J’écris à l'encre marine, j'écris un rêve sur les flots.
J’ai cherché une route dans la Patagonie chilienne. J’ai trouvé la Carretera australe, l’ancienne route Pinochet, ainsi rebaptisée. Un chemin truffé de ferrys, d’eau, de marais et de bonnes chances. Je n’étais pas très sûre de jongler dans ce labyrinthe liquide. Mais sur les canaux voguent les bateaux et le fameux Navimag. Un cargo régulier de Puerto Montt à Puerto Natales.
Infatigable depuis plus de 40 ans, il est le courrier, la visite espérée, les nouvelles du monde. Étés comme hivers, il flotte, il vogue. Dans son ventre, des marchandises, des voitures, des camions, des animaux parfois. Du ravitaillement pour les endroits isolés comme Puerto Eden. A bord, les membres de l’équipage, des routiers, des locaux et des touristes comme moi.
Mon cadeau patagon, mon regalo au fil de l’eau. Ma paresse pastel après 10 000 km de route. Le ferry Evangelista de Navimag voguera 4 jours et 3 nuits entre les îlots et les rivages déchiquetés des côtes chiliennes.
La rencontre de Jo et Adé était inévitable. Les Anges des Andes soufflent de buenas ondas . Nos cabanas Airbnb sont voisines. Lorsque mon logeur m’annonce que les voisines sont françaises, je balance entre joie et défiance. La joie de parler français, de partager la même passion, le même feeling. La méfiance des voyageurs trop sûrs d'eux, fiers, trop bavards. Elles rentrent en fin d’après-midi. Je distingue mal Jo, encapuchonnée dans son anorak, qui tente de tirer sur sa cigarette. Je sors, me présente. La rencontre est spontanée. Elles voyagent en bus depuis Santiago jusqu’au Pérou. Adé, sa fille, me propose d’entrer et m'invite à diner le soir.
Le vent se marre, le vent claque ma porte, clefs et téléphone sur la table de la cuisine. Piégée dehors. Elles appellent le proprio, il revient, tout s’arrange. Je pense que bêtement j'aurais aller chercher un truc dans la voiture et être à la porte.
Le poêle grésille, le malbec coule dans nos verres, Adé nous concocte une vraie cuisine. Après mes 6 semaines en solo, la soirée coule comme le vin chilien. Franche et joyeuse. Nous embarquerons mardi matin sur l’Evangelista. J'ai réservé dans une cabine de quatre personnes en croisant les doigts pour être en chouette compagnie. A l’heure de la confirmation de nos places, Adé demande la même cabine pour nous trois. La réceptionniste sourit, nous confirme que, si, nous sommes déjà ensemble. Chic !
La veille du départ je dois enregistrer ma voiture, l’amener pour embarquement. Mais El Viento fait son entrée de rock star. Un mail de Navimag informe que notre embarquement est décalé du soir au lendemain à 6h. Un autre mail de confirmation doit venir. Il ne viendra pas. La ville fait front face aux bourrasques de plus de 100 km/h. Je jubile. Pas grand chose à faire que tuer le temps, boire un cappuccino face à l'Ultima Esperanza, mon dernier espoir. Regarder encore et encore les voiles d'écume hystériques. Magnifique.
Les filles prolongent leur location, je ne peux faire de même. Je squatte leur banquette. Nous sommes sensées partir le lendemain, nous partirons le surlendemain. Je trouve un hébergement à l’autre bout de la ville. Là où les maisons sont de tôle et courant d’air. Le ciel pleure à grosses larmes. Le vent est furie. Celui que j’aime, que j’attends. Dans ma chambrette étouffée de tissus, je regarde la télé. Toutefois un peu inquiète pour ma voiture garée sur un trottoir de glaise. C’est une nuit fantastique. A travers les fenêtres la nuit est colère, rugissement, claquement des branches. Arrive l’aube claire, les arbres secouent les gouttes de pluie, des oiseaux sifflent. Un petit déjeuner partagé avec deux autres couples prêts à faire le O à Torres. La jeune femme est enceinte, mais ira à son rythme. J’admire sa force, son sourire, sa beauté et sa réelle gentillesse.
Je retrouve les filles. Nous avons bien noté que Navimag ne vend pas d'alcool mais rien n'interdit des provisions liquides. Fin d'après midi nous allons enregistrer Nissan. Affronter le drame des formalités chiliennes dans un espagnol "J'me fous de toi, t'es touriste, tu payes, tu t'démerdes, plus tu rames, plus j'me marre." Des infos contradictoires et aucune cohésion entre le port et le service reza. Le bateau ne partira que le surlendemain. Non. Si ? Non ? On nous balade dans la maison des fous des 12 travaux d'Astérix. Navimag est du genre Navigag, Navivague.
L'idée m’effleure de tuer un employé. N’importe lequel. Au hasard. surtout ceux qui jouissent de voir des nanas en galère. Presque envie de reprendre ma voiture, partir par la route. Seule, sans mec lourdingue. Mauvaise idée. Je n'ai plus de roue de secours, et cette traversée tout en lenteur, je l'attends depuis trop longtemps. Et ma voiture est déjà sans doute à bord où bloquée par des camions.
La tempête bat son plein, des vagues se jettent sur la costanera, des trombes d’eau transforment le site d’enregistrement des voitures en bourbier. Nous sommes là, comme trois connes avec nos papiers à courir dans tous les sens. Nos trois cerveaux vont éclater. Que de temps perdu. Enfin un tout jeune homme derrière un tout petit bureau et une femme, sans doute un Ange de la Cordillère, nous mène à la cahute perdue au milieu des camions pour l’ultime tampon.
Je revoie encore la jeune fille frigorifiée dans cette micro cabane, à déposer le fameux graal. Foutue paperasse chilienne. 4 bureaux différents pour quatre laissez-passer différents pour un enregistrement.
Enfin c’est OK. Enfin l’heure de boire un verre, de se poser, d’en rire. Je remercie les filles, sans elles, je crois que j’aurais abandonné. Nous trouvons un endroit cosy, chaud, souriant. Ce chien ne saurait mentir.
Sagesse de Jo, ’ Mais non Isa, me dit-elle, tu aurais trouvé les ressources en toi’. Wouaii, pas sûre de cette vérité encore aujourd'hui.
Merci encore à vous trois, Adé, Jo et à cette jeune femme belle comme le jour, qui enregistrera ma voiture.
Nous embarquons dès potron-minet, épuisées. Nous aurons bien le temps de nous reposer à bord. Puerto Natales s'éveille, le calme revenu, un arc en ciel étire sa poésie.
Le port s’éloigne dans l’aube claire. Nous visitons. Notre cabine est fonctionnelle. Une passagère s’est déjà installée dans le lit du bas. Je grimpe, ajustant mes gestes à l’étroitesse du lit. Le capitaine nous accueille, nous explique le voyage, les distractions, les repas à heures fixes 8h, 12h30 et 19h.
La quatrième dimension existe dans un temps compressé de trois jours d'une douce lenteur.
L'Evangelista se coule au rythme des canaux, au milieu d'îlots éparpillés comme des miettes d'un cookie géant. Le vent est vif sur le pont mais le soleil radieux. Sage élève, je n'ai pris que des vêtements chauds, waterproof comme indiqué sur la brochure. Mauvaise pioche.
Cours de yoga et Tai chi sur le pont supérieur arrière. Le tumultueux Golfe des Peines qui se jette dans le Pacifique est sage comme un agneau de lait, avec des vagues de 1m, à peine. Ce qui donne une sensation de marcher un chouilla bourrée. Rien de grave.
Une mer d'huile. Nous guettons les baleines. Elles resteront un mythe, malgré la promesse de leurs évents. Un banc d'otaries nage vers le Sud.
Christian, notre prof de tai chi yoga et musicien nous informe que l'alcool est interdit. Mais comme des français sont à bord il ne veut rien voir ni savoir. Belle réputation. Ce qui est dit est dit et nous avons du stock. Marie et son mari seront de la partie.
L’Evangelista approche de Puerto Eden tôt ce matin. Un tout petit village accessible par l’eau, ravitaillé par Navimag. C'est ici qu'il y a 70 ans environ, les derniers Alakalufs, peuple de la mer, ont été parqué, déraciné. C'est ici qu'ils ont disparus sans dire un mot.
J'aime l'idée de flotter, être bercer, ballotter gentiment. Moi qui rêvait de mauvais temps et de bourrasques. Pas aujourd'hui, ni demain. Je suis presque déçue de ce ciel intensément bleu. Le temps s'écoule au rythme des flots bleus. Rondeurs des fjords, rayons de miel soleil, clapotis doux de l'eau.
A l'aube de Pueto Eden. Réveillées à l'approche de du village, nous grimpons en vitesse sur le pont arrière. Un canot vogue. Comment imaginer les 300 jours de brouillard et de pluie par an ? Et pourtant
La vie coule au fil des ilots, au rythme d'une harmonie parfaite. Visite de la cabine du commandant, et farniente.
L'alcool n'est pas interdit tant qu’aucune dérive ne soule l’équipage. Nous avons bu discrètement le premier soir, moins le second, franco le troisième.
A l'aube du troisième jour, le soleil est de plus en plus chaud. Certains prennent des bains de soleil.
Un premier écho du Covid, par la compagne de cabine. Les croisières antarctiques sont annulées. La banquise respirera, les manchots danseront le charleston et nous trinquons au rire du soleil, au plaisir, à l'insouciance. Nous sommes comme des enfants qui ne savent pas encore que le monde bascule.
Si l'enregistrement de la voiture et les infos de Navimag étaient une mélasse avariée, la traversée est un véritable sucre d'orge. Aller au fil de l'eau dans une magnifique lenteur, observer les couchers de soleil, et la voie lactée. Boire du vin discrètement, grimper dans ma couchette et encore me laisser bercer pour m'endormir. J’avais prévu de la lecture, des méditations, peaufiner mon carnet de route sous les embruns. Je n’ai ouvert aucun livre mais partagé des cafés que nous buvons chacun notre tour, car il n'y a que 4 tasses à expresso au bar. Je n’ai pas médité mais pris des bains de soleils et apéros de plus en plus affirmés, jusqu'au dernier soir ou nous avons déplacé une table du salon sur le pont arrière pour un dernier souvenir arrosé de ti punch.
L' équipage est charmant et les repas plutôt corrects. C'est la dernière saison de l'Evangelista. Un nouveau ferry avec salle de yoga, ciné et wifi ôtera toute l’authenticité de ce voyage. Que peina! Ce temps passé coupé du monde est un entracte merveilleux.
Du temps pour ne rien faire. Et rien faire passe si vite.
Au l'aube du quatrième jour l'Evangelista accoste dans le port de Puerto Montt. Adios amigas, adios amigo. Chacun reprend sa route, Lima où l'Ile de Pâques. Les voitures sont les dernières à sortir, après les camions, les chevaux de rodéo, les motos. Mes amies sont parties, les derniers touristes aussi. Me voilà seule. Où est ma voiture ? A Puerto Natales ? J'ai comme un frissons malsain. Je réclame. Mais non plus de voiture à bord m’affirme l’homme. C’est une mauvaise blague. Je lui montre la carte d’embarquement du véhicule. Merveilleux, il va vérifier. Gracias.
Enfin à midi, Nissan cabriole, juste oubliée au fond de la cale. Je souris, soupire, respire. Affligeante logistique chilienne.