Santiago et moi ne parlons pas d'amour. La cité chilienne blottie au pied de la Cordillères des Andes n'a rien de romantique et rien ne m'invitait à y séjourner sinon la proximité de l'aéroport Arturo Benito Benitez - dans lequel je passerai pas moins de 6 fois-. Mais Santiago est la capitale. Elle porte en étendard ce nom fabuleux digne des aventurières, des grandes histoires romanesques et révolutionnaires. Je suis ici pour une semaine, une parenthèse entre le retour de Patagonie, l'arrivée de Diego et notre départ pour San Pedro de Atacama. Le temps de me poser un peu, passer une tenue plus "santiagonissima" que "patagonne" pour mon chéri. Quelques jours à déambuler seule, Panasonic en bandoulière, et cueillir des images aux coins de rues. Quelques jours au bras de Diego.
J'arrive dans une période en pleine confusion, trêve estivale des émeutes, instabilité politique, murs tagués, églises fermées, commerces barricadés sous le regard des carabineros. Avec regrets, beaucoup de touristes annulent leur voyage au Chili. Je suis là et je ne le regrette pas, même si la ville n'est qu'immeubles sans âme, et que trop de brume éloigne la si belle Cordillère des Andes.
Aujourd'hui, avec le recul des événements, mes souvenirs de Santiago sont en couleurs. Couleurs des maisons, des sourires, des murs. Derrière les façades, derrière le faste des riches demeures d'antan, il ne reste souvent que des terrains vagues. Le street-art peint sur le passé, dépeint les traditions, les inégalités, les revendications. Des fresques magnifiques fleurissent à chaque détour. Bombes de couleurs contre lacrymos, artiste contre balles de caoutchouc.
J'ai craqué sur une pension pleine de charme, et ce n'est sans doute pas un hasard si je séjourne dans le Barrio Yungay, le quartier historique de la ville. Le quartier de l'élite culturelle chilienne du XIXe siècle se popularise lorsque les familles aisées délaissent les demeures d’allures médiévales pour le centre plus neuf, plus chic. Une bohème sans touriste, des ruelles aux maisons colorées, des petits restos savoureux sans prétention, sans chichi, sans racolage.
Mon appartement est situé dans le passage Lucrecia Valdes, au premier étage d'une demeure ancienne. Des escaliers de bois cirés grimpent au premier étage, le patio est frais, les volets de bois se ferment sur la moiteur des après-midi. Des accents nostalgiques flottent dans l'air. Le temps d'un battement de cœur, j'ai ce sentiment très étrange d'avoir déjà vécu ici.
Je peux marcher des heures dans les calles aux accents du passé. J'ai l'impression d’être l'héroïne d'un beau film d'auteur et que mon destin est d’être juste ici. Seules les peintures fraiches et vives se conjuguent au présent. Je me suis perdue avec délice dans ces quartiers, le street-art pour seul repère.
A l'angle de ma rue, la calle Compañon de Jesus, sera ma ligne de conduite dans la cité quadrillée. A dix minutes à pieds, la Plaza del Brazil, et la Plaza del Arma et son STGO, les joueurs d'échecs, ses cafés, sa musique.
Toujours sur le chemin des Compañon de Jesus me voilà dans le cœur ardent de Santiago, la Plaza de Italia. C'est ici que les émeutes d'octobre ont commencé, près de la Moneda, le colossal palais présidentiel. Plus passionnant que des pierres immaculées gardées jusqu'aux dents par les carabineros, je photographie les murs témoins des violences, des mots bâillonnés.
Le Musée de la mémoire et des Droits de l'Homme... - de la Femme et de l'Enfant aussi -? Il me semblait inconcevable de passer à Santiago sans visiter ce musée, ce haut lieu de la mémoire chilienne. Coup d'état de Pinochet de 11 septembre 1973 contre le président Salvador Allende. Seize années de dictature, de témoignages d'enfants, de tortures, des extraits vidéo, de crimes impunis. Les familles détruites, les corps perdus, jetés dans les volcans, dans le désert d'Atacama, cloués sur des rails et jetés dans le Détroit de Magellan. 3 200 personnes mortes ou disparues, 38 000 torturées, selon des chiffres officiels. Quels sont les non officiels ?
Je reste un moment face à l'immense mur consacré aux disparus, et devant cette mappemonde citant les génocides, atrocités, dictatures, guerres dans le monde. Aucun pays n'est épargné. Je sors dans la lumière de midi, libre et très mal à l'aise.
Augusto Pinochet est mort à 91 ans en exil, le 10 décembre 2006 sans avoir jamais été jugé.
Le nom m'intrigue et donc m'attire. Barrio París-Londres. Juste est situé l’intersection de la Calle Londres et Calle París reflète la quartier latin. Deux rues, un ancien centre de torture, quelques restos et la belle église San Francisco aux pierres apparentes, une rare à être ouverte. Le tour du quartier fait, l'heure est à la cazuela - pot au feu local - dans un établissement ancien aux murs bleu vif. Les habitués du coin sont ici, la TV tourne en boucle sur les dernières nouvelles du monde. Au mur, une figure emblématique du Chili, le portrait du chanteur contestataire Victor Jara, abattu en 1973.
La cuisine chilienne est un plaisir, un délice sans cesse renouvelé. Les blogueurs qui dépeignent une cuisine grasse et la malbouffe ne sont ni futés, ni curieux. Bio, non carnée et budget serré, j'ai trouvé chaque jour à me nourrir à mon gout. Les fruterias et marchés regorgent de fruits, j ai fait des cures d 'avocats, de mangues, de raisins, de fromages de vache ou brebis frais, des myrtilles savoureuses, les fruits secs sont très faciles à trouver, des empanadas - petits chaussons fourrés - tous frais, les savoureuses cazuelas. Simplissime, une bonne cuisine à peu de frais. Que dire des vins et des bières. Le choix est large et les prix hypers abordables.
Bellavista fleure bon le touriste, la musique, la fiesta. L’incontournable barrio est une moisson de fresques à récolter dans mon Panasonic. Mais aujourd’hui la fatigue pointe le bout de sa paresse. Nous nous affalons dans les fauteuils de cuir défoncés d'un bar à bières. Dans la pénombre et la fraicheur bienvenue nous sommes incapables de bouger. J'en oublie même de photographier ce bar bien sympathique. Pour 5 000 pesos chilien -5,35€- nous traversons la capitale en taxi. Installée sur la banquette d'une très vieille R18 je regarde la cité défiler derrière les vitres poussiéreuses. Une ville particulière, où le beau se confond avec le laid, le moderne avec le passé, la technologie avec le système D. Une ville en éternelle construction, des maisons bourgeoises délaissées, des murs tagués, des camelots tirant de lourdes charrettes surchargées, des femmes assises à même le sol aux carrefours devant leur étal de trois papayes et de Confort - le PQ chilien-, des chiens d'une gentillesse absolue, des bulles de poésies.
Au Chili, j'ai vraiment aimé la beauté et la diversité incroyable de ces paysages, un pays long comme un continent, les marchés, les climats, la facilité à se déplacer, en bus, en voiture, à pied, à se loger, à se nourrir.
Je n'ai pas aimé le manque d'infos et d’accueil dans les sites touristiques. Être prise pour une véritable idiote et plus encore, de payer plus cher, se tromper trop souvent dans les prix, les adresses fantômes, les formalités administratives délirantes. J'ai souvent eu ce sentiment de bricolage, que chaque employé à son rôle à jouer comme dans une pièce de théâtre. J'ai rencontré moins de sourire qu'en Argentine.
"Soy turista francés, no hablo español muy bien" - je suis touriste française, je parle mal espagnol-. Ressemble à une formule magique lors des contrôles routiers. Un magnifique sourire éclairait le visage des carabineros, et je continuais ma route avec "buen viaje" en prime. J'ignore encore pourquoi.
Santiago fut une semaine de charme tranquille pour moi, quatre jours d'incertitude et, hélas, une agression physique et brutale à la gare routière pour Diego. Nous ne partons pas du Chili un matin de mars. Nous le fuyons. Le nez sur nos smartphones, les annulations d’Airbnb, des vols annoncés, reportés, annulés. Des billets d'avions achetés pour Madrid, Buenos Aires. Dans la cacophonie générale les infos se contredisent. Un grand MERCI à Sophie de l'agence de voyages qui nous a trouvé des places sur Air France rapidement.
Ce récit imagé, cette brèche ouverte sur un autre espace-temps. Ce rêve fou vole encore comme un ballon rouge dans le ciel. De ces jours passés au Sud du Tropique du Capricorne, résonne en moi le cristal d'une cascade au printemps, réveille en moi des milliers éclaboussures de lumière. Glisser sur les routes, danser avec la liberté, me jeter dans les nuages. Et demeurera à jamais l'étourdissant vertige d’être allée seule au bout du bout du monde. El fin del Mundo.
Hasta lluego...