En milieu de soirée, fraîchement débarqué à l'aéroport international de Narita, je recherche un moyen rapide et abordable de parcourir les soixante-dix kilomètres qui me séparent du centre de Tokyo et me heurte pour la première fois depuis le début de mon voyage à un obstacle de taille—je ne parviens pas à me faire comprendre. Je fais l'effort d'articuler distinctement et lentement chaque mot, communique maladroitement, parfois avec des gestes ou des mimiques, et fais répéter sans relâche mes différents interlocuteurs. J'ai réussi à monter dans un bus, je constate néanmoins que les passagers partagent tous des caractéristiques physiques asiatiques. L'angoisse me prend à la gorge, mais je finis par appuyer ma tête contre le siège et me résous à débrancher mon cerveau un moment ; il ne me reste qu'à espérer avoir emprunté la bonne ligne de bus. Une heure plus tard, arrivés au terminus, tout le monde descend, je me mets à marcher au hasard en transportant mon sac à dos militaire, sans bien savoir où me rendre. J'aborde des policiers en pleine rue et leur demande où trouver un hôtel pour la nuit, mais ils ne connaissaient pas un traître mot d'Anglais. Un passant m'apprend que ce quartier ne compte pas de lieu d'hébergement dans ses alentours. Au moment de traverser un passage piéton, j'arrête une Japonaise élégante tirant sa valise comme si elle se préparait à rentrer chez elle après une éprouvante journée, lui demande poliment si par le plus grand des hasards elle ne connaîtrait pas un endroit où je pourrais passer la nuit. Visiblement préoccupée, elle insiste pour m'accompagner afin de me rapprocher du prochain quartier touristique, quelques stations de métro plus loin. En la quittant, je la remercie, elle me sourit bienveillamment et s'exclame, dans un Français très honorable, "merci beaucoup". Je fais le tour du quartier, me présente à la réception de plusieurs hôtels, on m'informe qu'ils sont soit complets soit bien trop loin de mon budget. J'aperçois un immeuble qui ne paye pas de mine, entre à l'intérieur et explique au réceptionniste que je recherche une chambre à un prix abordable pour la nuit. Il se met à rire— au Japon plus qu'ailleurs, il parait hasardeux de débarquer dans un hôtel à l'improviste. Par chance, il lui reste des disponibilités et je m'empresse donc de réserver. Il me somme de retirer mes chaussures avant de monter à l'étage. Surpris, je m'exécute sans me faire prier, et sors mes sandales du fond de mon sac. "No", proteste-t-il, avant de me tendre une paire de chaussons d'intérieur à enfiler. Je demande à prendre une douche, il m'indique que le "sento" se trouve au dernier niveau du bâtiment. Dans le vestiaire pour hommes, la nudité collective me surprend quelque peu, mais je m'attelle étonnamment à surmonter ma pudeur naturelle. Une fois dans la salle des bains publics, intimidé, inquiet de commettre une erreur, j'analyse et observe discrètement les moindres détails pour pouvoir reproduire de manière cohérente les gestes des autres. Je prends une bassine et un tabouret, choisis une douchette, me lave consciencieusement, et essaye tant bien que mal de me décrisper. Une fois terminé, je me sèche avant de regagner le vestiaire, m'emmitoufle dans un peignoir traditionnel et me fais assister par un homme qui serre un ruban autour de ma taille. Je descends au premier étage pour m'acheter une bouteille d'eau au distributeur dans une salle commune. Un épais nuage de fumée de cigarette envahit la pièce, et je me retrouve nez à nez avec deux vieillards assis sur une banquette en train de discuter et de regarder paisiblement l'écran d'un téléviseur des années quatre-vingt. En l'espace de quelques heures, je viens de basculer brusquement dans un autre monde et à une tout autre époque. Je reprends l'ascenseur, dépose mes affaires dans un casier sécurisé et m'apprête à entrer silencieusement dans l'espace des chambres. Ce soir, je vais dormir dans une capsule.
Asakusa Observation Deck À mon réveil, immobile dans mon caisson fermé, je prends quelques secondes pour réaliser où je me trouve. Je me prépare pour sortir et décide d'entamer ma journée en me rendant dans un konbini, une épicerie de proximité ouverte en continu, afin de faire le plein de nourriture. J'aborde l'une des vendeuses pour savoir s'ils y servent du café chaud, elle m'oriente vers ce qui de toute évidence ressemble à un réfrigérateur rempli de bouteilles de café infusé à froid. J'objecte que sa suggestion ne correspond pas à ma demande, elle sort l'une des bouteilles et me la remet entre les mains pour m'assurer qu'il s'agit bien de café chaud, et me lance joyeusement en notant mon visage décontenancé "hai, hotto kohi". Plus loin, dans un autre rayon, une dame me fixe avec un grand sourire et s'approche de moi pour me dire "veyi henchoum". Embarrassé, je lui réponds en anglais que je ne maîtrise pas sa langue, elle se met alors à répéter très distinctement "ve-ry hand-some". Abasourdi, je rougis, bafouille, la remercie timidement pour ce joli compliment et pars me réfugier dans les toilettes, équipées à ma grande surprise d'un siège chauffant et d'un jet d'eau tiède destiné à nettoyer les zones intimes. N'ayant pas accès aux plans de Google Map en mode hors ligne pour pouvoir me repérer en ville depuis mon smartphone obsolète, je m'arrête dans une boutique de téléphonie en vue de m'acheter une carte prépayée pour pouvoir accéder à internet partout. Le vendeur m'informe qu'il n'est pas en mesure de me garantir que la carte soit compatible avec mon appareil, et qu'il n'est pas non plus habilité à l'installer. Dans une autre boutique, quelques stations de métro plus loin, je suis accueilli par trois jeunes hommes en costume noir, leur présente mon téléphone et réitère à plusieurs reprises ma demande désespérée. Debouts, les mains liées derrière le dos, ils se penchent lentement en avant pour observer de plus près mon appareil, froncent les sourcils comme s'ils n'avaient jamais vu un tel objet auparavant et poussent quelques oh! d'étonnement, avant que l'un d'entre eux ne soit saisi d'une illumination : — Apple Store ! Je soupire intérieurement, en essayant de ne pas laisser transparaître le moindre signe de détresse. Je finis par me résigner et me rabats sur un plan de la ville récupéré dans un office du tourisme. Ici, les rues n'ont ni de nom ni de numéros, je m'égare facilement et lorsque je demande mon chemin, on m'indique presque à chaque fois la mauvaise direction, ce qui m'oblige à retourner sur mes pas et me condamne à tourner indéfiniment en rond. Dans la rue, on me fait comprendre en maintes occasions que je ne marche pas du bon côté, je croise régulièrement des passants portant un masque sanitaire qui couvre leur nez et leur bouche, et passe devant la vitrine de nombreux restaurants exposant des représentations très réalistes des plats servis afin de donner aux clients une idée du menu. Je m'arrête dans le quartier d'Asakusa pour visiter le temple bouddhiste Sensō-ji, le plus ancien de la capitale. Je ne peux m'empêcher de m'étonner de voir le vendeur au guichet dormir profondément, il me rappelle étrangement ces passagers du métro rencontrés un peu plus tôt dans la journée qui s'adonnaient volontiers à une sieste-minute réparatrice. Je tente de m'octroyer une pause pour manger mes onigris, des boulettes de riz triangulaires entourées d'une feuille d'algue nori, mais ne trouve ni banc ni muret pour m'asseoir, et encore moins de poubelle à portée de vue. Je finis donc par manger debout et attire quelques regards désapprobateurs. Je suis habité par cette impression désagréable de toujours tout mal faire, d'être à côté de la plaque voire d'agacer les locaux, car je ne connais rien à leur culture ni à leurs règles de bonne conduite et leurs coutumes. Je me sens coupable de ne pas m'être assez bien renseigné au préalable, et me retrouve désorienté, déboussolé par la perte de mes repères habituels. J'entre dans un café et commence à m'interroger sérieusement sur la manière dont je vais bien pouvoir organiser mes cinq prochaines semaines dans le pays. Je me mets à lire des articles sur des forums spécialisés ainsi que des retours d'expérience d'autres internautes : "comme vous le savez sûrement, le Japon étant un pays réglementé, normalisé, organisé, il n'y a pas de place pour l'improvisation." Un autre commentaire indique qu'une fois sortis de Tokyo, tous les panneaux sont écrits en japonais et qu'il devient difficile, pour ne pas dire impossible, de rencontrer des personnes qui parlent l'anglais. Découragé, inerte et impuissant, le regard perdu dans le vague, j'observe passivement les clients de ce café au cadre hors du temps où règnent le silence et la discrétion, et m'aperçois bientôt que je suis le seul Européen au milieu d'une vingtaine de Japonais. J'ai l'impression de vivre une scène de film.
Tokyo Tower À l'auberge dans laquelle je séjourne, je discute avec des touristes et réalise que tous ont préparé un itinéraire minutieusement ficelé, certains même depuis plusieurs mois. Ils me demandent d'exposer mon programme et de préciser mes projets, mais ma réponse brève et approximative semble les étourdir. Déstabilisé par leur réaction, je me remets d'abord en question, puis prends conscience aussi de mon désir de me distinguer de tous ces voyageurs pressés qui courent d'un endroit à l'autre, ne prennent pas le temps de s'arrêter et de tourner leur attention vers l'essentiel, ni la peine de s'accorder de vivre des expériences authentiques et d'interagir avec les habitants en dehors de leurs hôtels et des lieux touristiques. J'apprends par ailleurs que tous détiennent le JR Pass, un titre de transport particulièrement rentable réservé aux visiteurs en provenance de l'étranger, leur permettant de se déplacer en train sans aucune limite sur l’ensemble des lignes ferroviaires au Japon. Hélas, il s'avère que pour pouvoir en bénéficier, il faille impérativement le commander avant le départ. On m'informe que le transport en bus, les prix des billets de train individuels ainsi que des vols internes sont excessifs, et que la location de voiture n'est pas recommandée en raison du tarif démesuré des nombreuses routes à péage. Quant à l'auto-stop, on me convainc d'y renoncer aussi, car l'hiver approche, l'attente risque d'être longue et éprouvante, et on m'emmènera difficilement aux différents endroits que j'envisage de visiter. J'ai le sentiment de me retrouver bloqué sans ne rien pouvoir faire, tout parait compliqué ici et rien ne fonctionne comme je l'aurais souhaité. Le rythme effréné de Tokyo, sa foule et son esprit d'innovation et de modernité commencent à m'oppresser et m'épuisent. Jugeant inconcevable de passer l'intégralité de mon séjour dans la capitale, je range mes affaires, quitte l'auberge, me rends à la gare routière et achète sur un coup de tête un aller simple en autobus pour Kawaguchiko, une petite ville bâtie au pied du mont Fuji.
"Just where you are—that's the place to start.” ―Pema Chödrön. Je marche avec le sac sur le dos depuis la gare de Kawaguchiko jusqu'à mon auberge sous une pluie glacée. Tandis que je traverse une rue résidentielle tranquille, une voiture s'arrête, la vitre descend et la conductrice, une Japonaise souriante et gracieuse, me propose généreusement de me déposer, et m'accompagne jusqu'à la réception pour s'assurer que je sois entre de bonnes mains. Le personnel est accueillant, les chambres sont spacieuses et confortables, l'auberge possède une cuisine et un coin salon et invite au calme et au repos. Malheureusement, les prévisions météorologiques des prochains jours ne sont pas favorables, je m'étais pourtant accroché à l'espoir d'apercevoir le mont Fuji. Pendant que la pluie tombe dehors, je reste bien au chaud à l'intérieur, griffonne des itinéraires imprécis, discute avec des voyageurs et poursuis mes recherches afin de déterminer le moyen de transport le plus adapté à mes besoins. Suite à la lecture de retours positifs sur la découverte du Japon en camping-car, du fait du coût relativement abordable, mais surtout de la liberté de pouvoir se déplacer à son rythme et de visiter des lieux moins touristiques, je décide de prendre contact avec une agence de location de vans basée près de Tokyo. On m'annonce un prix qui me paraît à première vue délirant, mais en me renseignant davantage, il s'avère que les tarifs appliqués sont plutôt réalistes. Je précise dans mes échanges d'e-mails que je voyage seul pour une longue durée, relate ma mièvre histoire déjà bien exploitée de pauvre petit étudiant polonais et insiste particulièrement sur ce dernier point dans le but d'obtenir un rabais. Heureux hasard ou simple coïncidence, j'apprends que l'un des gérants partage les mêmes origines que les miennes, et me propose un camping-car à moitié prix de ce qui m'avait été communique au départ. Parallèlement, après deux jours de pluie incessante, il est prévu que le ciel s'éclaircisse temporairement au cours de la matinée suivante avant de se voiler à l'avant d'une nouvelle dégradation. Je fais connaissance avec deux jeunes touristes français qui semblent séduits par l'idée de m'accompagner jusqu'au sommet du mont Mitsutoge, culminant à 1764 mètres d'altitude, et accessible à plus de quatre heures de marche. Debouts à cinq heures du matin, nous entamons la randonnée dans un noir et un silence complet. Très vite, nous nous enfonçons dans les profondeurs de la forêt envahie par la brume. La montée est raide et soutenue. À mi-chemin, une silhouette imposante se découpe brièvement dans un coin de ciel bleu, avant de disparaître à nouveau, avalée par d'épais nuages. Émerveillé par cette brusque et saisissante apparition du mont Fuji, une larme ruisselle sur ma joue. L'espoir vient de rejaillir en moi.
"Would there be this eternal seeking if the found existed?"— Antonio Porchia.Après m'être rendu à Tokyo pour y faire réaliser une traduction certifiée de mon permis de conduire et avoir récupéré mon véhicule de location, j'effectue mon premier trajet pour rejoindre Nikko, une ville située à cent cinquante kilomètres au nord de Tokyo, réputée pour la beauté naturelle de ses paysages montagneux et l'architecture de ses temples. Afin d'éviter toutes les routes à péage sur mon itinéraire, j'emprunte des petites routes limitées à quarante kilomètres par heure et reprends mes anciennes habitudes de nomade en conduisant à nouveau pieds nus. Trois heures et demi plus tard, j'arrive sur place exténué, et me rends à l'office de tourisme pour tenter de recréer l'esquisse de mon plan de voyage égaré lors de ma visite à Kawaguchiko. Dehors, les températures ressenties sont nettement plus fraîches qu'à Tokyo. Peu avant la tombée de la nuit, à l'aide d'une application installée sur l'iPad fourni par l'agence de location, je repère des sources thermales situées un peu à l'écart du centre-ville et décide de m'y rendre pour me ressourcer. Dans la salle des bains, je suis entouré essentiellement de personnes âgées, deviens rapidement un objet de curiosité, et leur accorde la même réciprocité. J'observe leurs visages ridés rayonnant de sagesse et suis surtout captivé par la grâce de leur sourire et l'éclat vif de leur regard, témoins indéniables d'une vie bien riche. En sortant de l'onsen, je m'amuse à tourner en rond en voiture pendant un bon quart d'heure, à la recherche d’une place de stationnement pour la nuit, et finis par trouver une petite ruelle discrète et silencieuse, à l'écart de tout passage. Je grelotte quelques fois dans le courant de la nuit et enfile progressivement plusieurs couches de vêtements, de la tête aux pieds. À l'aube, un vieil homme à l'allure austère toque à la vitre de mon van et me fait signe de m'en aller. Honteux, je me retire aussitôt et tente de m'extirper du froid en me dirigeant vers un kombini, espérant pouvoir m'y asseoir, un café bien chaud entre les mains. Au lieu de cela, je me retrouve assis sur le siège avant de mon véhicule à boire du café en canette et à attendre le retour du soleil. Je me réfugie à l'office de tourisme, demande des informations sur les lieux à visiter dans les environs ainsi que sur les randonnées et activités de pleine nature. On me remet une quinzaine de brochures et plusieurs cartes de la région, sans me fournir davantage d'explications. Face à l'une des employées de l'accueil, je m'obstine dans ma volonté de tenter l'ascension du plus haut sommet de la région, le mont Nikkō-Shirane, culminant à 2 578 m d'altitude. Attentive à ma demande, elle effectue quelques recherches sur internet, obtient un aperçu du sommet en accédant en direct aux images fournies par des webcams, et pousse un gémissement qui ressemble à une menace : "there… is… snooooow!" Puis, elle examine mes chaussures, et me montre une photo de randonneurs en crampons pour me faire comprendre que je ne suis évidemment pas suffisamment équipé pour ce type de terrain. Je la remercie avant de retourner m'asseoir, et réalise, non sans grande déception, qu'en plus de tous les sommets auxquels je vais devoir renoncer, les lacs d'altitude que j'envisageais de visiter sont probablement déjà bien gelés à cette période de l'année. La tête entre les mains, enfoncé dans un fauteuil, je reste immobile, figé pendant un long moment, au milieu de mes esquisses griffonnées et de l'ensemble des brochures éparpillées sur une table basse face à moi. Je fais brièvement connaissance avec Serge, un touriste français voyageant avec un ami, et lui fais part de mes difficultés d'adaptation dans ce nouveau pays. Il me fait savoir qu'il comprend tout à fait ce que je traverse, d'autant plus que je voyage en électron libre et qu'au pays du soleil levant, tout semble différent, même le simple fait de déposer mon sac à terre parait inconcevable pour un Japonais. Il m'explique que je risque de prendre un peu de temps pour m'adapter à la culture et qu'il espère sincèrement que le déclic se produise, car selon lui, le Japon est un fabuleux pays à découvrir. Sa présence me rassure, je me sens épaulé, considéré, écouté, entendu et compris. Pour la première fois depuis longtemps.
Chuzenji Lake Plus tard dans l'après-midi, je surprends une conversation entre deux Italiens à propos d'un sentier de randonnée permettant d'accéder au sommet du mont Nantai, précisément là ou je prévois de me rendre le lendemain. Je les aborde en leur demandant comment ils ont pris connaissance de cet endroit, car je viens moi-même de le découvrir un peu par hasard. Ils m'expliquent qu'ils ont planifié ce voyage depuis plusieurs mois. Je leur demande si je peux me joindre à eux pour la marche et nous convenons de nous retrouver à leur hôtel tôt le lendemain matin. Par chance, le soleil est au rendez-vous, et les feuilles d'automne de l'épaisse forêt qui entoure la ville de Nikko sont resplendissantes. Après plus de trois heures d'effort physique contre un vent glacial, nous atteignons le sommet à 2 486 mètres d'altitude et profitons d'une vue spectaculaire sur le lac Chuzenji. À la descente, ils me manifestent leur reconnaissance de les avoir conduits depuis leur hôtel jusqu'au départ du sentier, car le trajet en bus est onéreux, long et peu pratique. Nous évoquons l'idée d'entreprendre ensemble l'ascension du fameux mont Nikkō-Shirane et nous nous donnons rendez-vous à leur hôtel le lendemain matin. Bien que la météo annonçait du beau temps la veille, une fois arrivés sur place, le ciel semble bien couvert. Je propose que l'on s'embarque dans la randonnée malgré tout car il est prévu que le ciel s'éclaircisse plus tard dans la matinée, et que dans le pire des cas, nous n'aurons qu'à rebrousser chemin. Ils ne souhaitent pas courir le risque, préfèrent rester prudents, et me persuadent à la place de nous rendre au pied d'une cascade située dans les environs. Je suis déçu, frustré—pourquoi n'ai-je pas pensé à mesurer correctement leur degré de motivation et d'enthousiasme au préalable ? Après notre visite, je leur suggère des solutions alternatives, comme la possibilité d'explorer un joli lac non loin de notre emplacement, ou encore de rejoindre une plateforme d'observation, située face à la cascade Kegon ainsi que du lac Chuzenji et ses montagnes environnantes. Ils rejettent toutes mes propositions, me font remarquer qu'il parait risqué de m'arrêter spontanément sur l'accotement d'une route en zigzag pour prendre des photos, et aux alentours de midi me demandent finalement de les déposer à leur hôtel, à plus d'une heure de route, car ils ont décidé de consacrer le restant de la journée à la découverte de temples. De toute évidence, je n'avais pas besoin de compagnons de voyage. Je les dépose au centre-ville de Nikko, et me sens délivré, comme libéré d'un poids, avant de m'apercevoir avec irritation quelques instants plus tard que le ciel s'est entièrement dégagé. À l'avenir, je ne laisserai plus personne m'empêcher d'avancer vers la réalisation de mes ambitions.
"Solitude is the place of purification."—Martin Buber.Le soir, je me retrouve dans mon véhicule à réfléchir à la suite de mon itinéraire, avec mon iPad en mains pour effectuer des recherches sur internet, et des brochures et mes gribouillages sur des petits morceaux de papier étalés sur le siège passager avant. Noyé par le surplus d'informations, je ne parviens pas à en extraire l'essentiel ni à définir quelle direction je dois suivre. Je me résigne à l'idée de visiter les lacs de cratère situés plus au nord de l'île, car ils sont soit gelés, soit l'accès est fermé au public. Une partie de moi a envie de tenter l'ascension du mont Nikkō-Shirane, mais je ne sais pas quoi faire des recommandations de l'employée de l'accueil de l'office de tourisme quant à mon manque d'équipement adéquat, au niveau de difficulté de la marche, aux températures négatives, à la présence d'ours et de verglas sur la route, à la quantité de neige fraîche tombée au sommet et à la possibilité que je me perde en cours de route, car les panneaux d'indication sont tous en japonais. Ne serait-il pas raisonnable d'écouter les conseils avisés de cette inconnue ? Le temps d'une bonne nuit de sommeil, je décide de mettre mon cerveau en mode off pour ne pas laisser les pensées intrusives submerger mon esprit. Le lendemain, je me réveille, serein, ouvre les rideaux de mon van pour y découvrir un grand ciel bleu à l'extérieur. Je prends mon temps pour le petit-déjeuner, savoure un café chaud, accueille toutes les possibilités qui s'offrent à moi, et prends la route, en direction du départ du sentier vers le mont Nikkō-Shirane. J'entame la marche seul et croise plus loin un vieil homme, avec qui je choisis de rester pour me sentir en sécurité, mais il me fait rapidement comprendre qu'il me ralentit et que je dois poursuivre seul. Plus haut, je rencontre deux jeunes Japonais qui m'invitent à les accompagner jusqu'au sommet. Je me rends compte une fois en haut que je suis le seul touriste étranger. Depuis le sommet, je me revois douter la veille, presque renoncer à ma mission, et suis rempli d'un sentiment de fierté de m'être écouté et allé au bout de ma curiosité. De façon totalement inopinée, presque surnaturelle, je distingue au loin une forme conique familière et interroge mes compagnons de marche en la pointant du doigt : "Fuji San ?". Ils confirment gaiement, "hai, Fuji San !" Je n'en crois pas mes yeux, comment est ce possible de voir le mont Fuji, alors que plus de deux cent kilomètres nous séparent ? À l'issue de la marche, j'arrive à mon véhicule et me remets à conduire sans avoir déterminé ma prochaine destination. Sur un coup de tête, à l'embranchement, je choisis spontanément de tourner à gauche. Que sera, sera.
"It's always Now."—Eckhart Tolle. J'effectue un bref passage dans le petit village montagnard de Katashina, situé dans la préfecture de Gunma, au nord-ouest de l'île, mais constate que personne n'y parle l'anglais, pas même à l'office de tourisme. Je poursuis donc ma route jusqu'au prochain village de Minakami, à une heure de trajet. Je me rends à l'office de tourisme pour m'informer sur les curiosités de la région et apprends qu'il existe un bel itinéraire de randonnée à proximité. Je passe la nuit sur un parking isolé et par chance, le lendemain, je pars sous un soleil radieux qui laisse présager une magnifique journée. Au départ du sentier, je rencontre un couple de retraités Japonais et leur demande si je peux me joindre à eux, ils acceptent volontiers. Nous communiquons en anglais par des phrases simples et parfois des gestes et n'avons pas de mal à nous comprendre. Ils me demandent d'où je viens et ce que je fais ici, et lorsqu'ils apprennent que je voyage seul en camping-car, ils lancent un long "oh" d'étonnement admiratif voire d'inquiétude. Leur excellente condition physique m'épate, leur bonne humeur contagieuse et leur joie de vivre me font chaud au cœur. À mesure que l'on avance, la femme tombe à plusieurs reprises à terre en raison des plaques de verglas, et semble pourtant amusée, tout comme lorsque j'évoque la présence possible d'ours sur le sentier. De temps à autre, nous nous arrêtons pour faire une pause, et au moment de repartir, elle s'exclame à chaque fois sur un ton enjoué : "okay, let's go". Après avoir atteint le second sommet, nous y restons une vingtaine de minutes, malgré le froid, pour admirer la vue sur les montagnes environnantes, puis nous entamons la descente, et je me retrouve à ramper sur une importante plaque de verglas, en m'agrippant à la glace avec mes ongles. Je commets l'erreur de regarder en bas et suis instantanément pris de vertige, comme attiré vers le vide. Paralysé, je suis pris de panique, ai la sensation de tanguer et au bout de quelques minutes, me sens totalement drainé, vidé de toute énergie. La Japonaise me regarde préoccupée, et répète inlassablement "slow" en souriant bienveillamment pour me mettre en confiance. Je trouve en moi le courage d'affronter ma peur du vide et d'avancer. À l'issue de la marche, un homme âgé, probablement intrigué par ma présence car je suis le seul touriste étranger, me sourit gentiment et m'approche pour me demander mon pays d'origine, avant de me serrer la main et déclarer : "congratulations!" Je remercie et dis au revoir à mes compagnons de marche et retourne à mon véhicule. Je vérifie mes messages sur mon téléphone portable. Serge a retrouvé mon profil sur une application de rencontres, et me contacte pour savoir où j'en suis dans mon voyage. Insaisissable, sans cesse en action, en mouvement, je suis déjà loin, réflexivement conscient qu'à l'inverse, l'immobilisme ouvre les voies de l'absurde.
Mount TanigawaJe poursuis mes explorations de charmants villages de montagne japonais, injustement méconnus des guides touristiques, et avance à un rythme incroyablement lent. Je dors sur des parkings à l'abri des regards, au milieu des montagnes et à proximité de rivières d'un bleu splendide. La délicatesse, la politesse infinie, le calme, le respect ainsi que la serviabilité des Japonais me frappe en permanence. Ils m'abordent régulièrement avec le sourire pour savoir comment je me suis retrouvé à visiter ces lieux peu touristiques, et semblent à la fois intrigués et réjouis de me voir découvrir leur pays de façon aussi inhabituelle. Je passe deux jours à la station thermale de Kusatsu Onsen, dans la préfecture de Gunma, au nord-ouest de Tokyo, et profite des sources thermales sulfurées éparpillées à plusieurs endroits de la ville. J'ai l'impression d'être détaché de la réalité, de la vraie vie, et en même temps, que le champ des possibles est ouvert à l'infini. Mon entourage ne manque pas de me faire régulièrement des piqûres de rappel : "le retour va être dur". Je choisis de profiter de ma liberté et de faire ce dont j'ai envie, même si ce n'est que pour un court instant. Pour le reste, on verra plus tard.
"Is there no rest?" "Harmonious motion is divine repose."—Henry James Slack. Au moyen d'une introspection, je me confronte à la réalité de souvenirs passés de toutes les personnes que j'ai à un moment ou à un autre de ma vie envié voire jalousé, à qui je n'ai pu m'empêcher de me comparer, à travers ma perception d'incomplétude, sous prétexte qu'elles paraissaient joviales, dynamiques, charismatiques, cultivées, sociables, vives d'esprit, douées, déterminées, épanouies, pleines d'assurance et de personnalité, de certitudes et de réussite, et que tout dans la vie semblait leur sourire. Et si moi, sensible, maladroit, lent à la détente et perpétuellement dans la lune, moi qui hésite et cogite lorsque d'autres foncent, me tient à l'écart pendant qu'eux se mettent en avant, crame au soleil tandis qu'eux bronzent, et échoue là où eux réussissent sans effort, et si mon parcours de vie n'était pas supposé ressembler à celui du commun des hommes?
"You have peace", the old woman said, "when you make it with yourself."—Mitch Albom. Je me retrouve par hasard dans les Alpes japonaises à Takayama, surnommée la “Petite Kyoto” en raison de ses ruelles traditionnelles tracées en damier et ses maisons en bois. Je visite plusieurs temples et, sur les conseils d'une jeune employée de l'office de tourisme, me rends dans un restaurant pour manger les meilleurs sushis de toute ma vie. Je fais la connaissance sur Grindr avec un Japonais qui me propose de m'emmener dans des sources d'eaux chaudes naturelles en plein air. Curieux de rencontrer des locaux et friand de nouvelles expériences, j'accepte volontiers. Sur la route, il me confie qu'il est marié. Silencieux, détaché face à cet aveu, le regard perdu à travers la vitre de la voiture, je choisis de vivre sans expectative, en cohérence avec mes valeurs, et de me laisser porter au gré du vent, en toute quiétude. Au milieu de la neige, en pleine nuit, sous un ciel étoilé, je découvre l’incroyable sensation que procure la chaleur du bain mêlée à l'air vivifiant des montagnes. À l'issue de notre baignade nocturne, il me dépose non loin de mon véhicule, et je le remercie de m'avoir fait découvrir ce lieu féerique. Le temps d'une soirée, nous avons trouvé l'un dans l'autre un écho à nos envies d'évasion, d'échappée lointaine.
“Just live well. Just live.”―Jojo Moyes. Après plus de deux semaines passées dans les montagnes, je réalise que les températures sont bien trop basses la nuit pour pouvoir dormir confortablement dans mon camping-car. J'effectue plusieurs excursions dans les Alpes japonaises, envisage de tenter l'ascension du mont Ontake, mais y renonce rapidement, en raison de fortes chutes de neige en altitude et des propos dissuasifs de certains locaux, en particulier suite à l'éruption volcanique de 2014, qui a coûté la vie à cinquante-sept randonneurs. J'effectue une dernière randonnée jusqu'au sommet du Mont Kisokoma, l'une des cent montagnes les plus célèbres du Japon. Depuis le sommet, encore une fois à ma grande surprise, le mont Fuji apparaît au loin, majestueux, de façon subite, cette fois-ci avec sa cime enneigée. En étudiant une carte du relief du pays, je découvre l'existence d'une péninsule au sud du Mont Fuji et apprends que son climat y est doux. Je décide de m'y rendre, prends mon temps pour redescendre, effectue des arrêts dans plusieurs villes pour visiter des temples, et passe une journée dans la région des Cinq Lacs entourant le mont Fuji pour visiter les fameuses chutes de Shiraito ainsi que le lac Motosuko. Le ciel est couvert malgré quelques timides éclaircies. Je me réfugie dans un konbini pour éviter le froid et commande une boisson chaude. Au bout de quelques minutes, je me retourne pour regarder à travers la baie vitrée lorsque soudain, le mont Fuji, drapé pudiquement dans les nuages, se dresse face à moi. Envoûté par ce symbole emblématique du Japon, je range aussitôt mes affaires, démarre mon véhicule, conduis à toute vitesse jusqu'au lac Motosuko et en fais plusieurs fois le tour jusqu'à trouver l'endroit idéal pour une prise, avant que les nuages ne couvrent le volcan pour de bon. D'où me vient cette énergie inaltérable ?
"This is a wonderful day, I have never seen this one before."—Maya Angelou. Je longe la côte est de la péninsule d'Izu pendant plusieurs jours, explore ses nombreuses baies et ses splendides plages de sable fin, profite du climat agréable et ensoleillé, mange des sushis à me ruiner, me prélasse dans des sources d'eau chaude, emprunte des chemins peu fréquentés à travers la nature, et cherche des détours qui m'intriguent et m'égarent. Je partage également des moments simples mais authentiques avec des locaux qui me réchauffent le cœur, et prends un bain de pieds dans un parc et suis approché par d'adorables enfants qui me parlent et m'interrogent dans leur langue natale, me rendant impuissant à interagir autrement qu'avec des sourires. Un après-midi, je flâne sans but dans une galerie marchande, m'arrête devant un discret bureau de tourisme géré par un septuagénaire, et me présente en tant que photographe en quête de lieux singuliers et dépeuplés. Je lui montre sur une carte une jolie plage isolée repérée sur Google Earth et lui demande comment la rejoindre. Il se met à rire et m'apprend que ce lieu appartient au domaine privé de l'empereur et que par conséquent son accès est interdit au public. Je suis soumis à la tentation de me décourager, mais l'homme persiste, se met à marquer des points de repère sur une carte et soutient avec sympathie mes aspirations : "and why don't you go here…. and here… and there ?" Instantanément, mon regard s'illumine, ma curiosité s'éveille et mon cœur s'emballe.
"Problems that remain persistently insoluble should always be suspected as questions asked in the wrong way."—Alan W. Watts. Seul, au bout du monde, au bout de moi-même, je m'arrête un instant le long de la côte, après plusieurs heures de marche sur un chemin aventureux, et m'assieds sur un quartier de roc, les coudes appuyés sur mes genoux, pour contempler la mer et son infini, observer au loin les pêcheurs, écouter le cri des mouettes et le son des vagues venant s'échouer sur les rochers. C'est dans des moments de quiétude comme celui-ci que je parviens à me retrouver, à m'écouter, à respirer avec pleine conscience et à me sentir libre, en paix avec moi-même. Serait-ce donc ça que je suis venu chercher, un moyen de m'évader, d'échapper au chaos du quotidien pour mieux me recentrer ? Je repense à ma vie d'avant, à celui que j'étais avant, à ce que j'ai sacrifié pour pouvoir mener la vie que je mène actuellement. Je me repasse mentalement des images de l'année qui vient de s'écouler. Elle est de loin la plus belle, la plus marquante de mon existence. Des larmes m'inondent le visage. N'y a-t-il personne pour me réconforter ? Mes larmes finissent par tarir. Je me relève et admire une dernière fois l'océan avant de poursuivre mon chemin. Ce n'est pas de la tristesse que je ressens, mais un profond sentiment de gratitude.
“What are you?”“To define is to limit.”―Oscar Wilde. Je passe mes derniers jours dans le sud de la péninsule à visiter les lieux recommandés par le gérant du bureau de tourisme, puis remonte paisiblement le long de la côte ouest, plus sauvage et moins habitée que la côte est. Pendant que je conduis, je ne peux m'empêcher de fixer mon regard sur la beauté des paysages composés de falaises rocheuses et de petits îlots. À l'approche de la tombée de la nuit, je suis pris de surprise lorsqu'émerge soudainement une forme conique à l'horizon. "Putain", me dis-je, "Fuji San!" Je m'arrête le long de la route, surprends un vieillard en train de faire une sieste dans son véhicule, et assiste à un magnifique coucher de soleil sur le mont Fuji par-delà la mer. Après deux heures de conduite et seulement cent kilomètres plus au nord, je me retrouve à nouveau dans la région entourant le mont Fuji, et suis inquiet de constater que la température relevée à l'extérieur affiche à présent -3 degrés. Mon GPS me fait passer par des petites routes fortement enneigées et je manque de peu un accident. Je parviens à trouver un parking au calme pour y passer ma dernière nuit au Japon, dans une atmosphère glaciale. Le lendemain, à la différence des autres fois, je me réveille avec la certitude de revoir une dernière fois Fuji avant mon départ. Je conduis jusqu'à la fameuse pagode de Chureito, monte les quelque quatre cents marches menant au sommet, et savoure en silence, pour un dernier instant, la gracieuse présence du mont Fuji, avant que les nuages ne le recouvrent, tel un rideau qui se ferme à la fin d'un spectacle; le spectacle de ma vie.
"There is nothing like returning to a place that remains unchanged to find the ways in which you yourself have altered"—N.Mandela.Ma rencontre avec le mont Fuji a apporté une dimension mystique à mon séjour. J'y ai trouvé refuge à mon arrivée au Japon, après un bref séjour chaotique à Tokyo dont j'ai rapidement fui le rythme effréné. J'ai eu le privilège de l'apercevoir pour la première fois, pendant un court instant, après deux jours de pluie incessante pendant lesquels j'avais cessé d'y croire. C'est au pied de ce volcan que j'ai trouvé l'inspiration pour surmonter le choc culturel et poursuivre mon voyage, cette fois-ci en van. Le mont Fuji est aussi remarquable qu'imprévisible. Il m'a pris par surprise, lorsque je ne m'y attendais pas, en apparaissant abruptement et de manière aléatoire, au cours de plusieurs étapes de mon parcours : d'abord au sommet du mont Oku-Shirane, puis avec sa cime enneigée au mont Kisogoma, et enfin sur la côte ouest de la péninsule d'Izu. Il a été mon repère, mon guide, mon accompagnateur—l'appel d'ailleurs auquel j'ai répondu il y a un an. Il est la marque du temps qui passe, me rappelle que rien n'est jamais acquis, que tout est temporaire, que chaque histoire, chaque expérience comporte un début, un milieu et une fin... Et qu'il est temps pour moi de clore ce magnifique chapitre de ma vie.
"There is ecstasy in paying attention."—Anne Lamott. Je restitue mon van à l'agence, me rends à l'aéroport et attends sagement mon vol pour Paris. Pour la première fois depuis un an, le sac dans lequel tient ma vie, et que j'ai traîné aux quatre coins du monde, me semble léger. Est-ce le résultat de toutes ces affaires égarées au cours de mon voyage, ou tout bonnement le poids que j'ai su laisser derrière moi ? Serge m'adresse un message succinct mais saisissant qui me fait monter les larmes aux yeux : "bon vol, petit prince". Une question me taraude : et demain ? Qu'en est-il de demain ? Je me fais la promesse que demain, quoi qu'il m'en coûte, où que je sois, je continuerai à chercher la lumière.
"The source of all light is in the eye."—Alan Wilson Watts. J'arrive à bon port. En attendant les bagages à l'aéroport de Paris, les passagers échangent des banalités, rient avec complicité, et protestent contre la longue attente à la douane. À la gare de Metz, des adolescents jouent du piano en libre-service, et des inconnus me sourient dans le hall. Suis-je bien dans le pays qui m'a vu naître et grandir ? Était-ce légitime, justifié d'aller chercher le bonheur au loin, si c'est d'abord chez soi qu'il se trouve ? Je retrouve avec plaisir ma famille, ainsi que le confort de la vie moderne, et constate que rien n’a changé. Le déracinement et les identités multiples acquises au cours de mes pérégrinations m'empêchent d'être spontané dans mes échanges, renforçant ainsi ma solitude et le sentiment d’être à l’écart, en décalage. Les semaines passent, la vie reprend son cours, la routine se réinstalle et bientôt le voyage me semble bien loin. Pourtant, dans les moments d'égarement, d'angoisse, d'incertitude, d'interrogation et de découragement, il me suffit simplement de me laisser aller à la nostalgie douloureusement agréable de tous ces souvenirs, pour pouvoir entendre cette petite voix familière me murmurer discrètement à l'oreille : "souviens-toi, petit prince, souviens-toi de cette année-là."