Histoire de la femme Alakaluf
Zoo de Hambourg -1880
Je suis la femme Alakaluf. Je n'ai pas de nom, je n'ai plus de nom. Je n'existe plus. Je suis morte. La pluie tombe fine, froide, régulière. Je ne connais pas cette pluie. Je ne connais pas ce monde, ces maisons, ces bêtes tristes et sauvages prisonnières de cages d'acier. Comme moi.
Qui sont ces gens qui m'observent, me j ettent des déchets et grimacent en se pinçant le nez ? Qui est cette femme à la mine dégoutée et si étrangement vêtue ? Je ne les vois pas, je ne les vois plus. Ils sont transparents. Je vois à travers eux, à travers les lions et les ours miteux, à travers la pluie sage et les murs gris de Hambourg. Je vois ma tribu, ma famille, ma Terre de Feu.
Je suis née à l'extrême Sud du monde. Là où la Terre n'est que douleur et fureur. Ma raison, ma maison est un enchevêtrement de chenaux, glissement de fjords et de glaciers. Mon peuple existe depuis si longtemps, plus de 12 000 ans dans doute. Ni le passé, ni le futur existe. Je suis une femme fuégienne, une nomade de la mer. C'est comme cela qu' "Ils" ont décrit mon peuple.
Je plonge dans l'eau gelée à la recherche de cholgas, des énormes moules que nous dévorons crues sur les criques caillouteuses et inaccessibles. Je connais le Ciel et la cosmographie des étoiles. Je devine les nuages et la fureur des orages. Toujours en quête de nourriture. Une baleine échouée est une aubaine. De la graisse, des os, de la peau, du combustible. Alors les hommes découpent la chair encore tendre, les femmes allument des braseros, les enfants se réchauffent et s'endorment le ventre rond. Demain nous dépècerons la baleine. Nous protégerons les foyers fumants, le temps que le cétacé nous offre tout ce qu'il peut nous offrir. Demain sera encore clément. Puis nous partirons vers d'autres criques, d'autres naufrages.
Malheur à nous indiens fuégiens. Malheur à ce feu qui nous fit tant de bien. Ces mêmes braseros guidèrent les navires de Cook, Bougainville et Darwin. Notre perte, notre holocauste. Notre terre écorchée vive étaient presque douce face à la cruauté infinie de ces êtres de mort et de sang.
Les galions, ces étranges géants de bois, de fer et de voiles glissèrent sans bruit, guidés par nos fumerolles. Au plus sombre de la nuit australe, ils accostèrent sur nos rivages. Les hommes venus de mer, comme des marins venus du Ciel. Si différents. Nous ne savions pas, car au delà de nos rochers noirs, des glaciers, des ressacs, du froid et de l'oubli, il n'existe rien.
La faim les tenaillait, les maladies couvraient leurs peaux de plaques et abcès. Ils toussaient et crachaient du sang mauvais. Nous offrîmes nos braseros. Ils offrirent leurs maladies, leur alcool.
Nous étions fiers et farouches comme les autres peuples indigènes. Les Haush et Onas étaient libres, grands et robustes. Ils chassaient à mains nues, vêtu d'une simple une cape de peau sur les épaules. Ils marchaient des kilomètres sur des rochers de verre pilé. Ils n'étaient pas nés pour vivre en cage. Ils se sont défendus, la rage au cœur. Dérisoires flèches contre fusils.
Les Salésiens, ces missionnaires venus d'Italie, des hommes pétris d'une sainte et divine bonne volonté fondèrent une mission à Dawson, Rio Grande et autres rivages perdus. Mes frères vivaient nus. Les Salésiens les vêtirent, leurs apprirent les bonnes manières, à prier et à coudre. A prier et bâtir des maisons. A prier et prier encore. Alors mes frères Onas n'ont plus rien dit, ni parole, ni prière, ni chant. Ils se turent à tout jamais dans une révolte silencieuse. Ces conteurs nés oublièrent la parole, l'histoire de leurs ancêtres, de ce pays de vents et de violence. Ils moururent sans bruit, chrétiennement. Mission accomplie.
Mes frères et sœurs Haush, disparurent sans laisser de trace. Évaporés. Bulle de savon éclatée.
Je suis une femelle Alakaluf, femme sans nom, traînée par les cheveux, déracinée, humiliée, palpée, mesurée, violée. Je ne ressens plus rien. Je ne mange pas cette nourriture morte, je ne bois pas cette eau souillée. Je glisse vers l'infini.
Fresques murales Ils étaient 7 000 fuégiens au 18eme siècle. 600 en 1924. 100 en 1940. Ils n'existent plus aujourd'hui. Les Alakaluf étaient doute le plus vieux peuple de la terre, venu d'Asie. Chasseurs, cueilleurs, pêcheurs, ni arrogants, ni belliqueux. Ils marchaient, fuyaient les autre tribus jusqu'au bout du Monde. Là où personne, semble- t-il ne pouvait les atteindre. Darwin, le grand Darwin méprisa ce peuple puant la graisse et au langage guttural. Ils ne les traitaient même pas d'humain. Bien plus tard, il revint sur ces déclarations. Des ethnologues se sont consacrés à décrypter leur langages, leurs codes. Des auteurs magnifiques rendent hommages à ces peuples oubliés.
C’était un yagan chasseur de phoque. Un jour qu'il suivait la piste d'un animal, qui avait une belle fourrure, il s'était aventuré sur la banquise, et c'est alors, que, soit d'une chute dans l'eau, soit à cause du crachin ou de sa propre sueur, la basse température avait congelé son corps en l’arrêtant en pleine course. Plus tard, le printemps avait disloqué la glace et l'avait condamné à être un navigateur fantôme. J'avais 14 ans quand j'ai entendu Francisco Coloane raconter cette histoire à des pêcheurs de Chiloé. Bien des années ont passées, mais je souviens de chaque mot de sa conclusion :
Ainsi, tout s'explique facilement ; mais dans mon souvenir demeure comme un symbole la figure hiératique et sinistre du cadavre de yagan de Kanasaka, poursuivant sur la mer les profanateurs de ses solitudes, les Blancs "civilisés", venus troublés la paix de sa race et causer sa dégénérescence avec l'alcool et leurs calamités, et semblant leur dire sa main tendue : "Hors d'ici !"
Luis Sepulveda - Le Monde du bout du Monde
Je suis une voleuse d'âmes, voleuse d'images. Je photographie ces fresques, j'écris et réécris ces histoires. Si les morts ne meurent que si nous les oublions alors ces fresques ont un sens et mes mots un peu, aussi. Je l'espère.
Des livres pour aller plus loin : "Adios Tierra del Fuego" Jean Raspail - "La nuit commence au Cap Horn" Saint Loup - "Les nomades de la mer" José Emperaire - "L'amant de Patagonie" Isabelle Autissier - aussi Francisco Coloane et Luis Sepulveda