Cet article enchaîne trois escales sans grand rebondissement. Notre objectif est de filer au plus vite vers Lisbonne, comme décidé hier, et de ne plus nous laisser scotcher par la houle. C'est fou de partir pour une année de navigation et de se trouver à la bourre ! D'autres navigateurs nous assurent que c'est habituel.
De Figueira da Foz à Nazaré
3 janvier 2023
Le départ de Figueira da Foz se fait avec encore un jour de retard par rapport à nos plans, à cause de la houle dans l'entrée qui interdit les entrées-sorties pour notre taille de bateau. Patience. Le 3 janvier, ça devrait être bon, au regard de la houle qui s'est apaisée. Au petit matin nous nous préparons dans la nuit. Le feu de sortie est toujours rouge. Nonobstant, nous poursuivons notre procédure de départ. A l'inspection rituelle du moteur nous trouvons une micro-crevette dans le filtre à eau de mer. Elle est passée à travers les mailles pourtant très fines de la crépine d'entrée.
La météo est tout à fait calme et il n'y a plus de raison d'attendre. Alors que nous larguons les amarres, le feu rouge de sortie de la marina s'éteint. Subtil, il n'est pas passé au vert, juste éteint. Nous filons avant qu'il ne change d'avis, prenant soin de faire une photo témoin du feu tricolore (est-il légitime de le nommer "tricolore" ?). Dans notre sillage, un fifty polonais quitte le port, avec les parents et deux enfants.
La journée se passe au moteur sur une mer apaisée, comme si elle avait pris un Tranxene ©. Destination Nazaré. La fin de la brise de nuit nous hale une petite demi-heure, puis nous lâche. Moteur. Tout droit, le long de la côte de sable étonnement rectiligne et basse.
L'arrivée à Nazaré est intéressante. La ville est posée au fond d'une baie ouverte sur un canyon sous-marin très profond. Ce canyon dévie la houle vers un cap où cela va générer des vagues particulièrement hautes vers la plage du nord (*). A cet endroit s'est déroulé le record de la plus haute vague jamais surfée (27 mètres). A contrario, la mer brise assez peu de l'autre côté et c'est là que la marina est installée. Même lorsque tous les autres accès de la côte ont fermé à cause de la houle, Nazaré peut encore laisser entrer et sortir les navires.
(*) il se crée une interférence entre l'onde incidente qui arrive de l'ouest perpendiculairement à la plage et celle qui aurait dû arriver juste au sud du cap, mais que le canyon fait dévier vers le nord. Cette interférence additionne (ou soustrait) donc par instant les hauteurs des deux ondes.
Contrairement aux indications de notre guide, qui date de 2017, l'accès aux places visiteurs est dans la marina privée. Les autorités portuaires ont installé de flambants bureaux et sanitaires d'accueil. Nous fiant au guide, nous sommes allés nous amarrer directement aux anciens pontons visiteurs. Le responsable de la Capitainerie nous y rejoint en voiturette de golf, nous explique que nous pouvons nous amarrer dans la marina, plus près de la ville. Fatigués, nous préférons ne plus bouger, d'autant plus que notre objectif est juste d'aller dormir et bénéficier des sanitaires. Pour les formalités, il me transporte en voiturette jusqu'aux bureaux, aller et retour. Si c'est pas du service, ça !
Nous ne visiterons donc rien de Nazaré. Cela fait penser aux planisphères du monde à gratter pour les voyageurs. J'en ai reçu en cadeau et j'ai commencé à gratter consciencieusement. Ça fait se poser de sacrées questions. A partir de quand peut-on considérer qu'on a visité un pays, une ville ? Suffit-il d'y avoir posé les chaussures, à l'exemple (caricatural) d'une simple escale à l'aéroport, fussions-nous restés cloîtrés dans le terminal aéroportuaire, pour gratter tout le pays ? toute la ville ? Et quand bien même y aurions-nous passé une très dense semaine touristique, avec visite méthodique des musées, des lieux réputés, des spectacles incontournables et balades dans les rues, peut-on considérer qu'on a "vu" la ville ou le pays ? Et même la France où j'ai toujours vécu, et Paris où j'ai habité plus de quatre décennies, est-ce que j'oserais les "gratter", considérant ainsi que je les connais, que je n'ai plus rien à y découvrir ? Parce que sur la carte, gratté, c'est définitif. Pfuit ! d'un coup de stylet, le pays gratté passe entièrement dans la catégorie "fait", "vu". On n'y revient pas.
Cela rappelle une expression fréquente entendue de voyageurs à leur retour : "on a fait ...". Remplacez les points de suspension par ce que vous voulez : Venise, Tokyo, le Machu Picchu, le Népal, et bientôt Mars (la planète). Je trouve cette expression un tantinet arrogante. Tout au plus chaque voyageur explore-t-il quelques maigres tranches topographiques, de l'épaisseur d'un regard circulaire, mais il affirme l'avoir "fait", c'est à dire coché sur la liste des choses "à faire".
De Nazaré à Peniche
4 janvier 2023
Une étape entièrement au moteur. Bien sûr, les barres sont toutes ouvertes, parce que le vent est tombé depuis deux jours et la mer est plate. Il a fait très froid dans la nuit et au petit matin la mer "fume", c'est du brouillard d'évaporation. En arrivant vers treize heures au large des falaises du Cabo Carvoeiro, nous traversons le paysage lumineux avec les Îles Berlengas en toile de fond.
Puis, après avoir viré le cap, sous le vent de la ville de Peniche, l'air nous remplit de délicieuses odeurs de grillades. Cela évoque l'approche de la Corse au printemps, qui s'annonce par ses odeurs de maquis en fleurs.
Le port de Peniche est sillonné d'incessants passages de bateaux de pêche dépassant largement la vitesse limite de 3 nœuds peinte en gros caractères sur le mole d'entrée. Dans l'avant-port, nos appels à la radio, d'abord sur le CH11, canal officiel du port, puis à tout hasard le 16 et finalement le 09, des fois que notre guide nautique soit obsolète, n'obtiennent aucune réponse. Le ponton visiteur, assez petit, est plein. Nous nous mettons à couple d'un bateau en acier qui paraît approprié, c'est à dire pas trop haut de franc-bord pour que Liliane puisse enjamber et porter nos amarres sur lui. Il s'avère que c'est un bateau français Azteka, de Saint-Malo. Small world. Il faut dire que sur les routes Atlantiques à la voile, on trouve beaucoup de bateaux Français, des Suédois, des Allemands, quelques Néerlandais, quelques Canadiens Québécois et récemment un Polonais. Quand on se rencontre sur les pontons et qu'il faut être efficace (pour une manœuvre ou un renseignement), on parle tous en Globish, vaguement dérivé de la langue dont les Anglais se sont maintenant fait déposséder et qu'ils devront bientôt apprendre à l'école en LV1. Une fois qu'on se retrouve dans un contexte moins formel (au troquet, aux sanitaires, à la laverie), la langue de conversation devient un mélange épicé de plusieurs langues, assez comparable à celui qu'on entend dans la Cantina de Chalmun sur Tatooine (Star Wars épisode IV), chacun adaptant son "mix" linguistique à la compréhension des autres. De manière moins romantique, il se trouve que les voyageurs ont tendance à se regrouper avec leurs compatriotes. Pour faire court, tout cela limite considérablement le prétendu enrichissement culturel apporté par le voyage.
Les bureaux de la marina sont censés ouvrir à 16h, juste après la sieste, c'est parfait. En fait le bureau est très petit, hébergé dans un petit bâtiment partagé avec une agence de promenades en mer. Les sanitaires sont réduits à une douche et un WC par genre. Heureusement il y a peu de clients en cette saison, mais cela montre que ce port reste majoritairement orienté vers la pêche. C'est un débat constant dans les municipalités hébergeant des ports de pêche de savoir s'il faut investir pour accueillir cette étrange espèce de clients que sont les plaisanciers, et de savoir si l'économie locale va réellement en bénéficier. Les mêmes débats sur le partage raisonné entre plaisance, conchyliculture et pêche ont aussi agité nos littoraux.
Le responsable arrive, comme toujours très courtois et s'exprimant en Français. Il commence les formalités et à partir du nom du bateau, me cite notre état civil complet (les deux prénoms, etc.). Ah bon ! les marinas ont donc une base de donnée commune, système plutôt élaboré, même si c'est techniquement facile. Je n'ai jamais vu ça pendant nos escales en France. On est suivi depuis notre entrée au Portugal.
Passer dans un nouveau port est l'occasion d'observer les autres bateaux sur les pontons. Ici plusieurs bateaux au "look" du voyage au long cours, qui émane de certains signes. Notre voisin est un solide bateau en acier, au pont doté de magnifiques bollards. C'est le style des années 60, sur le modèle imprimé par Moitessier. Tout son accastillage est plein d'astuces facilitant la manoeuvre. On y sent une longue réflexion et optimisation. Plus loin, un bateau dispose d'un régulateur d'allure assez rare, doté d'une énorme pale aérienne, d'une pale pendulaire et d'un safran auxiliaire, la totale, un peu lourd à mon goût, mais probablement performant et d'une robustesse à toute épreuve. Promis, je ferai un topo sur le régulateur d'allure quand nous mettrons le nôtre en service. Pour le moment, il manque quelques matelotages pour qu'il soit totalement opérationnel.
La soirée nous permet de goûter du poisson grillé au restaurant Rocha, tout près de la marina. Les poissons, bar et dorade, sont servis grillés, ouverts en deux, accompagnés de légumes simples, juste ce dont nous avions envie, sans sauce élaborée. Nous le recommandons.
De Peniche à Cascais
5 janvier 2023
Règle : Longue étape d'hiver => tu te lèves tôt.
Journée qui commence fort bien dès le lever du soleil, avec une bonne brise de terre et une mer plate. Le vent est plus fort que les prévisions, parce que c'est une brise thermique, due au fait que la terre a beaucoup refroidi dans la nuit (8°C ce matin dans le bateau). Les calculs météo ont du mal à modéliser finement ces effets locaux, puisque leurs prévisions sont publiées avec une maille de 55 kilomètres (système américain GFS) ou 9 kilomètres (ECMWF dit "système européen" ). Grâce à ce vent inattendu, nous avançons à plus de sept nœuds pendant trois heures, ce qui est bien meilleur que ce que nous aurions pu faire au moteur et permettra in fine de raccourcir la durée de cette étape de quarante-cinq milles nautiques. Hélas, la température de la terre finit par s'équilibrer avec celle de la mer et le vent tombe complètement. Même les éoliennes ont la flemme de tourner. La mer est d'huile, selon l'expression familière.
La marina de Cascais est assez haut de gamme, cette ville étant historiquement le "Deauville" des Lisboètes. Aussitôt amarrés, nous tentons bien de trouver par téléphone une place pour le lendemain dans la marina de Lisbonne, à treize milles nautiques en amont sur le Tage, que nous aurions bien aimé remonter en bateau. Comme aucune place n'est disponible, nous resterons à Cascais, ce qui est tout de même plaisant, sauf peut-être pour le budget. Cascais se trouve à une heure de Lisbonne par le train direct. On évitera de se tromper de gare au retour en descendant distraitement à Caxias au lieu de Cascais 😉.
Bref, que faire à Cascais ? Vous a-t-on déjà parlé de la pompe à WC. Oui, la même qu'à l'étape Muxia. Depuis plusieurs jours, elle devenait dure à manœuvrer, mais le symptôme était sensiblement différent de la fois précédente. C'est subtil une pompe à WC. Le lecteur pressé pourra sauvagement sauter cet alinéa et le suivant sans perdre beaucoup de la substance épique du récit. Une pompe à WC marin est constituée de deux circuits : le premier qui aspire l'eau de mer et la fait entrer dans le bol (la cuvette) ; le second qui évacue les déchets vers une cuve de rétention, que l'on peut éventuellement faire vider au port ou vider au large lorsqu'elle est pleine. Ces deux circuits sont activés par une seule et même pompe manuelle à piston, dotée d'un petit levier pour basculer d'une fonction à l'autre. Voilà, vous savez tout ce qui est nécessaire pour devenir réparateur de pompes de WC marin. Cet équipement est le plus important des équipements superflus. Avoir appris par mon père qu'aucun objet technologique ne doit nous faire reculer lorsqu'il s'agit de lui "rentrer dans le lard" pour le réparer, j'ai ainsi pu devenir pendant un quart d'heure un authentique héros, il y a une quinzaine d'années, du côté de Bénodet, pour avoir débouché un WC marin lors d'une croisière en club breton sur un Feeling 29 où nous étions entassés à cinq pour une semaine. Devenir un demi-dieu est à la portée de tous, vraiment.
Aujourd'hui, sous le regard attentif (au sens latin de "attendre") de Liliane, je me dois de régler le problème sans faillir. Ça tombe bien, il y a un distributeur Accastillage Diffusion à Cascais et il pourrait nous vendre un kit de joints si nécessaire. C'est donc le troisième démontage de cette pompe depuis l'été dernier. Tournevis, serpillières, papier absorbant, tenue de plombier, frontale, lunettes... c'est parti. Quelques jurons plus tard m'apparaît alors dans le tuyau d'arrivée d'eau de mer un bout de végétal qui coinçait un joint, je tire, il vient une longue algue, puis une autre. C'est bien probablement au passage dans le fleuve Mondego à Figueira da Foz qu'on a dû aspirer cette plante, par la vanne d'entrée pourtant très étroite. Remontage, test, nettoyage. Voilà, terminée l'insoutenable inquiétude de l'équipage. Je souhaite à tous les navigateurs de n'avoir jamais que des problèmes aussi triviaux à régler. Cela corrobore la métrique empirique des navigateurs : "un ennui par jour de navigation".
Nous fêtons cette réussite par une balade dans Cascais à la tombée de la nuit. Le centre, encore illuminé des décorations de Noël, est bien différent de mon souvenir de l'an dernier avec les Mahinas. Les devantures de marques de luxe sont très glamour et contrastent terriblement avec le reste du Portugal. Il fait froid, c'est à dire 16°C ! Des jeunes jouent au foot en short sur la plage, des enfants jouent à chat en Portugais, de nombreux restaurants ont ouvert des terrasses dans la rue, quelques Porsches roulent le long du bord de mer. Cascais a des airs de Côte d'Azur.
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