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L'océan, enfin ! Il est juste là de l'autre côté du brise-lame. Quatre-cent-soixante-seize milles nautiques d'eau à courir au portant sur la route directe jusqu'à Porto Santo.
Dimanche 22 janvier
Lever sans urgence ce dimanche matin, un peu fébriles quand même à l'idée de la traversée qui se concrétise. La mise à jour de la météo confirme les précédentes estimations. Quand on part pour quatre jours, on n'est pas à une heure près. Et d'ailleurs, nous en perdons une d'heure, à attendre que la pompe à gasoil soit libre, un énorme catamaran à moteur venant prendre incontinent pas moins de neuf cents litres. Lassés d'attendre qu'il dégage la place, nous transvasons un jerrican de notre réserve dans le réservoir principal et je vais à pied remplir mon bidon. Vingt litres, c'est assez ridicule, mais cela doit donner une mesure approximative cohérente, bien que peu scientifique, de nos coûts respectifs de fonctionnement.
A la sortie du port, voiles hissées, nous prenons la route calculée le matin au petit déjeuner, sur la base des derniers fichiers du vent prévu pour les prochains jours. Ces simulations ne sont "que" des calculs. Même s'il faut leur accorder une confiance prudente, ils présentent l'avantage de donner une indication intéressante sur la route optimale. Quelque effort que l'on fasse en mer, le bateau réel sera toujours moins performant que le bateau théorique. Tous les navigateurs de croisière qui utilisent ces outils savent que c'est une course perdue d'avance que de poursuivre le petit bateau bleu (ou vert ou rouge) sur l'écran du traceur. Il est toujours devant. Mais cela donne un objectif de bonne tenue de la route. Ne pas se relâcher. Pas trop. Les premiers temps où j'utilisais cet outil, il était gravement optimiste. C'est à dire que les temps calculés étaient inatteignables. En effet, nous voyageons avec un bateau très chargé (400 litres d'eau, 180 litres de gasoil, du matériel de sécurité et des provisions de long cours), au total pas loin d'une tonne de poids supplémentaire au poids de sortie usine. Cela impacte les courbes de vitesse du bateau, qui sont données pour un plan d'eau parfait. A force de corrections méticuleuses à la baisse, nous arrivons à disposer d'une simulation plus réaliste et crédible. Résultat à évaluer dans quatre jours.
Le vent est léger au début, nous sommes encore abrités du flux de nord-est par les effets de la côte. Quelques heures plus tard vers le sud-est, nous touchons enfin le vent prévu ; et la houle qui va avec. Nous établissons les voiles pour une allure au grand-largue. Il faut dire que le vent se trouve pile dans l'axe de la route directe de Cascais à Porto Santo. Pour des raisons techniques, un bateau pile vent arrière va moins vite que s'il est légèrement décalé, disons de vingt à trente degrés de cette route. C'est le grand-largue. Le routage théorique, qui prend en compte cet effet, nous propose donc de décrire un grand "S" de part et d'autre de la route directe. Juste avant la première nuit, nous établissons un ris dans la grand-voile, en conservant le génois.
Dans l'après-midi, alors que je reprends la tension du hale-bas, j'entends un claquement, je vois à l'avant un petit objet noir qui tombe sur le pont. Je me harnache et je vais voir. C'est la poulie de renvoi du hale-bas qui s'est cassée. Le cordage est sorti du réa et a écarté la joue en plastique de la poulie, qui a fini par casser. Pire, le cordage est resté bloqué. Le hale-bas ne fonctionne plus du tout. Une minute de réflexion. On ne peut pas rester comme ça, surtout s'il fallait plus tard prendre un deuxième ris. Je ne vois pas d'autre solution que de "shunter" la poulie qui coince. Avec la pince coupante, que nous avons toujours sous la main dans la descente, je coupe la bosse du palan de part et d'autre de la poulie et ensuite, je raboute les deux bouts du palan. Sans sa poulie, il tire un peu de travers mais fait son office. Ça ira bien jusqu'à ce que je puisse réparer proprement.
Les heures s'égrènent. La lumière décline. Quelque magnifique que soit le coucher de soleil, l'arrivée de la nuit apporte toujours une légère anxiété. La Lune est à peine un mince croissant, et la mer sera très obscure. Nous nous préparons à la nuit, notamment en enfilant des vêtements chauds. C'est aussi le moment d'adapter toute l'ambiance lumineuse du bord : atténuation à 15% des rétroéclairages des instruments, basculement des applications de navigation en mode "nuit", atténuation des écrans des téléphones, utilisation des frontales en lumière rouge exclusivement, extinction des plafonniers. Et même ajout d'un bout de scotch sur deux diodes bleues de prises USB un peu trop lumineuses (il faudra mettre du vernis à ongle). Rien ne doit perturber la vision de nuit qui se détruit en une seconde avec une lumière blanche et met une vingtaine de minutes à se reconstituer. J'adorerais avoir un seul interrupteur "jour/nuit" qui bascule tous ces réglages. Et aussi trouver une lampe frontale qui fasse du vert au lieu du rouge, parce que le vert permet de continuer à voir beaucoup de nuances alors que le rouge écrase la luminance de toutes les couleurs. Va trouver le poussoir bleu de ton Bic quatre couleurs quand la lumière te les montre toutes monochromes identiques !
C'est la première fois depuis l'achat de notre bateau que nous prenons la pleine mesure de ses capacités et de son confort sur une période de plusieurs jours dans du vent soutenu. Se détacher de la côte, de la nécessité d'arriver avant la nuit, de la marée, de l'heure de fermeture du port, des cailloux à contourner, des bateaux de pêche à slalomer permet de se laisser complètement imprégner de la sensation de glisse. Nous le savions rapide (en tant que croiseur de voyage, rien à voir avec un bateau de course). Le Golfe de Gascogne ne nous avait pas offert de vent portant durable. Maintenant Tusitala nous étonne vraiment. Le vent s'est maintenu plutôt stable en direction, d'une force raisonnable (on avait tout fait pour sélectionner cette option météo, non ?), ce qui nous permet de descendre continuellement dans le vent, poussé également par la houle arrière et d'en profiter pendant les jours et nuits. Franchement, je trouve cette sensation fascinante. Regarder le long sillage mousser à l'arrière. De la plage avant, embrasser du regard tout le pont du bateau surfant comme un ski en poudreuse (pour ceux qui aiment). A l'intérieur, sentir les accélérations de la glisse lorsque le bateau descend le flan d'une vague et par les panneaux latéraux, voir enfler la vague d'étrave. Sur la carte électronique, voir s'allonger la petite trace en pointillés.
Lundi 23 janvier
Après cette première nuit à deux, le lever du jour est bienvenu. Le ciel est grand bleu d'un horizon à l'autre, le vent frais et soutenu.
Le contrôle des batteries montre que la consommation électrique du frigo, du pilote et des instruments a siphonné presque la moitié de la capacité (reste 55/52%), soit 100Ah sur les deux cents que nous avons au total. Nous descendons donc l'hydrogénérateur à l'eau, qui commence à ronronner et à produire 8A en moyenne. Un bonheur. Je mesure l'évolution de la charge des batteries et je retiens comme règle du pouce que pour une vitesse de l'ordre de 6 à 7 noeuds, il charge 3% de la capacité totale par heure de fonctionnement (tout en alimentant les consommateurs déjà cités).
Le ciel limpide est l'occasion, à la tombée du soir, de voir Vénus près du tout premier croissant de Lune faire la course pour aller se coucher à la poursuite du soleil ; puis la nuit, appuyé sur les filières arrières (1) voir scintiller le plancton dans les remous du bouchain et du safran ; et surtout surtout, laisser son regard flâner sur les constellations aux noms familiers, les planètes Jupiter et Mars au milieu de la nuit, grosses comme des gommettes, se délecter de la Voie Lactée, tellement lumineuse qu'on la dirait crémeuse et étalée au rouleau. Tiens c'est extraordinaire cette Petite Ourse si basse qu'elle touche l'horizon nord, et ce baudrier d'Orion si haut ! la théorie de la Terre plate en prend un sérieux coup. Tout ça est un peu la concrétisation du rêve d'ado, l'accomplissement de cet imaginaire hérité des lectures déjà citées. Cela ravive aussi avec une exaltation toute proustienne des souvenirs des nuits d'été en montagne, dans le Mercantour, avec mes amis lycéens niçois, où j'étais déjà en proie aux mêmes émerveillements face au ciel nocturne immense.
(1) par exemple, pour manœuvrer l'hydrogénérateur, soigneusement harnaché à une longe que nous laissons à demeure à l'arrière, jaune pour qu'on la voie même dans l'obscurité, gros mousqueton facile à clancher sur notre harnais.
L'observation astronomique dure peu, il fait quand même froid, d'autant plus que le vent arrive par l'arrière et que le cockpit est donc exposé, sans abri possible sous la capote. Pas question de bailler aux étoiles filantes. Une fois fait mon tour d'horizon de surveillance, un coup d'oeil au ciel et je rentre me mettre au chaud quand je sens que le froid pénètre les polaires. Bon, c'est très relatif comme froid. Nous ne portons pas de ciré, comme c'est souvent le cas en Manche même en plein été. L'air est à 16°C et le vent souffle entre 15 et 22 noeuds. C'est aussi pour beaucoup grâce à cette rare possibilité offerte par ce bateau de surveiller la mer directement de l'intérieur, le séjour à l'extérieur peut être réduit à son minimum. On pourrait même rester en Croc's et grosses chaussettes mais je redoute de devoir sortir dans l'urgence et ce serait risqué d'avoir de mauvaises chaussures. La personne de quart se chausse donc de manière adéquate pour bondir éventuellement sur le pont (il paraît que cette habitude se perd sous les tropiques, nous verrons bien).
Le tour d'horizon est assez régulièrement bredouille. Pas un navire, pas un dauphin, pas un troquet. Rien ! Tout au plus l'AIS nous signale-t-il parfois un croisement lointain à plusieurs milles nautiques. Une fois passés les rails de commerce proches du Portugal, la mer est un vaste désert.
Ces deux premiers jours, la vitesse dépasse parfois nos envies. Quand une rafale nous pousse à 9 noeuds, qu'elle se conjugue à une vague qui attrape la coque de l'arrière, le bateau accélère au-delà de 10 noeuds, on sent que le pilote "mouline" beaucoup pour tenir la trajectoire. Il y parvient, mais nous découvrons que dans les mouvements extrêmes il grince. A cette vitesse, il apparaît plein de nouveaux bruits, l'emballement de l'hydrogénérateur, le sifflement de l'eau sous la coque, des craquements sur les diverses manœuvres lorsqu'elles se tendent, parfois le claquement d'une vague à plat-coque. Nous ne sommes pas (encore) habitués à ce régime furieux. Difficile d'aller dormir en redoutant un empannage intempestif, si le pilote venait à être débordé. Soucieux de ménager le matériel, nous réduisons la toile. En plus du ris déjà pris dans la grand-voile, nous rentrons le génois en début de nuit. C'est au moment de ce changement que je me rends compte que nous avançons presque aussi vite sous GV seule. Normal, à l'allure du grand-largue, la grand-voile masque presque entièrement le vent de la voile d'avant. Elle est donc inefficace, et elle bat constamment, se vidant et se gonflant brusquement, ce qui occasionne des claquements violents de son écoute et du chariot. Dans la journée, j'avais commencé par moufler avec un vieux reste d'amarre l'avaleur d'écoute qui cognait. Ça avait bien atténué le bruit. Mais quand nous nous retrouvons carrément sans voile d'avant, le silence est encore plus profond, on n'entend plus que le bruit du sillage. Amélioration bienvenue, surtout pour celui qui dort. Nous resterons sous grand-voile seule à un ris pendant les jours suivants. La bôme est bien tenue par le frein de bôme et elle reste donc fixe et silencieuse. Evidemment toutes ces manœuvres sont très tendues.
Mardi 24 janvier
Au soleil levé, après les rituels chargements de fichiers météo par la connexion Iridium et petit-déjeuner avec Liliane, la manœuvre suivante consiste à empanner. Nous avons suffisamment fait d'ouest et nous allons maintenant descendre au sud, tout en conservant l'allure de grand-largue, mais sur l'autre bord (bâbord amure). Ce nouveau cap nous amène normalement en route directe vers Ilheu de Cima, le point visé pour préparer l'atterrissage, au-delà duquel il reste juste un petit mille pour rejoindre le mouillage de Porto Santo.
Dans la nuit, le vent a baissé, on aurait pu techniquement renvoyer toute la toile. Mais le sommeil de celui qui est hors-quart est bien meilleur quand le bateau est un peu assagi. En général, nous évitons les manœuvres la nuit. Il y a toujours un "truc" qui foire et nécessite d'aller se promener à l'avant avec la frontale. Quelques heures plus tard, je suis de quart et je commence à larguer le ris pour remette la grand-voile haute. Il ne vient pas. Je vais en bout de bôme pour l'aider à passer, et là je constate que le cordage a perdu sa gaine sur un bon mètre. Il ne reste que l'âme, la gaine est toute boudinée plus loin. Cela ne diminue pas sa résistance en traction, mais il ne sera pas possible de le faire coulisser. Je retends donc le ris comme il était pour que la voile reprenne sa forme et son efficacité. Difficile de comprendre ce qui est arrivé à cette bosse de ris. Sans doute usée par un frottement excessif pendant plusieurs jours consécutifs. Cela corrobore la théorie du "un emm... par jour de navigation".
Nous avançons toujours, mais à cinq noeuds seulement, ce qui contraste terriblement avec les précédents jours. Bizarre cette impression de "perdre son temps" quand le bateau n'est pas à son maximum, et paradoxalement de souhaiter que le plaisir d'être en mer dure. Je gamberge... Il serait possible de larguer le ris en le démontant par l'autre bout, côté bôme, ce qui permettrait de renvoyer la toile. Mais ensuite, s'il fallait reprendre ce ris dans l'urgence, cela prendrait trop de temps de le regréer. Il paraît probable qu'à l'approche de la terre le vent se renforcera localement. Une autre solution serait d'inverser les deux bouts de la bosse en utilisant lui-même comme messager à l'intérieur de la bôme, mais ça prendra une bonne heure (si tout se passe bien) et ça ajoutera de la fatigue. Prudemment je décide de conserver le ris jusqu'à l'arrivée, et tant pis pour la vitesse un peu lente. Les bruits de la coque et du gréement sont bien moindre à l'intérieur. On devrait encore mieux dormir. Ah mais non. Parce que cette petite cuillère qui tinte dans la tasse et les bols qui glissent dans la cuvette et le bocal qui fait cloc-cloc dans l'équipet deviennent maintenant insupportables avec la houle et le roulis qu'elle induit. Une lavette micro-fibres au fond du bac à vaisselle, un calage adéquat des bols et du bocal, problèmes résolus. Un combat incessant...
Liliane a pris le rythme des quarts, de jour comme de nuit. Lorsque nous naviguions en club, nous prenions en général les quarts à deux. Maintenant, c'est simple, nous sommes deux au total... Donc pendant que l'un dort, l'autre est de quart. Assez inquiète au début, il était convenu que Liliane devait me réveiller au moindre doute, à la moindre inquiétude. A cette difficulté s'ajoutait parfois un peu de mal de mer et le froid, qui rendaient difficile la tenue d'un quart de plusieurs heures. Nous avons donc abandonné l'idée d'une durée fixe de quarts et adopté la méthode consistant à réveiller l'autre juste avant de n'en plus pouvoir. Et ça fonctionne. Au début les quarts de Liliane faisaient une heure et demi, et dans les derniers jours, plutôt deux heures, deux heures et demi et finalement trois heures. Royal ! Précisons que les quarts se poursuivent nuit et jour. Il y a deux moments où nous aimons être réveillés ensemble, c'est le matin juste après le lever de soleil pour prendre le petit déjeuner (pour autant que ce mot ait encore un sens dans un régime de quarts roulants) et le soir, juste après le coucher du soleil, où nous faisons de la grande cuisine, c'est à dire un plat chaud de raviolis ou de pâtes. A part ces deux moments, nous nous croisons à chaque relève de quart pour échanger les informations sur les évènements ou la situation courante. C'est assez rapide, parce que celui qui termine son quart est assez pressé d'aller dormir.
Pour celui qui reste de quart, c'est le début de l'alternance entre les tours d'horizon soigneux, au minimum chaque vingt minutes, la surveillance de la route et des cibles AIS éventuelles, et des activités plus personnelles, grignotages, lecture... En ce qui me concerne, j'ai (re)découvert toute la richesse de l'offre des podcasts, grâce à notre amie Séverine, elle-même autrice. J'en ai téléchargé une grande quantité avant de partir. Philo, histoire, littérature, sciences, ça prend peu de place sur le téléphone. Et je peux donc en écouter avec un écouteur (un seul, il faut garder une oreille disponible pour les alarmes et les bruits du bateau). C'est très pratique, on peut écouter assis à la table à carte, debout en train de se préparer un café chaud, et surtout dans le noir, qui permet de continuer à surveiller la mer à travers les panneaux transparents. Merveille que cette conception de l'habitable du RM1060, permettant de voir sur presque 360° à l'extérieur tout en restant au chaud.
Liliane a pris confiance dans l'AIS. Quand l'alarme sonne, pas de panique, le navire que nous allons croiser est encore loin. Il y a le temps pour l'identifier visuellement et voir sa route. Et vice-versa, quand on voit un navire par ses feux, on peut aller chercher sur la carte quelle est sa route.
Nous pratiquons le principe de la "bannette chaude", c'est à dire une seule couchette gréée avec une toile de roulis. Lorsqu'arrive le moment d'aller dormir, éperdu de reconnaissance pour l'équipier du quart montant, c'est un grand bonheur de se glisser dans le duvet laissé chaud par lui. Se blottir et se sentir calé entre le toile de roulis et le dossier de la couchette est un grand réconfort. En position allongée, les mouvements du bateau paraissent bien plus doux. En général, on sombre très vite dans le sommeil.
(le lecteur pressé pourra sauter l'alinéa suivant)
Dans ce vent modéré subsistent des périodes de rafales. Pour des raisons de composition vectorielle entre la vitesse du bateau et celle du vent, cette augmentation de vitesse aboutit à modifier l'orientation apparente du vent, parfois de plus de dix degrés. Cela pourrait être négligé si notre allure n'était pas si près du vent arrière, avec le risque d'empannage intempestif. Un bon barreur humain adapterait son cap de façon à conserver la même orientation apparente du vent. Mais le pilote électrique est actuellement en mode "conservation du cap". C'est donc le moment où je me dis qu'il faut utiliser le mode "vent" du pilote, qui utilise l'information de la girouette pour faire comme le très bon barreur. Je n'ai jamais eu trop confiance dans cette élaboration logicielle complexe du pilotage électronique. Souvent je vois la girouette faire des bonds. Comment le calculateur du pilote va-t-il interpréter ces variations ? Bon, j'essaie. J'observe un moment le comportement du pilote, en surveillant ce qu'il fait pendant les sautes de vent. Apparemment il filtre bien les variations trop courtes d'information de la girouette et conserve une allure correcte dans les surventes. Après plusieurs minutes, la confiance vient un peu. Il faut encore un bon moment pour que j'ose le quitter des yeux. Pour ma tranquillité, j'ajoute quelques degrés de sécurité sur la consigne de maintien, à 150° sur bâbord. Deux heures plus tard, c'est le quart de Liliane. Je quitte donc mon quart en laissant le pilote en mode vent. Finalement, ce mode a l'air de vraiment bien fonctionner malgré la houle qui persiste à agiter tous les capteurs.
Mercredi 25 janvier
A mon réveil, je constate que tout s'est bien passé pour le pilote laissé en mode vent. Le bateau a fait quelques ondulations sur la route puisqu'il a suivi les variations d'orientation du vent. Nous le conserverons dans ce mode jusqu'à l'approche de Ilheu de Cima.
Comme tous les matins, je charge les fichiers de vent prévu (GRIB) et je recalcule un routage pour l'arrivée. Le vent doit forcir un peu mais cela reste conforme aux précédentes prévisions. Les derniers calculs montrent obstinément que nous devrions arriver de nuit, surtout avec la journée un peu lente d'hier où nous sommes restés sous-toilés. Cela fait partie des aléas de la voile. Il est impossible de garantir une heure d'arrivée. Liliane et moi réfléchissons aux divers choix, après lecture attentive du Guide Nautique. Nous optons pour le mouillage à l'ancre à l'abri de la jetée. Nous prévoyons même qu'il pourrait y avoir plusieurs bateaux et qu'il faudra allumer le projecteur pour savoir où mouiller. Avant le coucher du soleil, je vais à l'avant préparer l'orin de l'ancre à la bonne longueur pour éviter de faire tout ça de nuit dans la précipitation.
L'arrivée devrait avoir lieu vers 3 heures du matin le lendemain. Nous nous organisons pour avoir chacun quelques heures de sommeil en prévision des manœuvres d'approche et de mouillage.
Jeudi 26 janvier
En fin de nuit, le vent forcit comme prévu. Les dernières heures se font donc souvent à sept noeuds. Au passage on observe la carte marine qui montre que l'on navigue tout près de gigantesques montagnes sous-marines de trois mille mètres de hauteur par rapport à la plaine abyssale. Pas de risque de toucher les sommets, ils sont encore à plusieurs centaines de mètres sous l'eau. Ces sommets sont aussi le reflets de ce qu'on voit au-dessus de la mer. Et c'est Liliane qui flippe un grand coup au milieu de son quart en voyant les énormes "picos" noirs droit devant. Bien que nous soyons encore à plusieurs heures de route, leur masse se détache distinctement sur le fond des nuages éclairés d'en-dessous par les lampadaires de la ville, lesquels sont invisibles, cachés derrière ces sommets. Ça peut se lire sur la carte, mais rien d'évident. La raison qui nous dit que les paramètres sont corrects et que le bateau va passer juste à gauche du cap lutte contre la peur diffuse du noir et de ces blocs sombres d'apparence monstrueuse et agressive. Une arrivée de jour paraîtrait dérisoirement plus sereine.
L'arrivée dans la baie se confirme sportive. Plus personne n'a envie de prendre des photos. Le vent moyen est encore monté aux abords du cap et les rafales font blanchir la mer. Après le passage du phare, la baie s'ouvre en grand et dévoile la rangée de lampadaires sur la plage de neuf kilomètres de long, il est temps d'empanner à nouveau pour faire route vers le rivage. Afin d'éviter un véritable empannage par ce vent un peu fort, nous procédons à un virement lof pour lof. C'est à dire qu'on fait faire au bateau un tour presque complet sur lui-même, en commençant par remonter vers le vent, puis on vire face au vent et on redescend sur l'autre amure. Très bien, ça avait marché au milieu de la traversée. Mais cette fois-ci ça échoue, on reste planté au vent de travers, cap vers le rocher à sept noeuds. Pas de panique, la raison dit bien que nous sommes à presque un mille du vilain caillou et qu'on a donc le temps de finir la manœuvre. Oui, mais la grosse masse noire, qui obstrue quand même un quart de notre horizon, parle à nos tripes plutôt qu'à notre raison. Les curieux pourront zoomer sur la trace de notre trajectoire à ce moment et voir qu'il faudra nous y reprendre à trois fois, incluant de remettre la trinquette pour mieux équilibrer la voilure et rendre le bateau mieux manœuvrant. Au deuxième échec nous préférons faire un bout de chemin pour nous éloigner de l'inquiétant pico. Une fois qu'une certaine sérénité est revenue dans l'équipage, la nouvelle route nous propulse vers la plage. Encore un moment d'incertitude pour identifier l'entrée du port. La carte dit bien qu'elle est à droite, bon sang. Il faut encore une bonne demi-minute pour convaincre l'esprit de pousser le regard bien à droite, tout près de cette masse noire que l'on toujours n'a pas très envie d'approcher. Les deux feux, rouge et vert de l'entrée sont bien là.
Le temps de mettre le moteur en marche, assez tôt pour vérifier qu'il veut bien, rentrer la trinquette, puis tomber la grand-voile. Il faut aussi pousser le moteur assez haut pour faire face aux rafales qui déboulent maintenant de l'entre-deux-picos et font dévier l'étrave. Un premier passage devant la zone de mouillage nous convainc que la mise à l'ancre est une mauvaise solution, la houle balaye toute la plage, pas aussi haute qu'en pleine mer évidemment, mais suffisamment pour rendre le mouillage invivable. D'ailleurs il n'y a aucun bateau, contrairement à d'autres périodes où cet endroit est très fréquenté. Avec Liliane, nous envisageons donc les diverses options pour entrer dans le port, bouées, quai d'accueil, pontons. Si l'intérieur est très plein, il doit y avoir peu de place pour manœuvrer et avec ces rafales on va éviter d'y traîner. On fait donc des allers-retours le long de la plage et de sa rangée de lampadaires pour installer les amarres, les pare-battages, tout ça des deux côtés puisqu'on ne sait pas comment on sera amarré. On y va. Entrée facile, petit tour vers le quai d'accueil. Ça se présente "compliqué". Il reste une place entre deux autres gros bateaux. Objectivement, il y aurait la longueur pour s'y mettre, mais il faudrait faire un créneau. Bof bof. Marche arrière. Inspection rapide des pontons. Pas de place. Re-marche arrière, heureusement le vent est pile dans l'axe. Décision rapide, on va prendre une bouée dans le port, comme au bon vieux temps de la Bretagne. Liliane n'aime pas. Un passage pour choisir la plus facile, avec examen de la profondeur. C'est bon, on y va. Liliane avec la gaffe à l'avant, moi à la barre. On approche, pas trop vite. Une rafale prend l'étrave et nous met en cinq secondes vent de travers. On recommence. Approche lente, pas de rafale. "Je l'ai", crie Liliane. Je fonce l'aider à l'avant. Une amarre, le noeud au taquet. Ouf, respirez.
Tranquillement ensuite, doublage de l'amarre, pavillon jaune (Q) dans les barres de flèches (*), extinction des feux et de la navigation, les dents, et au lit, dans la cabine double cette fois-ci. Il est trois heures du matin.
La traversée a duré trois jours et dix-sept heures. La mer et le vent ont été conformes aux prévisions et cléments pour nous. C'était une belle traversée, la première si longue à nous deux et la confirmation que ce bateau nous convient.
(*) ce pavillon permet de signaler que nous n'avons pas encore fait la "clearance" administrative.
Encore le jeudi 26 janvier
Après quelques heures de sommeil dans notre cabine, nous prenons un petit déjeuner et nous gonflons l'annexe pour nous rendre à terre. Formalités administratives obligatoires. On ne plaisante pas avec ça. S'il y a bien une activité humaine que la mondialisation a réussie, c'est la propagation de l'Administration du pole nord au pole sud et sous toutes les longitudes. Pour mieux vivre ces moments obligatoires, il suffit de considérer que cela fait partie du voyage, voire de son exotisme. Ça se passe bien. Au-delà d'une semaine, on a intérêt à payer un mois pour la modique somme de 122€.
La marina fait libérer une place par un petit bateau qui peut tenir sur un ponton plus petit. Le maître du port vient même à pied nous montrer la place. "Muito obrigado". Retour au bateau en annexe, nous quittons la bouée et migrons vers cette place confortable au ponton.
Dans la marina de Porto Santo, Tusitala est entouré de bateaux occupés, ce qui nous change des derniers mois. Malgré nos dates non conventionnelles, nous ne sommes pas seuls sur la route. Un petit bateau est arrivé quelques heures après nous. La mer les a sans doute beaucoup plus malmenés que nous. Ils sont jeunes et confiants. Sur les quais, on voit l'animation des équipages (parfois constitués d'une seule personne). Dès les premières discussions du matin nous constatons qu'il y a une immense majorité de bateaux français, un voisin polonais, un belge, un allemand, un néerlandais.
Nous sommes entrés dans le monde des voyageurs. On en voit de toutes sortes. Ceux qui en sont à leur septième année de voyage, ceux qui ont définitivement adopté le bateau comme logement et la marina comme domicile fiscal, ceux comme nous, qui vont "descendre" (i.e. aux Canaries), ceux qui prévoient plusieurs mois de réparations au sec... C'est l'occasion aussi de "mesurer" à quel point diverge l'appréciation de la longueur de bateau nécessaire à ces navigations. Lors de séminaires et rencontres de plaisanciers en France nous étions placés dans la catégorie des petits bateaux, certains considérant que 45 ou 50 pieds (~15 mètres), voire un catamaran de ces tailles étaient requis pour leur projet, notre 35 pieds paraissait presque un engagement étrange. Ici, nous rencontrons des couples sur des huit mètres, voire un peu moins. Ils assument leur choix, essentiellement fait de contraintes budgétaires. Ils ont aussi traversé et on se doute que leur perception de la mer doit différer de la nôtre. Comme disent les Anglais "Go small, but go now".
L'indice majeur du voyage, c'est le mur intérieur de la digue couvert d'écussons peints par tous les bateaux de passage, vieille tradition tolérée par les habitants et les autorités locales.
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