5100 mètres. Camp de base de l'Island Peak, ou Imja Tse.
00h28, soit 2 minutes avant l'alarme du réveil, Pierre-Antoine déjà prêt me murmure qu'il est l'heure de se lever. Pas facile pour moi de m'extirper de la tiédeur du sac de couchage... Comme prévu, nous réveillons Morten et Anita mais le verdict est terrible : Morten a passé ce petit bout de nuit à courir entre sa tente et les "toilettes". A son grand désespoir, il est trop faible pour tenter quoi que ce soit aujourd'hui, et Anita a décidé de s'occuper de lui. Voilà donc notre équipe réduite de moitié...
Et pour nous tout commence maintenant. On se rend dans la tente de notre guide Nawang et de nos deux porteurs Nima et Pasang pour le petit déjeuner. Nous sommes accueillis par un thé brûlant, qui contraste agréablement avec le froid ambiant. De toute évidence, on n'a pas grand appétit à une heure si matinale, mais nous savons que nous aurons bientôt besoin de brûler ces calories!
01h40, 5100 mètres. Emmitoufles dans nos deux paires de chaussettes, bonnets et moufles, nous voilà partis, éclairant la pente à la lueur de nos lampes frontales. Je suis la plus lente alors c'est moi qui donne la cadence, rythmée par les indications de Nawang sur les directions à prendre dans l'obscurité la plus complète. Le rythme est bon; les pauses sont courtes mais régulières, de façon à s'économiser et à reprendre ce souffle qui a tendance à être court avec l'altitude. Régulièrement, Pierre nous donne l'heure et l'altitude à laquelle nous nous trouvons.
02h30, 5350 mètres. Ce n'est qu'une ébauche de ce qui nous attend, puisque notre but du jour s'élève à 6189 mètres, soit encore presque 900 mètres de pierres et de neige à gravir, puis évidemment autant à redescendre! Nous sommes les premiers mais déjà nous pouvons apercevoir derrière nous des points lumineux qui progressent lentement.
05h, 5750 mètres. On grimpe toujours régulièrement, mais le "sentier" se fait de plus en plus escarpé; nous avons maintenant besoin des mains à chaque pas pour nous accrocher à la roche. Et on aimerait bien voir le soleil pointer ses premiers rayons; d'une part car cette obscurité est pesante, d'autre part car mes pieds et mains commencent sérieusement à souffrir du froid. Puis tout s’enchaîne très vite.
05h45, 5850 mètres. Les premières lueurs du jour apparaissent en même temps que nous atteignons l'endroit où fixer les crampons; car la fin de la progression va se faire maintenant sur le glacier. On enfile chacun notre baudrier auquel est suspendu tout un cliquetis de mousquetons et de jumars. Il s'agit maintenant pour moi de chausser ces grosses bottes de plastique semblables à des chaussures de ski et d'y fixer les crampons d'acier qui permettent de bien accrocher sur la neige. Mais pour être honnête, ce sont plutôt Pierre et Nawang qui s'y collent; car une fois mes pieds congelés pris au piège de ces grosses péniches, je suis bien incapable de fixer mes crampons, matériel archaïque loué à Katmandu... Et la tâche n'est pas aisée pour eux non plus, si bien que nous passons des premiers arrivés... aux derniers repartis!
Nous sommes maintenant tous les trois encordés : Nawang est le premier, je le seconde et Pierre boucle la marche. Mais ces premiers pas encordés sur la neige sont pour moi terribles : je suis à la fois tirée en avant par notre guide qui va trop vite pour moi, et clouée au sol par ces poids suspendus à mes pieds qui me rendent plus que gauche et malhabile! Je suis folle de rage! Je me sens en pleine forme, ce ne sont quand même pas ces chaussures de m...alheur qui vont m'empêcher d'atteindre le sommet!!! Nous franchissons les derniers rochers qui nous séparent de l'immense étendue blanche, puis la magie opère. Un lac d'altitude vert émeraude s'offre à nos yeux en contrebas, dans la pureté de ce paysage.
Il a neigé ces jours-ci et le manteau blanc qui recouvre la montagne est lourd et épais, étouffant les bruits (des autres cordées!) et nous procurant cette sensation grisante de haute montagne. C'est la première fois que je me retrouve dans un tel environnement; je suis bluffée par la vue de la glace bleutée et des crevasses alentours...
07h30, 6000 mètres. On progresse toujours sur la neige, jusqu'à atteindre le fameux "mur". Une corde est fixée en haut de ces 200 mètres de pente. De ma main gauche j'y fais coulisser le jumar, tandis que ma main droite accroche la neige dure à l'aide du piolet. Comme cette pente raide est impressionnante! Je commence à me prendre pour une alpiniste et j'ai l'impression d'être sur une vraie pente verticale, mais Pierre m'assure qu'elle ne fait "que" 45-50 degrés... bon... Toujours est-il que nous avons maintenant besoin de reprendre notre souffle très régulièrement, mais tout s’enchaîne à merveille et je suis de plus en plus excitée par la vue si proche du sommet : pas a pas, coup de crampons après coup de piolet, nous finissons par atteindre le haut de ce mur.
08h30, 6150 mètres. Quelques pas de plus, et il ne nous reste plus maintenant que l'arête finale à franchir. Last but not least! Car comme d'habitude ce sont toujours les derniers pas les plus éprouvants. Déjà des groupes descendent du sommet et nous sommes censés nous croiser sur cette arête large d'un mètre, entourée par le vide des 2 côtés, et encore une fois c'est Pierre qui m'assiste en accrochant ou décrochant mon mousqueton lorsque c'est nécessaire.
09h, 6189 mètres. Nous y sommes! J'ai envie de pleurer... jamais je ne me serais crue capable d'un truc pareil...! Je suis euphorique; on se sert fort dans les bras, on se félicite, on se prend en photo, on s'enregistre! Bien sur la vue pourrait être bien meilleure, car il se met à neiger maintenant et ce ciel cotonneux nous bouche le panorama sur le Lhotse "cache juste en face", quatrième plus haut 8000m de la chaîne de l'Himalaya qui culmine à une altitude de 8511 mètres. Tant pis, nous avons réussi et c'est bien le principal pour aujourd'hui. Mais la journée est loin d'être terminée; il se met à neiger de plus en plus et nous avons encore toute la descente à effectuer, plus la marche jusqu'au village de Chukung ou nous passerons la nuit. Apres ces minutes de joie intense nous voilà donc repartis.
Et si je n'ai pas été impressionnée par la montée, il n'en est pas de même pour la première descente. Très raide, je me retrouve un peu tétanisée le long de la corde pour quelques mètres. Heureusement pour la suivante (le fameux "mur"), la technique est différente : grâce au descendeur, je peux me laisser aller en rappel et j'apprécie plutôt cette façon de glisser dans les airs! On ne s'attarde plus. Chemin inverse sur la neige, on déchausse les crampons, on redescend la "bavante" que nous avons grimpée de nuit, et à 13h nous sommes au camp de base. Nos adorables porteurs nous ont préparé du thé et un curry de légumes, nous avons juste le temps de le déguster puis il faut démonter le camp, et encore marcher 3 heures avant de rallier le village de Chukung.
17h, nous sommes à Chukung. Anita et Morten nous attendent autour du poêle; le malade va mieux mais le repos était nécessaire. Petit résume de notre coté : entre 13 et 14 heures de marche dont 4 de nuit, une ascension de presque 1100 mètres de dénivelé positif, puis 1500 mètres de dénivelé négatif... Alors... n'est ce pas le jour le plus long?