La frontière entre la Russie et la Norvège est ici marquée par le cours du fleuve Paslikelv, qui se jette dans la mer à Kirkenes. Nous parvenons au bout du territoire norvégien, pays du peuple Sami. Comptant à peine 5000 habitants, la ville traîne sa désolation, comme une amertume, une déprime d’un espoir déçu. Et, étonnamment, c’est en cela que Kirkenes se révèle aux visiteurs.
Dans les eaux du port endormi, les bateaux accrochent leurs amarres, délicatement bercés par les bras de leur mer. La ville indolente, affiche la rudesse de l’hiver polaire, les cicatrices béantes laissées là par les assauts incessants du climat.
En cette fin de matinée, les rues sont quasi désertes. Une large avenue piétonne et commerçante traverse la cité de part en part. Quelques boutiques y proposent, sans aucune fioriture décorative, des marchandises de première nécessité, à travers de poussiéreuses vitrines encombrées. Pour compléter ce sombre tableau, une courte tempête de neige promène ses flocons glacés, sur notre parcours.
Dans un square surélevé, donnant vue sur le golfe, prône la statue d’un soldat soviétique, souvenir de la victoire russe, ici, sur les troupes allemandes, lors de la seconde guerre mondiale.
Nous déambulons dans la ville, y trouvons la traditionnelle église en bois, ainsi que les caractéristiques maisons colorées, seules touches de gaieté de la commune. Kirkenes repose sur le plateau de la balance géopolitique. L’influence russe y est indéniablement présente, comme si l’âme slave, venue des forêts de bouleaux environnantes, diffusait les volutes de sa poésie sombrement nostalgique.
Quitter Kirkenes, c’est presque l’abandonner à son sort. Notre bateau est arrivé à son terminus. A partir de là, il reprend la route vers le sud. Nous entamons la seconde partie de notre voyage maritime qui nous porte jusqu’à la petite ville portuaire de Vardø.
Salem, Massachusetts, Etats-Unis, et Vardø, comté du Finnmark, Norvège, ont un point commun : La chasse aux sorcières. Ici, à Vardø, elles furent près d’une centaine à être accusées de sorcellerie, et toutes périrent sur le bûcher, au cours de l’année 1670. Le mémorial de Steilneset, érigé sur l’emplacement même de l’ancien bûcher aux sorcières, témoigne de cette période sombre.
A deux pas, la forteresse de Vardohus, où se tenaient les procès, est encore debout.
Le mémorial des sorcières est l’œuvre commune de l’artiste Louise Bourgeois, dont il est la dernière œuvre majeure, et de l’architecte Peter Zumthor.
Le premier bâtiment tout en longueur, construit en bois de charpente soutenant un cocon de tissu, a été réalisé par Zumthor. Il est constitué d’une longue et étroite passerelle de bois, percée de quatre vingt onze fenêtres représentant les personnes exécutées, toutes accompagnées d’un texte placardé au mur. Une unique ampoule éclaire chaque ouverture, évoquant les lampes des petites maisons sans rideaux de la région.
L’autre bâtiment est l’œuvre de Louise Bourgeois. De forme carrée, elle est faite de fer et de dix sept panneaux de verre. En son centre est posée une chaise de métal, traversée par des flammes ardentes, qui se reflètent dans sept miroirs ovales, placés autour du siège de feu, et sensés représenter les juges. Pour l’écrivaine Donna Wheeler, Cette flamme est démunie d’une qualité de rédemption, illuminant uniquement sa propre image destructrice.
Le lieu fait face à la mer, uniformément plat, tournant le dos au village. L’image parfaite d’un village désireux de ne pas vouloir se retourner sur son passé. Pourtant, là encore quelque chose se passe pour celui qui s’avance avec curiosité dans les réminiscences, dans les sombres profondeurs de l’âme humaine, ses ignorances, ses contradictions, ses intolérances. Le site semble endormi. Il semble pour autant prêt à un réveil soudain, à sa propre métamorphose, dans l’esprit de ceux qui, soulagés, s’en retournent, convaincus que les derniers bûchers ne sont que tas de cendres.
Au début d’une nuit éclairée, notre bateau reçoit les coups de fouet de la mer de Barents. Il est aspiré puis rejeté, tiré puis poussé, écarté puis balancé, de longues heures durant. La salle à manger est désertée. La plupart des passagers sont restés en cabine, désireux d’éviter les tangages. Non, ce n’est pas la faute des sorcières. Il n’y a plus personne à brûler.
En début de matinée, tout est fini. La navire glisse sur un miroir d’eau. Le soleil se reflète sur une mer, en pleines épousailles avec le bleu du ciel.