Après avoir passé deux semaines sur l'île de La Gomera, nous nous apprêtons à prendre le large. Dès le réveil, l'excitation se fait ressentir. Pauline, ma coloc' de cabine revêt son plus bel apparat de matelote : bonnet, lycra, pantalon de qui va bien et chaussure qui agrippé le pont. Le petit déjeuner ne s'éternise pas et tout le monde est en avance dans le bar pour la réunion.
Les officiers nous font état des prochains jours. Nous allons longé la Gomera par le sud pour ensuite suivre la côte ouest de La Palma. Passé seize heures de navigation nous devrions être à la pointe de La Palma. Nous naviguerons à la voile, avec appui moteur puisque le vent devrait être très léger en suivant le littoral. Entre la Gomera et la Palma et après la Palma pas contre le vent nous viendra de tribord avec un bon vingt nœuds. Il faudra être vigilant à la veille parce que nous traverserons une zone de pisciculture et un parc naturel. La météo ne sera pas clémente avec nous. C'est l'Atlantique les petits gars ! Eh bien ça promet.
Tout le monde est excitée. Pour beaucoup d'entre nous c'est la première fois en mer, pour d'autres, dont moi, ce sera le temps le plus long en mer. Personnellement, je suis heureuse de reprendre la mer. Le temps y est suspendu. Les pensées sont plus profondes. La fatigue reste présente mais elle permet de dormir à points fermés a toute heure du jour ou de la nuit. La cohésion de l'équipage est portée au premier plan. Les langues se délient et s'étendent sur les morceaux de vie de chacun dont on n'a pas le temps de parler.
Le départ est donné. Il est 10h30. Manœuvre impeccable. Tout le monde connaît son poste et ce qu'il a à faire. On prend appui sur la garde arrière pour décaler l'avant du bateau du quai. Puis le lamaneur largué la dernière amarre. C'est parti !Il est 11h passé. Le début de la navigation se fera au moteur. Je prends mon quart dans une heure. J'aimerais bien faire une sieste. Je suis déjà épuisée malgré tout le repos que l'on a eu ces derniers jours. Héloïse nous régale avec des galettes de sarrasin complète accompagnées d'une salade de choux. Le ventre plein, je finis de me préparer. J'ai un peu de temps pour écouter de la musique et me ressourcer avec une méditation.
Je commence par tenir la barre avec Camille, nouvellement arrivée sur le Kraken. Je lui explique ce qu'il faut savoir pour manier ce gros pépère de voilier. Son expérience à elle ressemble à celle d'un petit voilier avec lequel on joue avec la houle. Avec ce trois mâts, ce n'est tout simplement pas possible. On met tous un peu de temps avant de comprendre comment se comporte ce gros tas de fer. Elle se débrouille bien malgré sa petite taille qui l'empêche de voir correctement le compas. Nous slalomons entre les bateaux de pêche. Ça n'a rien d'un jeu et il faut être attentif parce que nous pouvons nous prendre dans des filets ou des lignes à tout moment.
Au bout d'une heure, la première rotation s'organise. Nous sommes relevées à la barre et nous passons à la ronde. Notre objectif pendant cette heure est de faire un tour du bateau a l'extérieur et a l'intérieur pour s'assurer que : tous les bouts sont rangés, qu'il n'y a pas de départ de feu, pas de voie d'eau dans les cales, que la chambre froide est bien fermée, bref que tout est en ordre. Nous reportons ensuite nos observations dans le cahier des rondes pour qu'il y est un suivi.
Le vent commence à forcer lorsque nous arrivons à la pointe de La Gomera. L'effet venturi nous pousse vers le large. Le vent venant du Nord-Ouest s'engouffre entre les deux îles et accélère. On établie les voiles rapidement, on déborde les baumes pour faire les derniers réglages. Le vent nous porte désormais. La houle se durcit, le bateau gîte. Les conditions changent. Nous passons à la veille sur le gaillard d'avant avec Camille. Les officiers nous indiquent de prendre des congés afin d'être attachée en sécurité. C'est le calme plat entre les deux îles, mis à part le vent. Seul un voilier en direction de la Gomera croise notre chemin.
Cela fait maintenant trois heures que nous sommes en quart. La dernière heure se découpe en 3x20minutes, soit 20min de barre, 20min de ronde et 20min de veille. Il ne se passe rien de spécial ni de croustillant. Je décide de m'affaler sur le pont arrière, au soleil. Je trouve la détermination d'aller chercher un livre, mais je finis par m'endormir au soleil, prise d'un soudain mal de mer. Je renonce à rester éveiller et je rejoins mon lit après avoir passé deux heures à faire la larve, étalée sur le pont, en demie mal de mer.
Je dors de 18h30 à 23h, d'une traite. On n'appelle plus cela une sieste à ce niveau-là. Je manque d'énergie mais les deux parts de pizza qui m'ont été mise de côté ne me font pas du tout de l'œil. Je me coupe un morceau de pain et je chope une banane avant de sortir sur le pont. La lune éclaire suffisamment pour y voir sans allumer les frontales. Je retrouve le quart d'avant. Ca discute et ça rigole. On debrief sur ce qu'il s'est passé. Rien de bien crépitant. Les voiles sont affalées parce que La Palma nous cache du vent. On devrait arriver à la pointe d'ici quelques heures, reprendre du vent et envoyer de la toile. Il y a en a marre du moteur qui tourne à plein régime.
Ce quart ressemble en tout point à celui de l'après-midi. A une différence près puisque la veille se fait depuis le pont arrière. C'est trop périlleux de veiller de l'avant, et surtout inutile parce que les feux de navigation, balises, bouées, etc. sont bien visibles de nuit. Comme je suis en formation pour devenir cheffe de tiers (la personne qui gère les manœuvres et le réglage des voiles), je pilote la manœuvre pour établir les voiles. C'est excitant et stressant à la fois. Je vais gagner en assurance avec le temps. Les étoiles sont magnifiques. J'aperçois deux étoiles filantes au hasard d'une veille sur le ciel. L'ambiance en quart de nuit est tranquille. Personne n'est sur le pont, si ce n'est notre quart, Jérémy (le média) et Héloïse (la cook). Ils sont tous deux hors quart et sortent un peu quand ça les chante.
Les quatre heures passent au rythme de l'eau au rythme d'une discussion sur les voyages et sur le Japon avec Héloïse. J'essaie de réchauffer et de soutenir Pauline qui est un peu brassé sur le pont arrière. Et finalement, c'est moi qui finit par être brassé. Nous dépassons la pointe de la Palma pour plonger dans le grand bain à la fin de notre quart. Cap sur les Açores ! Il est temps d'aller se coucher. La houle a raison de moi très vite. A peine descendue dans ma cabine, j'enlève mes chaussures, je vais pour enlever les trois couches de vêtements que je porte, mais je finis la tête dans le seau en moins de deux minutes. Rapide et efficace. Je vide et nettoie le seau et vais me coucher épuisée. Il y en aura d'autres, on finit par s'y faire à force d'être brassé par l'Océan. Ca ira mieux demain !