nu, néanmoins à l'abri des regards, dans les eaux limpides et revigorantes du lac. Je me sens particulièrement bien ici, à tel point que j'envisage de rester. Cette fuite en avant à laquelle j'ai recours, occasionnée par des folles virées en voiture, des évasions au cœur de la nature et des escapades pédestres en solitaire, n'est-elle pas un mécanisme de défense, un protocole de survie ayant pour effet de me procurer une accalmie réparatrice et nécessaire, quand bien même éphémère ; ma façon bien à moi de déclarer au monde ce que je n'ai jamais osé exprimer auparavant : laissez-moi tranquille, foutez-moi la paix? Une question me vient soudainement à l'esprit : où irai-je me réfugier une fois que j'aurai fait le tour de l'île ?

"No one can make you feel inferior without your consent." — Eleanor Roosevelt.  

Aux dernières nouvelles, tous mes amis sont casés. Certains viennent d'avoir un enfant, d'autres choisissent de s'installer dans une nouvelle région, deviennent propriétaires d'un bien immobilier, ont été promu à un nouveau poste, semblent avoir une vie bien rangée. Quant à moi, à part éclabousser Facebook de nouvelles images, quel est mon devenir, suis-je voué à une errance éternelle? Certains proches, plutôt que de m'interroger sur mon quotidien, me demandent systématiquement ma date de retour en Europe, souhaitent savoir si je ne commence pas à me lasser de tous ces paysages paradisiaques, et si le charme et le rythme trépidant de la vie urbaine me manquent. Ils me font remarquer que je risque de ne plus supporter personne à mon retour de voyage à force d'être toujours seul, que j'aurai beaucoup de mal à me remettre dans le schéma social, qu'on m'envie ce que je fais, mais que le côté solitaire fait perdre de sa richesse au voyage si on ne peut pas échanger ou partager avec les autres, que j'ai la prétention de savoir tout mieux faire que tout le monde, que je n'ai pas le droit de me plaindre, car j'ai une chance inouïe de pouvoir découvrir le monde, et se posent même parfois en donneurs de leçons. J'en ressors abasourdi. Ont-ils oublié que la chance, avant de l'avoir, je me la suis donnée ? Ont-ils conscience des sacrifices consentis, des efforts déployés, du courage dont j'ai dû faire preuve pour me plonger ainsi seul dans l'inconnu ? Ont-ils la moindre idée de ce que je suis en train de vivre ? Et puisqu'ils semblent avoir la certitude de cerner mieux que moi la nature exacte de mes besoins, tant qu'à faire, pourquoi ne prendraient-ils pas ma place ?

Smugglers Bay Loop Track: Bream Head Scenic Reserve, Whangarei 

Après un séjour sur la côte ouest de l'île du Nord, j'arrive pour la première fois au nord de l'île, à Auckland, la plus grande ville de Nouvelle-Zélande, et bien que noyé dans la masse, me laisse envahir par un agréable sentiment de sérénité, de bien-être. Avais-je raison d'être attentif à cette voix qui me brusquait de remonter vers le nord depuis des semaines ? Est-ce ici que je vais m'installer pour échapper au froid de l'hiver qui approche à grands pas, vivre peut-être une expérience à l'international valorisante pour mon avenir professionnel, gagner un peu d'argent et éviter d'engager toutes mes économies avant de poursuivre mon voyage en Australie et au Japon ? Ne pouvant camper librement en ville, je décide de poursuivre ma route pour rejoindre le Northland, situé à l'extrême nord de l'île du Nord, une région vallonnée très peu peuplée avec des plages sauvages de sable blanc toutes plus belles les unes que les autres. J'explore la côte Est de la péninsule pendant plusieurs jours, avant de reprendre la route vers le Nord par l’intérieur des terres puis le long de la mer, et repère une colline de l'autre côté d'une baie, à proximité du village de Pukenui. Je m'arrête près d'un port pour demander à une kiwi comment y accéder, elle m'explique qu'il me faut louer un kayak et me propose de faire un peu de ménage dans son parc de vacances en échange de quoi je pourrai utiliser librement l'un des siens. J'accepte sans hésiter. Accommodante, elle m'offre une chambre au calme, avec accès au wifi, à la cuisine, aux douches et à la laverie et me demande en contrepartie de nettoyer trois ou quatre chambres puis me libère pour le reste de la journée. J'en profite pour monter dans un kayak pour la première fois. Je parviens sans trop de difficulté à rejoindre l'autre rive avant de tenter l'ascension du Mont Camel à travers une forêt, sans aucun sentier tracé, et dont le sommet offre une splendide vue sur la baie de Houhora. Je reste deux jours à Pukenui, avant de me diriger vers le point culminant de l'île, le cap Reinga, point de rencontre entre la Mer de Tasman et l'Océan Pacifique, et selon les croyances māori, le lieu de la création de la vie. Le lendemain, j'emprunte une route de gravier menant à une plage sacrée, Spirits Bay qui, d'après la légende māori, serait le point de départ des âmes après la mort, pour le voyage vers l'au-delà. J'escalade le long de pentes abruptes reliant une colline voisine peuplée de chevaux, dont l'accès semble protégé et fermé au public, pour pouvoir contempler la mer depuis les hauteurs. Je me sens profondément vivant.

"Don't be afraid of death so much as an inadequate life." — Bertholt Brecht. 
7

Je suis contacté par Geoff sur le site de Help Exchange pour effectuer des travaux de jardinage dans son lodge quatre étoiles à Kerikeri, non loin d'où je me trouve. J'accepte de m'y rendre. Geoff m'accueille chaleureusement, et me présente à son compagnon Chris qui me salue vaguement, sans sourire, et me scrute de haut en bas d'un air presque agacé, désapprobateur. Je le sens nerveux, à la limite de l'agressivité. Il me signale que je dois bien faire attention à entretenir ma chambre, car il s'agit sans conteste du meilleur endroit dans lequel j'ai pu loger par le biais du programme Help Exchange. Après m'être installé, Geoff me propose de dîner avec eux. À table, Chris ignore ma présence, ne m'adresse pas la parole, ne me propose rien à boire, pas même un verre d'eau. J'apprends que je vais devoir travailler avec lui dans leur jardin dès demain matin. Geoff me demande si le wifi fonctionne correctement dans ma chambre, et avant même que je ne puisse répondre, Chris intervient et s'emporte : "is the wifi working well in his room? how could it not? it is the best wifi he has ever had!" Je fais semblant d'être indifférent à son comportement, mais je bous intérieurement—comment peut-on afficher tant d'arrogance? À l'issue du repas, je retourne dans ma chambre, cogite un court instant, et choisis ce qui se présente à moi comme une impérieuse et inévitable nécessité. Je prends mes affaires, monte dans ma voiture, démarre le moteur. Et vroum. Le temps qu'ils constatent mon absence, je suis déjà loin.

Kai Iwi Lakes 

J'envoie un message succinct à Geoff pour tenter de lui expliquer mon ressenti sur les circonstances qui m'ont amené à quitter leur lodge ; sans surprise, il me répond qu'"ils" ne comprennent pas. Je fais la connaissance sur Grindr d'un jeune maori qui me propose gentiment de m'héberger, et me chasse subtilement une fois qu'il comprend que je n'ai pas l'intention de coucher. Je me dirige vers la côte Ouest de la péninsule et continue d'explorer les lacs, les plages sauvages et les forêts de gigantesques arbres millénaires. Les maoris qui vivent ici ne m'inspirent pas confiance. En faisant mes courses, j'observe les gens autour de moi et entretiens l'intime conviction qu'il s'agit d'une zone défavorisée. Je questionne certains locaux sur les possibilités d'emploi dans le coin et fais mes propres recherches : la région de Northland bénéficie du taux de chômage le plus élevé de tout le pays. Quant au port de Kaitaia, il s'avère finalement que ce n'était qu'un mythe, une utopie. Je suis désabusé.

Mahinepua Bay Trig 

Je soumets des demandes sur le site de Help Exchange, et me rapproche d'Auckland, car les offres y sont plus nombreuses. La plupart des hôtes sont déjà pris ou me proposent de travailler cinq à six heures par jour sans être nourri. J'ai trouvé une zone récréative à une heure d'Auckland où l'on peut camper gratuitement. Je squatte la bibliothèque la plus proche pour y effectuer mes recherches de travail. J'envoie des candidatures pour tous types d'emploi, de l'accueil à l'assistanat logistique en passant par la vente et la restauration. Ne sachant pas définir un domaine particulier, et n'ayant qu'une connaissance insuffisante de la réalité du marché du travail en Nouvelle-Zélande, je pars dans tous les sens et tourne rapidement en rond. Dehors, il se remet à pleuvoir. Je n'aime pas camper dans ces conditions. Ross et Ralph, un couple d'une soixantaine d'années vivant à vingt minutes d'Auckland, me proposent de travailler dans leur ferme destinée à l'élevage d'alpagas. Ils hébergent déjà un couple de jeunes Français, et me préviennent que si je décide de venir, je vais devoir dormir dans ma voiture à l'extérieur de leur maison, car ils n'ont pas suffisamment de place chez eux pour pouvoir m'accueillir. Au téléphone, j'échange brièvement avec le couple de Français qui loge chez eux, Romain et Natacha, ils ont l'air satisfaits de leur séjour et me rassurent sur la bienveillance de leurs hôtes. J'arrive chez Ross et Ralph, ils préparent à manger et nous passons la soirée à discuter pendant que Romain et Natacha sont de sortie avec des voyageurs rencontrés dans une auberge de jeunesse. Ross et Ralph me font savoir qu'ils sont particulièrement satisfaits de ma présence. Le lendemain, pendant que Romain et Natacha nourrissent les alpagas, Ross m'accorde comme missions de désherber, tailler des haies et ramasser des branches tombées et vient régulièrement examiner mon travail et m'encourager. J'ai le sentiment d'être favorisé. Pourtant, je me souviens qu'au moment d'envisager de travailler pour des kiwis, j'espérais un tout autre dénouement à cette histoire—en sortir enrichi d'expériences authentiques et de précieuses connaissances sur le jardinage biologique, respectueux de l'environnement, ou encore l'apiculture, et non pas ramasser des crottes d'alpaga à la pelle. Pendant leur temps libre, Romain et Natacha rédigent un blog sur leurs expériences en Nouvelle-Zélande, dépeintes sous un aspect artificiel, excessivement optimiste, éloigné de la réalité. Ne se voilent-ils pas la face, eux aussi, au même titre que tous ces voyageurs croisés sur ma route pour qui les néo-zélandais restent le peuple le plus accueillant au monde, ou est-ce moi qui suis devenu cynique ? Un matin, Ross convoque Natacha, la fait s'asseoir sur une chaise, et la sermonne comme une gamine de cinq ans d'avoir utilisé ses plus belles pommes pour faire un gâteau. À ma surprise, elle ressort de cet entretien sereine et souriante, et l'attribue à son haut niveau de savoirs en psychologie humaine. Elle m'avoue même trouver ces échanges intéressants d'un point de vue socioculturel et apprécie de pouvoir mettre les choses à plat pour clarifier ce type de malentendu… tout du moins pour l'instant. Au fil des jours, Ross affiche une attitude toujours plus hostile à l'égard de Romain et Natacha, les embrouilles se font de plus en plus fréquentes, et bien que j'en sois épargné pour une raison qui m'échappe, je ne peux m'empêcher de me questionner : suis-je l'élément perturbateur, la source de ces conflits ? J'assiste impuissant à ces échanges tumultueux et suis consterné de voir Ross expliquer à Natacha avec une pointe de cynisme qu'il est extrêmement compliqué de communiquer avec elle, sans qu'elle n'en relève la moindre offense, la moindre équivoque, tant son anglais est rudimentaire. Un matin, après le petit-déjeuner, ne supportant plus l'atmosphère tendue de la maison, je mens à Ross sans le moindre scrupule et lui explique qu'une amie me propose de m'héberger au centre-ville d'Auckland, ce qui facilitera grandement mes recherches de travail. Natacha, visiblement insatisfaite par l'audace de ma démarche, se montre moralisatrice et laisse entendre qu'il serait bien que je travaille encore un peu dans la ferme avant de m'en aller. Ross me confie une dernière tâche avant mon départ : donner du foin aux animaux. Je m'exécute sans rechigner puis quitte ce drôle d'endroit, soulagé. Une question me préoccupe : mes relations avec les kiwis m'auraient-elles laissé l'impression d'être plus empruntes d'harmonie et de paix si ma connaissance de la langue avait été limitée?

Arai Te Uru Reserve 

Toby, producteur de films, et sa compagne Moana, une chanteuse māori populaire en Nouvelle-Zélande, me contactent pour des travaux domestiques à une demi-heure d'Auckland. N'ayant nulle part d'autre où aller, je consens à leur rendre service. Moana et Toby vivent avec leur fille de sept ans, Manawanui, dans une grande maison lumineuse surplombant la plage de Muriwai, réputée pour sa beauté sauvage et son sable noir. Tandis que Moana semble indifférente à ma présence, Toby, lui, se montre agréable, son sens de l'humour me met rapidement à l'aise, il m'annonce que je fais partie de la famille, et m'autorise à me servir dans le réfrigérateur autant que je le souhaite. En contrepartie, je travaille cinq heures par jours, y compris le weekend, et comprends vite qu'ils ont fait appel à moi pour entretenir leur maison. Leur rythme de vie est détendu : Toby passe ses journées à éditer des films et à regarder des vidéos sur YouTube, m'oriente dans mes tâches sans jamais me dénigrer et me laisse régulièrement prendre des pauses-café. De son côté, Moana se rend à des galas ou à des interviews pour la télévision. Quant à sa mère, de visite pour la semaine, elle bouquine, se promène et surveille avec attention le linge qui sèche à l'extérieur. Je suis à l'aise dans cette famille. Malgré tout, je réalise que ma situation ne me convient plus, et que ces expériences de volontariat ne me sont en plus rien profitables. L'absence d'ancrage, d'un point de repère, d'un lieu où me poser pour réfléchir tranquillement à la suite, ainsi que ces va-et-vient continus d’un endroit à un autre me font perdre la tête. Ma recherche d'emploi stagne. Bruce reprend contact avec moi pour savoir où j'en suis dans mon voyage. Je lui explique que j'ai fini mon tour de l'île et que je suis à la recherche d'un travail à Auckland, mais que pour le moment, je n'ai aucune piste, et qu'en attendant, je fais du bénévolat pour gagner mon pain. Il me propose de redescendre à Wellington, à 650 kilomètres d'Auckland, pour y chercher un emploi et de m'héberger gratuitement pendant une semaine, puis à un prix raisonnable, le temps que je trouve. J'en fais part à mon ami Steve qui me suggère de me fier à mon intuition. Je ne suis ni enthousiaste ni sceptique à l'idée de retourner à Wellington. Je sais surtout que je ne veux plus vivre dans ma voiture, ni loger chez des inconnus en échange de mes services, ni payer mes nuits en auberge de jeunesse. Je ne veux pas non plus me fatiguer à rechercher un appartement ou une colocation à Auckland, en attendant qu'on me contacte pour un poste, avec le risque que cela comporte de tomber sur des numéros—fêtards, voleurs, crados ou encore barjos, sachant en plus que je ne suis là que pour quelques mois et que je n'ai pas l'intention de m'installer dans ce pays. Mon cœur balance : dois-je quitter la Nouvelle-Zélande, ou y tenter ma chance au niveau professionnel pour repartir sans regrets, et m'assurer un revenu sécurisant pour pouvoir entreprendre confortablement la suite de mon voyage ? Après une interminable réflexion, j'opte pour la solution de facilité et accepte la proposition de Bruce. Erreur.

Tane Mahuta, Waipoua Kauri Forest, Northland 

J'arrive à Wellington après neuf heures de route. Bruce m'accueille avec un bon repas et m'invite à m'installer dans la chambre d'ami. Il me fait don de deux chemises, d'un pull-over et d'une veste d'hiver. Je le remercie pour son hospitalité et lui explique que je ne me sens pas à l'aise de rester chez lui sans participer au loyer. Nous convenons que je lui verserai le premier loyer à compter de la semaine suivante. Le lendemain, il reçoit la visite d'un ami et insiste pour que je dîne avec eux. Lors du repas, Bruce explique qu'il ne supporte plus la présence de Torrance, son colocataire. Il se plaint qu'il ne socialise pas, ne participe pas aux tâches ménagères, critique sa relation avec son petit ami Ajay, le fait passer pour quelqu'un d'antipathique. Je m'abstiens de tout commentaire. Son ami, en revanche, qui pourtant ne connaît pas Torrance, prend partie pour Bruce. Au fil des jours, je m'aperçois que tous les proches qui viennent lui rendre visite, y compris ses enfants, s'amusent à dire du mal de Torrance, parce qu'il boit du lait de soja, considéré comme nocif pour l'environnement, parce qu'il s'enferme directement dans sa chambre lorsqu'il rentre à l'appartement avec son ami, parce qu'il est discret, pudique, réservé. Je suis abasourdi, non seulement, car ces personnes se permettent de le juger sans le connaître, en se fondant sur des idées reçues, mais surtout parce que j'ai eu l'occasion de le côtoyer, et que je me suis fait ma propre opinion de lui. Torrance est tout sauf détestable.

Mahinepua Bay Trig  

Après quelques jours passés chez Bruce, je finis par admettre ce que je savais déjà et que j'ai feint d'ignorer lors de ma première visite à Wellington : la présence de Bruce m'angoisse, produit un sentiment de malaise, d'oppression, de non-liberté. Il s'enferme régulièrement dans sa chambre, et lorsqu'il me croise rumine sa colère, exprime une hostilité cachée sans jamais la verbaliser, ce qui m'entraîne dans un tourbillon de doutes et de questionnements pour tenter de le décoder : qu'ai-je fait de mal, ai-je oublié d'éteindre le chauffage dans la salle de bain, ai-je sali le sol, souhaite-t-il que je participe aux courses et que je mange chaque soir avec lui, faut-il que je lui atteste de mes démarches de recherche d'emploi, est-ce légitime que je dorme jusque neuf heures du matin alors que lui se lève pour aller travailler, ai-je le droit de passer du temps seul dans ma chambre ? Je fais part de mes tourments à Torrance, qui m'avoue être lui aussi réceptif aux signaux subtils émis par Bruce. Il me remercie de lui avoir livré mon ressenti et admet être soulagé d'un poids immense : pour la première fois depuis qu'il vit dans cet appartement, il se sent enfin normal, enfin compris. Derrière son apparence chaleureuse et bienveillante, Bruce se révèle être en réalité un homme froid, maniaque, rigide, autoritaire, obsédé du contrôle ; tout doit être fait suivant ses volontés.

8

Je recherche activement un emploi. J'entre avec un CV à la main dans une boulangerie française située au centre-ville de Wellington et demande à la patronne s'il existe actuellement des postes vacants à pourvoir dans son établissement. Elle jette un œil rapide à mon parcours et me prie de l'accompagner dans les vestiaires, à l'arrière du bâtiment, pour y déposer mes affaires. Elle me tend un tablier et m'annonce sèchement qu'elle m'attend au comptoir. J'enfile le tablier et le noue grossièrement sur les côtés avant de la rejoindre pour ce qui se révèle être un essai surprise. Tandis que les clients se pressent les uns derrière les autres pour prendre leur commande, elle me fournit quelques hâtives explications sur l'emplacement des pâtisseries et les fonctionnalités de la caisse enregistreuse. J'ai comme une vague impression de déjà-vu. Instinctivement, je me bouche les oreilles, n'entends plus rien de ce qu'elle me raconte, ne vois que des visages inconnus défiler à tour de rôle à un rythme effréné. Mon cerveau se fige, je me déconnecte de la réalité, du flux extérieur, tel un corps qui s'immerge tout entier dans l'eau. Mon esprit s'est-il volontairement désintéressé de ce poste qui me rappelle trop violemment ma vie d'avant? La patronne s'en va sans un mot et me cède sa place au comptoir. Une employée vient m'assister et découvre avec stupéfaction que malgré ses nombreux rappels auxquels je ne prête nulle attention, je répète de façon systématique les mêmes erreurs : ça ne percute pas. La responsable revient après quelques minutes pour me signifier que je peux disposer et me demande froidement de lui rendre son tablier. Je quitte cet endroit à la fois soulagé et inquiet. Combien d'actes manqués et de situations sclérosantes vont jalonner ma vie professionnelle, combien de fois vais-je encore devoir renoncer à mes idéaux et à une visée grandiose, résister à l'idée de devoir exercer inlassablement des métiers absurdes et vides de sens, avant de finalement capituler face à ce qui s'impose comme indispensable et inéluctable—s'insérer dans la vie active ?

Bruce est en vacances en Argentine pour une quinzaine de jours. L'atmosphère se détend brutalement et Torrance et moi nous sentons décontractés et libres. Je profite de longues nuits de sommeil, écoute de la musique bien au chaud à l'intérieur, regarde des comédies sur mon ordinateur, m'approprie tout l'espace de l'appartement lorsque Torrance est à l'université, cuisine des plats savoureux et en fais mon passe-temps principal. Je me refais une santé. Torrance me fait remarquer que je parais toujours incroyablement enthousiaste à l'idée de manger ou de cuisiner, que cela s'apparente presque à une obsession. Je lui explique l'importance pour moi de manger sainement, mais il ne semble pas en saisir la mesure : pour lui, manger répond simplement à un besoin vital. En me promenant dans le centre de Wellington, bien que l'atmosphère y soit agréable et présente tous les avantages d'une grande ville, je réalise que j'y retrouve tout ce que j'ai tenté d'éviter depuis que je suis parti : le bruit, la foule, le trafic, le matérialisme et la course effrénée de la vie contemporaine. Je ne me sens pas vraiment à ma place ici. Pour autant, mon compte bancaire est en train de se vider, et il me faut rapidement trouver un emploi. Je tente ma chance à la poste, à l'ambassade française, dans les pubs, les restaurants, les magasins bio, les bars à jus, les marchés publics, les musées, les salles de sport, les hôtels, les supermarchés, les cinémas. Je fais du porte-à-porte, réponds quotidiennement à des annonces parues sur internet et relance régulièrement les recruteurs. Je consulte des offres d'emploi publiées sur des forums de voyageurs et autres groupes Facebook qui trouvent preneur en un rien de temps, et tombe également sur des mises en garde faites par certains sur des postes pour lesquels je me suis moi-même porté candidat. Dans l'ensemble, les procédures de recrutement me donnent l'impression de perdre mon temps : il faut remplir des formulaires, passer des tests, faire un essai, puis réaliser plusieurs entretiens avant d'espérer être embauché. Les agences de placement, quant à elles, me font bien comprendre que mon bagage linguistique n'a aucune utilité dans un contexte professionnel en Nouvelle-Zélande. Un matin, j'ai rendez-vous avec une chargée de recrutement qui me prend de haut en me demandant d'énumérer toutes mes activités réalisées depuis mon arrivée dans le pays, s'exprime volontairement vite et sans articuler pour tenter de me déstabiliser. À la question du type de poste visé, je lui réponds que je recherche un emploi en lien avec mes précédentes expériences, à savoir dans les domaines administratifs et d'accueil, de l'export et du service clientèle, mais elle me coupe violemment la parole : "yeah, yeah, yeah, how about data entry roles ? have you done that before ?" A la sortie de cet entretien, j'éclate de rire en pleine rue devant des passants troublés. Ne suis-je aux yeux de tous qu'un bourlingueur fugace et imprévisible, portant un sac sur les épaules, justifiant du droit de travailler sur le territoire au seul moyen de la mention "visa vacances-travail" apposée sur mon passeport ? On m'explique qu'au mieux, je pourrais trouver un poste d'opérateur à la saisie de données, à condition de réussir les tests de sélection. J'échoue au test de dactylographie—selon leurs critères d'évaluation, je ne tape pas assez vite au clavier. Je me fais recaler également aux épreuves de bureautique. Je rate même un essai en plonge dans une école de cuisine alors que je pensais faire l'affaire. Mes échecs successifs sont-ils le fruit du hasard ou un signe du destin? Certains de mes proches me font remarquer que ma démarche est irrationnelle et que je me tire immanquablement une balle dans le pied à force de viser haut ; que dans mon cas, compte tenu de la validité de mon visa de travail, je devrais concentrer mes recherches sur une source de revenus et non pas sur la poursuite d'une carrière. Qu'est-ce qui m'amène à marcher à contre-courant, à avoir des attentes tantôt basses, tantôt élevées et bien souvent déçues, à être aussi ambitieux qu'irréaliste, à me croire parfois voué à un emploi abrutissant, dévalorisant et dépourvu de sens, et de la même manière avoir le sentiment d'être quelqu'un de doué, de brillant, de spécial, avec un parcours diversifié, quasi sans faute, à qui de ce fait un poste gratifiant revient de droit ? Deux semaines passent, et rien ne bouge, rien n'aboutit. Je reste immobile, ralenti, apathique, sur mon gazon sans herbe à attendre une nouvelle pousse. Comment l'énergie et l'exaltation du voyage et de l'aventure se sont-elles transformées de façon aussi spectaculaire en leur contraire ?

Mi-juin, la veille du retour de Bruce, je m'assure de nettoyer l'appartement de fond en comble pour éviter toute tension. Bruce revient serein et souriant et me raconte quelques anecdotes de son voyage avant de remonter dans sa chambre pour défaire ses valises. Vingt minutes plus tard, je monte dans la cuisine pour me préparer un thé et le retrouve à quatre pattes en train de frotter vigoureusement l'intérieur du four, en poussant des soupirs d'exaspération. Je constate effectivement quelques tâches sur les parois qui étaient peut-être déjà présentes avant son départ et lui propose de l'aider à nettoyer ; il ne me répond pas. Il se relève, sort un chiffon et se met à nettoyer frénétiquement un tiroir ouvert au hasard comme pour me faire comprendre que je n'ai pas su prendre soin de son appartement pendant son absence. Puis il me fait remarquer qu'un petit morceau de peinture s'est détaché de l'armoire et qu'une discussion sérieuse avec Torrance s'impose. Une fois calmé, il descend torse nu faire une lessive, s'arrête devant ma chambre pour me raconter sa rencontre avec un adolescent argentin avec qui il s'est senti sexuellement sur la même longueur d'onde. Son histoire et son attitude me mettent mal à l'aise, mais je ne le lui fais pas ressentir. Le soir, il me propose de venir regarder une série sur le grand écran de sa chambre. N'ayant pas d'excuse valable pour décliner, je le rejoins, me positionne sagement à l'extrémité de son lit et y reste assis tout le long de la soirée, tel un petit garçon qui comprend qu'il doit se tenir à carreau. Je suis sa marionnette, il tient les ficelles. Je réalise mon erreur de ne pas avoir signé de contrat de bail. Au moindre faux pas, il peut disposer de mon sort à son gré.

Honteux de ne pas avoir trouvé de travail pendant l'absence de Bruce, je me montre particulièrement actif à son retour. Je suis convoqué à un entretien dans une agence de travail temporaire. L'assistant chargé des ressources humaines m'explique qu'il n'a aucune offre actuellement à me proposer, mais qu'il conserve mon dossier en cas de besoin. En sortant, tandis que je remonte à pied la colline menant à l'appartement de Bruce, l'agence me contacte par téléphone pour me proposer une mission d'agent de signalisation routière à pourvoir immédiatement et me demande de faire demi-tour pour récupérer un gilet haute sécurité. Angoissé, j'arrête un passant en pleine rue pour lui demander de m'en apprendre davantage sur cette fonction. Amusé par la méfiance que je semble éprouver, il m'explique que je serai probablement amené à travailler au contact de Polynésiens un peu brutaux et rustiques. Deux minutes plus tard, mon téléphone sonne à nouveau. Nadine, rencontrée deux jours plus tôt lors d'un entretien d'embauche dans le domaine de l'hôtellerie, me propose de venir à temps complet dès le lendemain matin. Sous le coup de la pression, je suis contraint de prendre une décision hâtive, presque impulsive, et me vois bien malgré moi réduit à devoir me taire, ravaler ma fierté, accueillir ce qui est sans résister—je n'aurai pour seul mérite que d'avoir tenté ma chance de l'autre côté du globe, d'avoir lutté sans relâche, jusqu'au bout. À trente ans, moi, polyglotte, titulaire d'un diplôme de master 2 en langues étrangères appliquées au commerce international, fort d'une expérience de plusieurs années en tant qu'employé au service commercial interne d'entreprises orientées à l'international et de trois années en qualité d'instructeur d'Anglais au sein de l'armée de l'air française, je vais récurer des chiottes.

Je suis employé par une société de nettoyage, sous-traitant de l'hôtel Sofitel à Wellington, un établissement cinq étoiles du groupe Accor, et suis en charge d'assurer le nettoyage des espaces publics. J'arpente chaque matin, quel que soit le temps dehors, les collines de Wellington pour rejoindre mon lieu de travail, et y effectue quotidiennement les mêmes gestes, sans jamais me plaindre, debout, accroupi, plié, les mains en l'air à frotter, tandis que Judy, la gouvernante, essaye d'exercer son autorité jusqu'à se rendre compte que son petit manège ne produit aucun effet sur moi. J'ai trouvé un remède efficace pour chasser la monotonie et cesser de tout dramatiser—l'humour. En même temps que j'astique, debout, face au miroir des toilettes, je ris de moi-même et tourne en ridicule des situations qui se présentent à moi; m'imagine des dialogues avec Judy où elle m'ordonne de frotter plus énergiquement ; me repasse en continu la scène où Ashish, mon binôme d'origine indo-fidjienne à l'accent désopilant, derrière lequel je dois repasser en permanence, a eu l'impudence d'essayer de me faire croire ce que Judy lui aurait confié, "I am very good cleaner"; repense à cette pauvre femme qui, assise du matin au soir à l'entrée du sous-sol, vêtue de six couches de vêtements superposés, veille à faire signer la fiche d'émargement à chaque employé pour attester de leur présence—j'ai finalement trouvé pire que moi. À la différence des autres postes que j'ai occupés jusque-là, celui-ci, malgré des conditions de travail souvent déplorables, me donne satisfaction dans la mesure où les tâches pour lesquelles je suis sollicité ne nécessitent aucune réflexion de ma part, je travaille de manière autonome, sans stress, sans que personne ne m'importune, avec un objectif précis en tête— économiser de l'argent pour la suite de mon voyage. Je me réveille chaque matin en me réjouissant de penser que tout est temporaire, que rien ne dure jamais. Et pourtant, par une ironie du sort, à l'issue de ma seconde journée de travail, Bruce m'annonce finement : "now that you have started working, it would be good that you find another place to live so you can meet new people and socialize more." J'ai quatre semaines pour déguerpir.

Mt Victoria  

Face à l'annonce de sa nouvelle, je reste là stoïque, imperturbable, à le regarder sans afficher aucune émotion, le visage complètement neutre—si je ne me contiens pas, je risque d'accélérer le processus d'expulsion. Une fois la porte de ma chambre fermée, je suis pris d'une brusque poussée de colère : comment ai-je pu être aussi stupide pour ne pas me rendre compte que le fait d'être calme, discret, propre, poli, respectueux, empathique, bienveillant, solvable, ouvert d'esprit, et honnête ne me garantissait en rien d'être plus épargné que Torrance ? Ma mère m'appelle pour prendre des nouvelles et en discuter. D'abord compatissante envers ma situation, elle n'omet pas de me rappeler que Bruce m'a généreusement offert son hospitalité à un moment où j'étais dans le besoin. Sa remarque m'indigne au plus haut point : comment ose-t-elle évoquer les bons côtés de Bruce, alors que je viens de m'acharner à lui démontrer le contraire ? N'a-t-elle toujours pas appris, depuis trente ans qu'elle me connaît, qu'avec moi, c'est tout ou rien ?

Lena, avec qui je suis resté en contact depuis notre rencontre à la ferme de Donald, m'encourage à me porter candidat au poste de Duty Manager qui se libère mi-juillet au sein de l'hôtel dans lequel elle travaille depuis quelques mois à Franz Josef, sur l'île du Sud. Elle fait spontanément l'éloge de mon parcours professionnel et de mes connaissances linguistiques à Fran, la gérante de l'hôtel, qui me demande aussitôt de lui transmettre mon dossier, puis s'obstine au terme de nos échanges à vouloir me rencontrer. Je lui explique que je suis actuellement en activité et suis dans l'impossibilité de me déplacer en semaine pour un entretien jusqu'à l'île du Sud. Son insistance devient suspecte : elle souhaite me payer un billet d'avion jusque Christchurch pour faire connaissance à l'aéroport. Pourquoi se focalise-t-elle tant sur mon profil plutôt qu'un autre ? Intrigué par sa curieuse méthode de recrutement, je finis par accepter de la rencontrer un samedi matin de la fin du mois de juin. En me voyant pour la première fois, elle semble rassurée. S'attendait-elle à voir débarquer un hippie un peu stone ? L'entretien dure une vingtaine de minutes, n'est axé ni sur mes compétences ni sur mon parcours, mais sur Lena : dans quelles circonstances nous nous sommes rencontrés, comment je la perçois, à quel point elle est satisfaite de son travail et la trouve douée, appliquée et mature, du haut de ses vingt-deux ans. De retour à Wellington, Fran me transmet une proposition de poste par courriel. Je me laisse le temps de la réflexion avant de lui répondre et m'empresse de questionner certains proches pour déterminer s'il est judicieux de me lancer dans cette voie. Selon Maëlle, une amie de longue date, Lena me donne l'impression d'être perspicace et mûre malgré son jeune âge, car elle a toujours dû se débrouiller pour s'en sortir dans la vie : elle la qualifie de "street smart." Étant donné ses antécédents d'abus de substances, elle me conseille d'accepter le poste tout en prenant mes distances avec elle. Mon ami Steve, quant à lui, a l'air bien surpris d'apprendre qu'en tant qu'esprit libre, elle a su rester aussi longtemps au même endroit : à priori, l'environnement de travail à l'hôtel de Franz Josef pourrait me convenir également. Je m'efforce de peser le pour et le contre : le village de Franz Josef et le cadre paraissent paisibles et reposants, Fran propose de me loger dans un appartement, le contenu du poste est attrayant et cette expérience pourra peut-être me servir plus tard. Pourtant, même si je suis conscient que le fait d'accepter cet emploi promet une solution instantanée à tous les désagréments occasionnés par la décision de Bruce, le cœur n'y est plus. Après mûre réflexion, je décide d'accepter la proposition de Fran, me fais la promesse que cette expérience sera celle de la dernière chance avant de quitter pour de bon la Nouvelle-Zélande, et garde tout de même cette question dans un coin de ma tête : quelles sont les intentions respectives de Lena et de Fran à me faire venir à Franz Josef ?

9

Au Sofitel, un responsable me repère, m'interroge sur mon parcours et me demande de lui laisser mon CV, car il est à la recherche d'un concierge. Judy en est aussitôt informée, bloque ma candidature et vient me rappeler que, bien que consciente que je sois clairement sur qualifié pour le poste que j'occupe actuellement, j'ai des obligations contractuelles à l'égard de la société qui m'emploie et n'ai pas la permission de postuler à une autre fonction au sein de l'hôtel. Après son départ pour rejoindre l'Australie, son pays d'origine, je reçois une proposition officielle de l'hôtel pour le poste de concierge. Je songe un instant à tous ceux qui, aveuglés par la renommée internationale de la chaîne hôtelière, m'auraient recommandé : "les grands groupes comme Accor, c'est d'ordinaire très dur d'y entrer, mais une fois à l'intérieur, comme c'est ton cas maintenant, ton expérience va faciliter tes chances de trouver un emploi à l'étranger par la suite, une telle occasion ne se présente peut-être qu'une fois dans la vie." Quoi qu'il en soit, j'ai déjà confirmé ma venue à Fran. Je réfléchis tout de même à deux fois à la proposition du Sofitel, avant de décliner. Je ne veux plus de cette vie artificielle.

Début juillet, après deux semaines à l'hôtel à travailler de jour, je passe à un horaire de nuit, comme il en a été convenu lors de mon entretien d'embauche. Je m'aperçois rapidement que mes conditions de travail—lumière artificielle, obscurité à l'extérieur, lutte contre le sommeil qui cherche à me gagner, contacts sociaux limités, salaire équivalent aux horaires de jour—ne justifient pas que je m'use la santé. Rassuré de savoir qu'un emploi m'attend sur l'île du Sud, je tiens tout de même à protéger mes arrières, car Nadine, mon employeur, traîne depuis des semaines à valider mon contrat de travail, et je risque un renvoi immédiat si je pose ma démission trop hâtivement. Une fois le contrat signé, je la notifie de ma démission, lui explique que le propriétaire de l'appartement où je séjourne m’a demandé de partir avant le 12 juillet, et que par chance, j'ai pu trouver un poste dans un hôtel de l’île du Sud qui commence à la même date et m'offre de meilleures conditions de rémunération et de travail que mon emploi actuel chez Sofitel. Elle me répond deux jours plus tard que mon contrat stipule clairement un préavis d'une durée de deux semaines, et que légalement, mon dernier jour de travail sera le 17 juillet— le piège se referme, je m'aperçois que j'ai confondu la durée de préavis avec celle d'une autre clause du contrat. Elle prétend ne pas vouloir me rendre la vie dure, et qu'elle est même disposée à me libérer plus tôt, mais que je dois venir travailler la nuit du 12 car, telle une malheureuse coïncidence, elle n'a trouvé personne pour me couvrir ce soir-là, et me rappelle que si je ne m'y conforme pas, des déductions seront faites sur mon salaire. Je tente de lui faire comprendre que je n'aurai plus d'endroit où vivre à ce moment-là, que mon nouvel emploi commence le 12, et qu'il me parait périlleux de terminer mon poste de nuit, prendre le ferry, conduire pendant sept heures pour rejoindre mon nouveau lieu de travail et enchaîner sur ma première journée sans m'être ajusté aux horaires de jour. Elle reste sur ses positions et ne veut rien entendre, et ment effrontément sur le fait que tous mes collègues sont trop occupés en journée pour pouvoir me remplacer. Je lui réponds qu'elle me donne l'impression de me rendre un immense service en me libérant plus tôt, mais qu'en réalité elle me place dans une situation ingérable, réitère mes précédents arguments et lui propose des solutions alternatives : je me porte volontaire pour venir travailler tout le week-end de nuit et former la nouvelle personne, lui suggère de demander aux femmes de ménage si elles peuvent recommander un candidat et/ou si elles sont disposées à me remplacer la nuit du 12 car après avoir consulté le planning, j'ai constaté que certaines ne travaillent que cinq heures par jour alors qu'elles ont expressément manifesté leur volonté de faire plus d'heures pour gagner davantage d'argent, et lui soumet enfin l'idée de contacter l'amie de mon binôme qui recherche en ce moment un emploi. Je l'implore d'aboutir à une solution mutuellement satisfaisante et tente même de la joindre par téléphone pour en discuter, mais elle ne répond pas. Elle finit par rejeter toutes mes propositions par courriel, les jugeant non-recevable d'un point de vue de la gestion d'entreprise et conclut qu'elle souhaite uniquement que je respecte mes obligations contractuelles. Fatalement, je décide de ne plus me présenter au travail. Les jours suivants, elle n'effectue aucune tentative pour entrer en contact avec moi et discuter de mon absence. Plus tard, en consultant mon compte bancaire, je m'aperçois que Nadine a jugé bon de décompter une semaine complète de travail de mon salaire, l'équivalent de cinq-cents dollars. Malheureusement pour elle, elle ne se rend pas encore bien compte à qui elle a affaire.

Scorching Bay, Wellington 

À l'approche de mon départ, Bruce continue de manifester tantôt une courtoisie aimable, tantôt une attitude de plus en plus désagréable. Il me fait savoir qu'il a promis à l'un de ses amis de l'héberger dans la chambre que j'occupe, et ne manque pas de me rappeler régulièrement la date de sa venue par SMS. Il dépose méthodiquement des draps propres sur mon lit, laisse l'aspirateur ainsi qu'une bassine remplie d'eau et des produits ménagers à l'entrée de ma salle de bain, passe l'aspirateur devant la porte de ma chambre en pleine journée pendant que j'essaye de récupérer de mes longues nuits de travail, déverse le contenu de ma théière alors qu'elle est encore chaude et pleine, allume la chaîne hi-fi dans le salon et règle le volume au maximum lorsqu'il me surprend à écouter de la musique dans ma chambre, laisse planer un flou déroutant lorsque le wifi s'interrompt subitement après un fou rire avec Lena au téléphone et que l'eau de la douche alterne mystérieusement entre chaud et froid, me fait savoir que j'ai un peu déplacé le mixeur et qu'il est impératif qu'il reste à sa place, m'aboie dessus parce que j'ai malencontreusement laissé sécher un torchon de cuisine sur une chaise dont le tissu vaut quatre-cent dollars, retire la housse de couette ainsi que mes draps la veille de mon départ, ramène un plan cul à la maison et baise comme un sauvage dans la cuisine en hurlant de plaisir avant d'enfumer l'espace d'une forte odeur de cannabis. Torrance m'apprend que lui aussi est prié de quitter les lieux. Visiblement inspirées par mes récentes mésaventures, Lena et Maëlle s'amusent à me donner des idées diaboliques pour rendre la pareille à Bruce, lui faire payer de m'avoir fait descendre à Wellington pour rien. Parmi elles : inscrire mes initiales en bas des tableaux accrochés dans le salon, mettre du sel et du vinaigre dans ses sauces pour lui apprendre à assaisonner, laisser des oreos sur la table en remplaçant la garniture par du dentifrice, transformer ses pantalons en shorts ou encore ajouter du chlore dans sa lessive. Bien qu'elles me divertissent et m'aident à tourner en dérision ce qui m'arrive, je ne me laisse pas emporter par le goût de la vengeance. La veille de mon départ, je prépare simplement un petit panier que je dissimule soigneusement dans l'armoire de ma chambre, et le garnis d'un vieux papier d'emballage pour savon, d'un slip troué et d'un livre dont m'a fait don un voyageur, intitulé : "comment j'ai raté mes vacances". Torrance toque à ma porte pour me faire ses adieux, me serre dans ses bras et me remercie pour mon soutien et ma présence réconfortante. Debout à cinq heures du matin pour prendre le ferry, je quitte l'appartement de Bruce sans lui dire au revoir, en claquant la porte. Abattu, en quasi-faillite affective, j'observe à bord du navire la nuée de mouettes qui domine le port de Wellington et la terre s'éloigner peu à peu à mesure que l'on avance. Je repense à Bruce et à tous ces frustrés qui ont pavé ma route pour décharger violemment toute leur colère sur moi. Qu'ai-je fait pour avoir à endurer leurs comportements envahissants, odieux et abusifs? Moi qui m'étais candidement imaginé la Nouvelle-Zélande comme étant un pays éloigné de tout, avec un peuple aux valeurs morales proches des miennes, vivant de manière simple, authentique, pure, transparente et honnête, je me rends finalement compte avec beaucoup de tristesse et de découragement qu'ils sont tout autant corrompus et pervertis par leur soif de richesse, de réussite, de sexe et de pouvoir que le reste de notre civilisation. Une seule pensée m'apaise : je ne serai jamais comme eux.

Après trois heures de traversée en ferry, j'emprunte les routes sinueuses de l'île du Sud pour rejoindre ma destination. Les paysages sont déserts ; aucune âme ne se profile à l'horizon. J'arrive à Franz Josef huit heures plus tard. L'hiver y semble déjà bien installé et la neige recouvre les montagnes environnantes. Je suis accueilli par Jacky, manager de l'hôtel Oasis, d'origine vietnamienne, qui me demande de remplir quelques papiers, puis me présente l'appartement que je vais partager avec lui et sa petite amie Jenny. Je dépose mes affaires et m'empresse d'aller saluer Lena, qui vit dans un appartement indépendant, à l'arrière du bâtiment. Nous passons la soirée à rire des vicissitudes et des absurdités qui se sont accumulées dans nos vies respectives depuis notre dernière rencontre. Le lendemain matin, je suis formé pendant deux jours par Moniek, une Hollandaise pressée de quitter la Nouvelle-Zélande pour revoir ses proches, et dont je serai bientôt le remplaçant. Je profite de sa présence pour lui poser un maximum de questions. Je souhaite ardemment tout comprendre, tout maîtriser, car les enjeux sont d'importance—d'ici quelques jours, je serai seul à gérer la réception de l'hôtel. À mesure qu'elle me précise le contenu du poste, clarifie mes responsabilités et me forme sur l'utilisation du logiciel de gestion hôtelière, j'examine sa conduite ainsi que toutes les composantes de mon nouvel environnement, analyse chacune de ses explications, l'interromps et lui fais part de mes réflexions dès que son discours contient à mon sens trop d'approximations, d'incohérences voire de contradictions, étudie et discute de détails qui ne l'intéressent guère, mais qui me semblent d'une importance capitale. Tantôt très concentré, tantôt en mode veille face à la surcharge d'informations, je l'oblige involontairement à devoir répéter un grand nombre de fois. Très vite, je l'agace, je l'épuise, je l'exaspère. Puis, au moment de passer à la pratique, les erreurs sont si nombreuses qu'elle me le fait crûment remarquer. Ma confiance en mes possibilités, en mes capacités est à nouveau ébranlée, et je me sens angoissé par la perspective de me faire congédier sans avoir pu faire mes preuves. Comme à chaque fois que je commence un nouvel emploi et suis formé par des individus qui me donnent l'impression de manquer de patience, de compréhension et d'empathie, je suis envahi par un sentiment profond d'injustice et de dénigrement de ma personne, tandis qu'à leurs yeux, je passe incontestablement pour un parfait imbécile.

Les jours passent et je m'acclimate plutôt bien à mon nouvel environnement, la cohabitation avec Jenny et Jacky est simple, paisible et harmonieuse et je commence à prendre mes repères dans ma nouvelle fonction. J'alterne avec Jacky des demi-semaines de travail. En tant que responsable de la réception de l'hôtel, je suis chargé de l'accueil et de la prise en charge des clients à leur arrivée et m'occupe de la gestion du planning des réservations, de la comptabilité, du remplissage de l’établissement et des relations avec les agences de voyage. J'assure également l'entretien des locaux et de la galerie d'art, le service en chambre et en restauration, la mise en place du buffet et du service petit-déjeuner, la vente de repas, de livres, et de diverses activités proposées dans le village, et suis le supérieur hiérarchique des agents de nettoyage et du chef de cuisine, Lena—une situation quelque peu embarrassante, puisque nous avons déjà établi des relations étroites et amicales, et que grâce à son intervention, j'ai désormais la chance d'occuper un poste à temps plein au contenu varié, pendant qu'elle se sent plus que jamais prisonnière de sa condition et que son statut de mi-temps ne lui permet pas de mettre suffisamment d'argent de côté. Je tente de la secouer afin qu'elle se reprenne en main et se mette à la recherche d'une seconde source de revenus à Franz Josef. J'ai moi-même trouvé un poste de valet de chambre dans un motel du village où je travaille lors de mes jours de repos à l'Oasis pour compléter mes revenus. Au total, ma durée de travail hebdomadaire dépasse facilement les soixante heures, mais le rythme semble me convenir. Lorsque je me retrouve seul à la réception de ce paisible hôtel, je me sens bien, à l'aise, à ma place. J'écoute de la musique, bois tranquillement mon café à proximité du radiateur, prépare posément le buffet du petit-déjeuner, accueille et encadre chaleureusement les clients de l'hôtel, et surfe sur Internet à ma guise sans que personne ne vienne me troubler. Au moment de son départ, Moniek a pris la peine de me prévenir que Fran, ancienne institutrice, ne s'intéresse qu'à l'aspect financier de son établissement, se décharge volontiers de toute autre responsabilité liée à sa gestion, préfère déléguer et ne se déplace que rarement. Tant mieux, me dis-je, pourvu que ça dure et qu'on me laisse tranquille. Cet endroit porte peut-être bien son nom.

Franz Josef 
10

Début août, après avoir fait mes calculs, je réalise que mon activité complémentaire au motel ne m'est pas vraiment rentable et décide d'y mettre un terme. Pendant mes jours de repos, j'en profite pour faire la grasse matinée. Je me mets aussi à étudier assidûment la loi néo-zélandaise en matière d'emploi et prends contact avec le ministère du travail qui me suggère de formuler au terme d'un courrier officiel des griefs fondés à l'encontre de mon ancien employeur, le prestataire de services de nettoyage AHS. Quelques semaines auparavant, j'avais déjà pris l'initiative de faire part de mes retours d'expérience au sein d'AHS à la direction du Sofitel, et n'ai pas manqué de dénoncer certaines pratiques professionnelles jugées douteuses, faute de résultats, et ce, malgré plusieurs tentatives de conciliation informelles : manque d'accès à de l'eau potable et à un endroit pour manger, absence de pause en milieu de matinée ou dans l'après-midi, promesse d'embauche à temps plein puis horaires de travail réduits de manière aléatoire, en fonction du bon ou mauvais vouloir du superviseur en poste, attitude dédaigneuse à l’égard des employés maîtrisant peu l’anglais, gouvernante renvoyée chez elle après que son supérieur hiérarchique ait conclu qu'elle était trop lente au nettoyage des chambres, absence d'inspection en fin de poste, négligence envers les employés de nuit consistant à ne pas leur fournir de listes de vérifications, de clés, de chiffons ni de produits de nettoyage. En réponse à mon courrier, le Directeur de l'hôtel m'assure qu'il prend mes déclarations très au sérieux, et qu'il compte bien soumettre ses préoccupations à un niveau hiérarchique supérieur et solliciter également les commentaires du management de la société AHS—autrement dit, Nadine. Je me réjouis d'avance à cette perspective. J'adresse facétieusement un e-mail à Nadine pour lui demander comment elle parvient à dormir la nuit depuis qu'elle a décidé de faire des déductions sur mon salaire, sachant pertinemment à quel point j'ai été sérieux et investi dans mon travail et ai effectué mes postes de nuit avec diligence. Elle réplique comme à son habitude sur un ton provocateur qu'elle dort plutôt bien, à l’exception de la nuit où je ne me suis pas présenté, et son commentaire en guise de conclusion se veut aussi cynique qu'ingénieux : "I wish you everything you deserve in life. Warmest regards." J'en parle autour de moi, on me dit de laisser tomber, de lâcher l'affaire. Pourquoi ai-je si souvent l'impression que les conseils extérieurs qui me sont adressés sont fondés sur un point de vue individuel, limité et inadapté à mon propre cas, ainsi qu'exempts d'empathie et d'attention au contexte, à mes observations, mes besoins et mon ressenti ? Je refuse catégoriquement de céder à ce pour quoi j'ai durement travaillé, qui plus est de nuit, et de laisser Nadine continuer à employer des pratiques malhonnêtes sans réagir. J'admets ma part de responsabilité dans ce conflit, mais aspire à ce qu'elle aussi en tire des leçons de vie.

Tatare Stream 

J'ai habitué Lena à se divertir au travers de mon sens de l'humour particulier et de mon autodérision. Elle se cramponne à moi comme une sangsue. Sale, disgracieuse et sans gêne devant les clients de l'hôtel, elle passe ses après-midi à la réception à discuter, écouter de la musique et se plaindre de sa situation sans jamais chercher à s'en sortir. Toujours à l'écoute, attentif et disponible, j'essaye de lui apporter des conseils avisés qu'elle reçoit d'abord avec beaucoup d'enthousiasme pour soudainement changer d'avis. Je me sens forcé de devoir l'accompagner dans chacune de ses démarches : dicter puis corriger ses erreurs dans ses courriers en anglais, rédiger son CV, effectuer des simulations et des calculs pour savoir quelles offres d'emploi présentent des conditions avantageuses en considération de ses besoins. Elle évoque des vagues projets d'intégrer une formation en chocolaterie en France, mais déplore continuellement de ne pas avoir d'argent et y renonce inéluctablement, faute de s'en donner les moyens. Comment ai-je pu si brutalement changer d'avis sur elle en qui j'avais vu, lors de notre première rencontre, une illustration exemplaire d'une jeune femme libre, mature et indépendante, pour la considérer désormais comme une assistée ? Engagée à assurer un minimum de vingt heures par semaine, elle se voit contrainte de devoir effectuer des tâches insignifiantes lorsqu'elle ne parvient pas à atteindre son quota d'heures en cuisine : tondre la pelouse, faire le ménage, jouer du piano à la résidence de Fran pour ravir ses invités. Jacky me demande de lui confier des petites missions pour l'occuper, car il semblerait qu'elle ait plus de trois heures à rattraper. Je demande à Lena de nettoyer correctement la cuisine, de passer l'aspirateur dans la galerie d'art et de déblayer les feuilles mortes à l'extérieur à l'aide d'un souffleur. Je lui accorde aisément que les conditions de son contrat sont déplorables, mais qu'en attendant, je dois veiller à ce qu'elle comptabilise vingt heures hebdomadaires. Après avoir passé une heure dans la galerie d'art, elle revient à la réception, s'assied tranquillement devant mon ordinateur, se met à faire des recherches sur internet pour planifier ses prochaines vacances, se prend une heure de pause tandis que j'assiste ébahi, désarmé, à ce spectacle déconcertant. Je parviens finalement à m'affirmer et la prie d'aller nettoyer la cuisine, elle me fait comprendre par une attitude de personne mal élevée, insolente et je m'en-foutiste, déjà affichée devant Moniek et Jacky, qu'elle ne manifeste aucun respect envers sa hiérarchie. Je tente de lui expliquer que je n'ai pas l'intention de dégrader nos relations, mais que je souhaite me montrer loyal et honnête vis-à-vis de Fran et qu'il serait plaisant qu'elle coopère. Elle s'en va furieuse et me lance : "tu veux faire de moi ton larbin." Malgré tout, elle continue au fil des jours à venir me voir et semble véritablement apprécier ma présence, elle sait aussi se montrer aimable, m'invite à boire un verre au bar et m'offre une boîte de chocolats et un album photos pour mon anniversaire. De mon côté, j'éprouve de plus en plus de difficultés à supporter sa présence envahissante, je la sens me coller en permanence et parasiter mon esprit. Peu à peu, je me désintéresse d'elle, ne souhaite plus m'impliquer dans nos échanges, ni m'investir dans notre relation, je peine même à voir ses bons côtés. Elle propose que l'on partage les courses alimentaires et que l'on mange tous les jours ensemble, mais l'idée ne m'enchante guère et je m'arrange toujours pour cuisiner avant qu'elle ne débarque. Je lui prête plusieurs fois mon véhicule et lui demande de bien refermer les portes en sortant, car on ne cesse de nous répéter que les vols sont fréquents, mais elle n'y prête aucune attention. Suis-je trop rigide, intransigeant ? Un soir, lors du service, je remplis deux bons de commande séparés pour une même table, car les deux couples présents envisagent de régler la note séparément et omets de signifier à Lena qu'ils mangent ensemble. Au moment de récupérer les assiettes en cuisine, je lui fais remarquer que seules deux d'entre elles sont prêtes, lui demande où en sont les deux autres, car les deux couples présents mangent à la même table. Elle jette violemment la poêle dans l'évier et me hurle dessus "alors là, tu es bon pour faire la plonge, mec". Je lui fais remarquer qu'il va falloir qu'elle apprenne à maîtriser sa colère, car il me paraît injustifié d'en faire toute une scène, surtout en présence de clients, lui explique que je ne connais pas sa façon de travailler, car personne ne m'a formé sur la partie service et restauration, et que ce qui lui semble logique et évident ne l'est pas nécessairement pour moi. Je lui demande fermement de se remettre à la cuisine car les clients attendent. Elle vient me notifier que les plats sont prêts en poussant sauvagement la porte de la cuisine. Je reste courtois et professionnel devant les clients, termine mon service et la prends à part en fin de poste, l'appelle à bien réfléchir la prochaine fois avant de s'emporter en vain. Elle me fait comprendre qu'elle a été très tendre avec moi et que dans ce milieu, ce genre de comportement est tout à fait commun, banal. Je lui demande pourquoi elle n'a pas eu la présence d'esprit de garder au chaud les deux plats qu'elle avait déjà préparés plutôt que de tout faire valser. Médusée, elle me répond qu'elle n'y pas songé sur le moment. Comment justifier son comportement alors qu'elle prétend travailler dans ce milieu depuis l'âge de quinze ans et que nous n'avions que huit clients au restaurant ce soir ? N'a-t-elle jamais été soumise à des situations de forte affluence ? Pour détendre l'atmosphère, elle me propose de partager le morceau de saumon à l'origine de notre dispute. Je lui rappelle que Fran ne nous autorise pas à disposer au gré de nos envies de la nourriture provenant du restaurant, je décline et prétexte que de toute manière, je sens qu'il ne passera pas. Je rentre chez moi triste, écoeuré, scandalisé. D'où me vient cette soif d'absolu et ce besoin si intense de créer des liens forts avec les autres, comment expliquer que je sois tant attaché à des valeurs non-négociables comme l'intégrité, l'honnêteté, le respect, la confiance, la justice, l'authenticité ? De toute évidence, Lena ne me suffit plus.

 Whataroa

Le lendemain, pendant que je m'absente un instant de la réception pour vérifier, à la demande de Fran, les objets manquants dans les chambres de l'hôtel, Lena se permet de connecter son téléphone sur l'enceinte de la réception et fait passer du rap, s'installe confortablement devant mon ordinateur pour vérifier ses e-mails alors que je lui ai déjà fait remarquer à maintes reprises que je ne souhaite plus qu'elle l'utilise. Plus tard, pendant le service, je lui apporte deux bons de commande en même temps, elle réclame qu'à l'avenir, je passe d'abord en cuisine avec la première commande pour lui laisser le temps de se préparer. Elle inscrit sur sa feuille de présence hebdomadaire qu'elle a repris à 18 h 30 alors que le premier client est arrivé après 19 h. Le lendemain, Jacky and Jenny lui demandent si elle peut les emmener faire des courses, car ils ne disposent pas de véhicule, elle choisit volontairement l'excuse d'être à court d'essence pour que ce soit à moi de les transporter. Fran me demande de la prier de déplacer sa voiture, car son mari projette de venir effectuer des travaux autour de son emplacement. Malgré plusieurs rappels, elle semble faire la sourde oreille. Dois-je l'interpréter comme une provocation, s'amuse-t-elle à essayer de me faire passer pour un employé douteux qui ne transmet pas les informations ? Parallèlement, elle repart dans ses interminables jérémiades, m'explique qu'elle se sent perdue, hésitante, ne sait plus quoi faire par rapport à son entretien à venir pour un poste de cuisinier à temps plein dans le village de Franz Josef. Je l'encourage vivement à accepter le poste si les conditions lui conviennent, et prie pour qu'elle soit prise. Je ne la supporte plus. Tandis qu'elle ne cesse de tergiverser et de changer d'avis, je reste courtois et l'écoute sans m'impliquer ni réagir, prends mes distances, prétends être occupé, m'en vais contrôler des chambres ou feins de concentrer toute mon attention sur des faux documents sur l'ordinateur, jusqu'à ce qu'elle se lasse et finisse par s'en aller. À son retour du village, elle m'annonce qu'elle a rendu son tablier, furieuse, en plein milieu de son entretien, sous prétexte qu'aucun des employés présents n'a eu la décence de la guider sur l'emplacement des ingrédients. Finalement, elle prend la décision de rester à l'Oasis tout en continuant à se plaindre, pendant que j'essaye éperdument de lui trouver de quoi maintenir son quota d'heures, et encourage quotidiennement les clients à venir manger au restaurant. Le lendemain, elle vient me voir à la réception pour me faire savoir qu'après avoir dialogué avec ses amis français sur Skype la veille, elle se dit prête à rentrer au bercail, puis me confie à nouveau un jour plus tard que Fran est d'accord pour qu'elle change le menu du restaurant et que par conséquent sa volonté de rester est maintenue. Le jour suivant, après avoir accompagné des clients jusqu'à leur chambre, je reviens à la réception et la retrouve une fois de plus assise devant mon ordinateur, la fois de trop. Incapable de contenir ma colère, j'explose : "qu'est-ce que je t'ai déjà dit au sujet de l'ordinateur de la réception ? Je ne veux pas que tu l'utilises". Imperturbable, elle me répond qu'il s'agit d'un e-mail professionnel, en lien avec le futur menu du restaurant, et ajoute qu'elle me trouve excessif, ne comprend pas ma réaction, puis finit par partir. Je commence à mieux comprendre pourquoi elle m'encourageait tant à la rejoindre à Franz Josef : de la même manière qu'elle m'a servi d'alibi, de complice, de couverture pour que Donald me laisse tranquille, elle pensait pouvoir acheter mon amitié, compter sur ma présence pour camoufler sa négligence, sa nonchalance, sa désinvolture et son manque évident de professionnalisme, d'autant plus que les soupçons de Fran quant à sa consommation de drogue sont grandissants. Manifestement, elle s'est trompée sur ma personne.

Depuis peu, Fran se déplace quotidiennement jusqu'à l'hôtel et parait crispée, contrariée. Jacky me demande comment se déroulent les missions supplémentaires que je confie à Lena pour respecter son quota d'heures et me fait comprendre que Fran n'est pas satisfaite de son travail en tant que gouvernante, et que si elle continue à faire preuve d'autant de négligence, elle risque de conserver uniquement son poste en cuisine. Pensant que Fran me tient responsable de ne pas assurer le contrôle du nettoyage des chambres effectué par Lena, je décide de parler ouvertement à Jacky de son comportement au travail. Il me suggère d'en discuter directement avec Fran, car sa conduite impacte le fonctionnement de l'hôtel et que si je continue à garder le silence, c'est d'abord moi qui serai mis en cause pour ses agissements puisque je suis considéré comme son supérieur hiérarchique. Le lendemain matin, j'aborde Fran sur le parking de l'hôtel et lui fais part de nombreux exemples de situations de conflit avec Lena, lui explique qu'elle ne m'écoute pas et me laisse par conséquent dans une position délicate vis-à-vis de ma hiérarchie. Mécontente, elle me demande de lui accorder un temps de réflexion, puis émet l'idée de remettre un courrier à chaque employé de l'hôtel, pour éviter que Lena ne se sente discriminée, dans lequel elle prendra le soin de lister leurs points forts, leurs réussites, mais aussi les points d'amélioration attendus. Elle ajoute que le contenu de la lettre destinée à Lena s'appuiera sur l'avis de trois de ses responsables, afin de la laisser croire que les exemples cités ne viennent pas tous de moi. Après avoir reçu son courrier, Lena vient me voir à mon appartement, me révèle avoir pleuré tout l'après-midi, et me confie être en colère contre moi de lui avoir préparé un coup dans le dos sans lui en avoir touché un mot, et d'avoir osé raconter à Fran qu'elle s'est mal comportée en cuisine alors que je me suis moi-même montré désagréable, voire agressif après qu'elle ait utilisé l'ordinateur de la réception. Elle m'annonce qu'elle envisage de poser sa démission pour nous épargner sa conduite si peu professionnelle, et désire par-dessus tout ne plus travailler avec moi. Elle se fait passer pour une victime et refuse de reconnaître ses responsabilités. Elle passe le restant de sa journée à larmoyer dans son coin, Jenny et moi l'entendons crier de façon hystérique de l'autre côté du mur : n'a-t-elle à aucun moment pris conscience qu'elle exerce dans un hôtel quatre étoiles, qu'elle est tenue de respecter les procédures, directives et méthodes de travail en vigueur et que permis "vacances-travail" n'est pas systématiquement associé à un laxisme et un relâchement ambiant ? Mon ami Steve prend de mes nouvelles, je lui avoue être épuisé par cette situation avec Lena. Sa réponse sans ambages et pleine de bon sens me laisse sans voix : "she's a hippie. What did you expect" ?



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Suite à de nombreuses recherches et lectures sur la loi néo-zélandaise en matière d'emploi, j'estime avoir subi un désavantage injustifié et adresse un courrier à Nadine en énumérant les faits et en détaillant les divers griefs retenus contre elle. J'y explique l'avoir informée de ma démission pour des raisons indépendantes de ma volonté, en lui donnant un préavis d'une semaine au lieu de deux en raison de très strictes contraintes de temps imposées. Que toutes mes propositions pour que mon quart de travail soit couvert en mon absence ont été ignorées et qualifiées de non-réalisables d’un point de vue commercial, et que Nadine a insisté pour que je travaille de nuit, bien qu'au courant que je commençais mon nouvel emploi sur l'île du Sud le lendemain, que je n'avais nulle part où dormir à Wellington, et qu'il semblait irraisonnable voire même dangereux de conduire pendant sept heures pour rejoindre mon nouveau lieu de travail et d'enchaîner sans m'être ajusté aux horaires de jour. Que malgré mes tentatives pour trouver une solution mutuellement satisfaisante, Nadine ne m'a proposé aucune alternative et a décidé de maintenir mon poste, en ajoutant en outre que si je ne me conformais pas à cette règle, je pourrais perdre mon salaire en guise de préavis. Qu'étant donné que l'employeur doit veiller à la santé et à la sécurité de ses employés et que j’ai estimé que ses agissements avaient affecté mes conditions de manière à rendre mon travail impossible à effectuer, je lui ai fait part de mes inquiétudes, mais son manque de compréhension et de compassion ne m'a pas laissé d’autre choix que d’abandonner mon poste. Que suite à mon absence, aucune tentative de prise de contact n'a été entreprise, des retenues ont été effectuées sur mon dernier salaire sans préavis, et à ce jour, aucune fiche de paie détaillée n’a été fournie. Dans la conclusion de mon courrier, je demande à Nadine de me verser le salaire qui m'est dû et ajoute que si nous ne parvenons pas à résoudre ce litige entre nous, je souhaite qu'elle me confirme sa participation à une procédure de médiation présidée par un professionnel du Ministère chargé de l'Emploi. Elle me répond qu'elle maintient sa position, car conformément à mes conditions contractuelles, j'étais tenu de respecter un préavis de deux semaines, et estime avoir agi honorablement et de bonne foi quant aux déductions faites sur mon salaire, étant donné que j'ai abandonné mon poste seulement quatre jours après avoir donné mon préavis. Je lance le processus de médiation, on nous confirme un rendez-vous le 20 septembre. Nadine m'attend de pied ferme.

Depuis mon arrivée à l'Oasis, mes rapports avec Jacky sont pour le moins curieux. Lena m'a d'emblée prévenu qu'avec ses deux années d'ancienneté, il est considéré comme le petit protégé de Fran et qu'il faut s'en méfier. Lorsque je fais face à des cas complexes à la réception, il fait en sorte de me priver de soutien, ne sort pas de sa chambre lorsque je toque à sa porte, pousse des soupirs d'exaspération ou charge Jenny de m'informer que je dois gérer la situation comme bon me semble. En tant que directeur de l'hôtel, j'estime qu'il devrait faire preuve d'exemplarité et adopter une ligne de conduite conforme à un code d'éthique. Pourtant, il termine souvent bien avant l'heure et fournit peu d'efforts pour encourager les clients à venir manger au restaurant, comme en témoignent ses comptes-rendus. Il joue à des jeux vidéo à la réception et semble apprécier de pouvoir se reposer sur ses lauriers. À plusieurs reprises, il me confie un certain nombre de tâches qu'il était supposé accomplir pendant son service—nettoyage de torchons, rangement des sacs à linge de la blanchisserie, mise en place des tables, plonge—, prétextant qu'il souhaite m'occuper, car lui l'était suffisamment à remplir de la paperasse. Un matin, vers 8 h 30, je constate que les clés de l'hôtel et le téléavertisseur sont posés sur la table de la cuisine. Je frappe à sa porte pour le réveiller. Embarrassé, il insinue qu'il n'a pas entendu le réveil sonner. Il n'hésite pas aussi à donner l'impression à Fran que je commets des erreurs ou n'écoute pas ses instructions, même si ce n'est pas le cas, et suggère dans ses e-mails auxquels j'ai également accès que je néglige parfois de lui communiquer d'importantes informations. En outre, Jacky effectue un suivi rigoureux des stocks, mais son implication dans cette démarche semble discutable. Un de ses rapports fait état d'un gaspillage alimentaire, en particulier de boissons gazeuses, et s'accompagne d'un commentaire troublant, "mix drink for guests", suggérant que l'un des employés de l'hôtel s'est trompé lors de prises de commande, non pas une fois mais huit fois. Ses rapports indiquent également que le saumon et les steaks surgelés sont régulièrement périmés et dégagent même parfois une odeur infecte de pourriture. Enfin, il tire une drôle de tête à chaque fois qu'il me voit prendre des initiatives ou lit un commentaire positif de clients sur Tripadvisor mentionnant mon nom. Manifestement, il ne me porte pas dans son cœur. Me perçoit-il comme une menace ?

J'apprends que mon billet d'avion tour du monde a une validité d'un an, ce qui implique que je doive rentrer en Europe fin novembre. Toutefois, j'ai sous-entendu lors de mon entretien avec Fran au mois de juin que j'envisageais de rester jusqu'au mois de décembre. Je vais devoir la prévenir de mes projets avant son départ en vacances au mois d'octobre pour lui laisser le temps de s'organiser. Je modifie mes dates, car mon billet a été paramétré par défaut avec une date de retour en Europe début septembre. Je choisis finalement de fixer ma date de départ de la Nouvelle-Zélande au 16 octobre, pour pouvoir économiser au maximum pour mon séjour en Australie et surtout mes cinq semaines au Japon. Après sa dernière crise, Lena annonce à Fran qu'elle compte finalement rester. Nos échanges sont froids, tendus, et je ressens un véritable malaise en sa présence. Lorsqu'elle passe devant moi, elle affiche un regard plein de malice sournoise et un sourire en coin presque vicieux. Je reste prudent, car ses confidences sur son passé semblent me confirmer de quoi elle est capable. Fran cherche à se rassurer sur le fait que mes relations avec Lena vont s'améliorer avec le temps, espère secrètement qu'elle change d'attitude, mais se demande aussi si elle ne devrait pas la congédier sur-le-champ, car avec l'arrivée de la haute saison, elle craint qu'elle ne continue de faire preuve de négligence et de désinvolture. Sachant que je m'en vais moi-même bientôt et que je n'ai toujours pas officialisé mon départ, je trouve malvenu de ma part de l'éclairer sur le sort de Lena. Finalement, Fran lui propose de travailler davantage en cuisine pour lui assurer plus d'heures et lui retire en contrepartie l'entretien ménager. Lena conteste sa décision et réclame de conserver ses heures de ménage en plus de la cuisine, mais ne s'applique guère mieux dans le nettoyage des chambres. Je décide de fermer les yeux pour ne pas envenimer davantage la situation. Quelques jours plus tard, Lena m'annonce que finalement, elle s'en va dans deux semaines, car elle estime perdre son temps ici, elle s'ennuie à mourir et ne parvient pas à joindre les deux bouts. Elle semble avoir totalement oublié les reproches qui lui ont été récemment adressés. Elle me confie que Fran la harcèle de questions par e-mail depuis qu'elle lui a transmis sa lettre de démission, et ajoute en souriant, "elle se demande si ma décision de partir est liée au fait que toi aussi, tu t'en vas", avant de se rattraper, "puisqu'elle ne peut pas te sponsoriser pour rester en Nouvelle-Zélande et qu'elle s'inquiète sûrement que je me retrouve seule à partir de décembre". Qu'est-elle allée raconter à Fran ? Fran lui aurait même proposé une augmentation pour la convaincre de rester, et Lena me montre fièrement la réponse de la gérante au commentaire d'un client sur Tripadvisor : "We have terrific staff... especially our very talented French chef". Je suis abasourdi. Fran est-elle si désespérée de trouver un autre cuisinier? Comment Lena a-t-elle réussi à retourner la situation à son avantage alors qu'elle se savait il y a encore peu sur un siège éjectable ? Plus tard dans la journée, j'en parle avec Jacky qui n'a pas l'air—ou fait semblant de ne pas être— au courant de sa démission. Il me confie que si elle s'en va, Fran aura de grandes difficultés à lui trouver un remplaçant, car Franz Josef, de par son isolement, n'est pas la destination la plus évidente pour une jeune célibataire. Il ajoute que Fran la savait instable et imprévisible dès son arrivée et comptait beaucoup sur ma présence pour essayer de la faire rester le plus longtemps possible. Je réalise alors que je n'ai pas obtenu le poste grâce à mes qualifications, mais pour tenir compagnie à Lena.

Alex Knob Track 

Dans un souci d'équité et de décence, et afin d'éviter que Lena n'en dise davantage, je transmets un courrier à Fran, lui expliquant que mon agence de voyages m'a récemment fait savoir que je dois être de retour à Paris fin novembre, car mon billet tour du monde ne dispose que d'une validité d'un an, et que puisque je ne peux pas modifier mon itinéraire, je planifie de visiter l’Australie et le Japon avant de rentrer en Europe, et décide donc d'écourter mon séjour en Nouvelle-Zélande. Je ne nie pas que les récents événements impliquant Lena ont renforcé mon choix de partir plus tôt et espère lui fournir suffisamment de préavis pour lui apporter une certaine tranquillité d'esprit avant son départ en vacances au mois d'octobre. Elle se montre glaciale et condescendante. Quant à Lena, elle continue de se conduire comme si nous étions de bons amis, vient me demander conseil, lance des blagues dans l'espoir de retrouver notre complicité d'autrefois. Elle me propose de temps à autre un verre de vin rouge, vient me voir à mon appartement, soumet comme suggestions de partir ensemble en week-end ou encore de se rendre aux piscines d'eaux thermales du village. Je suis désorienté : à quoi joue-t-elle ? Elle me révèle que Fran lui aurait demandé si le fait que je m'en aille au mois d'octobre ne lui donne pas envie de rester. Elle apprend également que la charge de travail sera plus conséquente à partir de la fin du mois de septembre et envisage par conséquent de demander à Fran de la sponsoriser non pas pour une extension de visa comme il en était question à la base, mais pour une demande de visa de résident permanent. Puis, elle déclare mielleusement, avec un sourire finaud aux lèvres : "c'est quand même une drôle d'histoire, Franz Josef". Je m'abstiens de lui rétorquer que tout dépend de quel côté de l'histoire on se place.

Afin de vérifier la validité des cartes bancaires des futurs clients, Fran me donne pour instruction de prélever un centime pour chaque nouvelle réservation effectuée par le biais du site booking.com en utilisant les informations fournies lors du dépôt de garantie. Elle soutient que le remboursement sera effectué uniquement sur demande et qu'il est inutile de prévoir un suivi des cartes débitées. Après avoir réalisé une dizaine de transactions, je me sens mal à l'aise à l'idée de poursuivre, contacte Fran pour lui dire que le fait de manipuler des numéros de carte sans prévenir les clients ne m'amuse guère et que je me sens comme un voleur. Agacée, elle m'ordonne de tout arrêter, se présente à l'hôtel sans me saluer dans la demi-heure qui suit et convoque Jacky pour une réunion privée. À l'issue de leur discussion, elle me fait remarquer froidement que je ne dois pas laisser traîner mes notes sur le desk de la réception, marmonne quelques vagues instructions, prend ma place à la réception et me fait savoir que je dois trouver de quoi m'occuper car elle prévoit de passer un long moment au téléphone. Je lui demande si elle m'autorise à prendre ma pause pour aller manger un bout, car il est quinze heures et je n'en ai pas encore eu l'occasion depuis ce matin. Insensible, elle me tend le téléphone pour me signaler de rester dans les parages, me dit sèchement "yeah, grab a coffee and sit there" puis, cinq minutes plus tard, prise de pitié, me somme d'aller me préparer un sandwich. Dans la cuisine, les larmes me montent aux yeux : à quel titre se permet-elle de me malmener alors qu'elle est à l'origine de ces opérations manifestement frauduleuses ? Elle m'annonce furtivement qu'en attendant la confirmation de sa banque pour pouvoir effectuer des pré-autorisations de prélèvement, je dois cesser toute transaction. Le lendemain matin, pendant mon jour de repos, Jacky frappe à ma porte pour me signifier que Fran souhaite me voir en privé. Elle m'annonce que bien que satisfaite de mon travail, elle s'est malheureusement vue dans l'obligation de prendre une décision difficile, et qu'afin de garantir la pérennité de son hôtel pendant ses congés, a dû s'assurer de me trouver rapidement un remplaçant. Je suis donc contraint de quitter les lieux sans délai. En contrepartie, elle me propose, en plus d'une indemnisation de cinq-cents dollars, de m'héberger gracieusement pendant une semaine dans une de ses maisons d'hôte à Okarito, à vingt cinq minutes de Franz Josef, afin de me laisser le temps de planifier la suite de mon voyage. Je suis quelque peu déconcerté par la nouvelle. Elle me prie de l'accompagner jusqu'à Okarito, car elle s'apprête à rentrer. Je proteste fermement, "tomorrow", ne lui laissant pas d'autre choix que de céder, et quitte la pièce sans un mot de plus. Maëlle me téléphone et paraît plus affectée que moi par la nouvelle : "non, non, non, ça ne devait pas se finir comme ça!" Je lui fais remarquer que si j'avais suivi les trois jours de préavis tels que définis dans les termes du contrat, j'aurais pu gagner 2500 dollars supplémentaires, dormir au chaud, profiter du confort d'une routine stable, et partir sereinement, tandis que Jacky aurait dû trouver un remplaçant en urgence, et qu'en somme, le monde d'aujourd'hui nous pousse à la malhonnêteté pour pouvoir protéger nos intérêts. Dans un éclair de lucidité, elle me répond que toute la difficulté réside dans le fait de ne pas tomber dans ce piège. Lena, bien au courant de ce qui se trame, vient me voir à l'appartement pour tester ma réaction suite à la décision de Fran et en profite pour m'annoncer qu'elle s'est vu proposer un contrat de trente heures par semaine en cuisine. Plus tard dans la journée, elle frappe à ma porte, je lui demande crûment de me laisser tranquille. Pourquoi ai-je attendu si longtemps avant d'oser le lui dire ? Je passe une grande partie de ma journée enfermé dans ma chambre à écouter de la musique, range mes affaires, fais le ménage et ne parle à personne. Le lendemain matin, je pars de l'hôtel sans dire au revoir. Je pense à ma mère qui m'a toujours appris à laisser une bonne image de moi en quittant un endroit : à ce stade, cela ne fait plus aucune différence. Sur la route, en m'éloignant progressivement de l'Oasis, je me rends compte après réflexion que tout s'y passait pour le mieux avant mon arrivée et semblait convenir à tout le monde : personne n'a jamais mis la pression à Lena ni osé questionner son attitude, son travail, son usage de drogue ou encore l'état d'entretien de son appartement, ce qui lui a permis de jouir d'une liberté sans limites au quotidien. En l'absence de Fran, Jenny a pu se permettre de faire la grasse matinée et démarrer le nettoyage des chambres aux alentours de midi. Jacky racontait à Fran ce qu'elle voulait bien entendre et faisait ce que bon lui semblait dès qu'elle avait le dos tourné. Quant à Fran, elle a volontairement choisi de se tenir à l'écart des difficultés liées à la gestion de son établissement. Finalement, n'est-il pas justifié de me renvoyer, moi l'élément perturbateur, celui par qui les problèmes arrivent, s'obstine à vouloir bousculer le status quo et veut à tout prix rétablir l'ordre ? Pour l'heure, je décide, non sans ressentiment, de les laisser dans leur médiocrité. La mort dans l'âme, je dois me rendre à la cruelle évidence que l'Oasis, hélas, n'était qu'un mirage.

J'arrive à Okarito, petit village côtier de trente habitants, où règne une atmosphère singulière, à la fois sauvage et apaisante. Fran m'accueille avec un aimable sourire et me conduit jusqu'à l'appartement dans lequel je vais passer la semaine. Je reste inexpressif, de marbre et lui fais rapidement comprendre qu'il est inutile d'essayer de sympathiser ni de m'attendrir. Je culpabilise de ne pas être en mesure de lui adresser ne serait-ce qu'un demi-sourire. Maëlle me rassure en me ramenant à la réalité : "honnêtement, qui a envie de sourire après s'être fait virer ?" La semaine s'annonce pluvieuse, l'endroit est infesté de sandflies, l'icône wifi ne relève qu'une seule barre, on ne trouve aucun commerce à proximité, la télévision ne capte qu'une seule chaîne et il n'y a rien à faire dans les environs à part se promener sur la plage—ou plutôt, courir en agitant les bras dans tous les sens pour espérer ne pas se faire dévorer. Je suis coupé du monde. Est-ce ainsi que Fran neutralisait ses élèves indociles et perturbateurs à l'époque où elle enseignait—en les isolant ? Il me reste plus d'un mois avant mon départ de la Nouvelle-Zélande, plusieurs options se présentent à moi : redescendre plus au sud et trouver un petit emploi pour m'occuper, repartir en vadrouille, faire du bénévolat, ou essayer de vendre ma voiture. Je publie plusieurs annonces destinées à la vente de mon véhicule, mais la période hivernale est peu propice et les seuls acheteurs potentiels sérieux qui me contactent sont basés à Auckland, à dix-huit heures de route. Je plaisante avec mes proches sur le fait qu'au moment de quitter Okarito, à l'approche de l'intersection, deux options s'imposeront à moi et il me faudra instinctivement choisir entre la gauche et la droite. Je repense aux dernières fois où je n'ai pas su suivre mon instinct car prisonnier, esclave de la nécessité et du besoin d'argent. Il en ressort par ailleurs que j'ai passé une grande partie de mon voyage avec une épée suspendue au-dessus de ma tête, m'empêchant d'être suffisamment serein et libre pour pouvoir apprécier pleinement ma situation, depuis le stress et l'agitation liés à l'achat de mon véhicule jusqu'à sa revente, en passant par les problèmes mécaniques, l'inquiétude associée à la recherche d'un travail, les périodes de bénévolat nécessaires pour ne pas avoir à engager mes économies, l'affolement du compte bancaire qui se vide un peu plus chaque jour, la fuite résultant de situations merdiques, l'impression d'errer continuellement et de ne pas avoir de toit, le manque de confort évident, la sensation d'instabilité due au mouvement perpétuel. Étrangement, je ne me préoccupe guère d'où j'irai à l'issue de ma semaine à Okarito. Cette fois, je suis prêt à lâcher prise, à me laisser porter par le courant.

Suite à mon départ précipité de l'Oasis, un sentiment d'injustice me ronge de l'intérieur, j'ai l'impression de récolter les conséquences des actions d'autrui. Je me mets à rédiger mes observations liées aux comportements de mes collègues et à mon expérience à l'hôtel. J'en fais part à plusieurs de mes proches ; certains m'encouragent à les partager avec Fran pour l'éclairer sur ce qui semble lui échapper; mon ancienne collègue Kama, quant à elle, défend un tout autre point de vue. Elle trouve mon texte contrariant, ne comprend pas mes motifs pour agir ainsi et vouloir dénoncer les erreurs et les maladresses des autres, m'accuse de présenter peu de tolérance pour autrui et de ne pas me remettre en question, souligne que je me fais passer pour un prêcheur et estime faire mieux que tout le monde, et qu'il en ressort que je ne souhaite pas travailler au contact humain. J'en reste sans voix. Ai-je exprimé mon point de vue sur un ton un peu trop virulent, ou est-ce le contenu politiquement incorrect de ma pensée qui vient déranger la bonne conscience ? Je pars me promener pour tenter de mettre mes idées au clair. Avec le recul, je dois bien admettre que ma conduite n'a pas été toujours exemplaire, notamment à mes débuts. Après une succession d'évènements fâcheux et de rencontres décevantes, j'ai pendant un temps erré sans savoir de quel côté me ranger—le bien ou le mal, que ce soit par la pratique du camping sauvage, de mon envie de dévaliser le placard de mes hôtes ou encore de mes intrusions intempestives dans des campings dans l'unique but de prendre une douche chaude. J'ai fait régner ma propre loi, mais j'ai bien fini par me raisonner. Ai-je malgré tout le droit légitime de me positionner en moralisateur comme Kama semble le suggérer ?

Je fais un saut au gymnase de Franz Josef pour rendre les clés de la salle. Je croise par hasard une amie de Jenny qui, étonnée de me voir dans le village, m'apprend avoir entendu un tout autre son de cloche sur mon départ : d'après ce que l'on raconte, j'aurais apparemment claqué la porte du jour au lendemain sans fournir aucune explication. En m'offrant un toit le temps d'une semaine, Fran a-t-elle cru acheter mon silence ? La veille de mon départ, je me promène au bord de la plage, assiste à un magnifique coucher de soleil, observe les falaises et la mer d'un côté et les montagnes de l'autre. Je retrouve une forme de paix intérieure, me sens purifié de la colère provoquée par les injustices subies. Le lendemain, Fran passe me voir pour me dire au revoir. Nous échangeons quelques phrases de politesse, je redeviens un peu plus courtois et la remercie de m'avoir accordé du temps pour réfléchir. En partant, elle me prend dans les bras et m'embrasse tandis que je cherche à maintenir malgré tout une certaine distance. Je reprends le volant jusqu'à la sortie du village et me retrouve à la fameuse intersection où doit se jouer mon destin—gauche, droite ? Je laisse l'élan du cœur l'emporter. Je tourne à gauche. Direction le Nord.

Après sept heures de voyage et plus de cinq-cents kilomètres parcourus, j'arrive à Picton et effectue la traversée en ferry entre l'île du Nord et l'île du Sud pour la troisième et dernière fois. Épuisé, je m'arrête pour dormir à une cinquantaine de kilomètres au nord de Wellington. Tôt le lendemain matin, je poursuis mon trajet et décide de faire une pause dans un village à l'approche du panneau annonçant l'entrée de la route du désert, craignant de ne pas pouvoir capter de réseau. J'entre dans une bibliothèque, me présente à l'accueil, explique ma démarche de vouloir me préparer pour une session de médiation privée dans un espace dédié au calme. On me laisse disposer d'une pièce isolée à l'abri de toutes nuisances. Le médiateur m'appelle, me demande ma version des faits puis fait intervenir Nadine. Telle un requin prêt à dévorer sa proie, Nadine connaît le dossier par cœur, sans la moindre hésitation, persiste sur l'idée que je n'ai pas respecté les clauses du contrat et ai adopté une attitude intransigeante excluant tout compromis, explique qu'elle a qualifié mes propositions de non-recevables d'un point de vue de la gestion d'entreprise pour des raisons confidentielles et ne se prive pas de mentir sur le fait qu'elle aurait laissé plusieurs messages sur mon répondeur suite à mon départ. Je bafouille, je m'indigne, je m'emporte malhabilement, ce qui lui fait reprendre le dessus à chaque fois. Le médiateur me prend à part pour me rappeler l'importance des obligations attachées à un contrat de travail, je tente de lui faire comprendre, en vain, que mon dossier prend certes en compte l'aspect juridique, mais aussi la dimension humaine. Perplexe face à mon argumentation, il me demande si je suis d'accord pour accepter un montant moins élevé que ce que je réclamais initialement. Je suis prêt à céder la moitié. Il interroge Nadine et m'annonce qu'elle est disposée à parvenir à un accord pour cent dollars. J'éclate bêtement de rire devant l'absurdité de la situation et concède un petit oui afin de conclure une entente. En sortant de ma séance de médiation, Maëlle me fait remarquer que dans un sens, j'ai gagné. Je garde l'espoir un peu fou de continuer encore longtemps à occuper silencieusement et sans effort l'esprit de Nadine.

Cinq heures plus tard, j'arrive à Auckland. Je me présente au poste de police pour qu'on m'indique un endroit sécurisant pour camper la nuit. Je suis reparti pour une vie de nomade, à improviser des plats avant la tombée de la nuit et prendre des douches froides à l'extérieur aux abords des plages. Je dors sur un parking face à la mer, à une vingtaine de minutes d'Auckland. Un jeune Allemand prétentieux me contacte concernant la vente ma voiture. Je pars à sa rencontre pour lui faire effectuer un essai, lui présente le résultat du dernier contrôle technique ainsi que les factures d'entretien et de réparations. Il allume sa lampe torche pour regarder sous le capot, tente de me persuader que le compte-tours affiche des valeurs très élevées, que le volant vibre, que le véhicule tire sur la gauche, et me fait part de sa volonté de vérifier l'historique légal de la voiture, c'est-à-dire les dettes et les éventuelles amendes en cours. A-t-il conscience que la grande majorité des véhicules vendus ici, en tout cas pour le budget qu'il s'est fixé, datent des années 90 ? Hormis sa demande, seuls quelques nouveaux arrivants dans le pays me contactent, mais il se montrent indécis et versatiles. Pour autant, je ne me fais pas d'inquiétude. Je me réveille le matin face à l'océan, me prépare un café, profite du plaisir de manger mon porridge en plein air et me laisse bercer par le bruit des vagues et le chant des oiseaux.

Whataroa River

La journée, je traîne à la bibliothèque, prends le temps de trier mes photos de voyage, réponds à mes e-mails et vérifie mon compte bancaire. Fran a effectué un virement de cinq-cents dollars sur mon compte, elle a finalement tenu sa parole. Ai-je miraculeusement récupéré l'argent que j'ai perdu au Sofitel? Je lui transmets un message pour la remercier de m'avoir permis de travailler en tant que responsable de la réception au sein de son établissement, ajoute avoir apprécié de pouvoir séjourner dans un cadre agréable et reposant, et l'encourage en conclusion à envisager la mise en place de tests de dépistage de drogue pour le personnel en poste et les futurs recrutements, ainsi qu'à surveiller de plus près le gaspillage de denrées alimentaires afin de protéger son entreprise. Je laisse intentionnellement beaucoup de questions en suspens, elle souhaite obtenir de plus amples informations sur ce que j'ai pu observer, mais je choisis de ne plus lui répondre, tout du moins pour l'instant.

Un Allemand de dix-huit ans fraîchement débarqué en Nouvelle-Zélande prend contact avec moi suite à la lecture de mon annonce. Je le rejoins au centre-ville d'Auckland et lui montre mon véhicule. Il semble très intéressé, mais sa carte bancaire n'autorise qu'un plafond de retrait de seulement mille dollars par jour. J'hésite à l'attendre et m'exposer au risque qu'il ne change d'avis au dernier moment, surtout qu'il m'a indiqué son intention de se rendre au marché automobile, prétendument par simple curiosité. Le lendemain, il me confirme son intérêt pour l'achat de mon véhicule. Il réussit à rassembler les fonds nécessaires, nous concluons la vente, je parviens à récupérer un montant identique à la somme investie lors de mon achat, et lui laisse tout mon équipement de camping ainsi que les vêtements d'hiver et l'album photos offerts par Bruce et Lena. Je lui rappelle de ne pas hésiter à me contacter en cas de besoin. Il se dit profondément reconnaissant d'être tombé sur moi. Je lui demande une faveur toute particulière—me déposer à l'aéroport d'Auckland. Intrigué, peut-être inquiet, il s'exécute sans trop poser de questions. Au moment de se quitter, je le remercie chaleureusement et lui souhaite bonne chance pour la suite. Une fois à l'aéroport, je réserve spontanément le prochain vol pour Bali. Après avoir fait trois fois son tour, je quitte définitivement la Nouvelle-Zélande, porté par l'audace de donner un virage surprenant à mon voyage.

Ce tiraillement que je ressentais, cette force qui depuis tout ce temps ne cessait de m'attirer vers le Nord comme pour me remettre dans le bon sens, telle l'aiguille aimantée d'une boussole qui pointe toujours la direction du nord magnétique, c'était l'appel du grand large, la soif d'ailleurs.

12

Avec mon sac volumineux sur le dos, je franchis le hall de l'aéroport de Denpasar de Bali, et suis immédiatement assiégé par une redoutable horde de chauffeurs de taxi qui m'apostrophent à la volée tandis que je me dirige sans hésitation vers l'arrêt de bus le plus proche. Me voyant essayer de déchiffrer les informations incompréhensibles du plan des lignes de bus, l'un d'eux en profite pour m'accoster et me demande où je souhaite me rendre. "Ubud", lui dis-je spontanément, avec aisance et certitude, le seul endroit que j'ai mémorisé suite à l'écoute d'un dialogue entre deux passagers pendant mon vol. En vérité, je n'ai aucune idée de ma destination. Le chauffeur de taxi se met à rire ironiquement, m'assure qu'aucun bus ne permet de rejoindre Ubud depuis l'aéroport et qu'il faut compter une bonne heure de route pour s'y rendre. Il propose de m'y emmener pour un tarif exorbitant. Je me fais passer pour un jeune étudiant sans ressources et négocie le trajet à moitié prix de ce qu'il m'annonce. Ses sourcils se froncent, entraînant avec eux tous les plis de son visage, sa moue boudeuse et ses traits tombants me donnent l'impression qu'il va se mettre à pleurer. Je crois rêver. Je renégocie légèrement à son avantage, il finit par céder, et une fois en route son visage se détend doucement. Le trajet m'offre un premier aperçu de l'île bénie des dieux : circulation saturée, concert de klaxons, pauvreté frappante, animaux errants, pollution environnementale et déchets empilés qui ternissent le paysage. La conduite est anarchique, les camions font la course avec les autocars tandis que d'innombrables vélos et scooters, équipés pour transporter toute une famille en plus de leur approvisionnement en nourriture, déambulent de gauche à droite sans se soucier de savoir si la voie est libre. J'essaye de me projeter en m'imaginant au guidon de ma mobylette, à sillonner les routes de l'île en quête d'aventure, et suis particulièrement sceptique devant le parallèle fait avec ma conduite pieds nus en voiture sur les routes désertes de la Nouvelle-Zélande. Dans quoi me suis-je encore embarqué ?

"Boldness be my friend."—William Shakespeare. 

Il est 18 h 30, la nuit vient de tomber. Arrivés à Ubud, le taxi me dépose à l'entrée d'une longue ruelle à l'écart de l'agitation de la ville et me laisse le soin de trouver une chambre à louer chez l'habitant. Tandis que j'arpente le quartier dans l'obscurité, une vieille dame Balinaise m'aborde pour me proposer une chambre. L'endroit ne m'inspire guère et son prix ne me satisfait pas ; je la remercie et poursuis mon chemin. Je visite plusieurs autres endroits, et parviens finalement à trouver mon bonheur auprès d'une famille nombreuse pour une somme dérisoire, après avoir bercé la mère de mes fausses histoires de petit étudiant fauché voyageant en solitaire. Le lendemain matin, à mon réveil, je prends place sur la terrasse attenante à ma chambre qui donne sur une agréable cour intérieure ornée de jolies fleurs, tandis qu'une aimable femme m'apporte le petit-déjeuner constitué de fruits frais, de crêpes et d'une délicieuse tasse de café. Le soleil est étincelant et je me sens paisible. J'observe les coutumes, les gestes, et les expressions de visage des personnes qui m'entourent. La simplicité et la sobriété de leur mode de vie échappent à ma compréhension de jeune blanc privilégié occidental. Qui a décrété qu'afin d'accéder au bonheur et de réussir sa vie, il fallait impérativement être beau, riche, intelligent, socialement accompli, mener une vie professionnelle exaltante, vivre dans une grande maison entièrement équipée et soigner les apparences pour donner l'image d'une vie de famille épanouie ? Pourquoi nous imposer des exigences toujours plus grandes ? Une question m'obsède : à quels types de problèmes ce peuple est-il confronté au quotidien?

Ulun Danu Bratan Temple 

Je flâne dans les rues d'Ubud, considéré comme le cœur culturel et spirituel de Bali. La ville est entourée de rizières et de forêts tropicales et foisonne de temples, de boutiques d'art et de galeries d'artisanat, de spectacles de danse, de restaurants et de cafés. Je suis sollicité en permanence par des vendeurs ambulants, je leur souris et décline poliment, mais à la longue, je finis par me lasser de cette atmosphère oppressante. Les touristes s'enflamment pour un lieu qui à mes yeux ne présente aucun intérêt, une réserve naturelle où déambulent par centaines des macaques en liberté. Je choisis de passer mon tour. Je croise beaucoup de Français ; l'attitude arrogante, vulgaire et irrespectueuse de certains d'entre eux, ainsi que leur façon de se plaindre, de tout critiquer et de se prendre pour les rois du monde m'exaspèrent. Installé à la terrasse d'un café, j'observe les gens qui passent et songe un instant à l'idée profondément ancrée dans l'imaginaire collectif qu'un séjour à Bali est indubitablement synonyme de paradis exotique. Je me mets à rire de façon incontrôlable en constatant que nous sommes tous entassés au même endroit, comme des poulets de batterie, prêts à s'exposer imbécilement à toutes sortes d'escroqueries. À la seule différence que moi, je ne suis pas venu ici pour m'émerveiller devant des singes.

Melasti Beach 

Je me donne pour mission de partir à la quête possiblement illusoire de beauté, d'authenticité et d'absolu, hors des sentiers battus. En raison de la dangerosité des routes balinaises et de mon manque d'expérience de la conduite d'un deux-roues motorisé, je renonce systématiquement à louer un scooter pour me déplacer sur l'île. Je dépose des demandes de devis auprès d'entreprises de prestations de transport avec chauffeurs privés natifs et expérimentés, et m'assure avant de m'engager avec l'une d'entre elles qu'elles ont bien l'intention de respecter mon itinéraire soigneusement étudié. Parmi toutes les propositions que je reçois, seules deux d'entre elles me paraissent honnêtes et sérieuses, mais Art, le chauffeur qui m'inspire, de loin, le plus confiance, ne sera pas disponible avant deux jours, car il souhaite assister à une cérémonie religieuse dans le village de sa famille. Je confirme la prestation auprès de l'autre agence. Sudi, un homme d'une quarantaine d'années, me récupère à Ubud et m'emmène aux endroits indiqués lors de ma demande initiale : rizières en terrasses, villages typiques, temples pittoresques, falaises vertigineuses, plages peu fréquentées. Je lui demande parfois de s'arrêter en chemin, lorsque la beauté du paysage verdoyant me pousse à descendre du véhicule. Sudi est patient—souvent, je disparais pendant un long moment, pars me perdre dans des temples, me rends à l'autre bout d'une plage, escalade des rochers en sandales et prends le temps d'apprécier la nature environnante, de contempler et de me laisser envoûter par l'atmosphère mystique et reposante de l'île. Entre deux visites, il me dépose devant un restaurant qu'il semble bien connaître pour que je puisse y déjeuner. On m'installe à une table, une serveuse m'apporte le menu, je réalise que les tarifs sont ceux appliqués aux touristes. Je sors de table, retourne voir Sudi sur le parking à l'extérieur du restaurant, lui explique que je n'ai pas l'intention de déjeuner ici, et insiste pour qu'il me trouve un endroit simple et sans prétention. Surpris par ma requête, il s'exécute sans opposer de résistance. Appréciant son esprit de coopération, je lui offre son repas. À la fin de notre longue journée de visites, je lui demande s'il est prêt à renouveler l'expérience le lendemain et souhaite m'assurer qu'il est bien disposé à m'emmener au village de Pinggan pour admirer la vue sur le mont Batur, le deuxième volcan le plus haut de Bali. Il m'avoue ne pas connaître cet endroit. Visiblement exténué, il fait tout de même l'effort de téléphoner à son patron pour lui demander comment y accéder. En raccrochant, il m'explique que son employeur souhaite que nous nous rendions chez lui pour discuter en détails de ma journée de visites de demain. Une fois sur place, le responsable de Sudi m'accueille dans sa luxueuse villa et m'invite à entrer dans l'un de ses appartements privés. Tandis que sa femme nous prépare une boisson chaude, il me laisse prendre place sur un fauteuil dans le salon, me demande comment s'est déroulée ma journée avec Sudi et en vient finalement aux faits : d'après lui, la route menant au village de Pinggan est sinueuse, bosselée, extrêmement raide— en d'autres termes, impraticable. Il me propose à la place de passer la nuit à son appartement pour un prix raisonnable et me promet que Sudi m'emmènera demain dans des endroits aussi charmants, si ce n'est plus, que ceux que j'avais envisagé. Décontenancé par mon silence, il me demande d'exprimer mon avis. La mâchoire contractée et le regard fixe, je lui explique qu'il me tient à cœur de suivre l'itinéraire que je me suis fixé et qu'il n'est pas question pour moi de faire l'impasse sur la visite du village. Il m'assure qu'aucun chauffeur privé ne m'y emmènera. Tenace, je me relève, le remercie pour sa proposition, lui annonce que j'annule ma journée de visites de demain et demande poliment à mon chauffeur anéanti de me redéposer à Ubud. Résolu à atteindre mon objectif, je prends contact avec Art et lui soumets ma demande. Intrigué, il me répond qu'il n'a jamais emprunté cette route, mais se dit prêt à m'accompagner dans cette périlleuse aventure.

"Blessed are they who see beautiful things in humble places where other people see nothing."—Camille Pissarro. 

Art me donne rendez-vous à proximité du centre-ville d'Ubud. Je fais connaissance avec lui dans la voiture. Jeune trentenaire sociable, humble, sérieux, à l'écoute et doté d'une bonne élocution en langue anglaise, il m'inspire totale confiance. Comme nous en avions convenu lors de nos échanges, il se dirige vers le village de Pinggan, avance prudemment sur les routes escarpées et négocie les virages en épingle comme un as. Nous en ressortons indemnes. Ému par le spectacle imposant qui se déroule sous nos yeux, il me confie ne jamais avoir vu le mont Batur d'aussi près. Nous restons là debouts, silencieux et contemplatifs, à partager l'émotion de ce moment privilégié, avant de poursuivre nos visites exploratoires des recoins emblématiques, mais aussi plus méconnus de l'île. Ici, malheureusement, tout se monnaye : parkings, cascades, plages, palais d'eau, monuments… J'essaye d'en faire abstraction et de profiter au mieux de mon séjour. Pendant deux jours, les visites se succèdent à un rythme ininterrompu et sous une chaleur étouffante. Art a la bonté de patienter pendant mes longues échappées en solitaire, en particulier lorsque je gravis les quelques 1700 marches pour me rendre au sommet du Pure Lempuyang Luhur, l'un des temples les plus anciens de l'île, où je reste un moment à regarder les fidèles prier en groupe, en me tenant discrètement à l’écart. À l'issue de notre seconde journée de visites, alors que nous nous trouvons aux abords d'une forêt tropicale au nord-est de l'île, à plus de deux heures de route du centre et qu'il fait déjà nuit, une préoccupation me donne soudainement à hésiter—rester encore à Bali pour ne pas regretter plus tard d'être passé à côté d'autres expériences potentiellement riches et intenses, ou me rendre à Lombok, son île voisine. J'en fais part à Art qui fait l'effort d'essayer de suivre le fil de mes pensées et de comprendre mon raisonnement, mes craintes et mes incertitudes. Quel que soit mon choix, il m'encourage dans tous les cas, que ce soit maintenant ou plus tard durant mon séjour, à me rendre à Lombok, et m'informe sur ses curiosités culturelles et ses sites touristiques. Il me rassure également sur l'idée que si je décide de m'y rendre maintenant, je pourrais toujours revenir à Bali pour y passer un peu de temps avant de quitter l'Indonésie. Il évoque enfin la possibilité de s'arranger avec l'un de ses amis pour m'embarquer sur le premier navire en partance pour Lombok demain matin, mais me fait remarquer qu'il me faut me décider rapidement pour pouvoir laisser suffisamment de temps à son ami pour s'organiser. Je suis désorienté, tourmenté, paralysé, ne sais plus quoi faire ni où aller. Pourquoi mes doutes freinent-ils si souvent mon passage à l'action ? Dans la précipitation, je choisis de réserver le bateau. Art me propose gracieusement de m'aider à trouver une chambre pour la nuit à proximité du port, où le choix reste très limité. Une dame me fait visiter une chambre, je lui demande de me retirer le temps de la réflexion. Je retourne voir Art, qui fume une cigarette sur le trottoir à l'extérieur, lui explique que cet endroit ne m'inspire pas, qu'à force de réflexions trop profondes, je ne parviens plus à identifier mes envies ni à écouter mon instinct. Je lui demande quelles sont mes autres possibilités pour ne pas avoir à rester ici, quitte à revenir en arrière sur ma décision de me rendre à Lombok. Presque amusé par la véhémence de mes oscillations intérieures, il me sourit bienveillamment, et me répond avec une sérénité absolue : "there is no other option". Je reste bouche bée, et mets quelques secondes à réaliser que je me prépare à sortir à nouveau de ma zone de confort et à reprendre le large. Demain matin, je serai à Lombok.

"Change before you have to."—Jack Welch. 

Contrairement aux voyageurs malchanceux pour qui la traversée en bateau tourne au cauchemar lorsque la mer est déchaînée ou l'embarcation surchargée, j'arrive à Lombok entier. Je trouve une chambre bon marché chez Sonya, une dame d'une quarantaine d'années, explore les environs à pied et effectue une recherche intensive des lieux à visiter. Je lui fais part de mon désir de me rendre au sud de l'île et lui nomme les différents endroits que je souhaite découvrir. Elle se propose de devenir mon guide pour un montant exorbitant. Ma tentative de négociation échoue ; lassé, je cède trop rapidement. Au moment de monter à bord de son véhicule, elle m'annonce que deux autres passagers nous accompagnent et qu'elle doit récupérer un troisième à l'aéroport. Elle s'arrête dans un village traditionnel Sasak et m'entraîne dans une visite guidée de constructions typiques réalisées à l’aide de bambou. Scandalisé, je la prends à part en plein milieu de la visite pour lui exprimer mon mécontentement, car elle n'est de toute évidence pas disposée à m'emmener là où je le désire, me fait découvrir des endroits que je n'ai pas explicitement demandé à voir, me propose une visite personnalisée qui n'en présente aucun signe puisque nous sommes trois passagers à bord de son véhicule et n'hésite pas à me mentir dans le seul but d'extirper mon argent. Embarrassée, elle s'en va m'acheter une bouteille d'eau fraîche pour tenter de me faire retrouver le sourire, sans succès. Finalement, elle décide de m'emmener à l'une des cinq plages que nous étions censés visiter, je lui demande de m'accorder une vingtaine de minutes, ce à quoi elle me répond brutalement "no! go take picture and come back!". Je rétorque avec impertinence, "no, I will be back in twenty minutes" et m'en vais gravir le sommet d'une colline dominant une immense plage de sable blanc aux eaux turquoise, encerclée par une forêt tropicale. À mon retour, je la somme de me déposer à Kuta, une petite ville côtière située tout au sud de l’île. Au moment de se dire au revoir, elle s'approche en souriant et tend les bras vers moi pour m'enlacer. Je m'écarte, la remercie froidement, me retourne et reprends ma route, le sac sur le dos. Je ne cautionne pas de me faire plumer.

“Nowhere can man find a quieter or more untroubled retreat than in his own soul.”―Marcus Aurelius. 

Les vendeurs de rue me tiennent compagnie et me divertissent davantage que ceux de Bali, car ils ne se prennent pas—ou peut-être trop—au sérieux. L'un d'eux m'accoste et me lance en roulant les r avec un accent très prononcé, "come here brother, I take panoramic picture". Un autre m'invite à venir découvrir son stand de poulet frit devant lequel est placée une affiche en carton à grands caractères soigneusement écrits à la main, "Kentuky Fried Chicken—KFC". Un marchand à qui je souhaite acheter un savon m'annonce un prix de 5 000 rupiah, l'équivalent de trente centimes, alors que celui indiqué sur l'étiquette est de 4 000. Je lui demande des explications qu'il me fournit bien volontiers avec un aplomb impressionnant, "because factory is very far". Les hommes éructent en pleine conversation, les femmes se promènent avec une charge sur la tête et il est fréquent de voir plusieurs personnes sur un seul deux-roues, le plus frappant étant des femmes portant leur bébé dans les bras. Je mange des plats à un euro sans pouvoir distinguer leur composition exacte tant ils sont épicés, et contracte sans surprise la diarrhée du voyageur. Mon visage me brûle et est recouvert de lésions péribuccales parfois plus étendues. Ayant déjà consulté une dizaine de médecins en Nouvelle-Zélande pour mon problème de peau, sans qu'aucun n'ait été en mesure d'en déterminer la cause ni de m'orienter vers un traitement adéquat, j'ai été contraint de prendre personnellement ma santé en main, d'effectuer mes propres recherches et de procéder par essais et erreurs. Je décide de me rendre dans une clinique en vue de trouver un moyen rapide de réduire l'inflammation. Lors de la consultation, cinq hommes m'encerclent, sans que je ne puisse déterminer lequel est le médecin. Afin de ne pas épiloguer sur la question, je demande d'emblée à ce que l'on me prescrive un traitement pour soulager la douleur, mais mon cas semble bien trop les intriguer pour qu'ils ne s'y attardent pas. L'un d'eux émet un diagnostic que je conteste aussitôt, suivi d'un autre, puis d'un troisième. J'abrège le débat et obtiens finalement l'ordonnance sollicitée. Mon assurance m'apprend que le morceau de papier remis par le secrétaire en guise de preuve de paiement ne leur permet pas en l'état de répondre favorablement à ma demande de remboursement de soins. J'adresse un courriel à la clinique qui me suggère que mon assurance prenne directement contact avec eux. La folie bureaucratique semble encore plus épouvantable par ici. Je ne sais plus si je dois en rire ou en pleurer.

Fran profite de la remise d'un courrier à mon nom à l'hôtel pour reprendre contact avec moi. Elle insiste sur le fait qu'il lui serait très utile que je lui transmette des informations supplémentaires sur les problèmes auxquels j'ai fait face lors de mon expérience à l'Oasis, afin de prévenir leur récurrence dans l'avenir. Je réalise qu'avec le recul par rapport à ces évènements, j'ai réussi à tourner la page. Quels bénéfices vais-je en tirer à l'éclairer davantage, sachant que j'ai tout de même été licencié, que je n'y travaille plus et que Fran s'est volontairement tenue à l'écart pour laisser ses employés affronter les problèmes de gestion liés à son établissement au quotidien ? Je relis le texte que j'avais rédigé sous le coup de la colère lors de mon séjour à Okarito et me rends compte que malgré mes réactions sur le vif, son contenu traduisait bien la réalité des faits. Puisqu'elle cherche tant à connaître la vérité, je le lui transmets, et ajoute que je ne souhaite pas poursuivre cet échange, car je me trouve actuellement en Indonésie et que j’ai choisi de laisser cette expérience derrière moi afin de me concentrer sur les prochaines étapes de mon voyage. Manifestement bien secouée, elle se déclare profondément navrée pour les désagréments subis, me remercie pour mon travail et mon honnêteté et avoue être incroyablement déçue par ce que je viens de lui apprendre. Quelques mois plus tard, je me rapproche d'elle pour tenter d'obtenir un certificat de travail. Elle en profite pour me remercier de les avoir aidés, elle et son mari, à résoudre de graves problèmes, m'annonce qu'ils ont nommé un nouveau directeur, que l'ambiance est bonne, et qu'ils me sont très reconnaissants. Ma présence à l'Oasis était-elle nécessaire pour y rétablir l'ordre?


Mawun Beach 

En échange d'une rétribution, je demande à un habitant du village de m'emmener en scooter voir des plages isolées repérées sur Google Earth. D'abord réticent en raison de l'état désastreux des routes, il finit par céder devant ma lourde et pénible insistance. Plutôt que d'attendre passivement que je ne revienne, je lui propose de m'accompagner, mais il décline mon offre et ne semble pas partager mon engouement pour l'exploration. Je passe ma journée à vagabonder le long de plages de sable fin et à grimper en haut des collines pour dominer la mer. De retour à mon auberge, je m'aperçois que les draps dans lesquels je dors dégagent une odeur de transpiration. Je quitte ce lieu sans faire de scène, sans fâcherie, et me remets à errer le long d'une rue commerçante, avec le poids du sac sur les épaules. Un homme m'aborde pour me proposer de louer une chambre chez lui et sa famille. Je lui demande, en le confrontant droit dans les yeux, avec calme et fermeté, si l'endroit est bien entretenu et si les draps ont été changés. Son regard sérieux et naturellement empathique suffit pour me convaincre de rester. Je passe deux jours paisibles en compagnie de sa femme et de leur bébé, à me détendre sous une paillote en bambou avec un toit de chaume dans leur agréable jardin. Une idée délirante tourbillonne dans mon esprit. Lors d'un échange avec mon hôte, je fais allusion à mon désir ambitieux de tenter l'ascension du volcan Rinjani, le second plus haut sommet d'Indonésie qui culmine à 3 726 mètres. Il m'explique que la formule la plus classique consiste en un trek de trois jours et nécessite les services d'un guide et de porteurs, et qu'il peut se renseigner pour trouver une agence compétente et les persuader de me faire une offre intéressante, étant donné que je voyage seul. Parallèlement, Hoel m'apprend qu'il séjourne actuellement à Bali et envisage de réaliser ce trek, mais que des orages potentiellement dangereux sont attendus en altitude. Je me laisse d'abord intimider par ses propos teintés de prudence puis réalise que mon envie est plus forte que la raison—j'irai sans lui.

Lake Segara Anak 

Au lever du jour, au départ du village de Senaru au nord-ouest de l'île, à 500 mètres d’altitude, j'entame la marche à travers la jungle, sur un sentier bien raide. Je suis accompagné d'un groupe de sept randonneurs, dont trois couples, d'un guide et de porteurs. Après huit longues et interminables heures de marche, nous arrivons au campement. Je fais les efforts nécessaires pour m'intégrer au sein du groupe et participe aux discussions sans toutefois trop m'investir. Mes compagnons de route semblent apprécier ma présence, nous plaisantons souvent et ils me surnomment Mister T. A l'aube, nous quittons notre campement pour rejoindre le magnifique lac Segara Anak situé au centre d'une immense caldeira, puis nous prenons un bain dans les sources chaudes environnantes avant de poursuivre jusqu'à la prochaine étape. À deux heures du matin, le réveil sonne, l'ascension jusqu'au sommet se fait de nuit pour pouvoir l'atteindre au lever du soleil. Équipés de lampes frontales, nous montons sous un vent de plus en plus glacial, et notre cadence est bientôt ralentie par le terrain rocheux qui laisse la place à du sable volcanique dans lequel on s'enfonce et repart en arrière à chaque pas. Jan, l'un des participants, me demande ce qui me permet de garder ma motivation et de ne jamais me décourager lorsque j'effectue une randonnée, je lui réponds sans hésiter : ma volonté d'arriver coûte que coûte à destination. Pourtant, après quelques heures de marche, je suis à bout de souffle, ne parviens plus à soulever mes pieds, et sens que j'ai atteint mes limites mentales et physiques. Je m'arrête un instant, engloutis un biscuit sorti de mon sac, et reprends mon chemin jusqu'au sommet. Une fois en haut, je verse une discrète larme et rejoins mes camarades qui me réconfortent et me félicitent en me prenant dans les bras. Droit devant nous, un large halo rougeâtre embrase l'horizon, et nous restons tous là, modestement, au milieu des nuages, à admirer le spectacle du lever du soleil. J'ai l'impression que le temps s'est subitement arrêté, seul l'âpre vent inhospitalier vient troubler le silence de cet instant magique pour nous rappeler qu'il est temps d'attaquer la descente, avec un dénivelé négatif de 2 600 mètres. À l'issue du trek, en milieu d'après-midi, après une dizaine d'heures de marche, nous nous entassons à l'arrière d'une camionnette qui nous ramène à notre destination finale, à deux heures de route, alors que le soleil frappe fort, et que les porteurs, debouts, encouragent activement le conducteur à forcer sur l'accélérateur. Je manque de peu de faire un malaise. Arrivés sur place, l'un des organisateurs me demande où je souhaite me rendre, exténué, je lui réponds spontanément, sans réfléchir, "Gili Air". Il passe un coup de fil succinct, m'emmène au port, m'indique quel bateau prendre et me laisse avec comme seule instruction de me présenter par mon prénom à l'embarquement. Je n'ai ni billet, ni de numéro de réservation, ni de garantie d'arriver à bon port. Je suis contraint d'accorder ma confiance à un inconnu en m'appuyant sur ses belles paroles. Je pars m'exiler à Gili Air, une minuscule île paradisiaque bordée de plages de sable blanc et de récifs coralliens, au nord-ouest de Lombok. Après une bonne nuit de repos chez l'habitant, je fais le tour de l'île à pied en moins d'une heure. Je trouve un endroit au calme, loin de la foule, et passe une grande partie de la journée allongé confortablement sur une chaise longue ombragée par une hutte en bambou sur la plage face à la mer, à me détendre, faire le vide dans ma tête et prendre aussi conscience de tout ce que je viens de vivre. Le soir, tandis que je cherche à réserver le ferry pour rejoindre Bali le lendemain, on m'annonce qu'il me faut trouver un certain "Bulan Madu", visiblement bien connu des locaux, et qu'il se trouve à environ dix minutes de ma position actuelle. Grâce à l'aide de certains habitants, je finis par le trouver. Le lendemain, je me présente à l'embarquement en prononçant mon nom, le personnel en charge m'aborde comme si l'on se connaissait depuis longtemps. Sur le pont avant du navire, enivrés par une ambiance bruyante de fête sur fond de musique trance, les membres de l'équipage enflamment la piste de danse. Je ne peux m'empêcher de rire. Je m'apprête à nouveau à confier mon sort au destin ou au pouvoir du hasard.

Gili Air 

Je suis de retour à Bali pour y passer ma dernière journée, dans le quartier très animé de Kuta. Les situations et mises en scène burlesques s'enchaînent à nouveau. J'entre dans un salon de coiffure, réveille inopinément la coiffeuse en pleine sieste et la met directement de mauvaise humeur. Je lui demande un simple rafraîchissement. Perdue dans ses pensées, elle se met à attaquer mes cheveux à coups de ciseaux incontrôlables et semble prendre un malin plaisir à vouloir gâcher la fin de mon séjour. Le carnage s'arrête enfin lorsqu'elle prend du recul pour admirer son œuvre, tandis que je fixe le miroir, muet et abasourdi—c'est irrattrapable, il va falloir que j'attende sagement que mes cheveux repoussent. Je récupère mon linge propre chez Krishna, réputée pour offrir "the best service" du quartier, et me retrouve avec plusieurs paires de chaussettes dépareillées ou qui ne m'appartiennent pas. La gérante de l'hôtel dans lequel je séjourne s'est créé une double casquette : elle folichonne tantôt en tenue de réceptionniste, tantôt en robe de médecin et je la croise à plusieurs reprises avec des lunettes de protection vissées sur le nez, prête à se diriger vers une pièce obscure comportant l'inquiétant écriteau "dokter Eva—face and body treatment". Devrais-je revoir mes critères de jugement ?

"No valid plans for the future can be made by those who have no capacity for living now."—Alan Watts. 

Je dialogue avec un Australien sur une application de rencontres. Je me rends dans un café choisi au hasard, m'assieds à une table, entends une voix s'adresser à moi, lève les yeux et n'ai peine à le reconnaître aussitôt. Nous passons l'après-midi ensemble. Nous nous promenons sur une plage envahie de touristes et bordée de restaurants et de bars. Il m'invite à boire un verre sur une terrasse près d'une piscine sur fond de musique, et me confie qu'il trouve cet endroit particulièrement agréable. Je souris civilement pour ne pas avoir à dévoiler le fond de ma pensée : comment peut-on affectionner un lieu aussi inauthentique, artificiel, surfait et sans âme ? Nous échangeons quelques banalités, puis il me quitte pour rejoindre ses amis pour dîner à son hôtel. Je me retrouve seul un instant à observer le front de mer et ses nombreux promeneurs, et m'imprègne de l'atmosphère vivante et animée qui se dégage de ce lieu. Je respire profondément et ressens progressivement une sensation de bien-être me remplir. Cet homme vient de bousculer indirectement quelques-unes de mes certitudes sur ce qui me semblait jusque-là essentiel pour passer des vacances réussies. Tout le monde ne cherche pas le silence et la tranquillité.

"I said to my soul, be still and wait without hope, for hope would be hope for the wrong thing."—T.S. Eliot. 

Après m'être octroyé une dernière séance de massage balinais en institut, je négocie un trajet en deux-roues auprès d'une famille pour m'emmener à l'aéroport. Je prends place à l'arrière du scooter, avec le gros sac sur le dos, et la femme me presse de m'agripper fermement aux vêtements de son mari. D'abord terrifié par sa conduite quasi-suicidaire tandis qu'il me guide dans les méandres de la circulation balinaise, je parviens enfin à me détendre lorsque je croise le sourire d'inconnus et le regard pétillant d'enfants qui me saluent depuis le trottoir. Les yeux brillants et la peau caressée par le vent ainsi que par les derniers rayons du soleil, je me laisse une dernière fois pénétrer par le climat si singulier qui règne sur l'île bénie des dieux, et suis épris d'un sentiment puissant de liberté, de lâcher prise. J'ai confiance. J'ai confiance en la vie.

13

J'erre comme une âme en peine, en tongs et en short, avec mon sac militaire sur le dos, dans le hall de l'aéroport de Brisbane, sans projet, sans objectif concret, sans idée précise, sans motivation. Je ne sais pas ce que je fais ici. Suis-je en train de subir de plein fouet les conséquences d'une décision trop hâtive et irréfléchie prise un an plus tôt ? Mes envies ont indiscutablement évolué depuis, et si j'avais pu modifier mon itinéraire de voyage, j'aurais probablement opté pour le Népal ou les Philippines plutôt que l'Australie. La nuit est déjà tombée, il va bien falloir que je me décide. Je consulte des brochures touristiques, des cartes routières, un annuaire des loisirs ainsi qu'un guide des hébergements, en quête d'inspiration. Je finis par me présenter au desk d'accueil pour demander des informations sur les prestations et les prix des hébergements au centre-ville de Brisbane. D'après mes calculs, les hôtels ne rentrent pas dans mon budget, je n'ai pas pris le soin de contacter des hôtes sur le site de Couchsurfing, et je résiste fortement à l'idée de devoir me retrouver entassé avec vingt jeunes fêtards bruyants et irrespectueux dans un dortoir miteux. Je téléphone à l'une des auberges de jeunesse les mieux classées dans le guide dans l'espoir de me rassurer un peu et de déconstruire peut-être certains clichés tenaces. "It's a party hostel", me répond une voix fatiguée à l'autre bout du fil. Pourquoi est-ce que j'essaye désespérément de lutter contre l'inévitable ? Je réserve deux nuits en dortoir mixte de dix personnes. Après tout, j'ai survécu à pire.

"People will forget what you said and what you did, but they will never forget how you made them feel."—Maya Angelou. 

L'auberge dans laquelle je loge est propre et bien entretenue et le dortoir seulement à moitié occupé. J'y passe une nuit correcte grâce à mes boules quies. À mon réveil, je pars visiter le centre de Brisbane, capitale du Queensland, la région la plus touristique d'Australie. La ville bénéficie d'un climat agréable et ensoleillé toute l'année et offre une atmosphère décontractée et multiculturelle. Je profite de l'accessibilité des services et de la proximité des centres commerciaux pour me renseigner sur les tarifs de location de véhicules et m'acheter une carte prépayée pour pouvoir accéder à internet sur mon téléphone portable en tout temps. Je fais également un bref passage à l'office de tourisme et pose un maximum de questions au personnel sur les risques encourus avec des animaux venimeux en faisant de la randonnée. N'ayant pas l'intention de saboter mon séjour en restant confiné dans une auberge entouré de jeunes surfeurs en devenir, ni de passer ma semaine au milieu de l'agitation urbaine et des grattes-ciel, je réserve un van à compter du lendemain matin. De retour à l'auberge, pendant que des groupes de jeunes sont assis en terrasse autour de tables garnies de bières, discutent, font connaissance, rient et mangent de la pizza, je prépare consciencieusement mon itinéraire. Aux alentours de vingt-trois heures, je décide de partir à la découverte de la vie nocturne de la ville et me rends pour la première fois depuis longtemps à une soirée en boîte de nuit. Malgré ma discrétion, j'attire les regards et suis à la fois surpris, flatté et rassuré de constater que je parviens encore à plaire par mon apparence. Assis à l'écart, au fond de la salle, je regarde les gens autour de moi s'amuser, rire et chanter en toute insouciance et revois quelques souvenirs de ma vingtaine décidément bien révolue défiler sous mes yeux quelque peu nostalgiques. On me propose de rejoindre la piste, mais je décline gentiment. Je souhaite simplement voir la jeunesse danser.

“In a world of fugitives, the person taking the opposite direction will appear to run away.” —T.S. Eliot.

Après avoir récupéré mon van, je me dirige vers le Lone Pine Koala Sanctuary, la plus grande réserve de koalas d'Australie, située à une vingtaine de minutes de Brisbane. Je paye mon entrée ainsi qu'un supplément pour pouvoir immortaliser ma rencontre avec un koala par une photo souvenir. Outre ces marsupiaux emblématiques, le sanctuaire abrite aussi des espèces comme l’émeu, le crocodile, le womb ou encore le dingo. Je me promène dans l'enclos des kangourous et suis surpris de voir des visiteurs les nourrir avec des granulés vendus à l'accueil et s'agiter à prendre des selfies puérils de manière intempestive. Un sentiment de malaise me serre la poitrine : ces animaux sont exploités pour le divertissement des foules. Je fais un tour rapide du parc et me hâte de quitter ce lieu. Après un instant d'hésitation, je me place dans la file d’attente pour ma photo souvenir. Les flashs s'enchaînent tandis que le koala passe de main en main comme une simple peluche. Lorsque mon tour arrive, la soigneuse m’explique comment bien le tenir avant de le poser délicatement dans mes bras. Le flash m'éblouit par sa vitesse, j'en profite pour caresser l'animal et pose quelques questions à la soigneuse, mais suis aussitôt interrompu par la photographe impatiente qui s'écrie : "next, please !"

Lone Pine Koala Sanctuary

Une courte promenade dans le parc national de Lamington, à deux heures de route au sud de Brisbane, m'offre la chance de rencontrer des walibis et des kangourous dans leur milieu naturel. Surpris par la tombée de la nuit, je me dirige au hasard vers un camping à proximité du parc national de Mt Barney, à une centaine de kilomètres de ma position. L'endroit est immense et désert et je ne tarde pas à trouver un emplacement. Le monospace transformé dans lequel je m'apprête à dormir est bien agencé et dispose d'un équipement complet : draps, couvertures et serviettes propres, ustensiles, évier et robinet, réchaud à gaz, multiples compartiments de rangement, table coulissante amovible, sièges arrières qui se transforment en lit, rideaux et toit ouvrant. Je me laisse bercer en contemplant les étoiles. À mon réveil, je fais part au propriétaire du camping de mon intention de gravir le Mont Maroon, l'une des montagnes environnantes. Il juge totalement déraisonnable de m'aventurer seul sur ce terrain, m'informe qu'il faut compter en moyenne neuf heures de marche, que des randonneurs se sont déjà retrouvés bloqués, car le sentier est peu marqué, sans balisage, et ajoute que certains se blessent, chutent, se tuent ou se font évacuer en hélicoptère. Afin d'exagérer la menace qui pèse sur moi, je suis tenté de l'interroger sur la présence de serpents, mais je me refrène. Je décide de me rendre sur place. Compte tenu de l'absence de véhicules stationnés sur le parking, j'en déduis que ce chemin est très peu fréquenté. Prudemment, je m'engage sur un sentier raide qui s'élève droit dans la forêt, manque de peu de me perdre à plusieurs reprises, croise un reptile de taille moyenne enlacé à un arbre, et finis par gagner le sommet depuis lequel je transmets un message vidéo à ma maman pour son anniversaire. Le lendemain, j'entreprends une marche dans la nature pour rejoindre une jolie cascade sans croiser la moindre âme vivante, avant de reprendre le volant en direction des Glass House Mountains, un groupe de monts volcaniques escarpés à environ 70 kilomètres au nord de Brisbane. Je me lance dans l'ascension du Mont Tibrogargan, l'un des plus réputés de la région. Au départ du parking, un panneau annonce un passage particulièrement dangereux. L'itinéraire démarre par une raide montée sans difficulté, mais à mi-chemin, je me retrouve seul face à une paroi verticale. Je commence à grimper et m'aperçois bien vite que l'escalade est aérienne, je suis pris de vertige, tout mon corps se met à trembler et le sol se dérobe sous mes pieds. Je me ravise, fais demi-tour, retourne à mon véhicule, insatisfait. Je me souviens avoir noté sur un bout de papier le nom d'un autre sommet à proximité dont l'ascension semble d'un niveau plus abordable. Je m'y rends sans plus attendre et atteins rapidement le sommet, moyennant quelques efforts. Je ne reste pas sur un échec.

"If you are not too long, I will wait here for you all my life."―Oscar Wilde. 

Je commence clairement à fatiguer et à me lasser du côté aventurier que comporte mon voyage : ne jamais trop savoir où aller ni où dormir le soir, errer en attendant que le temps passe, manquer cruellement de confort, vivre de mes économies sans domicile fixe, manger sur le pouce et perdre du poids à force de beaucoup marcher, planifier mes journées en fonction de la météo, devoir me débrouiller seul avec les moyens du bord, espérer qu'aucun souci de santé ne vienne entraver mon quotidien. J'ai de plus en plus en horreur mon téléphone désuet et d'une extrême lenteur devenu insupportable et proprement inutilisable comme moyen de navigation ou même pour une simple recherche sur internet, et constate que mes vêtements tous en polyester présentent l'inconvénient majeur de retenir la chaleur ainsi que les odeurs désagréables de transpiration. Est-ce le prix à payer pour la liberté ? J'ai enfin compris que, moi aussi, je fais partie de la basse classe sociale. Avec le temps, j'ai certes appris à gérer au mieux mon argent, mais ne suis toutefois jamais parvenu à véritablement lâcher prise ni à m'autoriser des petits plaisirs réguliers sans devoir mettre en danger mon portefeuille. Pendant la visite de mon beau-frère chez mes parents, ma mère m'envoie un message pour me rappeler que j'ai beaucoup de chance de m'être offert ce voyage. En tant que témoin de mes nombreux sacrifices, en particulier mon travail au sein des forces armées pour un salaire inférieur au smic, ainsi que les sommes épargnées chaque mois pour pouvoir bénéficier de chèques vacances et me permettre ainsi de financer ce voyage, comment expliquer qu'elle ait si soudainement changé de camp ? Je songe un instant à ce que j'aurais pu me permettre pendant ce voyage avec un budget plus conséquent : des nuits d'hôtel peut-être, des vêtements, du matériel et de l'équipement électronique de meilleure qualité, des repas plus copieux, mais surtout, le privilège de ne pas avoir à compter pour chaque dépense. On a beau dire que l'argent ne fait pas le bonheur, ma situation et mes perspectives d'avenir n'en sont pas moins inacceptables. À quel moment de ma vie me suis-je retrouvé à faire de mauvais choix, me laissant impuissant à réparer les erreurs et condamné à devoir en assumer continûment les conséquences ? Que dois-je faire pour ne pas continuer à perpétuer une misérable existence, moi qui ne suis pourtant pas moins intelligent que les autres ?

Noosa National Park 

Je passe ma dernière journée à randonner dans le parc national de Noosa, situé sur la Sunshine Coast, à environ deux heures au nord de Brisbane. Le sentier longe la côte, traverse une forêt tropicale, enjambe des hautes falaises battues par de puissantes vagues et se poursuit vers des points de vue magnifiques sur des paysages côtiers et des plages de sable blanc. Je profite d'une paisible journée ensoleillée pour me ressourcer dans ce coin sauvage face à l'océan. Je réalise que je suis bien plus serein, confiant et moins tourmenté depuis que j'ai quitté l'Oasis et me retrouve seul à affronter le quotidien. Face à ce constat effrayant, je m'interroge sur mon retour en Europe le mois prochain et sur les difficultés à venir liées à ma réintégration sociale et professionnelle. Considéré par les regards extérieurs comme étant instable, marginal, solitaire, rêveur et insatiable, je me suis récemment distancé de tous ceux qui, envieux, perplexes ou encore excédés, n'ont pas cherché à comprendre les raisons profondes qui m'ont poussé à partir, ont préféré me culpabiliser voire me tirer vers le bas plutôt que de me soutenir dans mon projet, et n'y ont vu qu'une forme de caprice, de fuite de la réalité et de refus de me remettre sérieusement en question. À croire que certains attendent silencieusement ma prochaine chute. Sur qui d'autre que moi-même vais-je bien pouvoir compter à mon retour ?

Mt Tinbeerwah 

Je restitue le van à l'agence et me fais déposer à l'aéroport. Je me sens pleinement satisfait de ma brève semaine passée en Australie. Bien que son mode de vie semble fortement américanisé et que je n'y ai pas vécu de déracinement culturel, ce premier aperçu du pays m'a enthousiasmé, mais à l'inverse aussi rassuré en quelque sorte dans mon choix d'avoir fait de la Nouvelle-Zélande ma destination privilégiée, en raison de son incroyable diversité de paysages. J'ai repris confiance en moi, me rends compte que je suis capable de construire en un minimum de temps un itinéraire bien rempli qui favorise la découverte de sites préservés et parfois méconnus, et de me tenir à mes objectifs sans susciter l'aide ni l'approbation de quiconque, en me laissant guider par mon intuition du moment et en restant ouvert aux possibilités qui se présentent. Je suis sur le point d'embarquer pour la dernière étape de mon voyage : le Japon. Je ne me suis pas renseigné sur ma destination et n'ai pas même pris la peine de réserver ma première nuit. Je laisse place à la surprise et à l'improvisation.

14

En milieu de soirée, fraîchement débarqué à l'aéroport international de Narita, je recherche un moyen rapide et abordable de parcourir les soixante-dix kilomètres qui me séparent du centre de Tokyo et me heurte pour la première fois depuis le début de mon voyage à un obstacle de taille—je ne parviens pas à me faire comprendre. Je fais l'effort d'articuler distinctement et lentement chaque mot, communique maladroitement, parfois avec des gestes ou des mimiques, et fais répéter sans relâche mes différents interlocuteurs. J'ai réussi à monter dans un bus, je constate néanmoins que les passagers partagent tous des caractéristiques physiques asiatiques. L'angoisse me prend à la gorge, mais je finis par appuyer ma tête contre le siège et me résous à débrancher mon cerveau un moment ; il ne me reste qu'à espérer avoir emprunté la bonne ligne de bus. Une heure plus tard, arrivés au terminus, tout le monde descend, je me mets à marcher au hasard en transportant mon sac à dos militaire, sans bien savoir où me rendre. J'aborde des policiers en pleine rue et leur demande où trouver un hôtel pour la nuit, mais ils ne connaissaient pas un traître mot d'Anglais. Un passant m'apprend que ce quartier ne compte pas de lieu d'hébergement dans ses alentours. Au moment de traverser un passage piéton, j'arrête une Japonaise élégante tirant sa valise comme si elle se préparait à rentrer chez elle après une éprouvante journée, lui demande poliment si par le plus grand des hasards elle ne connaîtrait pas un endroit où je pourrais passer la nuit. Visiblement préoccupée, elle insiste pour m'accompagner afin de me rapprocher du prochain quartier touristique, quelques stations de métro plus loin. En la quittant, je la remercie, elle me sourit bienveillamment et s'exclame, dans un Français très honorable, "merci beaucoup". Je fais le tour du quartier, me présente à la réception de plusieurs hôtels, on m'informe qu'ils sont soit complets soit bien trop loin de mon budget. J'aperçois un immeuble qui ne paye pas de mine, entre à l'intérieur et explique au réceptionniste que je recherche une chambre à un prix abordable pour la nuit. Il se met à rire— au Japon plus qu'ailleurs, il parait hasardeux de débarquer dans un hôtel à l'improviste. Par chance, il lui reste des disponibilités et je m'empresse donc de réserver. Il me somme de retirer mes chaussures avant de monter à l'étage. Surpris, je m'exécute sans me faire prier, et sors mes sandales du fond de mon sac. "No", proteste-t-il, avant de me tendre une paire de chaussons d'intérieur à enfiler. Je demande à prendre une douche, il m'indique que le "sento" se trouve au dernier niveau du bâtiment. Dans le vestiaire pour hommes, la nudité collective me surprend quelque peu, mais je m'attelle étonnamment à surmonter ma pudeur naturelle. Une fois dans la salle des bains publics, intimidé, inquiet de commettre une erreur, j'analyse et observe discrètement les moindres détails pour pouvoir reproduire de manière cohérente les gestes des autres. Je prends une bassine et un tabouret, choisis une douchette, me lave consciencieusement, et essaye tant bien que mal de me décrisper. Une fois terminé, je me sèche avant de regagner le vestiaire, m'emmitoufle dans un peignoir traditionnel et me fais assister par un homme qui serre un ruban autour de ma taille. Je descends au premier étage pour m'acheter une bouteille d'eau au distributeur dans une salle commune. Un épais nuage de fumée de cigarette envahit la pièce, et je me retrouve nez à nez avec deux vieillards assis sur une banquette en train de discuter et de regarder paisiblement l'écran d'un téléviseur des années quatre-vingt. En l'espace de quelques heures, je viens de basculer brusquement dans un autre monde et à une tout autre époque. Je reprends l'ascenseur, dépose mes affaires dans un casier sécurisé et m'apprête à entrer silencieusement dans l'espace des chambres. Ce soir, je vais dormir dans une capsule.

Asakusa Observation Deck 

À mon réveil, immobile dans mon caisson fermé, je prends quelques secondes pour réaliser où je me trouve. Je me prépare pour sortir et décide d'entamer ma journée en me rendant dans un konbini, une épicerie de proximité ouverte en continu, afin de faire le plein de nourriture. J'aborde l'une des vendeuses pour savoir s'ils y servent du café chaud, elle m'oriente vers ce qui de toute évidence ressemble à un réfrigérateur rempli de bouteilles de café infusé à froid. J'objecte que sa suggestion ne correspond pas à ma demande, elle sort l'une des bouteilles et me la remet entre les mains pour m'assurer qu'il s'agit bien de café chaud, et me lance joyeusement en notant mon visage décontenancé "hai, hotto kohi". Plus loin, dans un autre rayon, une dame me fixe avec un grand sourire et s'approche de moi pour me dire "veyi henchoum". Embarrassé, je lui réponds en anglais que je ne maîtrise pas sa langue, elle se met alors à répéter très distinctement "ve-ry hand-some". Abasourdi, je rougis, bafouille, la remercie timidement pour ce joli compliment et pars me réfugier dans les toilettes, équipées à ma grande surprise d'un siège chauffant et d'un jet d'eau tiède destiné à nettoyer les zones intimes. N'ayant pas accès aux plans de Google Map en mode hors ligne pour pouvoir me repérer en ville depuis mon smartphone obsolète, je m'arrête dans une boutique de téléphonie en vue de m'acheter une carte prépayée pour pouvoir accéder à internet partout. Le vendeur m'informe qu'il n'est pas en mesure de me garantir que la carte soit compatible avec mon appareil, et qu'il n'est pas non plus habilité à l'installer. Dans une autre boutique, quelques stations de métro plus loin, je suis accueilli par trois jeunes hommes en costume noir, leur présente mon téléphone et réitère à plusieurs reprises ma demande désespérée. Debouts, les mains liées derrière le dos, ils se penchent lentement en avant pour observer de plus près mon appareil, froncent les sourcils comme s'ils n'avaient jamais vu un tel objet auparavant et poussent quelques oh! d'étonnement, avant que l'un d'entre eux ne soit saisi d'une illumination : — Apple Store ! Je soupire intérieurement, en essayant de ne pas laisser transparaître le moindre signe de détresse. Je finis par me résigner et me rabats sur un plan de la ville récupéré dans un office du tourisme. Ici, les rues n'ont ni de nom ni de numéros, je m'égare facilement et lorsque je demande mon chemin, on m'indique presque à chaque fois la mauvaise direction, ce qui m'oblige à retourner sur mes pas et me condamne à tourner indéfiniment en rond. Dans la rue, on me fait comprendre en maintes occasions que je ne marche pas du bon côté, je croise régulièrement des passants portant un masque sanitaire qui couvre leur nez et leur bouche, et passe devant la vitrine de nombreux restaurants exposant des représentations très réalistes des plats servis afin de donner aux clients une idée du menu. Je m'arrête dans le quartier d'Asakusa pour visiter le temple bouddhiste Sensō-ji, le plus ancien de la capitale. Je ne peux m'empêcher de m'étonner de voir le vendeur au guichet dormir profondément, il me rappelle étrangement ces passagers du métro rencontrés un peu plus tôt dans la journée qui s'adonnaient volontiers à une sieste-minute réparatrice. Je tente de m'octroyer une pause pour manger mes onigris, des boulettes de riz triangulaires entourées d'une feuille d'algue nori, mais ne trouve ni banc ni muret pour m'asseoir, et encore moins de poubelle à portée de vue. Je finis donc par manger debout et attire quelques regards désapprobateurs. Je suis habité par cette impression désagréable de toujours tout mal faire, d'être à côté de la plaque voire d'agacer les locaux, car je ne connais rien à leur culture ni à leurs règles de bonne conduite et leurs coutumes. Je me sens coupable de ne pas m'être assez bien renseigné au préalable, et me retrouve désorienté, déboussolé par la perte de mes repères habituels. J'entre dans un café et commence à m'interroger sérieusement sur la manière dont je vais bien pouvoir organiser mes cinq prochaines semaines dans le pays. Je me mets à lire des articles sur des forums spécialisés ainsi que des retours d'expérience d'autres internautes : "comme vous le savez sûrement, le Japon étant un pays réglementé, normalisé, organisé, il n'y a pas de place pour l'improvisation." Un autre commentaire indique qu'une fois sortis de Tokyo, tous les panneaux sont écrits en japonais et qu'il devient difficile, pour ne pas dire impossible, de rencontrer des personnes qui parlent l'anglais. Découragé, inerte et impuissant, le regard perdu dans le vague, j'observe passivement les clients de ce café au cadre hors du temps où règnent le silence et la discrétion, et m'aperçois bientôt que je suis le seul Européen au milieu d'une vingtaine de Japonais. J'ai l'impression de vivre une scène de film.

Tokyo Tower 

À l'auberge dans laquelle je séjourne, je discute avec des touristes et réalise que tous ont préparé un itinéraire minutieusement ficelé, certains même depuis plusieurs mois. Ils me demandent d'exposer mon programme et de préciser mes projets, mais ma réponse brève et approximative semble les étourdir. Déstabilisé par leur réaction, je me remets d'abord en question, puis prends conscience aussi de mon désir de me distinguer de tous ces voyageurs pressés qui courent d'un endroit à l'autre, ne prennent pas le temps de s'arrêter et de tourner leur attention vers l'essentiel, ni la peine de s'accorder de vivre des expériences authentiques et d'interagir avec les habitants en dehors de leurs hôtels et des lieux touristiques. J'apprends par ailleurs que tous détiennent le JR Pass, un titre de transport particulièrement rentable réservé aux visiteurs en provenance de l'étranger, leur permettant de se déplacer en train sans aucune limite sur l’ensemble des lignes ferroviaires au Japon. Hélas, il s'avère que pour pouvoir en bénéficier, il faille impérativement le commander avant le départ. On m'informe que le transport en bus, les prix des billets de train individuels ainsi que des vols internes sont excessifs, et que la location de voiture n'est pas recommandée en raison du tarif démesuré des nombreuses routes à péage. Quant à l'auto-stop, on me convainc d'y renoncer aussi, car l'hiver approche, l'attente risque d'être longue et éprouvante, et on m'emmènera difficilement aux différents endroits que j'envisage de visiter. J'ai le sentiment de me retrouver bloqué sans ne rien pouvoir faire, tout parait compliqué ici et rien ne fonctionne comme je l'aurais souhaité. Le rythme effréné de Tokyo, sa foule et son esprit d'innovation et de modernité commencent à m'oppresser et m'épuisent. Jugeant inconcevable de passer l'intégralité de mon séjour dans la capitale, je range mes affaires, quitte l'auberge, me rends à la gare routière et achète sur un coup de tête un aller simple en autobus pour Kawaguchiko, une petite ville bâtie au pied du mont Fuji.

"Just where you are—that's the place to start.” ―Pema Chödrön. 

Je marche avec le sac sur le dos depuis la gare de Kawaguchiko jusqu'à mon auberge sous une pluie glacée. Tandis que je traverse une rue résidentielle tranquille, une voiture s'arrête, la vitre descend et la conductrice, une Japonaise souriante et gracieuse, me propose généreusement de me déposer, et m'accompagne jusqu'à la réception pour s'assurer que je sois entre de bonnes mains. Le personnel est accueillant, les chambres sont spacieuses et confortables, l'auberge possède une cuisine et un coin salon et invite au calme et au repos. Malheureusement, les prévisions météorologiques des prochains jours ne sont pas favorables, je m'étais pourtant accroché à l'espoir d'apercevoir le mont Fuji. Pendant que la pluie tombe dehors, je reste bien au chaud à l'intérieur, griffonne des itinéraires imprécis, discute avec des voyageurs et poursuis mes recherches afin de déterminer le moyen de transport le plus adapté à mes besoins. Suite à la lecture de retours positifs sur la découverte du Japon en camping-car, du fait du coût relativement abordable, mais surtout de la liberté de pouvoir se déplacer à son rythme et de visiter des lieux moins touristiques, je décide de prendre contact avec une agence de location de vans basée près de Tokyo. On m'annonce un prix qui me paraît à première vue délirant, mais en me renseignant davantage, il s'avère que les tarifs appliqués sont plutôt réalistes. Je précise dans mes échanges d'e-mails que je voyage seul pour une longue durée, relate ma mièvre histoire déjà bien exploitée de pauvre petit étudiant polonais et insiste particulièrement sur ce dernier point dans le but d'obtenir un rabais. Heureux hasard ou simple coïncidence, j'apprends que l'un des gérants partage les mêmes origines que les miennes, et me propose un camping-car à moitié prix de ce qui m'avait été communique au départ. Parallèlement, après deux jours de pluie incessante, il est prévu que le ciel s'éclaircisse temporairement au cours de la matinée suivante avant de se voiler à l'avant d'une nouvelle dégradation. Je fais connaissance avec deux jeunes touristes français qui semblent séduits par l'idée de m'accompagner jusqu'au sommet du mont Mitsutoge, culminant à 1764 mètres d'altitude, et accessible à plus de quatre heures de marche. Debouts à cinq heures du matin, nous entamons la randonnée dans un noir et un silence complet. Très vite, nous nous enfonçons dans les profondeurs de la forêt envahie par la brume. La montée est raide et soutenue. À mi-chemin, une silhouette imposante se découpe brièvement dans un coin de ciel bleu, avant de disparaître à nouveau, avalée par d'épais nuages. Émerveillé par cette brusque et saisissante apparition du mont Fuji, une larme ruisselle sur ma joue. L'espoir vient de rejaillir en moi.

"Would there be this eternal seeking if the found existed?"— Antonio Porchia.

Après m'être rendu à Tokyo pour y faire réaliser une traduction certifiée de mon permis de conduire et avoir récupéré mon véhicule de location, j'effectue mon premier trajet pour rejoindre Nikko, une ville située à cent cinquante kilomètres au nord de Tokyo, réputée pour la beauté naturelle de ses paysages montagneux et l'architecture de ses temples. Afin d'éviter toutes les routes à péage sur mon itinéraire, j'emprunte des petites routes limitées à quarante kilomètres par heure et reprends mes anciennes habitudes de nomade en conduisant à nouveau pieds nus. Trois heures et demi plus tard, j'arrive sur place exténué, et me rends à l'office de tourisme pour tenter de recréer l'esquisse de mon plan de voyage égaré lors de ma visite à Kawaguchiko. Dehors, les températures ressenties sont nettement plus fraîches qu'à Tokyo. Peu avant la tombée de la nuit, à l'aide d'une application installée sur l'iPad fourni par l'agence de location, je repère des sources thermales situées un peu à l'écart du centre-ville et décide de m'y rendre pour me ressourcer. Dans la salle des bains, je suis entouré essentiellement de personnes âgées, deviens rapidement un objet de curiosité, et leur accorde la même réciprocité. J'observe leurs visages ridés rayonnant de sagesse et suis surtout captivé par la grâce de leur sourire et l'éclat vif de leur regard, témoins indéniables d'une vie bien riche. En sortant de l'onsen, je m'amuse à tourner en rond en voiture pendant un bon quart d'heure, à la recherche d’une place de stationnement pour la nuit, et finis par trouver une petite ruelle discrète et silencieuse, à l'écart de tout passage. Je grelotte quelques fois dans le courant de la nuit et enfile progressivement plusieurs couches de vêtements, de la tête aux pieds. À l'aube, un vieil homme à l'allure austère toque à la vitre de mon van et me fait signe de m'en aller. Honteux, je me retire aussitôt et tente de m'extirper du froid en me dirigeant vers un kombini, espérant pouvoir m'y asseoir, un café bien chaud entre les mains. Au lieu de cela, je me retrouve assis sur le siège avant de mon véhicule à boire du café en canette et à attendre le retour du soleil. Je me réfugie à l'office de tourisme, demande des informations sur les lieux à visiter dans les environs ainsi que sur les randonnées et activités de pleine nature. On me remet une quinzaine de brochures et plusieurs cartes de la région, sans me fournir davantage d'explications. Face à l'une des employées de l'accueil, je m'obstine dans ma volonté de tenter l'ascension du plus haut sommet de la région, le mont Nikkō-Shirane, culminant à 2 578 m d'altitude. Attentive à ma demande, elle effectue quelques recherches sur internet, obtient un aperçu du sommet en accédant en direct aux images fournies par des webcams, et pousse un gémissement qui ressemble à une menace : "there… is… snooooow!" Puis, elle examine mes chaussures, et me montre une photo de randonneurs en crampons pour me faire comprendre que je ne suis évidemment pas suffisamment équipé pour ce type de terrain. Je la remercie avant de retourner m'asseoir, et réalise, non sans grande déception, qu'en plus de tous les sommets auxquels je vais devoir renoncer, les lacs d'altitude que j'envisageais de visiter sont probablement déjà bien gelés à cette période de l'année. La tête entre les mains, enfoncé dans un fauteuil, je reste immobile, figé pendant un long moment, au milieu de mes esquisses griffonnées et de l'ensemble des brochures éparpillées sur une table basse face à moi. Je fais brièvement connaissance avec Serge, un touriste français voyageant avec un ami, et lui fais part de mes difficultés d'adaptation dans ce nouveau pays. Il me fait savoir qu'il comprend tout à fait ce que je traverse, d'autant plus que je voyage en électron libre et qu'au pays du soleil levant, tout semble différent, même le simple fait de déposer mon sac à terre parait inconcevable pour un Japonais. Il m'explique que je risque de prendre un peu de temps pour m'adapter à la culture et qu'il espère sincèrement que le déclic se produise, car selon lui, le Japon est un fabuleux pays à découvrir. Sa présence me rassure, je me sens épaulé, considéré, écouté, entendu et compris. Pour la première fois depuis longtemps.

Chuzenji Lake 

Plus tard dans l'après-midi, je surprends une conversation entre deux Italiens à propos d'un sentier de randonnée permettant d'accéder au sommet du mont Nantai, précisément là ou je prévois de me rendre le lendemain. Je les aborde en leur demandant comment ils ont pris connaissance de cet endroit, car je viens moi-même de le découvrir un peu par hasard. Ils m'expliquent qu'ils ont planifié ce voyage depuis plusieurs mois. Je leur demande si je peux me joindre à eux pour la marche et nous convenons de nous retrouver à leur hôtel tôt le lendemain matin. Par chance, le soleil est au rendez-vous, et les feuilles d'automne de l'épaisse forêt qui entoure la ville de Nikko sont resplendissantes. Après plus de trois heures d'effort physique contre un vent glacial, nous atteignons le sommet à 2 486 mètres d'altitude et profitons d'une vue spectaculaire sur le lac Chuzenji. À la descente, ils me manifestent leur reconnaissance de les avoir conduits depuis leur hôtel jusqu'au départ du sentier, car le trajet en bus est onéreux, long et peu pratique. Nous évoquons l'idée d'entreprendre ensemble l'ascension du fameux mont Nikkō-Shirane et nous nous donnons rendez-vous à leur hôtel le lendemain matin. Bien que la météo annonçait du beau temps la veille, une fois arrivés sur place, le ciel semble bien couvert. Je propose que l'on s'embarque dans la randonnée malgré tout car il est prévu que le ciel s'éclaircisse plus tard dans la matinée, et que dans le pire des cas, nous n'aurons qu'à rebrousser chemin. Ils ne souhaitent pas courir le risque, préfèrent rester prudents, et me persuadent à la place de nous rendre au pied d'une cascade située dans les environs. Je suis déçu, frustré—pourquoi n'ai-je pas pensé à mesurer correctement leur degré de motivation et d'enthousiasme au préalable ? Après notre visite, je leur suggère des solutions alternatives, comme la possibilité d'explorer un joli lac non loin de notre emplacement, ou encore de rejoindre une plateforme d'observation, située face à la cascade Kegon ainsi que du lac Chuzenji et ses montagnes environnantes. Ils rejettent toutes mes propositions, me font remarquer qu'il parait risqué de m'arrêter spontanément sur l'accotement d'une route en zigzag pour prendre des photos, et aux alentours de midi me demandent finalement de les déposer à leur hôtel, à plus d'une heure de route, car ils ont décidé de consacrer le restant de la journée à la découverte de temples. De toute évidence, je n'avais pas besoin de compagnons de voyage. Je les dépose au centre-ville de Nikko, et me sens délivré, comme libéré d'un poids, avant de m'apercevoir avec irritation quelques instants plus tard que le ciel s'est entièrement dégagé. À l'avenir, je ne laisserai plus personne m'empêcher d'avancer vers la réalisation de mes ambitions.

"Solitude is the place of purification."—Martin Buber.

Le soir, je me retrouve dans mon véhicule à réfléchir à la suite de mon itinéraire, avec mon iPad en mains pour effectuer des recherches sur internet, et des brochures et mes gribouillages sur des petits morceaux de papier étalés sur le siège passager avant. Noyé par le surplus d'informations, je ne parviens pas à en extraire l'essentiel ni à définir quelle direction je dois suivre. Je me résigne à l'idée de visiter les lacs de cratère situés plus au nord de l'île, car ils sont soit gelés, soit l'accès est fermé au public. Une partie de moi a envie de tenter l'ascension du mont Nikkō-Shirane, mais je ne sais pas quoi faire des recommandations de l'employée de l'accueil de l'office de tourisme quant à mon manque d'équipement adéquat, au niveau de difficulté de la marche, aux températures négatives, à la présence d'ours et de verglas sur la route, à la quantité de neige fraîche tombée au sommet et à la possibilité que je me perde en cours de route, car les panneaux d'indication sont tous en japonais. Ne serait-il pas raisonnable d'écouter les conseils avisés de cette inconnue ? Le temps d'une bonne nuit de sommeil, je décide de mettre mon cerveau en mode off pour ne pas laisser les pensées intrusives submerger mon esprit. Le lendemain, je me réveille, serein, ouvre les rideaux de mon van pour y découvrir un grand ciel bleu à l'extérieur. Je prends mon temps pour le petit-déjeuner, savoure un café chaud, accueille toutes les possibilités qui s'offrent à moi, et prends la route, en direction du départ du sentier vers le mont Nikkō-Shirane. J'entame la marche seul et croise plus loin un vieil homme, avec qui je choisis de rester pour me sentir en sécurité, mais il me fait rapidement comprendre qu'il me ralentit et que je dois poursuivre seul. Plus haut, je rencontre deux jeunes Japonais qui m'invitent à les accompagner jusqu'au sommet. Je me rends compte une fois en haut que je suis le seul touriste étranger. Depuis le sommet, je me revois douter la veille, presque renoncer à ma mission, et suis rempli d'un sentiment de fierté de m'être écouté et allé au bout de ma curiosité. De façon totalement inopinée, presque surnaturelle, je distingue au loin une forme conique familière et interroge mes compagnons de marche en la pointant du doigt : "Fuji San ?". Ils confirment gaiement, "hai, Fuji San !" Je n'en crois pas mes yeux, comment est ce possible de voir le mont Fuji, alors que plus de deux cent kilomètres nous séparent ? À l'issue de la marche, j'arrive à mon véhicule et me remets à conduire sans avoir déterminé ma prochaine destination. Sur un coup de tête, à l'embranchement, je choisis spontanément de tourner à gauche. Que sera, sera.

"It's always Now."—Eckhart Tolle.  

J'effectue un bref passage dans le petit village montagnard de Katashina, situé dans la préfecture de Gunma, au nord-ouest de l'île, mais constate que personne n'y parle l'anglais, pas même à l'office de tourisme. Je poursuis donc ma route jusqu'au prochain village de Minakami, à une heure de trajet. Je me rends à l'office de tourisme pour m'informer sur les curiosités de la région et apprends qu'il existe un bel itinéraire de randonnée à proximité. Je passe la nuit sur un parking isolé et par chance, le lendemain, je pars sous un soleil radieux qui laisse présager une magnifique journée. Au départ du sentier, je rencontre un couple de retraités Japonais et leur demande si je peux me joindre à eux, ils acceptent volontiers. Nous communiquons en anglais par des phrases simples et parfois des gestes et n'avons pas de mal à nous comprendre. Ils me demandent d'où je viens et ce que je fais ici, et lorsqu'ils apprennent que je voyage seul en camping-car, ils lancent un long "oh" d'étonnement admiratif voire d'inquiétude. Leur excellente condition physique m'épate, leur bonne humeur contagieuse et leur joie de vivre me font chaud au cœur. À mesure que l'on avance, la femme tombe à plusieurs reprises à terre en raison des plaques de verglas, et semble pourtant amusée, tout comme lorsque j'évoque la présence possible d'ours sur le sentier. De temps à autre, nous nous arrêtons pour faire une pause, et au moment de repartir, elle s'exclame à chaque fois sur un ton enjoué : "okay, let's go". Après avoir atteint le second sommet, nous y restons une vingtaine de minutes, malgré le froid, pour admirer la vue sur les montagnes environnantes, puis nous entamons la descente, et je me retrouve à ramper sur une importante plaque de verglas, en m'agrippant à la glace avec mes ongles. Je commets l'erreur de regarder en bas et suis instantanément pris de vertige, comme attiré vers le vide. Paralysé, je suis pris de panique, ai la sensation de tanguer et au bout de quelques minutes, me sens totalement drainé, vidé de toute énergie. La Japonaise me regarde préoccupée, et répète inlassablement "slow" en souriant bienveillamment pour me mettre en confiance. Je trouve en moi le courage d'affronter ma peur du vide et d'avancer. À l'issue de la marche, un homme âgé, probablement intrigué par ma présence car je suis le seul touriste étranger, me sourit gentiment et m'approche pour me demander mon pays d'origine, avant de me serrer la main et déclarer : "congratulations!" Je remercie et dis au revoir à mes compagnons de marche et retourne à mon véhicule. Je vérifie mes messages sur mon téléphone portable. Serge a retrouvé mon profil sur une application de rencontres, et me contacte pour savoir où j'en suis dans mon voyage. Insaisissable, sans cesse en action, en mouvement, je suis déjà loin, réflexivement conscient qu'à l'inverse, l'immobilisme ouvre les voies de l'absurde.

 Mount Tanigawa

Je poursuis mes explorations de charmants villages de montagne japonais, injustement méconnus des guides touristiques, et avance à un rythme incroyablement lent. Je dors sur des parkings à l'abri des regards, au milieu des montagnes et à proximité de rivières d'un bleu splendide. La délicatesse, la politesse infinie, le calme, le respect ainsi que la serviabilité des Japonais me frappe en permanence. Ils m'abordent régulièrement avec le sourire pour savoir comment je me suis retrouvé à visiter ces lieux peu touristiques, et semblent à la fois intrigués et réjouis de me voir découvrir leur pays de façon aussi inhabituelle. Je passe deux jours à la station thermale de Kusatsu Onsen, dans la préfecture de Gunma, au nord-ouest de Tokyo, et profite des sources thermales sulfurées éparpillées à plusieurs endroits de la ville. J'ai l'impression d'être détaché de la réalité, de la vraie vie, et en même temps, que le champ des possibles est ouvert à l'infini. Mon entourage ne manque pas de me faire régulièrement des piqûres de rappel : "le retour va être dur". Je choisis de profiter de ma liberté et de faire ce dont j'ai envie, même si ce n'est que pour un court instant. Pour le reste, on verra plus tard.

"Is there no rest?" "Harmonious motion is divine repose."—Henry James Slack. 

Au moyen d'une introspection, je me confronte à la réalité de souvenirs passés de toutes les personnes que j'ai à un moment ou à un autre de ma vie envié voire jalousé, à qui je n'ai pu m'empêcher de me comparer, à travers ma perception d'incomplétude, sous prétexte qu'elles paraissaient joviales, dynamiques, charismatiques, cultivées, sociables, vives d'esprit, douées, déterminées, épanouies, pleines d'assurance et de personnalité, de certitudes et de réussite, et que tout dans la vie semblait leur sourire. Et si moi, sensible, maladroit, lent à la détente et perpétuellement dans la lune, moi qui hésite et cogite lorsque d'autres foncent, me tient à l'écart pendant qu'eux se mettent en avant, crame au soleil tandis qu'eux bronzent, et échoue là où eux réussissent sans effort, et si mon parcours de vie n'était pas supposé ressembler à celui du commun des hommes?

"You have peace", the old woman said, "when you make it with yourself."—Mitch Albom. 

Je me retrouve par hasard dans les Alpes japonaises à Takayama, surnommée la “Petite Kyoto” en raison de ses ruelles traditionnelles tracées en damier et ses maisons en bois. Je visite plusieurs temples et, sur les conseils d'une jeune employée de l'office de tourisme, me rends dans un restaurant pour manger les meilleurs sushis de toute ma vie. Je fais la connaissance sur Grindr avec un Japonais qui me propose de m'emmener dans des sources d'eaux chaudes naturelles en plein air. Curieux de rencontrer des locaux et friand de nouvelles expériences, j'accepte volontiers. Sur la route, il me confie qu'il est marié. Silencieux, détaché face à cet aveu, le regard perdu à travers la vitre de la voiture, je choisis de vivre sans expectative, en cohérence avec mes valeurs, et de me laisser porter au gré du vent, en toute quiétude. Au milieu de la neige, en pleine nuit, sous un ciel étoilé, je découvre l’incroyable sensation que procure la chaleur du bain mêlée à l'air vivifiant des montagnes. À l'issue de notre baignade nocturne, il me dépose non loin de mon véhicule, et je le remercie de m'avoir fait découvrir ce lieu féerique. Le temps d'une soirée, nous avons trouvé l'un dans l'autre un écho à nos envies d'évasion, d'échappée lointaine.

“Just live well. Just live.”―Jojo Moyes. 

Après plus de deux semaines passées dans les montagnes, je réalise que les températures sont bien trop basses la nuit pour pouvoir dormir confortablement dans mon camping-car. J'effectue plusieurs excursions dans les Alpes japonaises, envisage de tenter l'ascension du mont Ontake, mais y renonce rapidement, en raison de fortes chutes de neige en altitude et des propos dissuasifs de certains locaux, en particulier suite à l'éruption volcanique de 2014, qui a coûté la vie à cinquante-sept randonneurs. J'effectue une dernière randonnée jusqu'au sommet du Mont Kisokoma, l'une des cent montagnes les plus célèbres du Japon. Depuis le sommet, encore une fois à ma grande surprise, le mont Fuji apparaît au loin, majestueux, de façon subite, cette fois-ci avec sa cime enneigée. En étudiant une carte du relief du pays, je découvre l'existence d'une péninsule au sud du Mont Fuji et apprends que son climat y est doux. Je décide de m'y rendre, prends mon temps pour redescendre, effectue des arrêts dans plusieurs villes pour visiter des temples, et passe une journée dans la région des Cinq Lacs entourant le mont Fuji pour visiter les fameuses chutes de Shiraito ainsi que le lac Motosuko. Le ciel est couvert malgré quelques timides éclaircies. Je me réfugie dans un konbini pour éviter le froid et commande une boisson chaude. Au bout de quelques minutes, je me retourne pour regarder à travers la baie vitrée lorsque soudain, le mont Fuji, drapé pudiquement dans les nuages, se dresse face à moi. Envoûté par ce symbole emblématique du Japon, je range aussitôt mes affaires, démarre mon véhicule, conduis à toute vitesse jusqu'au lac Motosuko et en fais plusieurs fois le tour jusqu'à trouver l'endroit idéal pour une prise, avant que les nuages ne couvrent le volcan pour de bon. D'où me vient cette énergie inaltérable ?

"This is a wonderful day, I have never seen this one before."—Maya Angelou.  

Je longe la côte est de la péninsule d'Izu pendant plusieurs jours, explore ses nombreuses baies et ses splendides plages de sable fin, profite du climat agréable et ensoleillé, mange des sushis à me ruiner, me prélasse dans des sources d'eau chaude, emprunte des chemins peu fréquentés à travers la nature, et cherche des détours qui m'intriguent et m'égarent. Je partage également des moments simples mais authentiques avec des locaux qui me réchauffent le cœur, et prends un bain de pieds dans un parc et suis approché par d'adorables enfants qui me parlent et m'interrogent dans leur langue natale, me rendant impuissant à interagir autrement qu'avec des sourires. Un après-midi, je flâne sans but dans une galerie marchande, m'arrête devant un discret bureau de tourisme géré par un septuagénaire, et me présente en tant que photographe en quête de lieux singuliers et dépeuplés. Je lui montre sur une carte une jolie plage isolée repérée sur Google Earth et lui demande comment la rejoindre. Il se met à rire et m'apprend que ce lieu appartient au domaine privé de l'empereur et que par conséquent son accès est interdit au public. Je suis soumis à la tentation de me décourager, mais l'homme persiste, se met à marquer des points de repère sur une carte et soutient avec sympathie mes aspirations : "and why don't you go here…. and here… and there ?" Instantanément, mon regard s'illumine, ma curiosité s'éveille et mon cœur s'emballe.

"Problems that remain persistently insoluble should always be suspected as questions asked in the wrong way."—Alan W. Watts. 

Seul, au bout du monde, au bout de moi-même, je m'arrête un instant le long de la côte, après plusieurs heures de marche sur un chemin aventureux, et m'assieds sur un quartier de roc, les coudes appuyés sur mes genoux, pour contempler la mer et son infini, observer au loin les pêcheurs, écouter le cri des mouettes et le son des vagues venant s'échouer sur les rochers. C'est dans des moments de quiétude comme celui-ci que je parviens à me retrouver, à m'écouter, à respirer avec pleine conscience et à me sentir libre, en paix avec moi-même. Serait-ce donc ça que je suis venu chercher, un moyen de m'évader, d'échapper au chaos du quotidien pour mieux me recentrer ? Je repense à ma vie d'avant, à celui que j'étais avant, à ce que j'ai sacrifié pour pouvoir mener la vie que je mène actuellement. Je me repasse mentalement des images de l'année qui vient de s'écouler. Elle est de loin la plus belle, la plus marquante de mon existence. Des larmes m'inondent le visage. N'y a-t-il personne pour me réconforter ? Mes larmes finissent par tarir. Je me relève et admire une dernière fois l'océan avant de poursuivre mon chemin. Ce n'est pas de la tristesse que je ressens, mais un profond sentiment de gratitude.

“What are you?”“To define is to limit.”―Oscar Wilde. 

Je passe mes derniers jours dans le sud de la péninsule à visiter les lieux recommandés par le gérant du bureau de tourisme, puis remonte paisiblement le long de la côte ouest, plus sauvage et moins habitée que la côte est. Pendant que je conduis, je ne peux m'empêcher de fixer mon regard sur la beauté des paysages composés de falaises rocheuses et de petits îlots. À l'approche de la tombée de la nuit, je suis pris de surprise lorsqu'émerge soudainement une forme conique à l'horizon. "Putain", me dis-je, "Fuji San!" Je m'arrête le long de la route, surprends un vieillard en train de faire une sieste dans son véhicule, et assiste à un magnifique coucher de soleil sur le mont Fuji par-delà la mer. Après deux heures de conduite et seulement cent kilomètres plus au nord, je me retrouve à nouveau dans la région entourant le mont Fuji, et suis inquiet de constater que la température relevée à l'extérieur affiche à présent -3 degrés. Mon GPS me fait passer par des petites routes fortement enneigées et je manque de peu un accident. Je parviens à trouver un parking au calme pour y passer ma dernière nuit au Japon, dans une atmosphère glaciale. Le lendemain, à la différence des autres fois, je me réveille avec la certitude de revoir une dernière fois Fuji avant mon départ. Je conduis jusqu'à la fameuse pagode de Chureito, monte les quelque quatre cents marches menant au sommet, et savoure en silence, pour un dernier instant, la gracieuse présence du mont Fuji, avant que les nuages ne le recouvrent, tel un rideau qui se ferme à la fin d'un spectacle; le spectacle de ma vie.

"There is nothing like returning to a place that remains unchanged to find the ways in which you yourself have altered"—N.Mandela.

Ma rencontre avec le mont Fuji a apporté une dimension mystique à mon séjour. J'y ai trouvé refuge à mon arrivée au Japon, après un bref séjour chaotique à Tokyo dont j'ai rapidement fui le rythme effréné. J'ai eu le privilège de l'apercevoir pour la première fois, pendant un court instant, après deux jours de pluie incessante pendant lesquels j'avais cessé d'y croire. C'est au pied de ce volcan que j'ai trouvé l'inspiration pour surmonter le choc culturel et poursuivre mon voyage, cette fois-ci en van. Le mont Fuji est aussi remarquable qu'imprévisible. Il m'a pris par surprise, lorsque je ne m'y attendais pas, en apparaissant abruptement et de manière aléatoire, au cours de plusieurs étapes de mon parcours : d'abord au sommet du mont Oku-Shirane, puis avec sa cime enneigée au mont Kisogoma, et enfin sur la côte ouest de la péninsule d'Izu. Il a été mon repère, mon guide, mon accompagnateur—l'appel d'ailleurs auquel j'ai répondu il y a un an. Il est la marque du temps qui passe, me rappelle que rien n'est jamais acquis, que tout est temporaire, que chaque histoire, chaque expérience comporte un début, un milieu et une fin... Et qu'il est temps pour moi de clore ce magnifique chapitre de ma vie.

"There is ecstasy in paying attention."—Anne Lamott. 

Je restitue mon van à l'agence, me rends à l'aéroport et attends sagement mon vol pour Paris. Pour la première fois depuis un an, le sac dans lequel tient ma vie, et que j'ai traîné aux quatre coins du monde, me semble léger. Est-ce le résultat de toutes ces affaires égarées au cours de mon voyage, ou tout bonnement le poids que j'ai su laisser derrière moi ? Serge m'adresse un message succinct mais saisissant qui me fait monter les larmes aux yeux : "bon vol, petit prince". Une question me taraude : et demain ? Qu'en est-il de demain ? Je me fais la promesse que demain, quoi qu'il m'en coûte, où que je sois, je continuerai à chercher la lumière.

"The source of all light is in the eye."—Alan Wilson Watts. 

J'arrive à bon port. En attendant les bagages à l'aéroport de Paris, les passagers échangent des banalités, rient avec complicité, et protestent contre la longue attente à la douane. À la gare de Metz, des adolescents jouent du piano en libre-service, et des inconnus me sourient dans le hall. Suis-je bien dans le pays qui m'a vu naître et grandir ? Était-ce légitime, justifié d'aller chercher le bonheur au loin, si c'est d'abord chez soi qu'il se trouve ? Je retrouve avec plaisir ma famille, ainsi que le confort de la vie moderne, et constate que rien n’a changé. Le déracinement et les identités multiples acquises au cours de mes pérégrinations m'empêchent d'être spontané dans mes échanges, renforçant ainsi ma solitude et le sentiment d’être à l’écart, en décalage. Les semaines passent, la vie reprend son cours, la routine se réinstalle et bientôt le voyage me semble bien loin. Pourtant, dans les moments d'égarement, d'angoisse, d'incertitude, d'interrogation et de découragement, il me suffit simplement de me laisser aller à la nostalgie douloureusement agréable de tous ces souvenirs, pour pouvoir entendre cette petite voix familière me murmurer discrètement à l'oreille : "souviens-toi, petit prince, souviens-toi de cette année-là."