Après une pause repos à l'hôtel (et une douche bienvenue), nous voilà repartis pour errer dans les rues de Funchal, en attendant d'assister au festival Atlantico. Ah tiens, j'entends de la musique ! Dans la petite rue là, un groupe joue, et il y a une chanteuse avec une belle robe... c'est du fado ! Ah tiens j'entends quelque chose de plus rock là-bas, on va voir ? Oh, c'est une beer-fest ! il y a plein de petits chalets pour déguster des bières différentes; pas de bol, on n'aime pas ça, mais en attendant, j'aime bien le groupe qui chante là. Plus loin, nous passons devant le Ritz. C'est chic, prout prout, hum non, on ne va pas manger là... Oh regarde, une pâtisserie ouverte ! Tu crois qu'on pourrait acheter des pastéis de nata ?!
Nous en faisons, des kilomètres ! Je commence à avoir faim; j'aimerais bien manger un petit truc sur le pouce et flâner dans les rues. On se met en chasse d'un petit bouiboui où on pourrait acheter des bolo de caco à emporter, j'en ai vu plein ce matin. Ah oui, mais là, tout est fermé, depuis midi...
Quelques kilomètres plus loin, j'ai vraiment faim. L'heure devient grave. Nous nous arrêtons pour dîner dans un petit restaurant pas loin de la mer, dans une de ces rues pavées; on entend de la musique par-ci par-là. J'aime bien. Miracle ! Il y a des bolo de caco ! Allez hop, un chacun, du melon en plus pour Guillaume et des moules grillées pour moi. Zou !
Après un énième aller-retour à l'hôtel (j'ai froid, j'ai besoin de ma polaire...), nous voici positionnés sur un petit banc face au port, prêts pour le pestacle d'artifice ! je sautille comme une enfant, et je suis ravie de voir qu'il y a un autre pestacle, de danse cette fois ! plein de jolies danseuses en blanc, qui font des pirouettes, des roulades, des porters, des pas de danse gracieux, avec des ombrelles, des rubans... C'est très joli, surtout avec la nuit qui tombe. La musique devient électronique, et ohhhh ! un pole danceur ! Regarde Guillaume, il est là-bas, il danse avec un drap suspendu, c'est magique, on dirait un oiseau...
C'est l'heure du feu d'artifice ! Apparemment, c'est un concours, tous les samedis; ce soir, l'honneur est au Mexique. Le feu d'artifice tiré est aux couleurs du pays : plein de jaunes, de verts, de roses fuschia, c'est vraiment très beau. Guillaume évidemment, trouve que "c'est mieux celui de Saint Cloud". Je le traite de parisien. Moi, j'adore, en plus il y a eu de beaux effets visuels, que je n'avais jamais vus. La musique était très latino, c'était spécial comme association, mais bien fait. Ça change !
Et voilà, c'est la fin du voyage... Demain, on reprend l'avion à 11h. Au décollage, je ne peux pas m'empêcher d'être très mélancolique; les voyages, j'adore, mais je sais qu'au retour, c'est toujours difficile. Je me demande toujours, quand je suis à l'étranger, comment je vivrais dans ce pays. Là, avec ces températures clémentes, ce nombre d'humains moins important, cette nature diversifiée, ces fleurs partout... je me dis que j'y serais bien. ll y a une université à Funchal, donc sûrement une BU, non... ?
Comment faire, pour reprendre "le cours normal de la vie" quand on a vu autre chose, d'autres lieux, d'autres gens, d'autres cultures ? Comment ne pas oublier ce qu'on a vu ? Comment reprendre son RER le lendemain, quand la veille, au matin, on était à plus de 2000 km dans une jungle tropicale ? Guillaume est très terre à terre, pragmatique, réaliste; en ce sens, il sait se protéger de ce flux d'émotions contradictoires douloureuses à force. Il ne semble pas être à ce point tiraillé; si c'est le cas, sa philosophie personnelle lui permet de lisser tout cela, de relativiser le tout, et de continuer à avancer sans montagnes russes. C'est là ce qui nous différencie le plus. Moi, je déborde de joie avant le voyage, l'émerveillement me submerge pendant le voyage, et je me noie dans la mélancolie à la fin du voyage. Ces émotions très contradictoires et très fortes me fatiguent littéralement.
A chaque endroit, je me projette toujours; j'ai toujours envie d'être ailleurs, sauf là où je suis. Cela me rappelle ce poème en prose de Baudelaire que j'adore; je ne peux pas m'empêcher de rêver à un ailleurs, à autre chose, pensant que tout serait différent, mieux.
"Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu'il guérirait à côté de la fenêtre.Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
- Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d'habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t'y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l'eau; on dit qu'elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu'il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir !
Mon âme ne répond pas.
- Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l'image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons ?
Mon âme reste muette.
- Batavia te sourirait peut-être davantage ? Nous y trouverions d'ailleurs l'esprit de l'Europe marié à la beauté tropicale.
Pas un mot. Mon âme serait-elle morte ?
- En es-tu donc venue à ce point d'engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S'il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l'extrême bout de la Baltique; encore plus loin de la vie, si c'est possible; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu'obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d'un feu d'artifice de l'Enfer !
Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : N'importe où ! n'importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde ! "
(Anywhere out of the world, Petits poèmes en Prose, Charles Baudelaire, 1869
Cette semaine, c'était comme le Montenegro l'an dernier; un instant out of the world. Alors je tourne la tête vers le hublot, et je dis au-revoir à l'île, au-revoir à mes rêves imaginés pendant une semaine, au-revoir à cet endroit préservé, pour revenir à la réalité. C'est un peu dur; et je hais ce mot. Mais avec Guillaume, ça va aller. Ça sera dur demain, et puis après-demain, ça ira mieux. On va aller travailler, et penser au prochain voyage qu'on fera ensemble.
Et puis nous reviendrons.