[Étape précédente] [Étape suivante]
Ce nouveau carnet de voyage fait suite à nos deux précédents :
Nous l'ouvrons avec cette étape symbolique. "Transater" est un vieux rêve, nourri dès l'adolescence par des lectures de classiques de la littérature de navigation, les livres de Moitessier, des Damiens, de Sir Francis Chichester, de Tabarly, Colas et Kersauson, les récits et vidéos du chanteur Antoine, les récits de tours du monde de Joshua Slocun, Cook, Bougainville, les romans de Henry de Monfreid et ceux de R.-L. Stevenson dont notre bateau a hérité du nom.
Traverser l'Atlantique à la voile est devenu d'une grande banalité. J'ai bien expliqué à ma Maman que la partie la plus aventureuse de ce voyage était le départ de Paris par la Porte de Saint-Cloud. C'est à peine une plaisanterie. L'exploit est surtout d'amener son bateau à un niveau de fonctionnement opérationnel et fiable. Comme nous l'avons raconté dans les épisodes précédents, les défaillances concernent rarement la fonction "voile" du voilier, mais plutôt ses sophistications électriques, informatiques, hydrauliques et mécaniques. Après maints efforts sur ces thèmes, nous avons l'impression et la satisfaction fragile d'y être parvenus.
Derniers jours au Cap Vert
A part Mindelo, nous ne connaissons pas du tout l'île de São Vicente. Nous consacrons une demi-journée à voir ce qu'on nous a indiqué de remarquable : la grande plage de São Pedro. Un coup d'aluguer pour nous y faire déposer et découvrir cette magnifique baie. Des barques de pêcheurs authentiques comme dans les cartes postales du Cap Vert.
Un petit coup d'aluguer collectivo au retour, entassés à dix-neuf dans un van, nous ramène à Mindelo. Ce sera notre seule visite, parce que le créneau météo a l'air stable pour le début de semaine prochaine. D'ailleurs nos voisins Blanche et Clément ont décidé de partir aussi bientôt et nous tentons de voir comment communiquer directement entre bateaux via Iridium. Et bien ça ne fonctionne pas, parce que les fournisseurs d'accès Iridium n'ont tout simplement pas prévu qu'on puisse adresser des messages entre usagers Iridium de providers différents.
La logistique de cette nouvelle traversée qui s'annonce est spéciale. Nous connaissons bien les possibilités des petits supermarchés et marchés de Mindelo. Il faut faire avec. Des oranges, des pamplemousses et des bananes, beaucoup de bananes et à plusieurs stades de mûrissement. Nous les avons testées dans les jours précédents. Comme tous les autres fruits et légumes, ils sont cueillis au bon moment sur Santo Antão et transportés dans la journée. On peut les regarder mûrir de jour en jour sans traitrise. Des carottes terreuses non lavées, des avocats un peu durs. Depuis que nous sommes au Cap Vert, nous trouvons un excellent goût à tous les fruits et légumes consommés. Enfin des tomates qui ont du goût ! Nous remplissons plusieurs sacs de provisions, à la limite des capacités de stockage de la soute et du frigo. Un peu d'aliments en boîte, un peu de viande congelée qui dégèlera doucement dans notre frigo. Des yaourts, sans conviction parce qu'ils sont sertis à l'aide d'un film étirable et que nous avons un doute sur leur conservation. Pas de charcuterie, ce n'est pas la spécialité du coin, il nous reste du chorizo à longue conservation, apanage du monde ibérique que nous avons quitté.
A l'arrivée sur le bateau, tout est soigneusement traité : les cartons doivent rester dehors, les fruits et légumes passés dans une solution de permanganate de potassium (oxydant puissant). Toutes ces précautions sont indispensables pour éviter d'embarquer des insectes, et surtout des larves de cafards dont nous aurions le plus grand mal à nous débarrasser une fois au milieu de l'Atlantique.
Nous soignons particulièrement l'approvisionnement en eau. Nous partons avec quatre cent litres d'eau potable en réservoirs et trente litres en bidons et jerricans supplémentaires (pour la douche), auxquels s'ajoutent quarante litres d'eau minérale.
12 mars 2024 - J0 - départ
De nombreux bateaux ont sélectionné le même créneau météo que nous. Certains déjà partis hier et le ponton est grand vide autour de nous. On a vu, entendu et participé à beaucoup d'au-revoirs. D'autres partiront bientôt. Certains, comme Nat et Teva que nous avions rencontré l'an dernier à Tenerife, sont dans l'attente de pièces moteur. Ils ont eu le courage de faire demi-tour en transat. Chapeau ! la décision de la cheffe de bord. Un quart environ des treize bateaux candidats à la transat va vers le Brésil, au moins un vers la Guyane et le reste vers les Caraïbes. Cela nous réjouit sincèrement d'apprendre que Tom, bateau-stoppeur persévérant et sympathique, vient de trouver un embarquement avec Clément et Blanche sur Appa, destination Martinique via la Barbade. Nul doute que nous nous reverrons bientôt.
Comme toujours, il reste une tonne de micro-trucs à faire avant le départ. Hier une dernière machine à laver ; installer une petite baille dans la descente pour mettre les gants, lunettes, téléphones ; remettre en place l'hydrogénérateur et régulateur d'allure ; effectuer les formalités de départ, surtout récupérer les papiers du bateau et le document de sortie du territoire ; solder le dû à la marina et leur rendre les badges d'accès...
Joëlle passe nous saluer. Avec leur voilier Nana, Yves et Joëlle vont faire un tour au Brésil, puis envisagent de revenir vers les Caraïbes.
Ce matin nous avons nettoyé le bateau de fonds en combles, aspirateur intérieur, rinçage, nettoyage du pont, des inoxs et des cordages, rinçages multiples. Il sort du sable rouge de tous les interstices, accumulation de plusieurs semaines de ce vent du désert. C'est lui aussi qui enrichit en nutriments la forêt amazonnienne, ai-je lu. Nos familles nous ont fait le plaisir d'un appel Whatsapp, un petit coucou avant le long silence prévu à douze jours dans les simulations, mais plutôt vingt si les alizés sont faiblards. Nous les prévenons bien. Nous avons Iridium bien sûr, mais les messages écrits et plutôt laconiques ne sont pas un lien bien affectueux. Les amis aussi nous ont envoyé des vœux de bonne traversée. Tout ça fait très plaisir. Liliane est partie acheter quelques pains à la seule vraie boulangerie. Leur pain est bon selon notre goût de parisiens gâtés, mais il se conserve mal.
Umberto, homme multiservice qui tente de s'employer auprès des navigateurs en les interpelant à la sortie de la marina avait bien compris au bout de quelques tentatives que nous n'avions pas de travaux à lui confier. Il a donc fini par demander un cadeau. Après réflexion, je lui dépose mon sac étanche un peu usé avec des chaussures de randonnée qui me font un peu double emploi. D'une part, je nourris ma bonne conscience à peu de frais et d'autre part, j'allège le bateau et réduis mon espace occupé à bord.
Nous avons réussi sans vraiment le rechercher à épuiser la totalité de nos Escudos avant le départ, les dernières pièces au Floating Bar, où nous prenons un café avec Hervé van V., membre très actif de l'association des RM et ancien voisin de ponton à Saint Malo en 2021. Le monde est petit. Il passait sur le ponton chercher son embarquement quand son regard a été arrêté par notre RM. Nous nous sommes rapidement reconnus. Comme tous les grands navigateurs, il partage volontiers et avec humilité son immense expérience de la mer. C'est un ancien de la marine marchande. Il vient aussi nous aider à démarrer. Avec la pendille, aucun bateau autour de nous et un vent arrière, c'est une manœuvre très facile. Il est seize heures. Je sonne traditionnellement trois longs coups de corne de brume à bouche.
Dans l'avant-port, une toute petite houle fait osciller le bateau, ce qui révèle de l'eau sortant du coffre du Bib. Ce n'est que la rigole d'évacuation qui s'est bouchée, sans doute avec tout le sable nettoyé au jet ce matin. J'écope, mais cela donne un coup au moral, moi qui pensais que tout était parfaitement au point. J'ajouterai à la todolist de démonter ces tuyaux et de les récurrer. Il faut dire que le branchement avec de bêtes T n'est pas propice à l'écoulement des dépots. On a inventé le raccord en Y pour ça.
Nous craignions un courant d'air féroce dans le chenal entre les îles Sao Vicente et Santo Antao, comme lors de notre arrivée à Mindelo. Aujourd'hui le vent modéré de quinze nœuds en pleine mer ne déclenche pas un gros Venturi. Nous établissons les deux voiles d'avant en jumelles, sans grand-voile, plein vent arrière. Le génois au vent sur tangon et la trinquette sous le vent. C'est une première pour moi sur ce bateau. On étrenne donc le tangon, le renvoi du hale-bas en pied de trinquette mateloté récemment, la drisse de spi comme hale-haut de tangon et la configuration voiles jumelles. Je cafouille abondamment (la contre-écoute, c'est au-dessus du tangon(*), oui, je l'ai appris). Les longes de mon harnais essaient bien de me ficeler au tangon. Heureusement le plan d'eau est calme et le vent doux. Je corrige tout ça et nous voici plein vent arrière dans le vent qui coule entre les deux îles. Je mets le pilote en mode vent évidemment pour suivre ses éventuels changements. Il aime bien cette configuration. Le bateau est tiré "par le nez" et donc intrinsèquement stable.
🛠(*) explication technique : longtemps je n'ai pas bien compris pourquoi il faut mettre la contre-écoute au-dessus du tangon. Je demandais bien aux collègues navigateurs qui utilisaient le spi. "-C'est comme ça, il FAUT le faire". Maintenant je sais. Quand on tombe le tangon sur le pont et qu'on veut immédiatement faire porter la voile d'avant sur l'autre bord, façon virement à la bouée en régate, on peut ouvrir la voile d'avant, génois ou foc, et la border sans attendre que le tangon soit rangé. Dans le cas de notre modeste croiseur, c'est pour empanner tout de suite la trinquette qu'il aurait fallu que cette contre-écoute passât au-dessus. Qu'importe, nous n'étions pas en course et j'ai donc attendu de ranger proprement le tangon.
Une fois tout d'aplomb, le bateau descend dans le vent avec facilité et douceur. Un arrêt sur image pour savourer intérieurement ce moment. Nous voilà partis sur le grand tapis roulant des alizés. Les côtes qui s'éloignent nous renvoient les belles lumières du jour déclinant de leurs majestueuses falaises. J'éprouve (nous éprouvons ?) le tiraillement de tous les départs. Laisser les gens que nous apprécions, les lieux qui nous étaient devenus familiers. Nous profitons des derniers micro-watts des réseaux mobiles pour envoyer le dernier message d'au-revoir aux parents et amis sur les réseaux sociaux.
Et puis, au fond de moi, je sens confusément un petit poids sur l'engagement de l'aventure à cet instant. Si quelque chose foire, il est très difficile de faire demi-tour. Confiant et plutôt bien préparé, oui, mais lucide sur les difficultés potentielles et l'esprit pas totalement léger.
La soirée se passe bien et la stratégie qui consiste à nous laisser suivre la veine pour ne pas tomber dans le dévent de Santo Antão semble fonctionner. Le dévent d'un île peut se faire sentir jusqu'à environ cent fois sa hauteur. Santo Antão a des sommets frisant les deux mille mètres d'altitude. Leur "ombre de vent" s'étend donc jusqu'à près de deux cents kilomètres en travers de la route directe. Nous commençons nos quarts à la nuit, après un rapide repas sur le pouce.
Chacun à notre tour, nous nous émerveillons du ciel à nouveau très étoilé, un croissant de Lune cendrée, Jupiter qui la suit à la verticale (nous sommes à 16° de latitude et l'écliptique sera à +20° à l'équinoxe prochaine), Orion ridiculement haut dans le ciel et la Grande Ourse qui vient gratouiller l'horizon nord.
Dans la nuit Liliane me réveille. "-On ne va pas dans la bonne direction". Effectivement, nous allons presque plein sud et le goto Martinique indique 99 jours ! La stratégie a partiellement échoué. Quand le vent contourne une île, il arrondit les angles, ce qui nous a finalement conduit dans le dévent qu'on cherchait à éviter. Heureusement nous n'intercepterons qu'un petit bout de la zone de calme. Il faut empanner pour repartir sur la bonne route. Avant de bondir sur le pont rentrer le tangon, je réfléchis plusieurs fois à l'ordre des opérations : allumer le projecteur de pont, enfiler le harnais (*), la frontale, enrouler le génois et son tangon, dégréer le tangon, continuer sous trinquette seule, ranger le tangon, son hale-bas et son hale-haut, empanner la trinquette pour nous mettre dans la bonne direction, enlever la bastaque bâbord, loffer un peu, hisser la GV avec Liliane, revenir sur la route en abattant, enrouler la trinquette, dérouler le génois, établir la bastaque tribord, régler aux petits oignons, retourner dormir. Quelques heures plus tard à l'allure du largue, nous sortons de la bulle de calme, nous marchons à un bon cinq nœuds, qui nous entraîne bien vers l'Ouest.
(*) j'ai constaté qu'on a intérêt à enfiler le harnais forfaitairement, même si on pense au début qu'on n'aura pas besoin de sortir du cockpit. Souvent, il y a un imprévu, une manœuvre qui se coince et alors l'esprit a tendance à bondir, au sens littéral, sur le problème et renacle à "perdre du temps" à enfiler le harnais, ce qui constitue un risque.
13 mars 2024 - J1
Au lever du jour, on devine que le soleil restera un peu voilé dans la journée. Vite ! contrôle des batteries : 72 et 69%. Ça va, mais il ne faut pas laisser la charge se dégrader. Je profite que Liliane s'éveille pour mettre l'hydrogénérateur dans l'eau. Ensemble, nous partageons un petit déjeuner de pain grillé beurré. Rien à voir avec la Madeleine de Proust, mais l'odeur d'un pain grillé en pleine mer est exacerbée par le fait que notre odorat a été exempt d'odeurs depuis notre départ. Il est donc particulièrement sensible à toute effluve, impression déjà ressentie après une semaine de randonnée en montagne.
Hier je me suis râpé le coude et la peau a suinté du sang dans la nuit sur le coussin de la couchette du carré où je dors quand je suis hors-quart. C'est glauque. Notre infirmière du bord me panse professionnellement. En revanche Liliane grommelle un peu.
Ensuite, je largue le ris restant de la grand-voile. Un exemple typique d'écart entre la simulation et la réalité. Cette nuit, nous avancions déjà un peu trop lentement, mais j'ai préféré reporter une manœuvre, alors le petit bateau bleu sur l'écran a pris de l'avance, lui qui n'a aucune peine à fonctionner toujours au top des performances du bateau.
La journée se passe. Il peut paraître incroyable que nous ne nous ennuyons pas. J'avais eu cette discussion avec mon copain de lycée Christian il y a plus de quarante ans. Il tenait pour sûr que la voile est une activité où il n'y a rien à faire et où il faut apporter beaucoup de livres à lire. Bof ! lire ou écouter des podcasts, un peu. Mais on passe beaucoup de temps à dormir, manœuvrer, veiller l'horizon et la route du bateau, gérer la consommation d'électricité et plus tard celle de l'eau.
Egalement mener à bien notre session Iridium quotidienne qui peut prendre une heure : rédiger un mail significatif pour nos veilleurs à terre, charger les fichiers GRIB de vent, examiner de manière critique ce futur qui vient de tomber sur l'écran. Dès que l'on est sous ce régime de données très limitées (on n'a pas Starlink), en plein océan, il est possible de charger les prévisions vraiment valides pour les quatre prochains jours. Au-delà, leur espérance d'exactitude décroit fortement, mais pour que le logiciel puisse exécuter une simulation jusqu'à la fin de la traversée, il lui faut des données pour tous les jours.
Nous avons choisi IridiumGO, et nous sommes satisfaits de ce choix. Sur les pontons, beaucoup de navigateurs ne jurent que par Starlink. A notre départ en 2022, Starlink n'était pas encore opérationnel et la question ne se posait pas. Mais s'il faut refaire ce choix pour la suite, je pense que Iridium reste un choix valide. En cas de départ en canot de survie, on peut l'embarquer. Et surtout sa consommation électrique est minime. On a vite vu en traversée que produire de l'électricité en quantité suffisante est tout sauf facile. Donc nourrir un boîtier Starling qui va encore consommer 40 Watt par ciel clair me paraît discutable. Il y a une question d'usage aussi. On entend des navigateurs contents de se connecter aux réseaux sociaux et regarder des vidéos en mer. Bof ! je suis sûr que si j'avais Starlink je serai irrésistiblement attiré vers ces sources de consommation de notre vie. Je suis bien content que le faible débit de Iridium nous invite à une certaine sobriété dans nos échanges. Cela laisse du temps pour regarder les étoiles, ce qui était pour moi le grand manque de la vie adulte, citadine et professionnelle.
🛠 Pour les fichiers GRIB, la différence avec les traversées précédentes est que je ne peux plus demander de couvrir tous le trajet avec tous les détails pour les quinze prochains jours. Cela ferait un gros fichier et Iridium a un si petit débit (2400 bit/s soit environ 300 octets par seconde) que la durée du chargement provoquerait systématiquement un échec. Je réduis donc la demande à une seul modèle (GFS), la maille des points à 1° en latitude et longitude, et l'intervalle de temps à un point tous les 6 heures. Le fichier devient d'une taille raisonnable, soit 353kO (kilo-Octets), ce qui peut paraître dérisoire quand on est habitué à la fibre optique, et la session aboutit.
Je profite d'avoir sorti l'Iridium GO pour charger la situation globale de l'Atlantique nord à l'aide de Sailgrib sur le Chromebook. C'est beau et délicieusement désuet une carte météo. C'est statique et truffé de symboles ésotériques, dont certains m'échappent encore ! L'intérêt de cette carte est de voir éventuellement venir de loin une grosse dépression ou, horresco referrens, un cyclone, quoique très peu probable en cette saison.
Ce midi, Liliane sort un délicieux poulet-courgettes-citron assorti d'un boulgour bienvenu préparé lundi avant le départ, le tout agrémenté de radis du Cap Vert. Cinq étoiles.
Nous passons encore beaucoup de temps à dormir. La fatigue nous envahit facilement, effet de l'âge et des mouvements du bateau, quoique l'océan soit clément à notre égard en ce début de longue traversée. Nous avions choisi ce créneau météo aussi pour cette raison. La houle ne dépasse pas un mètre cinquante, ce qui permet de vaquer à la plupart des activités en faisant simplement attention.
A 17 heures, les batteries sont remontées à 100%. Nous pouvons donc conserver la procédure réfléchie de longue date avec Liliane : rien dans l'eau la nuit, et charge le jour.
Au repas du soir, le journal de bord indique : pommes de terre à la vapeur avec du mojo rouge des Canaries.
Nous entamons un débat tactique. Nous avons emporté quatre petits fromages de chèvre du Cap Vert, scellés sous vide. Pour une hypothèse de seize jours de traversée, cela ferait un quart de fromage tous les jours. A deux ! Je sais bien que c'est encore Carême, mais non, décidément, ce serait trop frustrant pour moi. Je préfère adopter un demi-fromage à deux tous les deux jours.
14 mars 2024 - J2
Les quarts de nuit se succèdent. A peine trois cargos croisés de loin dans l'immensité qui nous entoure. Nous avons vu certains navires avec les yeux avant que l'AIS ne les détecte, et d'autres pas. La nuit était fort sombre, les nuages masquant le peu de Lune de ce jour. Certes, son croissant a cru, mais il nous restera caché.
La fin de nuit a été bruyante. Du fait de la baisse du vent, le génois claquait en se dégonflant et se regonflant au rythme de la petite houle.
Après le petit déjeuner, je vérifie la charge des batteries : elles sont à 58% chacune. Le ciel est toujours plombé, on ne peut pas compter sur les photons solaires pour les recharger. Je descends l'hydrogénérateur à l'eau et (surprise ?) il fonctionne toujours parfaitement. Ce ressenti mêlé de doute, d'appréhension et de fierté est un peu le résultat de nos déboires antérieurs. A peine deux passages en Brake dans toute la journée. A l'arrière, sur le pont se trouve un petit calamar mort. Dommage pour lui. Un oiseau marin a manifestement apprécié de survoler notre bateau dans la nuit et de nous laisser quelques témoignages blanchâtres. La mer est pourtant grande ! Peut-être lorgnait-il sur le calamar ?
"-Bon, on se traîne", déclare Liliane, qui ne veut plus que sept nœuds sinon rien. Hélas le vent est mollasson. Une tactique serait de faire un peu de nord au largue plutôt que de suivre la route orthodromique. Ça fonctionne pour les bateaux de course, qui ont des vitesses stupéfiantes à ces allures, ce qui compense largement le trajet supplémentaire en zigzag. Je fais un rapide calcul, je trouve une centaine de milles supplémentaires. Chargés comme nous sommes, je doute un peu que l'accroissement de la vitesse compenserait ce supplément. Ce qui est sûr c'est que cela va occasionner une surveillance bien plus stricte de la route et que c'est un peu démoralisant de pointer son bateau dans une autre direction que le but à atteindre. Le vent promet de remonter un peu dans l'après-midi. En fin de matinée, je me résous à tenter encore une nouvelle configuration. J'installe le Code D. Comme déjà expliqué, c'est une voile taillée à mi-chemin entre un génois et un spi. Il est fait de toile très légère (et fragile) et il est un peu plus creux qu'un génois. Sa plage de fonctionnement se situe entre 90 et 120° d'angle. Nous sommes plutôt à 150° et dans la deuxième partie de la transat, l'alizé sera plein vent arrière à la route. A ces allures de grand-largue ou de vent arrière, la grand-voile dévente les voiles d'avant. Donc soit on les enroule, soit on les tangonne, soit on tombe la GV (soit on laisse battre les voiles et on en achète des neuves à l'arrivée). Qui ne tente rien... Je tente donc le Code D avec grand-voile totalement abaissée. Ça prend une bonne heure parce que je vérifie tout trois fois dans ma tête. Je déroule le Code D, Liliane a réservé une place d'orchestre dans le cockpit. Surprise, tout fonctionne ! Il semble que le code D accepte de se remplir plutôt par la chute que par l'amure ; en tout cas, il reste gonflé, ne claque pas, et veut bien nous haler en route directe vers la Martinique à six nœuds et demi, voire sept et huit dans les surfs. Tout est bien silencieux. La question suivante sera : va-t-on oser le laisser à poste dans la nuit ? Pour le moment, nous n'avons pas vu de grains orageux.
La zone plombée du ciel a fui vers l'ouest, laissant un ciel clair parsemé de cumulus humilis. Le chaleur envahit l'intérieur du bateau, avant-goût des Caraïbes.
A midi, Liliane exhume la deuxième portion du repas préparé d'avance, de poulet et boulgour complété de tomates et jus de citron. C'est bien pratique d'avoir ces plats cuisinés déjà prêts, déjà conditionnés en boîtes hermétiques pour un repas à deux. La logistique, je vous dis ! Et pour la bonne gestion des provisions, ainsi que la surveillance de notre équilibre alimentaire, Liliane tient à jour par écrit un tableau des menus.
Le soleil invite à une douche dans le cockpit. Y aller avec le minimum, parce que tout peut s'envoler. Une serviette nouée à la barre, le savon posé derrière le rail d'écoute, le harnais croché dans la filière arrière. La douche Decathlon reprend du service. Deux litres d'eau douce pour une micro-douche, un intense bonheur !
Le repas du soir est digne des mets des Dieux : des pâtes au fromage et à l'huile d'olive. Presque, parce que les Dieux de l'Olympe mangeaient très probablement des pâtes au blé dur et pas des pâtes "3 minutes". Nous avons prévu plusieurs paquets de ces pâtes rapides dans un but d'économie de gaz butane. Mais franchement, le résultat gâche un peu l'excellent Cheddar que nous avons ajouté dessus. Nous prenons une décision de niveau stratégique : dorénavant nous n'aurons plus de pâtes "3 minutes" et tant pis pour le gaz.
Nous sommes à deux doigts de prendre notre régime de nuit. Liliane de quart et moi au repos en début de nuit. Le bateau fait une embardée, parmi des dizaines déjà vécues à cause de la houle. Liliane me dit qu'il y a quelque chose de bizarre, le bateau avance moins vite. Je bougonne, tergiverse. Prêt à aller me coucher, je n'ai pas très envie d'aller voir. J'y vais : chaussures, gilet, harnais, projecteur de pont, frontale, gants. Flûte ! le code D est complètement à contre à moitié entre le génois et la trinquette et l'autre moitié entre la trinquette et le mât. Travers au vent, suite à un empannage intempestif, probablement dû à l'embardée citée. Je regarde la barre. Le pilote donne une commande à lofer. Incompréhensible. Qu'est-ce que Garmin a bien pu coder là-dedans ? Remarque, c'est bien stable comme ça : le spi veut nous faire abattre, le pilote veut nous faire lofer. Je reprends en manuel. Une courte réflexion : je ne peux pas tenter d'enrouler le code D qui frotte sur tous les étais d'avant, je risque de le déchirer ; je peux tenter de faire passer tout le code D entièrement sous le vent, mais ça va aussi frotter et il risque de faire des cocottes, ce qui compliquerait encore le problème. Bon, il reste la solution de refaire un empannage. Un coup d'œil à l'anémo, le vent apparent est un gentil quinze nœuds, on ne devrait rien casser. J'y vais lentement et hop ! le code D se regonfle du bon côté avec un claquement horrible à entendre. Je ne connais pas un propriétaire de bateau qui n'ait pas des serrements aux tripes en entendant claquer ses "chères" voiles.
C'est provisoirement réglé, mais la météo prévoit quelques rafales cette nuit. Le vent réel est monté à vingt nœuds. Rien de bien extraordinaire, mais c'est peut-être ambitieux de laisser le code D dehors avec notre niveau de navigateurs amateurs. Il a bien marché toute la journée, mais je préfère ne pas risquer un deuxième empannage intempestif. Le premier avertissement était gratuit. Je ressors le génois et finalement on avance bien et en silence comme ça. Une heure a passé. Allez, dodo ! Liliane continue son quart.
Aucun navire croisé dans la nuit. Des trouées entre les nuages me font découvrir sur l'horizon sud de magnifiques constellations que je ne connais pas. Il faudra prévoir une autre vie pour étudier tout ça. Les nuages sont noirs. Je commence à surveiller l'arrivée éventuelle des grains tropicaux. Normalement ce n'est pas encore la zone où ils apparaissent, les fichiers GRIB téléchargés hier comportent l'indice CAPE (Convective Available Potential Energy) qui évalue l'instabilité de l'atmosphère et aussi le niveau de précipitations, tous deux nuls à notre position. Ces nuages noirs sont probablement les mêmes cumulus que ceux du jour, mais je ne peux m'empêcher de leur trouver un air inquiétant. Difficile de rester rationnel la nuit, avec ces foutus cerveaux.
15 mars 2024 - J3
Liliane a eu du mal à dormir. Quelques trains de houle venus du nord faisaient rouler le bateau, qui n'avançait pas très vite.
Au petit déjeuner, le pain grillé sent toujours aussi bon mais, déjà un peu rassis, il n'a pas le bon goût du pain de nos boulangeries françaises, qui même rassis continue de me délecter. Il doit manquer tout simplement un levain pour l'obtenir. J'avais prévu de faire notre pain et m'étais même entraîné pour ça, un coup au four, un coup à la cocotte. Mais bon, pas le temps, un peu de flemme...
En faisant un petit tour dans le cockpit, je vois un poisson volant et des écailles un peu autour. Il a dû se débattre pour retourner à l'eau. Je le remets à l'eau. Sur le pont à l'avant il y a aussi des traces de matières organiques, qui ne ressemblent pas à des déjections. La mer est décidément pleine de cochonneries (du calme, les amis écolos, c'est une blague !).
L'état des batteries est maintenant une satisfaction quotidienne. Ce matin 60%. L'indispensable hydrogénérateur reprend le service. Il donne peu à la vitesse actuelle.
Je m'empresse de chercher une solution pour augmenter la vitesse. Je tente de dérouler le Code D. Hélas ! à cette allure à 170° du vent, il refuse de rester gonflé et il claque. C'est vraiment très en dehors de sa plage de fonctionnement. Je pourrais tenter de faire tenir son point d'écoute en bout de la bôme mais je me demande si les renforts de ce point sont vraiment dimensionnés pour ce fonctionnement où le vent passe "à l'envers" et les efforts aussi donc. Je tiens à le préserver, je l'enroule prestement, façon de parler. Du coup il reste la solution de jumeler les voiles d'avant, comme le jour du départ, génois tangonné au vent et trinquette sous le vent. Ça marche du premier coup, je ne vais pas tarder à donner des conseils d'expert aux autres, surtout depuis que je connais la définition de l'expert donnée par la bande dessinée humoristique de Dilbert : "un expert est quelqu'un à qui on confie une tâche d'expertise. Aucune autre qualification n'est requise." Nous avançons de nouveau à un honnête six nœuds.
Je me prépare tranquillement un café, pendant que Liliane est dans la soute bâbord, qu'elle nomme le "cabouin". Soudain, elle pousse un cri ! Je frémis, j'accours. Un court instant, j'imagine déjà une grosse voie d'eau dans la coque, un membre fracturé, que sais-je ? Il s'agit d'un citron, le troisième à présenter des traces vertes de moisissures. Surtout, le gredin a contaminé la carotte, sa voisine. Il est évidemment important d'inventorier quotidiennement notre stock de vivres frais pour les faire durer au maximum. Liliane s'y colle et trie inlassablement les priorités du jour. Elle revient donc avec le citron coupable, me montre la "chevelure de la carotte", nom poétique qui n'est pas celui d'une constellation du sud, mais bien le signe d'un pourrissement avancé. On imagine à quel point nos ancêtres navigateurs au long cours du XVème au XIXème siècle devaient peiner à garder de quoi subsister, avant l'invention de l'apertisation.
A propos de conservation des aliments, Liliane a tenté de faire du choux fermenté à Lanzarote, suite aux conseils donnés par Anne du Voilier Orion. Le résultat a été convaincant. En ouvrant le bocal, une bonne odeur évoquant la choucroute se dégageait. J'en ai goûté plusieurs fois et c'est donc un succès malgré l'utilisation de bocaux de récupération un peu inadaptés. Néanmoins pour cette longue traversée, nous avons préféré nous abstenir. Le risque de subir une forme d'empoisonnement en pleine mer nous paraît démesuré par rapport au bénéfice du légume fermenté. Quelques boîtes de conserve feront affaire, malgré la différence certaine de goût. Cette réflexion nous amène à nous intéresser à l'apertisation, qu'on pourrait réaliser dans la cocotte-minute. Nous convenons de creuser le sujet à la prochaine escale.
Memo à nous-mêmes : penser à contempler la mer, magnifique et lumineuse.
La session Iridium de ce jour confirme que nous allons rencontrer des bulles de petit temps. Juste après avoir chargé les fichiers de vent pour le reste de la traversée, j'effectue un nouveau routage sur W4D. Il confirme la proposition de descendre un peu au sud de la route directe puis remonter un peu nord. On va suivre ces indications pour l'instant, on verra si cela se confirme dans les prochains jours. L'indice CAPE est pour le moment à 6J/kg, c'est très peu et il n'y a donc pas de risque orageux. J'ai également chargé la situation Atlantique Nord des prochaines quarante-huit heures avec Sailgrib. J'adore cette carte, d'autant plus qu'elle confirme la stabilité du beau temps. Nous sommes planqués derrière l'anticyclone des Açores, qui est descendu bien bas, sous la latitude des Canaries. Les grosses dépressions sont loin au nord. Il ne fait pas bon se trouver en Ecosse. Je note qu'une seconde dépression va bientôt affecter les Açores, en pensant à ces belles îles que nous avons parcourues l'an dernier. De gigantesques ordinateurs, parmi les plus gros du monde, ont calculé tout ça pour nous. Merci aux météorologues.
Dans la journée la température monte considérablement dans le bateau. Le thermomètre nous dit 30°C. Avec réticence, nous décidons d'ouvrir un des petits panneaux de roof pour faire circuler l'air. Depuis notre départ de Roscoff, nous avons laissé tous les panneaux de pont et de cabines fermés en navigation, de peur légitime qu'une vague inattendue passe par-dessus le roof et remplisse le carré de quelques centaines de litres d'eau salée. Ce genre de craintes a déjà été avéré par les mésaventures d'autres équipages, trop confiants dans l'apparence de la mer tranquille. Nous mettons en place le pare-soleil micro-perforé du côté des panneaux bâbords, inondé de soleil toute la journée.
En milieu de journée, Liliane émet un jugement de fin du monde : "-J'ai trop cuit d'oeufs !". Moi, je trouve que ça passe très bien dans à peu près tous les plats les œufs durs. Mais Liliane redoute qu'il n'en reste pas assez pour en faire des préparations plus variées.
La vitesse du bateau faiblit encore. Quitte à ne plus rien charger en dessous de 4 nœuds, nous relevons l'hydrogénérateur et mettons en place le régulateur d'allure, que j'ai déjà abondamment vanté et expliqué. Cette fois-ci l'allure du quasi vent arrière est un nouveau défi. Ces engins ont la réputation de ne pas bien fonctionner aux allures très portantes, car la vitesse apparente du vent est faible (la vitesse du bateau se soustrait à celle du vent réel). Cela doit être un dicton hérité de l'ancien temps où les régulateurs manquaient peut-être de sensibilité. La précision des pièces mécaniques et l'aboutissement des quelques designs qui ont survécu font mentir l'adage. Notre Cap Horn québécois s'en sort très bien. Un peu plus zigzaguant que le pilote électrique, mais suffisamment stable pour que nous puissions vaquer à nos occupations après une courte période d'observation. Il est vrai qu'il est aidé par la configuration des deux voiles d'avant, intrinsèquement stable. L'avantage de traverser un océan est qu'on ne se sent pas très contraint par les bords, ni par les autres conducteurs.
Aucun navire croisé. Quelques rares oiseaux marins au loin. Enfin du temps libre. Pas d'accès Internet (Iridium permet seulement des échanges de SMS et mails). Je reprends avec plaisir la lecture d'un R-L. Stevenson et du mode d'emploi de la nouvelle VHF portable. Liliane bouquine et joue à un jeu de mot à deviner sur son téléphone. Hors connexion, elle n'a même plus de publicités.
Après le coucher du soleil, le crépuscule nous émerveille d'un fond de ciel rouge sombre parsemé de petits nuages noirs au dessus de l'horizon. Une image de transat typique de celle que j'appelais de mes vœux dans mes rêveries de la ligne 13 du métro, lorsqu'il sortait du tunnel pour passer au-dessus de la Seine et que le jour se levait. La fantaisie presque grotesque de la Lune à la verticale continue de charmer ; elle a maintenant largement semé Jupiter ; notre feu de route oscille dans Orion, vaine tentative d'y adhérer (raté, c'est trop loin).
Le repas du soir est fait de noodles instantanés. Un régal ! Ce n'est pas une plaisanterie.
Le quart de Liliane va commencer. Après discussion, nous laissons le régulateur d'allure barrer pour la nuit, en laissant le pilote électrique sous tension, mais débrayé, ce qui diminue sa consommation. Liliane et moi avons franchi un grand pas dans la sérénité en prenant confiance dans le régulateur. Il faudra penser à lui donner un nom, maintenant que nous le connaissons.
16 mars 2024 - J4
Aucun navire croisé dans la nuit.
Le vent était terriblement faible toute la fin de nuit, conformément aux prévisions. Le régulateur d'allure avait du mal à conserver la route (moins de force sur la pale hydraulique, donc moins d'amplification, c'est-à-dire moins de gain dans l'asservissement). Il a conservé globalement l'allure de consigne, mais en faisant des zigzags. Le terme zigzag est d'ailleurs inapproprié avec tous ces Z pointus. Il faudrait nommer cela des "SigSags". Sur la trace, c'est ondulé, ce serait même plaisant si cela ne mettait à chaque fois quelques à-coups dans les voiles. On a déjà souligné le mérite de sobriété du régulateur, c'est parfait. Il a fait le boulot demandé toute la nuit sans empanner, sans se plaindre, sans faillir. On peut dire qu'il est validé (au sens de la norme ISO/IEC 15288, je sais, on s'en fiche un peu).
Dès le lever du jour, je remets le pilote électrique pour optimiser la trajectoire qui doit maintenant pointer vers l'ouest. Le chargement des fichiers GRIB du jour confirme que le vent devrait progressivement remonter. L'hydrogénérateur retourne à l'eau dès que tout l'équipage est debout, au petit déjeuner. La routine, quoi !
J'observe le courant de charge et je le trouve bizarrement faible, seulement 2A alors que nous sommes à plus de 5 nœuds. Le constructeur aurait-il menti ? Il me faut un moment pour comprendre que la vitesse affichée par le GPS n'est pas celle que voit l'hydrogénérateur dans l'eau. J'ai un repère pour cela : quand Liliane dit "on se traîne", c'est moins de quatre nœuds. Il y avait donc dissonance cognitive jusqu'à ce que je voie que la vitesse donnée par le speedo, celle du bateau par rapport à l'eau était effectivement trois nœuds et demi. J'observe un moment et l'écart entre vitesse GPS et vitesse sur l'eau persiste. Il y a donc du courant. Nous avons touché un nœud de courant portant vers l'ouest. Gratuit, cadeau de l'Atlantique.
Dans l'équipage, les avis sont partagés sur l'intérêt d'arriver au plus vite au but. Je trouve une grande sérénité à nous laisser glisser au milieu de ce rien, fût-ce à trois nœuds.
Dans la journée, le vent adonne et nous remettons la grand-voile. Nous avons passé la journée entière d'hier et la nuit dans la même configuration de voiles jumelles. C'est une différence majeure avec les croisières antérieures : la durée. A l'occasion de ce changement, je m'aperçois que l'écoute de génois a ragué sur la filière métallique et simultanément que la contre-écoute, trop tendue, a ragué contre la cadène de trinquette sur le pont. Les deux points de frottement, assortis du léger balancement permanent des écoutes, ont usé pendant des heures les deux mêmes points. Les deux gaines sont rongées, on voit l'âme. Ces écoutes ont l'âge du bateau et sont raides de sel et de soleil. J'avais envie de les changer depuis longtemps, mais nous faisions quelques économies tant que ce n'était pas indispensable. Ce n'est donc pas un grave problème, ça tiendra jusqu'à l'arrivée. Il suffit de régler le chariot d'écoute pour que l'écoute passe un petit peu plus en avant ou en arrière pour éliminer ces points de frottement. J'avais l'esprit obnubilé par les efforts du tangon ; cela m'apprendra à ne plus quitter le pont sans avoir bien examiné comment travaillent toutes les manœuvres. La deuxième leçon, c'est qu'il vaut mieux se contenter d'écoutes en polyester, parce que des écoutes de luxe en Dyneema auraient subi la même dégradation.
La satisfaction du jour : la fatigue regresse, effet habituel de l'adaptation de l'organisme. On peut vaquer à des loisirs. Et aussi veiller à soi-même : boire (de l'eau) avant d'avoir soif, manger avant d'avoir faim, dormir jusqu'à plus soif (!).
Après tout le temps passé sur les problèmes mécaniques et électriques, je m'attelle à la mise au carré de la configuration informatique.
J'ai déjà relaté mon désagrément du fait que la combinatoire matériels vs. operating systems vs. applications de navigation vs. cartographie soit un épouvantable casse-tête qui nécessite soit beaucoup de budget pour du matériel de course au large, soit plusieurs configurations difficilement compatibles entre elles. J'ai fini par adopter la combinaison iPad/Chromebook/téléphone x W4D/Sailgrib x Geogarage/Navionics. Pour avoir discuté sur les pontons avec d'autres navigateurs, dont certains bien plus expérimentés que nous, ils se débattent tous plus ou moins dans ce genre de réflexions.
🛠Une version nominale de cartographie fonctionne : c'est l'iPad avec d'une part l'application Navionics et sa cartographie et d'autre part l'application W4D et ses cartographies SHOM, UKHO, ENC Spain, achetées chez Geogarage. Maintenant je vérifie les systèmes redondants : j'avais prévu en secours : mon téléphone portable et un ordinateur Chromebook, dont les thuriféraires clamaient que ChromeOS étant un dérivé d'Android, toutes les applications Android peuvent donc fonctionner sur le Chromebook. En 2022, j'avais installé tout ça, chargé les cartographies (Geogarage et Navionics aussi) et fait de rapides essais. Un peu trop rapides, pas assez exhaustifs. En fait, ChromeOS n'est ni fait, ni à faire. Notamment au niveau API des couches réseau, il transmet parfois les paquets IP aux applis et parfois pas du tout. On ne sait pas pourquoi, je lance les applis de cartographie et même OpenCPN, sur lequel je n'ai pas prévu d'acheter des cartes. Toutes ces applis sont en attente des infos GPS. D'abord via le flux Wifi/UDP. Il est bien émis en Wifi puisque l'iPad le reçoit. Je l'ai paramétré à l'identique dans les trois applis et aucune ne le reçoit durablement. Ça peut fonctionner une minute ou une heure. Pas du tout opérationnel pour naviguer en tout cas, ça ressemble à Windows, l'OS fait autre chose qui lui paraît plus important, puis d'un coup se souvient qu'il doit aussi s'occuper des applis de l'utilisateur. J'ai aussi essayé le flux en Bluetooth, issu d'un GNS2000 indépendant, ça ne marche pas. Chrome OS me demande d'activer en mode Installateur un module qui justement ne se trouve pas dans la liste (NOM ?). Tout ce travail prend plusieurs heures. Finalement, je note que j'ai deux configurations parfaitement fonctionnelles : l'iPad et le téléphone portable. Ça sent le chemin du retour à Paris pour le Chromebook.
Le vent revient, comme prévu, après que nous sommes descendus un peu au sud de la route directe. Dans la configuration voiles jumelles, je ne peux pas trop lofer pour revenir plein ouest, le génois prend à contre et claque horriblement. Une manœuvre un peu longue, mais sereine : revenir en mode Cap sur le pilote, enrouler le génois, dégréer et ranger le tangon, ranger au fur et à mesure hale-haut et hale-bas, dégréer la bastaque sous le vent, libérer tous les ris de la GV, border la trinquette, lofer au près bon plein (en plein Atlantique, on a de la place, un peu comme dans un immense parking de supermarché complètement vide, c'est marrant de passer en diagonale), hisser la grand-voile avec Liliane, étarquer, vérifier que les ris sont "mous", abattre sur la route, déplacer la retenue de bôme au tiers arrière (selon commentaires de notre ami Alain, plein de bon sens), rentrer la trinquette, ressortir le génois sous le vent, ranger écoutes et drisse dans le cockpit. Aller faire un café. Vérifier après quelques minutes. Fin de la manœuvre.
Une grande jubilation de voir Tusitala glisser le reste de la journée dans la petite et la grande houle. La grande a une période de douze ou quinze secondes, majestueuse et puissante. On aimerait lui demander d'où elle vient et qu'elle nous raconte son long parcours.
Le repas du midi est le résultat de la cueillette du jour dans la soute. Tout ce qui mûrit est impitoyablement mangé, donnant lieu à de variables et délicieux mélanges. Ce déjeuner, c'est tomate, kiwi, oignon, ciboulette, œuf dur et reste de pâtes 3 minutes.
Aujourd'hui est une marque spéciale : nous avons dépassé le premier quart de la route jusqu'à notre but. Pas de champagne, mais une satisfaction certaine pour ce partiel réussi avant l'examen final.
Pour économiser l'usure de la drisse, nous rentrons le Code D dans son sac. C'est du boulot. Sur le pont à l'avant, je me délecte des grandes moustaches d'écume de l'étrave. Et en préparation de la nuit, la trinquette remplace le génois un peu trop puissant. On a vingt-et-un nœuds de vent, c'est juste parfait pour déguster des panais et des carottes à l'eau.
Le vent monte plus que prévu. Pas besoin de lire l'anémomètre pour savoir que la bateau est encore un peu surtoilé, selon nos critères de confort. Le bateau se satisferait de continuer comme ça, mais pour notre sommeil, nous décidons d'assagir la bête en prenant un ris pour la nuit.
17 mars 2024 - J5
La nuit a été agitée avec pour résultat quelques plis sous les yeux. C'est assez déterministe : vindt-cinq nœuds de vent donnent un clapot désagréable, en plus de la houle. L'alizé est encore puissant malgré la saison qui avance. Pas autant qu'en décembre ou janvier cependant, où certains équipages et bateaux ont souffert de casses les années précédentes. Personne ne se plaint, hein ! Nous avons le privilège d'avoir choisi d'être ici.
🛠Je ne me satisfais pas du fonctionnement de l'hydrogénérateur. Certes il charge, mais il lui arrive encore de passer en Brake. Je ne comprends pas. J'investigue au fond du cabouin avec mon multimètre. Comme les paramètres de tension et courant n'arrêtent pas de varier, je filme avec mon téléphone pour réexaminer tout ça au calme et faire un rapport clair au fabricant. L'afficheur du convertisseur s'éteint au bout de quinze secondes et il faut appuyer sur un bouton pour le rallumer. Il me manque une ou deux mains pour tenir tout ça.
Aujourd'hui je tente le téléchargement d'un nouveau modèle de vagues. Quand on est à proximité des réseaux mobiles, Windy donne toutes les infos. Ici en mer je recherche parmi la grande quantité de modèles disponibles que je ne connais pas tous, un modèle pas trop lourd à charger par le lien très bas débit de Iridium. Je choisis le doux nommé MFWAM Global. Ça fonctionne, c'est même joli sur la carte (screenshot) sinon réjouissant. Il confirme ce que dont nous sommes déjà les témoins, trois mètres de creux, rien de bien problématique du point de vue navigation, sinon pour notre confort. A nos âges, les cervicales n'aiment pas être chafustées en permanence. Quand on veut dormir, il faut caler la tête avec un oreiller pour éviter qu'elle oscille pendant le sommeil. Le modèle annonce aussi que nous allons conserver cette mer pendant au moins trois jours encore.
Le paysage sous-marin est marrant. Nous passons à moins de cinquante kilomètres du Rocket Seamount, un gigantesque sommet à 112 mètres sous la surface, qui domine de plus de quatre mille mètres la plaine océanique avoisinante.
Vers vingt-et-une heure, nous avons fait un tiers du trajet.
18 mars 2024 - J6
Pendant mon quart de nuit, comme certaines vagues envoient de l'eau bouillonnante sur l'arrière du cockpit, j'ajoute le plexi bas de la descente, des fois qu'une d'elles viendrait s'inviter plus avant.
Quelques heures plus tard, entre deux tours d'horizon, je suis allongé sur ma bannette, à regarder les étoiles à travers le grand plexi avant. Le cerveau prend l'habitude des bruits et des mouvements erratiques mais pas complètement aléatoires du bateau. Lorsque j'entends la trinquette qui fasseille plus longuement que d'habitude, je sens que quelque chose ne va pas. Le temps d'arriver à la descente, le bateau gite du "mauvais côté". Cela a aussi réveillé Liliane, qui m'interroge. "-On a fait un empannage." En douceur, grâce à la retenue de bôme que je venais précisément hier de regréer comme me l'a suggéré mon ami Alain dans un commentaire de notre blog. Il a raison, c'est bien plus pratique d'y avoir accès à partir du cockpit que de devoir aller sur les passavants. Le bateau est en quelques sortes à la cape bâbord amures. La trinquette à contre veut le faire abattre, la GV à contre veut le faire lofer, ainsi que le pilote qui a mis la barre en butée. Bon, il n'y a pas péril, on prend le temps de bien réfléchir à la manœuvre. Mettre le gilet dans "l'obscure clarté qui tombe des étoiles" (*). CLAC ! PCHHHHH ! Flûte ! la tirette de secours s'est coincée dans le petit caillebotis et le gilet commence à se gonfler. Je l'enfile quand même, un peu engoncé. Ensuite, tout devient clair. Reprendre la barre à la main et réactiver le pilote dans la direction que la bateau a envie de prendre. Reprendre la trinquette du bon côté, le bateau recommence à avancer. Le vent est à vingt-quatre nœuds, la trinquette nous tire à cinq nœuds. Le cerveau : "-Pourquoi t'embêtes-tu avec plusieurs voiles ?" Ensuite, doucement, tout doucement, larguer la retenue de bôme pour que la GV passe aussi du bon côté. Très bien, on avance vite. Restons calme. Loffer, border la trinquette, lofer encore. C'est prêt pour un virement. Ne plus toucher à la GV. Reprendre la barre à la main. Dans ma tête : "-Paré à virer ? ... -Paré !" comme à l'école. J'envoie le virement, ça se passe plutôt bien. Récupérer la trinquette du bon côté. Abattre, abattre, tout doucement jusqu'à l'allure prévue initialement. Remettre le pilote en mode Vent. Choquer la GV et reprendre la tension de la retenue de bôme. Régler aussi la trinquette. Ranger le capharnaüm de ficelles dans le cockpit. Vérifier avec les yeux et le cerveau que tout est en ordre. Et chercher à comprendre ce qui est arrivé. Franchement, difficile à dire. Le vent a-t-il molli et changé de direction soudainement ? Une vague a-t-elle soulevé la hanche bâbord du bateau et l'a fait pivoter ? Habituellement les vagues arrivaient de tribord. Elles soulèvent effectivement la hanche tribord, ce qui peut provoquer une auloffée que le pilote va récupérer plus ou moins rapidement, mais sans autre conséquence qu'une embardée. Je n'aurai pas la réponse. Pour le reste de la nuit, je prends un peu plus de marge par rapport au vent arrière, mais nous n'allons plus tout à fait dans la direction optimale.
(*) je ne me souvenais plus, mais c'est de Corneille.
Lune couchée, Le ciel est limpide et sombre. Je prends le temps de regarder. Parmi les constellations inconnues (de moi), je crois discerner deux taches pâteuses. Effet de mon imagination ou bien sont-ce les fameux Nuages de Magellan ? Je vais tenter d'élucider ça pour demain. En tout cas, c'est beau et émouvant comme la première fois que j'ai vu la Tour Eiffel en venant passer mes concours à Paris. Je cherche infructueusement la Croix du Sud, elle n'est peut-être pas visible toute le nuit. A voir...
Le lever du jour nous gratifie de la belle Venus, qui précède le lever du Soleil. L'ambiance est plutôt sereine au lever du jour, la mer assagie et le vent revenu à dix-sept nœuds. L'espace d'un instant je serais tenté de larguer le ris de la GV pour aller plus vite. Paresse aidant, je le laisse en l'état.
Ensuite nous prenons ensemble le petit-déjeuner. Curieusement, les trains de houle augmentent en manière de salut matinal. Toujours est-il que je suis bien content de n'avoir rien changé aux voiles, l'arrivée de la chaleur du jour est effectivement suivie de rafales à trente nœuds, auxquelles Tusitala et son pilote font face sans faillir.
En sortant faire un tour d'horizon, je trouve un micro poisson volant au milieu du cockpit, devant la barre. La taille d'un ongle. Il a fallu qu'il fasse un sacré vol pour arriver là, ou peut-être qu'il se trouve sur la mauvaise vague au mauvais moment. Désolé pour lui.
Dans les eaux du Cap Vert, il était arrivé que nous prenions occasionnellement un brin de sargasse dans le bout de retenue de l'hydrogénérateur. C'étaient les premiers indices de latitudes tropicales. Depuis notre départ, leur densité est en augmentation continuelle. D'abord quelques brins isolés flottant de part et d'autres de notre sillage ; puis une présence constante de quelques groupes de taches brunes quel que soit le moment et le côté ; et ces jours-ci de longues nappes filamenteuses, pas encore extrêmement denses mais très fréquentes, signes de la prolifération des ces algues (lien wiki). Initialement attribuées à une production excessive d'engrais dans les bassins des grands fleuves d'Amazonie, ce qui a maintenant été démenti, ces plantes dérivent dans les vents et courants et créent de véritables nuisance lorsqu'elle envahissent les abords des terres, en se décomposant en en émettant des gaz toxiques.
A la revue maraîchère du matin, Liliane constate avec plaisir que les tomates et les concombres du marché africain de Mindelo sont encore en très bon état de conservation.
Les nouveaux GRIB annoncent des perspectives mitigées : la mer va rester dans le même état au moins les trois prochains jours. Ensuite le vent va beaucoup baisser, la mer un peu et des précipitations arriver au fur et à mesure qu'on approche des Caraïbes.
19 mars 2024 - J7
Le lever du jour est un moment d'émerveillement quasi-infantile. Venus nous salue de son œil rieur, le temps de se trouver éclipsée par la lumière du Soleil, exemple persistant et ignoré de domination patriarcale.
Le routage confirme obstinément qu'il reste au moins neuf jours de route. Une zone de vents plus faibles va survenir et le routage nous propose une route pour optimiser son passage, au prix d'un allongement de la route. Cette deuxième partie du trajet sera également émaillée de pluies et d'instabilité de l'atmosphère, synonyme de grains. Malgré les ordinateurs extrêmement puissants des organismes météo, ils ne peuvent modéliser la totalité du globe avec une maille inférieure à un demi ou un quart de degré en latitude et en longitude. Les turbulences d'étendues modestes, telles que grains et orages, passent littéralement à travers la maille, sauf avec des modèles locaux tels que Arome, qui n'est pas disponible en plein océan. L'indice CAPE, qui représente la charge en énergie par kilogramme d'atmosphère, est donc un moyen de donner une probabilité qu'adviennent ces phénomènes turbulents.
Nous poursuivons notre navigation au portant en mettant toujours un peu de nord dans la route, à 140° du vent apparent. A cette allure, seule la grand-voile est vraiment propulsive, la voile d'avant étant assez largement masquée par la GV. D'ailleurs nous laissons la trinquette et même partiellement roulée pour limiter les claquements. Elle sert uniquement à équilibrer la voilure quand le bateau part au lof. La voile d'avant redevient alors active et aide le pilote à récupérer l'allure.
Nous trouvons enfin des moments de "tranquillité éveillée". En effet les premiers jours des traversées sont en général éprouvants, et dégénèrent parfois en mal de mer. Même sans mal de mer, nos organismes accusent le coup et réclament beaucoup de sommeil. Chaque équipier profite donc de ses moments hors-quart pour foncer sur sa couchette et dormir, dormir. Ensuite le cerveau comprend que ça va durer et l'adaptation fait son chemin. Les gestes minimaux de déplacement, les déplacements volontairement lents dans le bateau, permettent de mieux profiter des moments hors-quart et de l'absence de réseaux sociaux : météo, lecture, podcast, rédaction anticipée du présent blog, contemplation de la mer et des étoiles, réflexion sur la suite du voyage et la période cyclonique à venir, lecture des guides des îles des petites Antilles, planification d'un aller-retour en France, un petit café, un banane, un verre de lait d'avoine, le travail ne manque pas. Boire est un acte volontaire obligatoire, n'attendant pas d'avoir soif, sous peine de déshydratation, dont l'un des premiers symptômes est le mal au crâne. Nous veillons à boire une bouteille d'eau minérale par jour à deux, en plus des autres liquides.
Nous surveillons aussi la consommation de l'eau du bord. A ce jour, cent-sept litres en sept jours. C'est conforme à nos prévisions, moyennant une attention permanente l'économie. On aura un peu de marge pour augmenter les douches à l'approche, quand la mer sera plus calme.
Au rang médical, nous surveillons aussi les fonctions de transit intestinal de l'équipage. Quoique trivial, ce sujet est un point de surveillance majeur. Une occlusion intestinale en mer serait une indication sérieuse et cause possible d'évacuation. Les choix alimentaires et l'hydratation sont évidemment des composantes essentielles du bon fonctionnement de cet organe. Tout va bien.
La récapitulation des anciens et nouveaux travaux du bateau est une tâche incessante et sublime, qui nous ferait tutoyer Sysiphe comme un pote de lycée. A part quelques petites infiltrations, nous échappons, touchons du bois, à la fatalité du une-tuile-par-jour. Ce sont donc essentiellement les anciens items de la todolist qu'il faut revisiter et prioriser par rapport à nos perspectives de l'arrivée au Marin, de l'envie de n'y point traîner et de la prochaine session de chantier au sec. Nous commençons à examiner les possibilités des chantiers du sud des Caraïbes, en dessous de la limite toute théorique des 12,5 degrés de latitude qui nous mettraient à l'abri des cyclones. On envisage Grenada ou Trinidad.
La récolte d'images devient assez monomaniaque. Difficile de transmettre le relief de la mer. Elle apparaît souvent plate, il manque la stéréo. On trouve donc au chapitre des photos, beaucoup de levers et couchers de soleil, et au chapitre des vidéos, beaucoup de sillages du bateau. Le tout agrémenté de quelques moments de vie à bord, essentiellement autour des repas pris ensemble.
Ce soir, saucisses lentilles. Les saucisses longue conservation sous vide viennent de Madère. C'est délicieux.
Le vent monte après le coucher du soleil. Je prends le premier ris, tout va bien.
Les ennuis volent en escadrille disait Chirac.
Premièrement, depuis quelques jours, la barre grince lors des grands débattements. Maintenant elle grince aussi dans les petits débattements. C'est difficile de savoir exactement d'où viennent les grincements. En furetant dans la soute, je pense détecter que cela vient du frottement d'une bague en nylon sur le haut du tube de jaumière. Je consulte Yann par Iridium et il me répond de ne surtout pas mettre d'huile ou de graisse, seulement du lubrifiant sec type téflon (idéalement Mc Lube de Harken). Il fait nuit, on verra demain.
Deuxièmement, à l'occasion d'un tour d'horizon, mon regard passe machinalement sur la GV. Gloups ! La deuxième latte n'est plus reliée au chariot du mât. Je distingue la tête de vis et même son contre-écrou. La houle est remontée, je ne me vois pas aller au pied du mât revisser la latte de nuit, ce qui demande un peu de précision. Je vais donc juste récupérer l'écrou de peur qu'il se dévisse lui aussi dans la nuit et qu'on le perde. Mais pas question non plus de laisser la latte flottante. Je prends donc un deuxième ris pour l'enfermer contre le bôme. Dans la nuit, le vent va redescendre et nous serons sous-toilé. Tant pis.
Troisièmement, avant les quarts de nuits, je prévois de remonter l'hydrogénérateur. Je note systématiquement la charge des batteries en début et fin de journée, et ce soir ce n'est pas bon du tout. D'habitude la charge remontait vers 70 ou 80% après la journée entière d'hydrogénération. Ce soir nous sommes seulement à 55%. Rien de grave, cela suffit pour la nuit, mais c'est une anomalie qu'il faut comprendre.
Je relève donc l'hydrogénérateur pour que Liliane puisse quand même trouver un meilleur silence dans la cabine arrière. Ensuite je passe plusieurs heures à examiner les enregistrements de charge. Il y a de nombreux arrêts "Brake" (frein). Encore. Il y a aussi les arrêts lorsque bateau avance trop vite (à plus de huit nœuds, il semble que l'hélice cavite et ne produise rien), et d'autres arrêts lorsque le bateau va trop lentement (en dessous de 4,5 nœuds, comme l'indique la notice). Ayant passé quelques heures aussi à faire des mesures dans la soute, il y a quelques jours, je soupçonne encore des chutes de tension indues dans le raccordement. Plus précisément dans le porte-fusibles avec des lamelles élastiques pour tenir le fusible en verre et des vis pour fixer les câbles. Je me note ce travail pour demain.
20 mars 2024 - J8
Pendant cette nuit surviennent deux évènements symboliques.
D'abord nous avançons l'heure du bord, pour refléter notre longitude croissante. Après discussion avec Liliane, nous avons choisi de faire ce changement comme pour les transitions heure d'été/heure d'hiver : en pleine nuit, à deux heures du matin, il est une heure. Nous sommes maintenant calés sur UT-2 (fuseau Fernando de Noronha), ce qui sera plus en adéquation avec la lumière du jour. Cela affecte les montres de poignet, les appareils téléphoniques, les appareils photos et GoPro, les MacBooks perso. Par contre, les appareils de navigation restent calés sur l'heure UTC.
Ensuite, au petit matin nous dépassons la marque de mi-parcours. Comme pour tout projet, il faut des objectifs intermédiaires pour maintenir l'équipe motivée. A cet endroit, nous étions exactement au milieu des 2080 milles nautiques entre Mindelo et le point sud de la Martinique. Comme le Petit Prince, à "mille milles de toute terre habitée"(*). Aucun mouton n'est venu nous réveiller.
(*) : ce n'est pas tout à fait exact, la Guyanne et le Suriname sont à une distance un peu moindre, mais on ne va pas ergoter...
Dès le petit déjeuner pris, la trousse à outil est de sortie, les travaux commencent.
🛠 Le premier sujet à traiter est le fonctionnement encore douteux de l'hydrogénérateur. Dans la soute, je dévisse complètement puis je resserre fermement les vis des fils électriques sur le porte-fusible. Je ne vois pas de différence claire, mais ça ne fait pas de mal. Je passe un coup de bombe Contact sur les lamelles du porte-fusible. Ensuite l'hydrogénérateur à l'eau; oui, mais avec deux ris et le vent descendu à treize nœuds, on n'avance pas trop et il ne produit pas. Patientons, le vent va revenir. Après le temps passé à examiner les courbes de charge des batteries, je sais maintenant distinguer entre les anomalies vraies (passage en Brake) ; les arrêts pour cause de sur ou sous-vitesse ; les périodes de charge normale. Je me note comme travaux non-impératifs à l'escale de refaire ce câblage en fil plus gros et remplacer le fusible verre par un fusible à boulonner.
🛠Le second sujet est la réparation de la latte de GV. J'ai des doutes sur le fait d'arriver à insérer la vis dans la tête de latte, debout au pied du mât avec les mouvements du bateau. Peut-être va-t-on devoir affaler la grand-voile. Finalement je tente, bien harnaché au mât pour avoir les deux mains libres. Les éléments sont bienveillants, la latte veut bien venir s'aligner face à la vis, la mer ne monte pas sur ses grands chevaux à ce moment, je ne perds pas le contre-écrou, ni la clé plate de 17, et le tout finit par s'emboîter. Les autres lattes ont l'air de rester bien vissées, il faudra contrôler tout ça à l'arrivée. On peut donc hisser toute la toile, le bateau reprend de la vitesse et l'hydrogénérateur ronronne de plaisir.
🛠Le troisième sujet consiste à aller pulvériser du PTFE sur la bague nylon. Auparavant, il faut vider les bacs de fruits et légumes, les réordonner dans le carré. Je pulvérise. Gros doute sur le fait que le Teflon arrive à pénétrer l'interstice entre les deux pièces qui frottent. Pas de réduction sensible des grincements. Je pulvérise encore un peu et on laisse agir. C'est seulement en fin de journée que nous constaterons que les grincements ont disparu. Pas sûr que ce soit dû au Teflon. La mer a changé, l'allure du bateau aussi. La barre force moins. On verra.
La journée se passe. Nous profitons de notre temps libre pour envoyer quelques nouvelles par Iridium aux amis et aux parents. Normalement cet outil de communication très lent est dédié à la météo et aux vacations de sécurité.
Au chargement des fichiers de vent du soir, je vois que les derniers jours de la route, à l'approche de la Martinique offriront peu de vent. Le routage propose de tirer de nombreux bords de grand largue avec des empannages successifs pour optimiser le trajet. Un peu comme Waze en voiture qui, pour gagner une minute, est capable de nous faire faire plusieurs kilomètres de routes vicinales. J'examine les champs de vent, je soupèse l'augmentation des manœuvres vs. le gain espéré de vitesse. J'en discute avec Liliane. On va plutôt tenter autre chose : remettre en place les voiles d'avant jumelles. D'abord, c'est une solution très populaire dans le milieu des plaisanciers de la transat, c'est joli, stable, silencieux. Pas très rapide, d'accord. Pour nous c'est un peu une découverte, puisque nous ne l'avons expérimentée que le premier jour en partant du Cap Vert.
Allez, on se lance. D'abord revenir au près sous trinquette pour abaisser toute le grand-voile, la ferler proprement, qu'elle ne risque pas de se gonfler accidentellement sous une rafale, ensuite revenir au portant, gréer le tangon au vent, prendre l'allure proche du vent arrière et déployer le génois ainsi tangonné. Manœuvre terminée, je range et j'observe comment ça bouge. Ça ne me plaît pas du tout. Je vois le tangon, tenu en son milieu par le hale-haut et le hale-bas, ployer à chaque fois que le génois lui inflige un coup de boutoir. Ça ne va pas tenir longtemps si une grosse rafale arrive. Alors je recommence, enrouler le génois, descendre le tangon et aller passer le hale-bas en bout de tangon. Les efforts sur l'espar seront uniquement en compression, pas en flexion. Je me rends à l'avant. Flûte ! les diamètres de l'écoute et du hale-bas sont trop gros pour entrer ensemble dans le piston de l'embout du tangon. Je reviens chercher une manille Dyneema. Je n'en ai plus d'avance. Heureusement je trouve une boucle inutilisée. Parfait, l'écoute frappée sur cette boucle en bout de tangon, je peux ressortir le génois. Beaucoup mieux ! on voit le tangon travailler en compression. Le point d'écoute est modérément fixe et le génois assez bien ouvert. Je pourrais étarquer encore pour le faire plus plat, mais je trouve déjà les tensions importantes. Laissons mûrir cette installation et voyons comment on tient l'allure.
Comme conséquence probable de mon intervention sur les cosses du fusible, l'hydrogénérateur a chargé toute la journée sans discontinuité. Pas toujours plein pot, à cause de notre vitesse faible, mais de manière fiable. Liliane a l'oreille particulièrement calibrée sur l'état de fonctionnement de l'appareil. Un bonheur quand tout fonctionne enfin.
Liliane l'a baptisé Leo L'Hydro, parce qu'il ronronne comme un gros matou qu'elle a eu jadis.
Cela nous rend plus détendus pour le reste de la nuit.
21 mars 2024 - J9
Les quarts nous régalent de ciels fascinants. Je profite du temps éveillé pour ouvrir mon application Stellarium (version mobile Premium). Le Grand Nuage de Magellan serait à peine visible (au sens astronomique) très bas sur l'horizon sud, avant vingt-et-une heures. Alors c'est fichu, parce que tous les horizons sont frangés de petits nuages de beau temps. Impossible de voir les astres sur l'horizon. Les deux taches aperçues il y a deux jours ne sont pas les galaxies satellites de la nôtre dont j'espérais la vue.
Toute une nuit à nous dandiner gentiment. Moins de claquements, moins de grincements, moins de consommation du pilote. Et surtout l'esprit tranquille par rapport à l'absence de risque d'empannage. A peine quelquefois un train de houle traversière vient perturber cette douce glissade.
Le vent confirme sa baisse et la mer s'y applique aussi. Nous enlevons le panneau plexi bas de la descente, aucune vague ne menace et l'air circule mieux. Je vais aussi installer l'occultant du panneau avant, on voit moins bien la mer, mais il tamise bien la lumière. Comme nous allons pouvoir rester plus facilement dans le cockpit, ce sera parfait.
La physionomie des nuages change un peu. Leur taille en altitude devient plus grande et ils commencent à avoir des airs moins mignons que les jours précédents.
La faible vitesse du bateau nous amène à changer notre méthode de charge. Puisque l'hydrogénérateur produira très peu aujourd'hui, et la meilleure énergie étant celle qu'on ne consomme pas, nous mettons en service le régulateur d'allure et coupons totalement le pilote électrique. Le soleil très actif à la verticale charge pas mal. En fin d'après-midi cependant il faudra le remettre un peu profitant de l'accélération du vent au moment du coucher du Soleil. On ne peut pas se passer de l'hydrogénérateur, ce que d'autres avant nous avaient déjà identifié, à moins de renoncer au frigo.
Régulateur d'allure donc, à l'efficacité confirmée. Plusieurs heures nous nous laissons mener par cet engin sans nom. Une petite sieste. Bizarre, le bateau accélère vivement, le Soleil est pile devant. Que se passe-t-il ? Je fonce dans le cockpit. Le bateau est vent de travers, quasiment plein sud. Je ne comprends pas pourquoi le régulateur, qui a sa pale aérienne inclinée du bon côté pour une correction à abattre ne parvient pas à corriger la route. Je mets ça sur le compte d'une vague atypique ou d'une survente, que je n'ai pourtant pas sentie. Je reprends à la main, remets le bateau au portant, refixe les bosses du régulateur sur la barre et j'observe. En trente secondes, le bateau est reparti au travers. "-M'enfin, quel est ce sortilège ?". Je vais rendre visite au régulateur et lui parler gentiment. En baissant les yeux, je vois sa pale hydraulique flottant à l'horizontale, retenue par les élastiques et le bout. C'est comme si nous avions heurté quelque chose, il y a une sécurité mécanique qui libère la pale pour éviter de tout casser. Je crois comprendre que la pale a été "disjonctée" par une sargasse qui se serait accrochée sur elle au lieu de glisser. Pas de trace de la facétieuse sargasse. Malheureusement, je ne vois pas de solution durable. Si je remets la pale, le phénomène va se reproduire. Cette surabondance de sargasses est aussi une plaie pour la navigation. Nous poursuivrons donc avec le pilote électrique.
Nous avions entendu les pires histoires au sujet des sargasses, qui étaient gênantes au point de ralentir le bateau de manière importante. Dans la perspective où il faudrait démarrer le moteur, un petit coup d'œil à la coque est nécessaire. Je fixe la GoPro en bout de gaffe. Avec l'avancement du bateau, même à notre vitesse modeste, impossible de tenir la perche tendue sous l'eau. Je fixe un bout à un taquet latéral et l'autre extrémité au bout de la gaffe. En plongeant dans l'eau c'est le bout qui maintient la GoPro dans le courant. Après quelques tâtonnements sur la longueur du bout, je parviens à capter des images sous-marines de la coque et des appendices. Je les examine soigneusement à la table à cartes. Contrairement au tableau que nous en avait dressé d'autres navigateurs, les sargasses ne sont pas agglutinées sur les appendices de notre bateau. Les bulbes métalliques sont dans le prolongement des voiles de quille et les sargasses ne trouvent pas de point d'accroche. Je m'aimerais pas avoir des quilles torpilles en ce moment. Même constat pour le safran, aucune branche. Il n'y a qu'autour du sail drive qu'on voit quelques brins. Rien qui puisse empêcher l'hélice de tourner, mais éventuellement gêner l'aspiration d'eau. Nous convenons de bien surveiller la sortie d'eau.
Ce soir, du riz avec du chorizo longue conservation acheté dans le monde espagnol.
A vingt-et-une heures, Liliane envoie un message d'anniversaire à Agathe par Iridium. Avec le décalage horaire, il tombera juste demain sur la messagerie de l'intéressée.
22 mars 2024 - J10
Dans la nuit, je suis de quart quand tout d'un coup, le bateau semble "tout mou". Encore un empannage intempestif, sous pilote électrique cette fois-ci. Il faut dire que je lui demandais de suivre une route au 170°, c'est à dire à 10° à peine du plein vent arrière. Je n'aurais pas fait ça avec du vent fort. L'empannage nous met comme les fois précédentes à une forme d'attente à la cape. Je reprends la barre en main et je le remets en route, puis j'ajoute un peu de marge à la consigne du pilote. Rien de cassé avec ce vent léger, mais ce risque me crée une tension intérieure permanente. Au jour levé, il faudra prendre une décision : soit nous remettons plein vent arrière avec les voiles jumelles, soit nous prenons l'option de tirer des bords de grand largue.
Au briefing du petit déjeuner, nous convenons que la vitesse du jour ne va écorner les bœufs, peu représentés aux environs, il est vrai (*). Nous installons le panneau solaire nomade dépliable sur la capote, qui cumulera sa charge à celle du panneau orientable. Le vent modéré ne met pas en péril l'installation. C'est l'occasion de nettoyer cette surface, encore recouverte du sable du Cap Vert. Quand au panneau orientable, c'est de la fleur de sel qu'il faut enlever quotidiennement pour lui conserver son rendement.
(*) l'expression paysanne parle d'un vent à écorner les bœufs, parce que les jours de grand vent, il n'y a pas de mouches risquant de contaminer la partie à vif de la corne coupée et d'y pondre leurs œufs. Ainsi ont-il dus apprendre empiriquement, bien avant de connaître l'existence des bactéries, que moins d'infections apparaissaient si on écornait les bœufs les jours de grand vent.
Le routage du matin confirme une tendance de ces derniers jours. A chaque chargement d'un nouveau fichier de vents, le nouveau routage est un peu différent des précédents. Mais je constate qu'ils s'accordent tous à dire que la route la plus rapide serait au nord de la route directe. Ce matin, nous décidons donc de suivre cette indication et d'ajouter un peu de nord à notre route. Je choisis de faire une manœuvre d'empannage, volontaire cette fois-ci. Le pilote électrique a une fonction pour ça : faire un appui long sur les deux touches de droite. Fastoche. C'est Liliane qui opère pendant que je suis avec mes gants derrière le chariot de GV pour reprendre le mou de l'écoute pendant l'empannage et relâcher doucement sur l'autre bord. Mais bon ça a été codé par des américains : après déclenchement de la manœuvre, l'écran t'affiche un message de cinq lignes, dicté par les juristes et le marketing de Garmin, pour t'expliquer que tu aurais aussi pu utiliser des menus déroulants à la place (le marketing !) et te demander si tu confirmes que tu veux VRAIMENT faire un empannage (les juristes !). "-OK", lui répond crânement Liliane. Et la manœuvre se finit bien. Encore un quart d'heure pour remettre en place bastaque au vent et retenue de bôme. Nous voilà partis à meilleure vitesse sur la route. Il est vrai que cela ne modifie pas la date prévue d'arrivée. Il y a un paramètre intéressant sur le logiciel W4D, c'est la Velocity Made on Course (VMC), littéralement la vitesse projetée sur la route (actuellement le Goto Martinique). Il calcule pour nous cette projection. A ne pas confondre avec la Velocity Made Good (VMG), idole vénérée des régatiers, qui leur donne la vitesse projetée dans la direction du vent à la descente comme à la remontée. Chacun son "trip", paraît une déclaration appropriée.
A un moment, je trouve une dissonance entre la vitesse du bateau et la valeur de la charge. Bizarre, encore des problèmes techniques ? Je passe faire un tour à l'arrière pour orienter le panneau solaire et voir tourner l'hélice de l'hydrogénérateur. Ah tiens ! une grosse touffe de sargasses tourne avec l'hélice ! C'est nouveau, jusqu'à présent elles ne se prenaient que dans le bout de retenue. Je relève l'appareil. La plante enroulée dans l'hélice est particulièrement longue. Manque de chance ou effet statistique de l'accroissement des nappes que nous traversons ? En tous cas, c'est un nouveau point à surveiller.
Depuis hier, les nuages ont progressivement changé d'aspect. Je m'extasiais il y a quelques jours des chapelets de petits nuages mutins qui défilaient au-dessus de l'océan. On voit maintenant de plus en plus fréquemment de gros cumulus dont l'extension en altitude est le signe de grandes ascendance d'air. Cela change le paysage, en lui donnant un côté plus dramatique, genre Chevauchée des Walkiries derrière nous.
En fin de journée, bien remontés au nord pour l'hypothétique vent optimal, nous repartons sur la route ouest. Tenant compte de la leçon de la veille, ce sera avec génois tangonné et trinquette jumelle que nous glisserons tranquillement presque au vent arrière dans un petit alizé de treize nœuds.
La fin de la traversée se dessine obstinément au moteur depuis plusieurs bulletins météo. Il faudra donc conserver le carburant pour cet épisode et l'utiliser avec circonspection. Contrairement à notre étape des Açores à Madère où nous n'avions pas moyen d'informer nos familles d'un retard, nous sommes cette fois-ci tranquilles sur cette éventualité de traversée une bulle sans vent.
Galettes pois chiches, tomates et blougour, épeautre, petits légumes. Le blog de Cheddar que nous avions demandé entier pour mieux le conserver, commence à donner des signes de fatigue. Mais il demeure excellent, une fois débarrassé de ses moisissures superficielles.
23 mars 2024 - J11
Cela ne s'invente pas, ce sont les cartes de l'Amirauté Britannique qui l'affirment : nous sommes passés près du Royal Trough (N16°00 W048°30), une fosse gigantesque qui descend à 5744 mètres de profondeur au milieu d'une morne plaine à 3000 mètres.
Toute la nuit est émaillée de grains modérés. Le vent s'accélérait à vingt-cinq nœuds, avec une pluie fine. Pas de fracas, le pilote en mode vent et la configuration voiles jumelles sont résilients, le bateau accélère et suit le vent, généralement un peu sud puis reprend sa vitesse plutôt sobre et sa route à l'ouest une fois le grain passé.
Cela fait quand même passer une nuit de mauvais sommeil, parce que les voiles jumelles ne sont silencieuses que si elles sont pleines d'air. Dans un vent très faible, c'est la houle qui remue la coque et la coque qui fait battre les voiles et claquer les écoutes.
Au petit matin, la situation est tristounette. Le vent ne dépasse pas huit nœuds, les voiles humides pendent mollement, le bateau arrive cependant à nous offrir un ou deux nœuds de vitesse sur l'eau (plus un demi de courant équatorial). Le ciel est uniformément gris épais. Tous nos systèmes de charge sont compromis. Un instant, en pleine pensée magique, je dis : "-Il suffit d'attendre, le Soleil va purger ces nuages et l'alizé reprendre". Mais ça ne vient pas. Première mesure : on économise l'électricité, pilote OFF, régulateur d'allure au taf. Je le règle aux petits oignons, je m'extasie de sa sensibilité, avec seulement cinq nœuds de vent et deux de vitesse sur l'eau, il arrive à trouver les bonnes corrections de barre. Elles manquent un peu de pêche et ça lui prend plusieurs minutes pour corriger les écarts. Je trouve une astuce pour augmenter le gain de boucle (boucle proportionnelle - voir article sur le régulateur), en nouant les deux bosses plus bas sur la barre, c'est-à-dire plus près de l'axe du safran. Ça fonctionne, je suis content de moi comme un collégien qui a eu une bonne note, et je pars vaquer à mes occupations, ainsi que Liliane.
Une dizaine minutes plus tard, assis à la table à carte à charger les fichiers météo, le Soleil m'éblouit par le panneau plexi à ma gauche. Tilt ! "-Il devrait être à l'arrière à c't'heure-ci, qu'est-ce qu'il fait là le Caïd ?" Je sors dans le cockpit, le bateau file au sud, et même un tout petit brin vers l'est. Je regarde le régulateur. Même pas en train de prendre une mesure corrective, il est content de lui, ce zèbre ! Je reprends la barre en main, prêt à accabler le bougre à la mauvaise réputation, comme dans la chanson de Brassens. "-Oh, misère !". Le vent vient du nord, il bossait normalement le régul. Et avec les voiles jumelles, on peut difficilement faire autre chose que descendre dans le vent. On ne peut pas laisser comme ça.
Nous nous attelons à la manœuvre, moi à l'avant et en pied de mât, Liliane au piano. Sans rentrer dans le détail, on rentre les voiles jumelles et on revient sous grand-voile et génois au travers. Ça prend plus d'une demi-heure. Je commence à suer sous mon tee-shirt, gilet et harnais. Une fois les voiles prêtes, on fait porter et on règle l'allure et la route. Damn' ! Le temps que nous fassions la première manœuvre, elle devient obsolète, la couverture nuageuse a foncé droit devant, la chaleur du jour poussant devant elle la ligne de démarcation jour/nuit et chassant vers l'ouest les turbulences humides. L'alizé d'est-nord-est s'est maintenant rétabli. Le soleil cogne et le panneau solaire s'épanouit. La météo ayant confirmé que le vent restera modéré toute la journée, nous entamons la deuxième manœuvre, pour revenir plein vent arrière, avec une innovation (pour nous sur ce bateau) : grand-voile haute et génois tangonné au vent. C'est beau, ça fleure bon la transat des anciens et les livres jaunis aux photos délavées. "-Ce tangon que je voyais dans les filières depuis deux ans, il est enfin au travail depuis quelques jours", déclare Liliane.
Conséquence secondaire du retour de l'alizé, le bateau avance bien, l'hydrogénérateur et les deux panneaux solaires fournissent une profusion d'énergie. D'ailleurs une micro-stratégie à mettre en œuvre dans ce cas consiste à charger immédiatement tous les appareils possibles, téléphones, ordinateurs, caméras, liseuses, lampes... Car il est préférable de livrer les ampère-heures directement à l'équipement final plutôt que de les faire entrer dans les batteries du bord, et de les en faire ressortir ultérieurement, cycle qui comporte des pertes de rendement. Bon, voilà. C'est marrant aussi de penser aux petits photons partis du Soleil il y a huit minutes venir cogner notre équipement pour transférer son énergie aux petits électrons. Merci à vous, aimables collaborateurs.
Ce sont d'autres photons qui font beaucoup chauffer l'air dans la soute, mûrir bananes et tomates, et bougonner Liliane. D'ailleurs pour ceux qui rêvent de trouver le secret de la création spontanée de l'énergie perpétuelle, je leur prédis un meilleur business case en cherchant le secret de l'anéantissement spontané de l'énergie.
Air chaud et mer calme sont propices à la douche dans le cockpit. Foin des petites douchettes, Liliane et moi nous offrons les grandes eaux, soit pas moins de douze litres d'eau douce pour nous deux. Shampooing, savonnage complet et même les tongs y passent. Il est bon et luxueux ce moment de plein air avec l'Océan Atlantique comme salle de bain panoramique. En cas de pénurie, nous pourrions limiter l'eau douce en effectuant le premier savonnage-rinçage à l'eau de mer, façon explorateur dur à cuire. Mais nous n'en sommes pas à cette extrémité. C'est douze litrs de moins à porter pour la carène de Tusitala et au total plus de deux cents kilogrammes depuis le départ du Cap Vert, en ajoutant l'eau minérale bue et les fruits et légumes mangés.
24 mars 2024 - J12
Nous recalons nos montres sur UT-3 pendant la nuit.
Une nuit occupée à gérer la lente et inexorable décharge d'une des deux batteries. Je finis par couper la charge de celle qui va bien et couper la décharge de celle qui est à 25%, près du minimum à partir de laquelle le fabricant indique qu'on commence à dégrader sa durée de vie (20%). Au petit matin, les deux se retrouvent équilibrées à 30% et, profitant d'une apparition matinale de l'alizé, on peut relancer l'hydrogénérateur. Quand j'observe les courbes de détail, je ne comprends pas la méthode de calcul de ce pourcentage. Je me note de demander des éclaircissements au fabricant.
La journée est entrecoupée de grains, conformément aux prévisions de l'indice CAPE qui augmente, augmente (100J/kg et plus bientôt). Chaque grain qui arrive vers nous par l'arrière commence par accroître le vent. Le bateau, conduit par le pilote en mode vent, file dans la nouvelle direction. Ensuite, selon le dicton marin, le grain "vole le vent". Derrière lui, il laisse un chaos de mer clapoteuse et un vent quasi nul, voire d'une direction complètement absurde, qui donne au bateau une route tout aussi ridicule, genre plein sud (déjà vu hier).
A un moment, je compte trois grains à bâbord. Entre eux, la mer est le résultat du mélange aléatoire de toutes les influences de ces farceurs. Chaotique en diable. Le bateau est tourneboulé, nos sens également, les voiles et les écoutes claquent. Quoique la houle soit raisonnable, nous titubons dans l'absence de cohérence des mouvements, nous dégoulinons dans la moiteur poisseuse de l'air.
Dans la journée nous essaierons successivement plusieurs allures, tribord amure, puis bâbord, puis encore tribord, avec génois tangonné au vent ou génois sous le vent. Avec pilote, puis régulateur d'allure dans l'ambiance molle où le bateau avance à quatre nœuds voire moins et le ciel couvert offre peu aux batteries. Je ne sais pas comment font les autres voiliers pour assurer leur autonomie énergétique mais je subodore que beaucoup utilisent l'énergie du moteur pour y parvenir. C'est un sacré défi en tout cas.
Le régulateur d'allure prend de plus en plus souvent la place du pilote électrique. Considéré au départ de notre projet comme un secours en cas de défaillance du premier, il devient maintenant une solution à parité d'intérêt. Son réglage est un peu plus subtil que l'affichage d'une consigne numérique. Il faut du doigté pour régler l'orientation de la pale aérienne au jugé, il n'y a aucune graduation. Ensuite quelques tâtonnements pour régler la tension des drosses sur la barre. Je m'améliore en rapidité de mise en œuvre. Liliane espère que j'aurai bientôt ma première étoile pour que la route suivie soit plus rectiligne. Il n'empêche, cet équipement nous conduit pendant des heures à des allures très près du vent arrière que je ne l'aurais pas pensé capable de tenir.
Pendant un moment, j'ai observé comment la pale dans l'eau s'en sortait au milieu des sargasses. Nous avons traversé plusieurs nappes et elles ont glissé librement autour de la pale. Sauf malchance, elles ne devraient pas s'accumuler au point de faire à nouveau disjoncter la sécurité.
Il resterait à inventer un hydrogénérateur pour basses vitesses, il suffit de concevoir une hélice plus large que celle que nous avons. Idéalement une hélice à pas variable.
Au repas du soir, nous expérimentons deux nouveaux plats lyophilisés achetés au Vieux Campeur. Je trouve ça plutôt bon et surtout ce sont des repas complets, répondant à la difficulté d'assurer un équilibre alimentaire correct dans la durée. Le prix unitaire peut inciter à la modération, mais il s'agit de les employer plutôt en fin de parcours, quand les aliments frais commencent à faire défaut.
25 mars 2024 - J13
C'est le jour du renoncement. La nuit a été émaillée de plusieurs tentatives de remplacer le pilote électrique par le régulateur d'allure. Cela m'a permis de perfectionner sa mise en œuvre et il finit par fonctionner encore mieux que je ne l'avais imaginé, notamment dans du vent assez faible au vent arrière, avec les voiles jumelles. Et nous avons gagné une telle ***confiance*** en lui que nous commençons nos quarts de nuit sous régulateur, avec le pilote électrique carrément éteint. Le frigo également. Tout ça pour ménager nos batteries qui commencent la nuit à 40% à peine. Hélas ! pendant le quart de Liliane, la pale du régulateur "disjoncte" encore. Nous nous retrouvons rapidement travers au vent, voiles battantes, écoute de génois sortie de l'embout du tangon (sans doute une sécurité pour ne pas casser l'espar). Rien de plus désagréable que de se réveiller après une courte heure de sommeil pour devoir bondir manœuvrer sur le pont. Pas le choix, on remet le pilote électrique, on enroule le génois, on rentre le tangon, on remet les voiles en ordre de route vent arrière. Je remonte la pale et nous resterons sous pilote électrique tout le reste la nuit. Heureusement, la mer est calme et le pilote ne force pas trop.
Au lever du jour, l'une des batteries affiche à peine 21%. C'est rouge ! Le lever du Soleil, magnifique comme toujours en mer, est bardé de gros nuages. Il faut plusieurs heures pour que les panneaux solaires commencent à charger. Je remets le régulateur, coupe à nouveau le pilote, la VHF et même, pour me faire quelques frissons, la totalité des instruments. Consommation, zéro. J'ajoute l'hydrogénérateur, avec un palan qui permet de lui interdire d'aller faucher la zone où opère la pale du régulateur. Nous faisons ainsi quelques douces heures, jusqu'à la réitération de la disjonction de la pale et du bateau qui part au lof, etc. Je remets tout ça en marche. La chaleur est intense, le tee-shirt poisseux.
Echec et réflexion sur l'autonomie énergétique, à usage des autres plaisanciers
La réflexion avec Liliane est rapide : on ne va pas arriver à recharger d'ici ce soir. La nuit dernière a été limite-limite. C'est pour moi l'échec de ma quête de traversée en autonomie électrique. Le vent a tué l'hydrogénérateur, les nuages ont tué les panneaux solaires et les sargasses ont tué le régulateur d'allure. Rien à voir avec une quête écologique, encore moins écologiste, c'est plutôt un défi esthétique et romantique que je m'étais posé à moi-même. Il ne s'agit pas de viser une transat complètement dénuée d'énergies fossiles, mais juste de ne pas consommer une énergie fossile transformée en une énergie électrique, elle-même utilisée pour maintenir un voilier sur sa route et ses équipements sous perfusion d'électrons, processus que je trouve complètement absurde. Mais nous y voilà pourtant. Tout fier de mes choix techniques, et nonobstant les difficultés déjà racontées de mise au point, je dois convenir que nous ne parviendrons pas au bout sans mettre en marche le moteur. Ou alors au prix d'une entrée dans une autre dimension du voyage, avec manœuvres incessantes, arrêt de tout confort et autres contorsions sacrificielles qui ne faisaient pas partie de notre projet. Liliane a trouvé fort difficile les dernières nuits passées à gérer incessamment le sujet électrique, agrémentées de réveils surprises, voiles en vrac. Je la comprends. Moteur donc, ce qui aura le double avantage de charger les batteries et de vérifier son bon fonctionnement avant d'en avoir besoin "pour de bon", avec la pétole totale annoncée depuis quelques jours à partir de après-demain et jusqu'à la fin du parcours.
Une petite vérification des sargasses sous la coque, avec le dispositif mis au point il y a quelques jours. C'est correct, pas trop d'algues accrochées. Le moteur démarre bien (ouf !) et l'eau sort normalement de l'échappement. Tout en continuant d'avancer un peu à la voile, je mets une courte mais intense poussée de marche arrière pour chasser les quelques-unes accrochées au sail drive. Effectivement on voit une nappe d'algues se disperser dans le sillage.
Pendant une heure et quart, nous transformons donc des molécules de gasoil en précieux électrons, au travers d'une tout aussi absurde installation de pompes, pistons, villebrequin et alternateur nommée moteur. Il fait bien soixante degrés dans la soute moteur et les batteries sont guillerettes, passées respectivement de 39/48% à 57/69%. Je surveille sur l'application Victron du smartphone ce que fait le chargeur DC/DC de l'alternateur, acheté et installé à Las Palmas en remplacement du chargeur d'alternateur Sterling : parfait, il charge le courant maximal, soit 30A. Un moment plus tard, j'ouvre la trappe d'accès et je touche le boîtier : il est brûlant, comme le laissait supposer le rendement affiché par la notice du fabricant, un mauvais 95%. Le dernier modèle sorti, qui améliore ce point, n'était pas encore disponible au détail. Je touche aussi la plaque support en aluminium : brûlante également. J'ai bien fait d'ajouter cette plaque qui participe à la dissipation thermique.
Qu'aurait-il fallu pour réussir l'entreprise ?
- D'abord trois batteries au lieu de deux. Vu le prix des modèles au lithium (Li-Fe-PO), ça se discute au minimum.
- Ensuite, un hydrogénérateur capable de produire à plus basse vitesse, vers trois nœuds. Cela doit pouvoir se réaliser pour pas cher avec une hélice amovible qui aurait de plus grandes pales, mais le constructeur ne le propose pas.
- Enfin, sans doute la Rolls des régulateurs d'allure, un Hydrovane, aurait passé outre les sargasses, car il dispose d'un véritable safran auxiliaire au lieu d'une pale pendulaire. Là encore, c'est trois fois le prix du nôtre, soit quatre chiffres en euros.
Aujourd'hui, c'est la fin des bananes ! Celles qui n'ont pas été mangées finissent dans un cake à la banane avant qu'elles ne dépérissent.
Pendant la fin d'après-midi, à l'abri du soleil, nous pouvons nous adonner à un flânerie bienvenue.
26 mars 2024 - J14
Une nuit sereine et silencieuse à glisser tranquillement sous voiles jumelles. Un cargo croisé au petit matin, assez loin. Il ne déclenche même pas l'AIS.
Au matin, une surprise : le vent est un peu plus fort que présagé par les fichiers de prévision. Et il est orienté du sud-est, ce qui nous donne la possibilité de quitter le plein vent arrière pour passer à une allure de largue, plus rapide, tout en maintenant notre progression vers le but. Toute la matinée nous marchons ainsi sous génois et grand-voile.
Le soleil puissant et le maintien de houle à un niveau raisonnable nous permettent un douche dans le cockpit. Le deuxième des deux bidons de cinq litres prévus à cet effet est utilisé pour une délicieuse douche dans la salle de bain décor atlantique et le cockpit entier est notre receveur.
Comme le vent se maintient au niveau raisonnable de quinze nœuds, nous installons, hissons et déployons le Code D. Cette voile à la plage d'emploi un peu étroite trouve aujourd'hui son pleine efficacité. Cela nous propulse à six ou sept nœuds et les batteries chargent plein pot.
Vers seize heures un grain paraît à quelques kilomètres. Nos routes convergent. Pas tentés de voir ce que donnerait le Code D dans son périmètre, nous le rentrons. Timorés sans doute. Il s'enroule avec facilité autour de son emmagasineur et nous le remplaçons par le génois. Finalement le grain passe à notre tribord et disparaît. De toutes façons, nous n'aurions pas gardé le Code D la nuit, contrairement à certains navigateurs qui tiennent leur spi haut jusqu'à trente nœuds.
La Lune se lève alors que la nuit est déjà installée, très gros disque près de l'horizon derrière des nuages boursouflés. Effets théâtraux dramatiques garantis.
27 mars 2024 - J15
Un grain, surgi du fond de la nuit, court vers l'aventure au galop. Juste vers nous. Le vent forcit, rien de très violent, mais il tombe des cataractes. Et surtout, il vient de l'ouest. De l'ouest ! Nous voilà à faire du près pour pointer notre étrave vers la Martinique. Cela confirme l'adage qu'on se tape toujours du près en croisière, à un moment ou un autre. Nous voilà remontant au nord. Je vire. Super. Quelques minutes plus tard, nous voilà plein sud. L'air est tellement rempli d'eau que un puis deux oiseaux marins approchent prudemment à la poupe en faisant du vol stationnaire par rapport à la coque et après plusieurs tentatives prudentes, finissent pas se poser, l'une sur la grosse bouée fixée au balcon arrière et l'autre sur la pale du régulateur, que le vent plaque à l'horizontale. Elles sont bien un peu effarouchée lorsque je me rends à l'arrière pour manœuvrer ou uriner, mais la planche de salut doit être assez bonne pour qu'elles y restent. Je suis trempé, Liliane réveillée.
Grain passé, vent volé, bateau à l'arrêt. Alors nous remettons le moteur, pas pour produire de l'électricité, mais pour avancer, c'est légitime. Le ciel reste très sombre, disons noir pour donner une idée.
Et d'aventure en aventure, de grain en grain, de bord en bord, nos passagers ont gardé la posture. (librement inspiré de S. Lama)
Au petit matin, je sens un frémissement du bateau, juste une petite inclinaison qui indique que la grand-voile porte un peu. Chouette, du vent qui pousse. Moteur aussitôt arrêté, nous repartons à la voile, timidement d'abord. Dans le lever du jour tout noir (si !) j'aperçois des feux de route à l'horizon. Rien à l'AIS, trop loin. Je l'observe un moment. Pas des feux de gros navire commercial, peut-être un voilier. Nous sommes en route convergente, son feu vert sur notre rouge, il va falloir rester attentif. Ça dure plus d'une heure. Difficile d'apprécier les distances quand la lumière est faible. D'un coup, nous sortons de la couverture nuageuse, ou plutôt c'est elle qui s'évacue de notre plafond. Tiens il fait vraiment jour, ce n'était donc pas le Soleil qui était en retard ! Le navire voisin se dessine mieux, c'est bien un voilier. Quelques minutes plus tard, l'alarme AIS retentit. Il nous double avec l'insolence de ses quatorze mètres de long et huit de large, lentement, sur une route quasiment parallèle. Un catamaran sans doute. On ne va pas l'aider, je fais quelques réglages en bordant les voiles à la main sans winch, en essayant de ne pas réveiller Liliane.
Au fil de la matinée, nous jouons à grappiller le vent, capter ces précieuses molécules animées qui nous font l'honneur de venir frapper nos voiles et leur communiquer leur impulsion. On est loin d'atteindre des vitesses à se rouler par terre de plaisir : trois nœuds, le sourire ; quatre nœuds, l'exclamation de joie ! Par bonté (divine ?) le vent s'oriente du sud-sud-est et nous permet de progresser dans la bonne direction au près serré, voiles bordées dans l'axe. Laissons aller tant que ça veut bien. La météo du matin confirme obstinément que le vent va venir carrément d'ouest (de face) en fin de journée et disparaître demain.
Le dernier radis frais est dévoré ce midi, dans un assortiment de poivrons (en boîte), lentilles ou pois chiche, fromage de chèvre, oignons.
La mer est belle, au sens météo, c'est-à-dire à peine ourlée de vaguelettes. Elle est aussi animée de la longue houle de période supérieure à douze secondes et d'amplitude un mètre soixante environ. Elle a la respiration d'une belle endormie.
Une bonne partie de l'après-midi se poursuit ainsi dans une grande douceur océanique. Lecture dans le cockpit silencieux, contemplation d'un énorme porte-conteneur à l'horizon, étonnement à l'ampleur que prennent les nappes de sargasses que nous traversons souvent en plein milieu tellement il s'en présente devant l'étrave. Un peu de remord de ne pas encore avoir tenté de pêcher, malgré les bonnes intentions affichées au départ. C'est bof ! Peut-être demain.
Finalement, il faut convenir en milieu d'après-midi que même au près serré, le vent nous amène de plus en plus vers le nord. Il reste une composant de notre vecteur vitesse qui nous rapproche encore à deux nœuds et demi du but, mais ça devient anecdotique. Symboliquement, j'attends que la distance à parcourir soit juste moins de deux cents milles, puis nous mettons la bourrique en marche et prenons la route directe vers la pointe sud de la Martinique. Les ciels de gros cumulus sont une succession de paysages qui cherchent à gagner, j'en suis sûr, des concours photos. Ne manquerait qu'un bon photographe pour les fixer.
Comme chaque soir, le coucher du Soleil fait l'objet de la part de l'équipage d'une cour assidue quoique peu nombreuse. En retour, le ciel nous offre Mercure qui suit de peu le Soleil dans son plongeon et plus haut le Jupiter, qui surveille l'équilibre de tout ce ballet.
Ce soir, Liliane tente et réussit la recette de pizza de l'Atlantique de Mahina, revisitée sans levure puisqu'elles sont toutes périmées. De mon point de vue elle ne porte ce nom que parce qu'on l'exécute à cet endroit, aucune autre caractéristique n'est requise.
Le ciel dégagé et la Lune tardive sont prometteurs pour le début de la nuit. Liliane et moi nous offrons un after en terrasse toutes lumières éteintes (sauf le feu de route bien sûr) et une fois nos yeux accoutumés à l'obscurité (compter vingt bonnes minutes), la Voie Lactée se dévoile. Il fait bon dans le faible souffle de ce début de nuit.
28 mars 2024 - J16
Nuit au moteur, avec quelques grains de pluie modérée et toujours pas de vent. Ce n'est qu'au lever du jour que la girouette quitte l'axe du bateau pour indiquer la présence d'air à prendre. Comme nous avions conservé la grand-voile haute toute la nuit pour profiter de tout souffle favorable et gratuit, la manœuvre pour dérouler le génois est rapide. Quelques minutes d'observation et hop ! moteur éteint ; économiser le gasoil pour la fin, parce que la jauge de notre réservoir principal affiche seulement un quart. Nous voici dans la transatlantique "aller" au près serré dans dix nœuds de vent. On avance à quatre dans la bonne direction, ce qui est satisfaisant. Puis trois... C'est là qu'on peut rêver d'avoir un bateau de course, un Pogo par exemple, qui saurait exploiter ce zéphyr pour en faire du mouvement. Il faut virer de bord. Avec le faible élan de la carène, ça part pour un virement raté. Je fais comme en dériveur 420, je godille avec le safran de Tusitala. Pas bien élégant comme manœuvre, je l'avoue, mais le plan de voilure finit par passer. Le génois accroche tout ce qu'il peut au passage, il fait une poche autour de l'étai de trinquette, il faut que j'aille à l'avant pour l'aider à passer, je ne peux pas compter sur la force du vent. Pendant quelques heures, je peaufine le cap. Je remercie mes moniteurs de voile de m'avoir initié aux subtilités de la barre douce, avantage d'avoir grandi dans la zone de Méditerranée où il y a probablement le moins de vent au monde. C'est comme se déplacer en Espagne au moins de juillet : pour ne pas mourrir, il faut apprendre à bouger sans déplacer d'air, un long travail de mimétisme sur les autotochnes. Dans notre cas présent, modifier le cap du bateau sans quasiment toucher à la barre, régler les écoutes centimètre par centimètre. Tout mouvement énervé ferait perdre de l'énergie précieusement prélevée sur le vent.
Les fichiers vent du matin confirment que ça ne va pas durer. Le vent va progressivement refuser puis venir carrément d'ouest. Pas assez de carburant pour faire les derniers milles au moteur, même avec les trois bidons supplémentaires. Jamais je n'aurais pensé qu'en cette saison nous aurions plus de deux cents milles nautiques sans vent. Il faudra donc tirer des bords pour avancer au mieux. Personnellement je trouve agréable cette lenteur au milieu de l'immensité ondulante. Nous avons de l'eau et de la nourriture, pourquoi vouloir arriver vite ?
Aujourd'hui, nous nous délectons de la dernière tomate fraîche dans une salade.
Deux ou trois nœuds, c'est bien pour pêcher. Je ne suis pas un fan de pêche, sauf en chasse sous-marine dans mes jeunes années. Cela m'évoque la fin de mon service militaire, où avec mon copain Christian nous partions au Maroc en camping-car, dans une zone inhabitée (mais nous étions allé voir le Hadj du lieu pour lui demander l'autorisation, que nous avons ensuite abondamment récompensée en poissons et en lui laissant le vieux zodiac qui n'en pouvait plus). Puis plus tard dans les eaux corses. Nous étions dans l'eau du matin au soir. Nous revenions bleus de froid malgré les combinaisons en néoprène.
Je sors donc l'attirail, moitié acheté à la va-vite en partant de Roscoff, moitié cadeau de mon cousin Yann, le moulinet et les gros leurres. Ils me font peur ces leurres, parce que si un poisson est assez gros pour gober ce truc, je me demande bien comment je fais faire pour le sortir de l'eau. Je monte la ligne soigneusement comme il m'a appris et je jette le tout à l'eau, en sortant environ soixante mètres de fil. Au moins j'aurai essayé, pas de regrets. Régulièrement, je remonte la ligne pour enlever une poignée de sargasses.
Un peu de lecture dans le cockpit pour étudier ce que seraient les éventuelles prochaines escales de l'arc antillais. Sainte Lucie, Saint Vincent, Bequia, Mustique, Tobaggo Keys, Grenadines, Carriacou et plus loin Grenada, Tobago... Plein de noms qui résonnent comme autant de paradis fantasmés. Nous les avons déjà visités en 2012, au pas de course, avec un équipage de neuf personnes en catamaran de location, dont mon regretté ami Michel M.
Dans l'après-midi, profitant d'une mer d'huile, après maints calculs, je complète le réservoir principal de deux bidons de vingt litres de gasoil. Je garde le troisième pour la soif, c'est-à-dire de dernier ressort pour l'arrivée au mouillage ou au port. Et surtout, je garde ce bidon pour le cas où quelque chose souillerait le gasoil du réservoir principal. La jauge remonte aux trois-quart, ce qui est réjouissant, mais ne suffit pas, calculs refaits, à rejoindre la Martinique en cas de pétole durable. Dans ce cas, nous devrons attendre le retour de l'alizé, que les prévisions indiquent pour le dernier jour de mars.
Un douche aussi dans le cockpit, enveloppés dans la tiédeur du Soleil déclinant. Les bidons additionnels emportés pour cet usage trouvent leur emploi. Une douche complète avec shampooing, c'est un luxe à environ cinq litres d'eau douce (parce qu'on sait qu'on n'en manque pas, sinon on saurait être plus économe, en utilisant l'eau de mer).
Le jour se couche dans un air doux et calme. Trop calme. Le bateau avance doucement dans six nœuds de vent, et en plus nous n'allons pas vraiment dans la bonne direction. Mais on ne râle pas, c'est le jeu. Sinon, il ne fallait pas venir.
Un peu avant minuit, nous sommes au près serré, voiles bien réglées pour ne rien perdre du souffle environnant. Nous nous laissons bercer par le petit clapotis des filets d'eau qui coulent le long de la coque, pour un résultat de un nœud et demi dans la direction du but. Gagne-petit obstiné que je suis, je ne regarde plus les milles, mais les dixièmes de mille qui s'égrènent sur l'écran de la tablette. A chaque décimale passée, nous échangeons notre temps de "travail" contre du gasoil. Dans la dernière heure de ce jour, nous sentons le bateau qui accélère, ça clapote plus fort, puis ça chuinte et enfin ça siffle. Un grain nous a rejoint. Par bonheur, il nous propulse dans la bonne direction et nous gagnons très vite un mille. Merci, Grain !
29 mars 2024 - J17
La rude lutte continue. Le vent tombe complètement. Nada, zéro, niente. La mort dans l'âme je mets le moteur. Au moins ça recharge les batteries. Evidemment tout devient plus facile. Quelques milles plus loin, en sortant faire un tour d'horizon, ma peau détecte un souffle de côté et je vois la grand-voile qui s'incurve joliment à tribord. Du vent ! En un tournemain, le génois est sorti, bordé plat, le moteur éteint. Il faut bien se reposer. Je confie la barre au pilote en mode vent. "-Fais de ton mieux", je lui dis. Il fait. Mais le vent est capricieux en force et en direction. La trace ressemble à celle d'un ivrogne titubant sur un vaste trottoir (ah ! j'étais sûr que vous comprendriez cette image). Si je n'y prends garde il nous renverrait bien subrepticement vers le Cap Vert. Des virements, si possible silencieux pour ne pas réveiller Liliane. Peine perdue, elle vit ces instants en direct et s'alarme que des yeux surveillent notre exercice. Perchée sur la grosse bouée, une mouette se cramponne à la surface de plastique, comme la nuit précédente. Des croassements furieux ! Une congénère tente une approche visant la bonne bouée. Repoussée, elle cherche une autre place, volette, tente plusieurs atterrissages, finalement choisit le bossoir en inox. Mais comment tient-elle là-dessus ?
Plus tard, encore des cris, une autre approche. Repoussée de même, elle élit le tangon comme perchoir. Une quatrième sur le même tangon, puis plus haut sur la première barre de flèche. Jusqu'à quatre passagers clandestins viennent trouver leur repos de nuit sur notre engin flottant, à contre-jour sur fond de nuages et de Lune, dans une ambiance toute hitchcockienne. Toute la nuit, pas rancunières, elles discutent. Devisant très probablement des mérites de ce ponton flottant par rapport à l'inconfort d'une nuit sur l'eau.
Au lever du jour, elles disparaissent discrètement, sans remercier autrement que par quelques taches sur le pont, ingratitude typique des dinosaures.
Le Soleil nous apporte un supplément gratuit : du vent, de l'énergie. Dix nœuds ? Royal souffle ! Les cinq tonnes s'animent, l'étrave s'ourle de ce petit pli, sympathique comme des fossettes de sourire.
Je tente de récupérer de la nuit, pendant que Liliane prend un long quart de jour, en laissant par écrit des critères compliqués pour me réveiller. Au réveil, la mer est d'un lisse parfait, la chaleur intense, la ligne de pêche silencieuse et la douche bienvenue. Et c'est bien sûr lorsque je suis tout enduit de savon que la ligne part comme une fusée. Pas d'urgence, mais quand même, le moulinet se dévide bien vite. Le temps d'enfiler le harnais sur la peau nue détrempée et le crocheter dans la filière, je commence à remonter la ligne. Je n'ai pas pensé à ralentir le bateau, il aurait suffi d'enrouler au moins la voile d'avant. La ligne est tendue et la canne très arquée. Je bobine doucement le moulinet, pensant intérieurement que ça prendra de longues minutes... Soudain, la tension disparaît, la ligne est molle. Je sais immédiatement que le poisson s'est libéré. Au bout, il ne reste que la moitié du bas du ligne en tresse inox. Le leurre est parti avec. Il me reste des progrès à faire. Je crois aussi que la ligne en soixante centièmes est trop fine pour les poissons qui mordent à la vitesse de nos voiliers, mais en l'occurrence ce n'est pas elle qui a cassé. Allez, on range tout le matos. On verra plus tard comment mettre cette activité au point. Curieux comme il est difficile d'obtenir des renseignements précis auprès des professionnels. Aucun, je dis bien aucun, ne connait la pêche à la traîne en voilier. Quand aux voileux, ils ont chacun leur recette qui fonctionne, mais peinent souvent à la décrire. Ça va du "moi je mets tout en 100/100èmes avec un leurre que je fais moi-même avec des lanières de plastique", aux montages sophistiqués avec plombs intermédiaires, planchette, bas de ligne inox, etc. Même la question de taille des hameçons ne donne pas de réponses identiques: hameçons tridents ou pas, plusieurs hameçons en cascade ou pas. Moi, novice, je m'y perds. Je me promets d'approfondir le sujet.
Vers seize heures, les jeux sont faits. Voiles battantes, coque immobile sur l'eau, nous ne progressons plus. La persévérance trouve ici sa fin. Nous remettons le moteur en marche et prenons la route directe vers la Pointe des Salines, au sud de la Martinique, en ajustant les gaz pour que la durée, assez déterministe, du reste du trajet nous amène à cet endroit au lever du jour. Cela laisse toute la journée de marge pour l'éventualité d'un retard, puis remonter tranquillement dans le côte sous le vent jusqu'à la Baie du Marin.
Un petit coup d'œil au chargeur DC/DC de l'alternateur avant d'aller dormir. Les batteries sont déjà à 100%, l'appareil reste en tension d'absorption et ne chauffe pas. Je le félicite en espagnol, sans doute la fatigue : "-Muy bien, sigue así, hasta lueguito".
30 mars 2024 - J18
Quand même, cette petite inclinaison là à bâbord et ce souffle agréable sur le torse quand je sors faire un tour d'horizon dans la nuit, il faut vérifier. Je mets la manette des gaz au point mort, histoire que le bateau perde l'erre due au moteur. Avec juste la grand-voile, on avance encore à deux nœuds et l'aiguille de l'indicateur de vent réel montre un vent de travers à notre route. Chouette ! Inattendu. Je déroule le génois et hop ! quatre nœuds et demi. Moteur éteint immédiatement, le silence nous enveloppe, selon une expression fausse mais poétique.
Cette nuit-là, nous procédons au troisième décalage de l'heure du bord. Nous passons à UT-4.
Depuis le début de la nuit, nous voyions le halo des lumières artificielles de l'île sur l'horizon, et un peu à gauche, plus pâle, celui de Sainte Lucie. Terre ! Les découvreurs de ces îles n'ont pas bénéficié d'un tel indice évidemment. La lueur nous annonce le retour prochain à la présence des autres humains. Contents d'arriver, mais pas trop vite quand même. De plus, le bateau avance un peu plus vite que prévu au moteur et si ça continue on va arriver à la pointe sud de la Martinique de nuit. Cela ne nous convient pas, d'abord parce que ça nous volerait le plaisir de voir cette approche, couronnement de notre transat et surtout parce que le coin doit être rempli de filets et de casiers de pêcheurs et qu'il ne fait pas bon traîner ses quilles et son hélice dedans. Je me remémore le récit lu dans Voiles & Voiliers d'un bateau qui avait pris son sail drive dans un DCP (Dispositif de Concentration de Poissons) et qui a failli couler parce que la houle menaçait d'arracher tout le sail drive. Impossible de couper les orins, qui étaient en acier, acte criminel.
Bref ! après discussion, nous remplaçons le génois par la trinquette, juste pour ralentir. Je pars dormir une dernière heure avant l'approche, où il faudra rester éveillé jusqu'au bout. Liliane capte le lever du jour et à mon réveil, la Martinique se dessine nettement sur l'horizon.
Avec la satisfaction de terminer à la voile, nous passons doucement au large de l'Îlet Cabrits surmonté de son phare, bien contents d'avoir attendu le lever du jour pour slalomer entre les très nombreux casiers de pêche à peine signalés d'une bouteille en plastique. Après la pointe sud de la Martinique, nous lofons au maximum vers la plage de Sainte Anne. Le fameux Rocher du Diamant se dévoile. Un moment plus tard, le mouillage tombe. Nous sommes arrivés. La transat est bouclée. Nous l'avons fait, dix-sept jours et dix-huit heures à la poursuite du Soleil couchant.
Quelques heures de sieste plus tard, nous téléphonons à la marina du Marin, qui nous trouve une place. On lèvre l'ancre tranquillement et nous embouquons le chenal de la baie du Marin en répétant le mantra "-Rouge à tribord, rouge à tribord, rouge à tribord...", puisque nous sommes ici en zone de balisage latéral de type B ("Amériques"), où les couleurs vert et rouge sont l'inverse du reste du monde. Ce balisage imposé par les Américains aux zones qu'ils ont occupées (Japon, Philippines, Corée) a fini par être normalisé. Il s'agit donc de veiller à rester dans le chenal, entouré de Cayes où l'on n'a plus beaucoup d'eau. C'est comme pour la conduite à gauche : au début on est très vigilant, puis un jour, on tourne à droite sans prêter suffisamment attention et on se retrouve à contresens... Au bout du chenal, le dinghy de la marina nous attend et nous conduit à notre emplacement. Dans l'étroit chenal, je serre trop les pendilles pour positionner le bateau en marche arrière et notre safran se prend dans l'une d'elles. Le marin de la marina du Marin nous aide à nous sortir de ce piège et nous sommes bientôt amarrés au ponton 8.
A peine une heure plus tard, nous nous offrons un pot au bar Kokoarum. Et qui voyons-nous passer au milieu des tables ? Nos anciens voisins de ponton de Mindelo, l'équipage Clément et Blanche du voilier Appa, accompagnés de leur équipier-bateau-stoppeur Tom. Ces retrouvailles sont joyeuses, tous enthousiastes à raconter nos traversées. Les projets de ces jeunes sont plein de dynamisme, Blanche a déjà trouvé un emploi, Clément de potentiels clients de charter et Tom envisage la suite de son voyage vers le Colombie.
31 mars 2024
Nous prenons assez rapidement nos marques : voisins, connaissances, commerces, laverie, shipchandler, restaurants...
D'autres surprises nous attendent pour les prochains jours. Ce sera la prochaine étape.
Edit - 04 octobre 2024
Ajout de la video
Bilan numérique
Distance orthodromique entre Mindelo et le point sud de la Martinique : 2080 MN
Distance parcourue (GPS) : 2167,4 MN
Distance odométrique du trajet (loch) : 2186 MN
Durée de la traversée (jusqu'au mouillage de Sainte Anne) : 17 jours et 18 heures, dont 35,3 h au moteur
Meilleures 24 heures : 162.4 MNMeilleures 24 heures : 6,8 ktMax STW 10sec : 7,9 kt
Eau douce : 323 litres (cuisine, vaisselle, lavage des mains, café) + 17 bouteilles de 1,5 litre (boisson) + 30 litres en bidons (douches de cockpit)
Poissons pêchés : 0
Trace Navygatio : ici
[Blog] [Sommaire] [Début article]