Tout doucement, sur la pointe des pieds, je quitte la maison octogonale, sa musique, ses rires, ses danseurs encore endormis. La voix grave de la chanteuse de tango Maria Volonte - résonne encore comme l'invitation d'un regard. Jalouse, la Route m'appelle. Que j'aime ces instants ou je "La" retrouve. Que j'aime partir vers une nouvelle étape.
Première chose à faire, le plein, où le compléter, ne jamais partir le nez au vent sans précaution. Eau et essence, nourriture et couchage. Le service SAV de Chilean, mon loueur de voiture, a répondu "no problemo" tout est ok, la révision est faites tous les 10 000km. Il s'agit d'une erreur de paramétrage. Je repars un peu plus rassurée et couverte au cas où "no es un problema pero puede convertirse" - ce n'est pas un problème mais ça peut le devenir. De plus si je dois changer de voiture, il me faudra revenir jusqu'à Puerto Montt au Chili, ce qui n'est pas ma direction et contredirait salement mon plan de route.
Une aparté sur les stations YPF, les oasis de la pampa. C'est un bonheur brut d'être servie sans sortir de sa voiture. Des toilettes spacieuses et propres, des cappuccinos à faire rougir les chics brasseries parisiennes et des tartes, des crumbles, de la wifi. Tout le minimum vital et confortable de la parfaite globe trotteuse du bout du monde.
Où est donc parti le Vent ? Où donc est la 40 ? C 'est sur une autre route, la RP - Route provinciale - 5, que je glisse vers Rio Gallegos. La 40 descendait droit au Sud, longeait la Cordillère, bifurquait à l'Est en longeant la frontière chilienne. J'hésite à faire demi tour. "Filter and oil" clignote Nissan comme une ultime mise en garde. Je l'écoute sagement et pour une étape je serai infidèle à la 40. La prochaine ville est la bien nommée Esperenza à 117 km.
J'arrive à midi tapante à Rio Gallegos. Après Los Andes, San Carlos de Bariloche, El Calafate, Rio Gallegos à des allures de capitale. Des routes d'asphalte éclairées en plein jour, taillées au cordeau, balayées des fabuleux courants d'airs venus droit de l'Atlantique, et des vents de la pampa. Au contrôle de police, mon "Soy turista frances" illumine le visage du fonctionnaire. J'ignore encore si mon accent est réellement drôle, si le fait d’être française est un laisser-passer, si être une femme seule est un gage de confiance, toujours est-il que jamais je n'ai été contrôlée. Avec en prime des sourires, et des bons voyages.
Cabo de Virgines, le Cap des Vierges est à 124 km. Je fonce. La route nationale est une piste complètement défoncée d'ornières où trottent des moutons patagons, et parfois un nandou, une espèce de petite autruche.
Rien ni personne, que la ligne de fuite d'horizon qui chasse le vent magistral. Le ciel, ce fameux ciel que je voulais découvrir. Que je n'ai jamais vu. Ni dans les grands déserts d'Arizona, du Nouveau Mexique, ni dans les terre rouges de l'Utah. Est-ce la lumière australe qui lui donne cette immensité ? J'ai l'impression de me noyer en lui, de rouler droit vers une mer de nuages, d'être un avion prêt à décoller. Ce ciel tant décrit, je comprends maintenant. C'est ici dans le sud de la Patagonie qu'il prend toute sa force. Il écrase littéralement la Terre, étouffe la pampa. Peu importe sa couleur, peu importe le vent, la pluie. Il est palpable, compact, présent. Le vent est à la Patagonie ce que le sel est à mer, le grain de sable au désert, le Diable à l’Enfer. Présent. Omniprésent. Il souffle, hurle se déchaine sans répits, ni repos. Il balaie la pampa, fais plier les peupliers sous les rafales de son rire sonore.
Je croise des camions, appels de phare, salut de la main. Des Estancias - ranch - grandes comme des villes. Soudain, une installation pétrolière et la réserve de gaz du gisement d'El Condor. Voila pourquoi je croisais tous ces camions. Cheveux au vent, les "Pogues" hurlant à plein volume leur musique irlandaise matinée de whisky, j’atteins l'Ultimo punto zero.
Émue et impatiente comme une gamine au matin de noël, je veux voir la colonie de Manchots de Magellan, venus nidifier de décembre à février. Ils sont là, ces ravissants pinguinos de 70 cm - manchots en espagnol se dit pinguinos -. Je suis seule dans ce bout du monde. Seule au milieu de cette colonie de 🐧🐧🐧. C'est une émotion de joie indescriptible. Ils sont adorables, infiniment fragiles, curieux et bavards. Je me sens intrusive, je ne veux pas les déranger. Plusieurs observent ma voiture en se dandinant, se décrochant la tête. Les poussins, dodus à souhait, sont presque aussi gros que leurs parents. Beaux comme des peluches. A mon approche, ils me tournent le dos pour se protéger.
L'interminable piste défoncée, je ne la regrette pas. Que rien ne vienne déranger ces ravissantes petites bêtes. Une pluie brève et efficace nettoie ma Nissan couleur poussière. La voilà blanche comme neige.. enfin l'extérieur du moins. J'ai eu de la chance comme depuis le début de ce voyage.
J'Y SUIS ! Nous y sommes ! Merci mon fier carrosse. Je suis au début où à la fin de route, celle qui naît de l'Océan, dans l'embouchure du Détroit de Magellan, étire comme un long serpent ses 5 000 km de bitume, de terre, d'aventures et d'histoires à travers le pays.
La légendaire Ruta 40.
Je la quitte à regrets. Elle était ma ligne conductrice, mon amie, mon livre. Mon voyage. Je n'avais rien à faire que de me laisser glisser sur ses ailes.