Promenade de cinq jours à Shanghaï pour découvrir la plus grande ville de Chine, la ville au passé sulfureux, résolument tournée vers l'avenir et le libéralisme triomphant...à la chinoise .
Mars 2024
5 jours
Partager ce carnet de voyage
1

Nous avons choisi une promenade à Shanghaï pour mon passage à la décennie des 70 ans et plus. Les décennies précédentes se sont ouvertes respectivement à Dakar, Dubaï et Bangkok.

Pourquoi Shanghaï ? C'est une ville dont le passé du début du XXe siècle m'a fasciné et qui fut le symbole d'excès, de luxe, de drogues, de plaisirs multiples. J'ai lu , il y a plusieurs années un livre poignant sur cette période : Les Orchidées Rouges de Shanghaï, qui raconte l'histoire vraie de ces femmes coréennes enlevées et contraintes à la prostitution pour le repos des troupes japonaises pendant la Seconde Guerre Mondiale. L'ère Mao l'a faite sombrer dans l'oubli mais elle s'est réveillée dans les années 1990 avec l'ère du libéralisme triomphant, géré à la chinoise. Située sur la rivière Huangpu, les deux faces de la ville en font une représentation du dieu Janus: la rive ouest, Puxi est le symbole du passé grandiose de la ville dans les années 1930-40, et la rive est, Pudong, est le quartier des affaires aux multiples gratte-ciels futuristes qui rivalisent avec Dubaï , Hong Kong ou Singapour.

C'est aujourd'hui la plus grande ville de Chine, avec 26 millions d'habitants, l'une des plus polluées, l'une des plus modernes où le papier monnaie a été remplacé, non par les cartes de crédit jamais développées en Chine, mais par le paiement dématérialisé par téléphone. Autrement dit, équipez-vous avant de partir au risque de ne rien pouvoir payer sur place. Nous avons déjà rencontré ce problème en 2018 au Ninxia.

Après un vol de nuit de 4 heures, le choc thermique à l'arrivée à Shanghaï est un peu un peu brutal, la température passant de 38 à Bangkok à 7 petits degrés avec temps brouillardeux et bruineux : gla gla !!! Surtout qu'à Bangkok, on n'a quasiment pas de vêtements chauds.

3 choses m'ont d'emblée frappée en arrivant :

D'abord le gigantisme de cette ville : l'avion a roulé un bon quart d'heure sur les pistes avant d'atteindre son port d'attache. Des milliers d'avions sur le tarmac. Ensuite on a roulé en taxi 20 minutes pour sortir de la zone aéroportuaire, puis 1h 15 pour arriver en ville. La circulation s'est considérablement densifiée en entrant dans la ville mais sans atteindre les embouteillages de Bangkok. Tout le long du trajet on a vu le long de l'autoroute des forêts d'immeubles d'au moins 15 étages, tous de même facture, comme ça nous avait déjà frappé en Mongolie Intérieure il y a quelques années. Et pas une seule maison, pas plus dans la campagne qu'en ville: c'est la 2e chose qui m'a interpellé : la verticalité de cette ville, où tout pousse vers le haut.

Enfin dernier sujet d'étonnement : le parc automobile est très récent, luxueux et très majoritairement électrique (beaucoup de marques inconnues en Europe). Le parc des 2 roues, c'est la même chose, tous électriques : pas de scooters ou de motos vrombissants. Donc un silence étonnant et bienvenu dans cette ville pourtant à l'activité trépidante. Que ça fait du bien ! Ce n'est malheureusement pas demain qu'on verra ça à Bangkok qui est une des villes où la pollution sonore est la plus violente.

Après un repos nécessaire, nous avons pris le pouls de la ville en descendant sa mythique Nanjing Lu, c'est à dire l'avenue de Nankin. Mythique car c'était la grande artère de la ville à l'époque des concessions étrangères dans les années 1930 et ça l'est resté : longue de 6 km (la plus longue avenue de toute la Chine) bordée de beaux immeubles dont quelques-uns de style Art Déco, elle rivalise sans rougir avec les Champs Elysées de Paris ou la 5e avenue de New York. Et bien que nous soyons lundi soir elle est noire de monde, qui s'y promène à partir du coucher du soleil. Nous l'avons descendue dans sa moitié Est jusqu'à atteindre la rivière Huangpu pour admirer les beaux immeubles 1930 du Bund, le quai le long de la rivière, et avoir une vue imprenable sur les gratte-ciels futuristes de Pudong, le quartier des affaires sur l'autre rive. Nous sommes déjà sous le charme de cette ville étonnante.

2

Ce matin nous avons rendez-vous avec Clarisse, jeune française venue s’installer en Chine il y a 10 ans et travaillant dans le tourisme (elle a créé sa propre agence) pour une visite personnalisée de Shanghaï. Exactement ce que nous faisons à Bangkok. Et nous choisissons de parcourir l’ancienne concession française.

Les concessions étrangères de Shanghaï sont des territoires chinois administrés par les puissances coloniales aux XIXe et XXe siècles. Ce ne sont pas des colonies comme Hong Kong ou Macao, puisqu’elles demeurent sous souveraineté chinoise. Elles sont administrées par un conseil municipal contrôlé par le consul général de la puissance étrangère tutélaire. Ce régime des concessions date des fameux « traités inégaux » car signés par les Chinois sous la contrainte à l’issue des 2 guerres de l’opium (traité de Nankin en 1842 à l’issue de la 1e entre Chine et Royaume Uni et traité de Tien-Tsin en 1858 à l’issue de la 2e où la France est partie prenante). Shanghaï n’était pas la seule ville concernée puisque le gouvernement chinois a octroyé 23 concessions à 8 puissances étrangères (France, Royaume Uni, USA, Belgique, l’Italie, L’Allemagne, l’Autriche et la Russie ainsi que le Japon) dans 10 villes portuaires.

La première d’entre elle en 1845 fut donc la concession anglaise : située au nord de la vieille ville chinoise sur les rives de la Suzhou creek, petite rivière qui se jette dans la Huangpu. Puis les Américains s’installent à côté des Anglais en 1848. En 1863 les 2 concessions fusionnent pour devenir la concession internationale de Shanghaï. Elle comptera en 1932 un peu plus d’1million d’habitants dont 44000 étrangers.

La concession française voit le jour en 1849 par le traité de Huangpu, signé entre la France de Louis-Philippe et la Chine, lequel élargissait l’ouverture du marché chinois (5 ports) au commerce international, jusque-là limité au port de Canton. Elle comprend deux quartiers juste au nord de la vieille ville chinoise, Xuhui et Luwan, de l’autre côté de la Suzhou creek par rapport aux Anglais. Le premier consul de France, Charles de Montigny, œuvre au développement de cette zone, à l’origine insalubre faite de marécages, pour en faire une zone résidentielle et utilise les communautés jésuites déjà présentes (une 30aine de personnes) et un négociant en vins installé pour développer une activité d’exportation vers la France. Deux révoltes chinoises (invasion de la ville par les Xiaodao en 1853 puis les Taiping en 1860) conduisent les concessions étrangères à se doter d’une muraille de protection. Ces années de troubles inciteront les autorités à mettre en place une force publique propre. De plus l’afflux de réfugiés, venant des campagnes pillées par les rebelles, oblige les Français à agrandir la concession en 1861. Bien que portant le nom de concession française, les Français y furent en large minorité : en 1934 la concession compte 500 000 habitants dont seulement 19000 étrangers , les Russes blancs étant les plus nombreux (8200) et les Français seulement 1430. Mais cette concession reste associée aux Français pour le style de vie des années folles où réceptions luxueuses au Cercle Sportif Français, boites de nuit et développement de l’industrie cinématographique ont forgé la réputation de ville des plaisirs du Shanghaï des années 1920-30.

En 1941 l’occupation par l’armée japonaise force des milliers de Chinois à se réfugier dans les concessions. L’accord sino-britannique de 1943 instaure la restitution de la concession internationale à la Chine. Un accord franco-chinois met fin à la concession française le 1e mars 1946. Après la victoire du parti communiste en 1949 les étrangers sont progressivement expulsés de la ville jusqu’en 1954.

Une caractéristique architecturale de ce quartier , ce sont les Shikumen c’est-à-dire littéralement les « portes d’entrepôt en pierre » : ce type de résidence est le style d’habitation le plus représentatif de Shanghaï. On l’appelle ainsi en raison du porche en pierre qui les définit. Ces maisons combinent les styles architecturaux du sud de la Chine (avec les pignons hauts en brique qui servaient de pare-feu dans ces quartiers où les maisons étaient en bois donc les incendies fréquents) et des pays occidentaux. Elles remontent à la période de la révolte Taiping dans les années 1860-70. En raison des troubles, les hommes d’affaire et riches habitants ont dû se déplacer vers les concessions pour se protéger. Une résidence Shikumen est généralement un bâtiment de 2 étages en brique et bois. Le portail est en bois avec un encadrement en pierre. Après le portail on entre dans un patio, les pièces principales donnant de chaque côté de celui-ci. En face du portail se trouve un salon où les hôtes reçoivent leurs invités. Derrière le salon est installé un banc de cuisson. Le portail est souvent décoré d’un motif sculpté au-dessus, influence occidentale. La plus célèbre de ces maisons abrita en 1921 la première réunion du Parti Communiste chinois naissant, en faisant aujourd’hui un lieu de vénération hautement surveillé pour les Chinois. (1e photo)

Sous la poigne de Mao la ville sombre dans l’oubli surtout pendant la révolution culturelle et le mode de vie change totalement dans ce quartier où les maisons individuelles sont réquisitionnées par le parti communiste pour les transformer en maisons communautaires où les conditions de vie deviennent misérables.

Encore aujourd’hui il existe toujours ce type d’habitations insalubres, sans sanitaires (les gens doivent parfois avoir recours à des toilettes publiques du quartier, en 2024 !). Ces maisons, autrefois confortables sans être nécessairement luxueuses, sont devenues de véritables taudis surpeuplés où on a peine à croire que peuvent encore vivre des gens à notre époque. Mais même si ces maisons, qui appartiennent bien souvent à la municipalité, ne sont que peu ou pas entretenues, leurs habitants y sont attachés et ne veulent pas les quitter pour un logement plus confortable mais bien plus loin en banlieue : mieux vaut un lit dans ces conditions en centre-ville qu’un appartement meilleur en extérieur. Aujourd’hui il y a encore 2 millions d’habitants dans ces maisons. Il faudra donc probablement attendre que les populations qui habitent ce quartier depuis toujours disparaissent pour pouvoir le rénover. Les loyers de ces taudis sont heureusement dérisoires (quelques yuans) mais peuvent encore être trop élevés pour certains.

Très peu de ces maisons ont pu être achetées par des privés et rénovées, la municipalité préférant les garder. Les habitations correctes de ce quartier très résidentiel sont chères : un petit 10 m2 se loue 280 €, un appartement de 30m2 600-700 €, une fortune. L'immobilier dans le centre de Shanghaï est proportionnellement aussi cher voire plus qu'à Paris.

Un peu plus loin nous attend une autre surprise : une église orthodoxe, l’église Saint-Nicolas, construite par les Russes blancs qui habitaient dans cette concession en 1932. Fermée en août 1955 elle est transformée en entrepôt, puis en blanchisserie avant de terminer dans les années 2000 en boite de nuit ! A l’occasion de l’expo universelle de Shanghaï en 2010, la délégation russe fut choquée de l’utilisation de cette église et insista auprès des autorités pour cesser cette utilisation licencieuse et rénover les peintures murales recouvertes de plusieurs couches de peinture. Devenue restaurant, elle abrite aujourd’hui une librairie et la structure moderne mise en place permet de revoir les peintures murales nettoyées. En tête de gondole les 4 tomes de la politique de Xi Jinping et au dernier rayon un ensemble de livres illustrés racontant chaque déplacement du président : ça me fait penser aux livres de notre enfance: Martine à la plage, Martine aux sports d'hiver...

Les parcs en Chine sont des lieux de vie très fréquentés : c’est le cas du parc Fuxing ou parc de la famille Gu car c’était le parc d’une riche famille chinoise. Conçu sur un plan de jardin à la française, c’est le seul parc de ce type en Chine. Il garde un certain charme avec ses allées de platanes et ses massifs de fleurs. Les Shanghaïens viennent y danser ( tango, valse, salsa ou autre danse de salon) au son d’un transistor, ou jouer au badmington ou au diabolo, jouer aux cartes ou au mahjong, pratiquer seul ou en groupe des enchaînements de Tai Chi.

Enfin nos pas nous amènent au haut lieu de la période française que fut le Cercle Sportif français construit en 1932, devenu aujourd’hui un grand hôtel de Shanghaï. Ce club était ouvert à tous, hommes et femmes, étrangers et chinois, pourvu qu’ils en aient les moyens, ce qui n’était pas le cas des clubs anglais réservés aux seuls hommes étrangers et pas aux Chinois. Club sportif car il était doté de terrains de tennis et d’une piscine, mais c’était avant tout un lieu de rencontre mondain où se retrouvait la bonne société des concessions. De grands diners ou réceptions de mariage se sont déroulés dans la ball room utilisée par la suite par Mao lorsqu’il venait à Shanghaï pour organiser des réunions du parti. Mais pour cela il avait exigé que soient enlevées les sculptures en haut-relief qui représentaient des femmes dénudées, dans le style Art Déco du bâtiment. Le directeur de l’hôtel de l’époque, qui avait fait des études d’architecture et tenait à son hôtel, désobéit à cette injonction et, à ses risques et périls, fit secrètement cacher les sculptures qui ne furent redécouvertes que lors d’une restauration il y a quelques années.

A côté du Club un autre endroit symbolique du passé de Shanghaï, le cinéma Cathay construit au début des années 1930, à l'époque où Shanghaï était l'Hollywood de la Chine avec les grands studios de cinéma. Il appartenait à l'homme d'affaires italien Victor Sassoon, d'une grande famille juive de Bagdad. Dans les années 1930 Shanghaï fut une ville ouverte pour les juifs d'Europe qui commençaient à être persécutés. Ils furent nombreux à se réfugier à Shanghaï dont Sassoon. Il fut l'un des premiers à construire de grands immeubles à Shanghaï dont l'hôtel Cathay sur le Bund, renommé Hôtel de la Paix en 1958.

Ce soir, Pierre m’emmène fêter mon anniversaire dans un restaurant 2 étoiles Michelin dans l’hôtel Bulgari, le Baolixuan : accueil très soigné, cuisine chinoise sophistiquée et délicieuse et pour finir un dernier verre au bar du 47e étage d’où la vue sur le Bund et les gratte-ciels de Pudong est à couper le souffle. Une très belle soirée.

3

Les origines de la vieille ville de Shanghaï remontent à la dynastie Song (960-1279). Il s'agissait alors d'un petit village de pêcheurs appelé Huating. Au fil des siècles il s'est développé pour en faire une ville marchande animée. Sous la dynastie Ming (1368-1644) la ville fut fortifiée pour se protéger des pirates, nombreux dans la région. Elle poursuivit son développement prospère et devint un centre commercial régional important. Chaque époque a laissé son empreinte sur l'architecture de la ville. Les dynasties Ming et Qing (1644-1912) ont joué un rôle particulièrement important dans la formation de l'identité de la ville. La plupart des bâtiments anciens qu'on peut encore voir aujourd'hui datent de ces dynasties. Ils témoignent du savoir-faire des artisans de l'époque. Le traité de Nankin de 1842, mettant fin à la 1e guerre de l'opium, a permis à la ville de devenir un port conventionné. Avec l'établissement des concessions étrangères, la ville s'est considérablement développée à l'extérieur de la vieille ville fortifiée et est devenue un centre cosmopolite avec une mélange unique d'influences orientales et occidentales. La vieille ville chinoise est alors devenue un ghetto pour les seuls chinois.

Les remparts furent démantelés en 1912. Seule persiste une porte, marquée en rouge sur le plan et 1e photo ci-dessous. La superficie de la vieille ville est assez faible : 1,5 km2. Elle est faite d'un entrelac de petites venelles, qu'on appelle des hutong, bordées de maisons au joli toit recourbé. Plusieurs temples et monastères existent encore. C'est aujourd'hui un quartier touristique au charme vieillot. Restauré récemment (à la chinoise : un peu clinquant mais le temps apportera sa patine) c'est un endroit agréable pour se promener...quand il n'y a pas trop de monde. C'est aussi le quartier où faire provision de souvenirs.

Une des attractions de ce quartier est le jardin Yuyuan : c'est un jardin botanique de 2 hectares datant du XVIe siècle considéré comme le plus beau jardin chinois traditionnel de Chine. L'aménagement de ce jardin demanda 20 ans d'efforts à son propriétaire, officiel de haut rang durant la dynastie Ming. Le temps et les nombreux troubles politiques qui secouèrent la ville aux XIXe-et XXe siècles l'avaient laissé dans un triste état au sortir de la 2e guerre mondiale. Il fut remis en état par le gouvernement de Shanghaï entre 1956 et 1961 où il fut ouvert au public et protégé en temps que monument national.

Il est divisé en 6 espaces aménagés dans le style Suzhou (ville située au nord-est de Shanghaï et appelée Venise de l'Orient pour ses nombreux canaux). Les espaces de rocailles sont séparés par des "murs du dragon" avec des dorsales tuilées grises ondulantes et terminées chacune par une tête de dragon.

4

Shanghaï compte de nombreux musées, mais celui-ci est l’un des grands musées d’art classique de Chine. Nous avions déjà aimé le musée de Hohot en Mongolie intérieure, celui de Xi’an, l’une des premières capitales chinoises et celui de Taipeh à Taiwan. Les Chinois partagent avec nous le goût pour les musées.

Le musée de Shanghaï compte environ un million d'objets couvrant 21 domaines. Les collections de bronzes, de céramiques de calligraphies et de peintures sont particulièrement imposantes. Avant 1949 Shanghai compte parmi les plus grands marchés d’antiquités d'Extrême-Orient. Par la suite, le Parti Communiste Chinois met fin à ces marchés et ordonne la confiscation de nombreuses œuvres. Toutefois, en 1952, le premier musée d’art de Shanghai ouvre ses portes. Les œuvres jouissent d’une protection officielle jusqu’à la Révolution culturelle de 1966-76 et l’appel de Mao à détruire toutes les reliques de la Chine prérévolutionnaire.

Pour protéger la collection des Gardes Rouges, le directeur de l’époque, Monsieur Ma, dort alors dans son bureau, répartit le travail des employés du musée afin qu’ils protègent et répertorient les œuvres d’art. Devançant les ennuis, il ordonne à son équipe de se grimer en Gardes Rouges et peint des slogans révolutionnaires sur les vitrines d’exposition. Mais les problèmes viennent de l’intérieur du musée : l’équipe du musée se scinde et la faction la plus extrémiste emprisonne et torture le directeur pendant neuf mois dans la réserve du musée, cherchant à lui faire avouer qu’il a vendu des objets du musée pour son propre compte. Ce dernier ne cède pas et est finalement envoyé cinq ans dans un camp de travail pour les fonctionnaires de Shanghai. Il ne retourne à Shanghai qu’en 1972 pour organiser une exposition d’œuvres chinoises aux États-Unis, après la venue du Président Nixon en Chine. Une partie importante de la collection a été sauvée et cachée hors de la ville dans des dépôts souterrains des montagnes du sud de l’Anhui, province voisine de Shanghaï.

Monsieur Ma retrouve son poste de directeur du musée au début des années 1990. Il entreprend un travail de prospection, cherche à lever des fonds publics et privés afin de reloger le musée dans un bâtiment plus approprié. En 1992, la municipalité de Shanghai alloue une parcelle au Musée en plein centre de la ville, sur la Place du Peuple ; la construction prend trois ans et le musée ouvre finalement en 1996. Une tragique histoire personnelle qui ferait un excellent scénario.

Une nouvelle page du musée s’ouvre aujourd’hui : le musée de la Place du Peuple, devenu trop petit, se déplace dans un immense bâtiment à Pudong, le quartier des gratte-ciels d’affaire. Il a officiellement ouvert ses portes fin février 2024 mais seule la collection des bronzes est actuellement en place ainsi qu’une exposition temporaire sur la civilisation Shu du néolithique. L’ ensemble du musée sera déménagé d’ici la fin de cette année.

Exposition temporaire sur la civilisation Shu du néolithique

Une très belle exposition temporaire permet d'admirer les pièces artistiques trouvées sur un site archéologique de l'âge du bronze dans la province du Sichuan, au centre de la Chine.

La civilisation Shu s’est développée à l’âge du bronze dans la Chine centrale, du début du 3e millénaire avant notre ère jusqu’au milieu du 1er millénaire avant notre ère. A la fin des années 1980 des fouilles menées sur un site, Sanxingdui, où furent trouvées des fosses sacrificielles, révélèrent de nombreuses pièces en bronze ou en or : masques, sceptres, arbres sacrés pour communiquer avec l'au-delà, vaisselle pour rituels, disques de jade, statues en pierre… Dans les années 1990 on découvrit sur ce site les vestiges d’une muraille, révélant une ville d’une superficie de 12 km2, la plus grande mise au jour en Chine de cette époque. Des tablettes de jade avec des dessins permirent de comprendre les rituels religieux de cette civilisation très sophistiquée qui maitrisait parfaitement la technique du bronze, en étant capable de fondre des statues de plus d’1 mètre de hauteur. De nombreuses autres fosses ont été trouvées dans les années 2000 renfermant des milliers d’objets. Si aucune trace d’écriture n’a été trouvée à ce jour, on sait que cette société était très hiérarchisée, vénérait le Ciel et la Terre et utilisait des arbres sacrés en bronze pour entrer en contact avec les divinités. Le vin occupait une place importante dans les rituels orchestrés par un sorcier. Au sommet de l’état le pouvoir était exercé par un empereur et une classe dirigeante de nobles, reconnaissables à leurs coiffures et leurs vêtements.

La culture de Sanxingdui est en partie contemporaine des premières dynasties royales chinoises : les dynasties Xia (2e millénaire avant JC) et la dynastie Shang (Fin 2e-1e millénaire avant JC) qui développa une tout autre technique de fabrication du bronze.

La collection permanente de bronzes antiques

Les bronzes marquent le début de la civilisation dans la Chine ancienne. Ils incarnent le respect des nobles pour les rites. Les bronzes sont appelés »vases rituels » car ils servaient d’offrandes cérémonielles pour les dieux ou les ancêtres, de cadeaux officiels ou d’ustensiles lors de banquets. Les nobles, selon leur rang, avaient le droit de posséder des bronzes de différents types et tailles. Les bronzes étaient un outil indispensable pour consolider le règne. Ils étaient un symbole de pouvoir.

Les bronzes des premières dynasties Xia, Shang et Zhou (2e-1e millénaire avant JC) étaient admirés pour leur multitude de formes, leurs motifs complexes et leurs techniques de moulage. Ils reflètent l’étendue et la profondeur de la culture chinoise et la créativité des Chinois anciens. Sous les dynasties Qin (221-206 avant JC) et Han (206 avt JC-220 ap JC), la popularité des bronzes a décliné. Plus tard, sous les dynasties Song (960-1279), Yuan (1270-1368), Ming (1368-1644) et Qing (1644-1911), l’art du bronze réapparut avec le goût des antiquités. Ces objets précieux aident à comprendre le profil culturel et les interactions des anciennes minorités ethniques de la Chine.

5

Nous réservons notre dernière matinée à Shanghaï à la visite du Musée des Réfugiés Juifs de Shanghaï, recommandé par notre guide, Clarisse. Fondé en 2007, il est situé dans l’enceinte de l’ancienne synagogue Ohel Moishe, au cœur du quartier historique de Tilanqiao dans l’ancienne concession internationale. Son but est de faire connaître cette page d’histoire bien souvent méconnue. Je savais que Shanghaï avait été ville ouverte pour les Juifs pendant le 2e conflit mondial mais je n’en savais pas plus. Ce musée, très bien fait comme tous les musées en Chine, raconte l’histoire tragique de ces populations persécutées.

La présence des Juifs en Chine est très ancienne car, dès la dynastie Tang (618-907), des marchands juifs moyen-orientaux venus par les routes de la soie se sont installés dans différentes villes chinoises, notamment Kaifeng. Leur présence a toujours été accueillie avec bienveillance par les Chinois, avec lesquels ils partagent certaines valeurs fondamentales : le respect des anciens et des traditions, l’importance de la réussite sociale et de l’enrichissement, la transmission des affaires aux descendants. Cependant ils n’ont jamais été reconnus en tant que minorité nationale.

A Shanghaï une première vague de migration des Juifs avait commencé à la fin du 19e siècle avec l’arrivée de juifs Baghdadi fuyant les problèmes dans l’empire ottoman. Ces populations ont, pour la plupart, fait escale en Inde dans un premier temps avant de venir s’installer en Chine, après les 2 guerres de l’opium, quand le commerce de plusieurs ports fut ouvert aux étrangers. Hong Kong fut une première destination importante et Shanghaï dans un deuxième temps. Parmi ces premiers arrivants, on compte des noms célèbres à Shanghaï comme la famille Sassoon (Victor Sassoon fut un très riche entrepreneur qui a contribué au développement architectural de Shanghaï), la famille Kadoorie (un homme d'affaires et philanthrope qui avait de grands intérêts commerciaux en Extrême-Orient et fut le fondateur de l’école du quartier juif), ou Silas Hardoon (Vendeur d’opium, bâtisseur, alchimiste, philanthrope, Juif converti au bouddhisme, qui créera l’architecture du Shanghaï du XXème siècle, aujourd’hui disparue). Ces personnages vont jouer un rôle actif dans l’accueil de leurs coreligionnaires fuyant les persécutions en Europe au 20e siècle.

Au début du 20e siècle des réfugiés venus de la Russie Tzariste arrivèrent, surtout par la Sibérie et dans les villes du nord de la Chine, empruntant le Transsibérien puis le train de Chine orientale le long de la côte Est de la Chine. Mais l’afflux principal commença dès 1938 de la part de populations d’Europe centrale fuyant les premières persécutions nazies. Pourquoi Shanghaï ? Plusieurs diplomates en poste en Europe ont œuvré au sauvetage de ces gens menacés en leur accordant des milliers de visas pour venir en Extrême-Orient : trois d’entre eux ont été reconnus Justes parmi les justes par l’état d’Israël après la guerre : le consul néerlandais, Jan Zwartendijk en poste en Lituanie , le vice-consul japonais, Sugihara Chiune en poste aux Pays-Bas, et surtout le consul général de la République de Chine à Vienne , le Dr Ho Feng-shan.

Les réfugiés passèrent par voie maritime selon 2 routes : soit au départ d’Hambourg ou Amsterdam par l’Atlantique, le cap de Bonne-Espérance, l’Océan Indien pour faire escale à Colombo puis le détroit de Malacca et la mer de Chine, soit par la Méditerranée au départ de ports italiens en passant par le Canal de Suez puis l’Océan Indien et la même route que les précédents. 2 à 3 mois de voyage dans des conditions précaires, ces populations ayant quitté l’Europe sans rien. A l’arrivée à Shanghaï les premiers furent logés dans des maisons louées par les riches juifs de Shanghaï mais très vite cela fut insuffisant et il fallut recourir à des entrepôts ou des écoles désaffectés où les conditions de vie n’étaient pas faciles puis on construisit des camps pour les réfugiés : Le camp de Seward road (1942, 1000 réfugiés) ; le camp de Choufoong road (1939, 800 personnes) ; le camp de Pingliang (1939, 650 personnes).

Une soupe populaire, à l’initiative du Comité Juif de Distribution américain et de sa représentante sur place Laura Margolis, permit de nourrir d’un repas par jour ces populations démunies : en mai 1941 les réfugiés sont environ 20000 à Shanghaï dont 8000 dépendent directement de cette aide alimentaire.

Mais dès 1940 la route maritime par l’Italie est coupée par l’entrée en guerre de celle-ci, la route par l’Atlantique également depuis 1939. Reste celle par la Sibérie qui est à son tour fermée lors de l’invasion allemande en URSS en juin 1941. Et à partir de l’attaque de Pearl Harbour par les Japonais le 7 décembre 1941, plus aucun réfugié juif ne parvint à Shanghaï .

Les réfugiés arrivés après 1938 étaient misérables. Il leur était difficile de trouver un emploi formel en raison de la guerre et de la récession économique à Shanghaï. Ils devaient lutter pour s’en sortir en faisant de petits boulots (transporter du charbon, faire du pain, réparer des appareils électriques, vendre des journaux).Certains tenaient une épicerie, une pharmacie, travaillait comme plombier ou serrurier, barbier ou tailleur, cordonnier ou modiste. Plus tard ils ont le plus souvent non seulement trouvé un emploi dans une entreprise mais ont aussi créé leur propre entreprise. La vie s’est peu à peu organisée et la rue Zhoushan dans la concession internationale prit le nom dans la communauté de Petite Vienne.

Les réfugiés se souciaient beaucoup de vie familiale. Le mariage est particulièrement important dans la communauté juive comme lien puissant de la communauté. Celle-ci n’étant pas très grande, on se mariait entre membres d’une même famille ou entre voisins. L’endogamie est restée la règle même si quelques exceptions sont à noter comme Silas Hardoon qui épousa une chinoise bouddhiste.

Silas Kadoorie avec son frère et ses fils, organisa une école dans le ghetto ainsi qu’une association sportive juive pour aider les jeunes à se développer et prendre en main leur vie.

Une radio, affiliée à la chaine américaine NBC se mit dès 1939 à diffuser de la musique, de la littérature, de l’art, des informations, des publicités et des reportages. Un journal de la communauté juive, le Shanghaï Jewish Chronicle, écrit en allemand, fut imprimé dès 1940. La vie sociale s’organisait autour du Shanghaï Jewish Club, institution fondée en 1932 par des réfugiés russes : il organisait diverses activités comme des concerts, des représentations théâtrales. Des réfugiés polonais arrivés en 1940 rejoignirent le Club et jouèrent des pièces de théâtre yiddish. Le Club comptait 423 membres en 1943.

Cependant en 1943 une proclamation des autorités d’occupation japonaises jeta un froid dans la communauté : la restriction de résidence et des affaires des réfugiés apatrides fut signée par le commandant en chef de l’armée impériale japonaise, ordonnant à tous les réfugiés apatrides arrivés à Shanghaï depuis 1937 de déménager dans une « zone désignée » avant le 18 mai. Si la référence à la condition juive n’est pas mentionnée, c’est bien cette communauté qui est visée. Les habitants de ce ghetto doivent porter un badge bien visible avec un permis de circuler, marqué d’une bande jaune, qui signifie leur confession, et au dos figurant le trajet que peut emprunter le détenteur pour se rendre à son travail, avec interdiction d’en changer et les horaires auxquels il peut circuler. Les Japonais mettent en place une milice juive, comme il en existait une dans le ghetto de Varsovie, pour contrôler ces permis.

En juillet 1942, le colonel Josef Albert Meisinger, chef de la Gestapo en Asie de l’Est, arrive à Shanghaï. Selon le rabbin Marvin Tokayer, le colonel Meisinger a proposé la solution finale à Shanghaï, connue sous le nom de plan Meisinger. Il décrit le plan ainsi :

Il y avait deux étapes. La première consistait à arrêter tous les Juifs de Shanghaï lors d’une attaque surprise alors qu’ils passaient le Nouvel An juif en famille. La deuxième étape consistait à « traiter » le problème de façon décisive. Il suggérait trois manières des traiter ces Juifs :

1- Ils pourraient être placés sur de vieux navires en envoyés à la dérive pour finir par mourir de faim.

2- Ils pourraient être contraints de travailler jusqu’à épuisement total dans les mines de sel abandonnées situées sur le cours supérieur du fleuve Huangpu.

3 – Les Japonais pourraient établir des camps de concentration sur l’île de Chongming où on soumettrait les prisonniers à des expériences médicales.

Heureusement ce plan n’a pas été réalisé.

Dès mai 1945, la rumeur de la mort d’Hitler circule dans la communauté qui reprend espoir. Le 15 août 1945 le Japon capitule et la guerre mondiale prend fin. C’est la liesse dans les rues de Shanghaï , tempérée par l’annonce des horreurs des camps de concentration nazis.

Dès la fin de la guerre les réfugiés ont commencé à planifier leur avenir. Ils étaient reconnaissants envers Shanghaï qui leur avait offert un refuge, mais les différences culturelles, de langue et de vie leur faisait envisager Shanghaï comme une étape temporaire dans leur avenir. Ils se mirent donc en route très vite pour trouver une nouvelle patrie. Ils étaient aussi impatients de retrouver leurs proches laissés derrière eux. Beaucoup de militants sionistes optèrent pour le tout jeune état d’Israël. En dehors d’Israël, beaucoup sont partis aux USA ou en Amérique du Sud (Argentine, Brésil), en Australie et en Nouvelle-Zélande ou encore en Afrique du Sud. Seul un petit nombre est retourné en Europe. Si la grande majorité des réfugiés est partie, quelques-uns ont fait le choix de rester à Shanghaï. Certains sont devenus de riches entrepreneurs, d’autres en tant que médecins ont travaillé dans les hôpitaux ou ont suivi l’armée de libération communiste juste après la guerre.

Sur le site du musée fut installé en 1994 un mur commémoratif portant le nom de tous les réfugiés juifs de Shanghaï.

Après cette page d’histoire notre dernière promenade sera sur la place du Peuple au centre de la ville de Puxi (partie historique de Shanghaï), nous permettant de profiter d’une douceur printanière qui s’installe avec ll floraison des magnolias, fleur symbole de la ville. Au centre de la place se trouve la Mairie de Shanghaï et lui faisant face le musée, bientôt ancien musée, celui qui est en cours de déménagement. La bâtiment devrait garder une vie en tant que centre d’expositions temporaires.

Cette semaine à Shanghaï nous a vraiment séduit et nous y reviendrons très certainement. La gastronomie de Shanghaï est aussi intéressante, et n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’on appelle communément la « cuisine chinoise » en Europe.