Début septembre, nous nous envolons vers la ville la plus australe du Chili, Punta Arenas, dans le détroit de Magellan. L'ambiance de la ville est particulière, on se sent tout à coup un peu moins au Chili mais au bout du monde. Les cargos attendent dans le port aux côtés des cormorans, le drapeau national se fait plus rare au profit du drapeau de la région Magallanes. On comprend que le sentiment d'appartenance à cette dernière soit plus fort, la province n'est reliée au Chili que par les airs ou par l'océan. Par voie terrestre en revanche, pas d'autre choix que de passer par l'Argentine.
L'architecture très européenne nous surprend et l'on croise des gens aux origines multiples, ce qui n'était jusque là pas très fréquent en dehors de Santiago. Il paraîtrait que la moitié de la population de la ville aurait des ascendants croates. En se baladant dans le cimetière, on croise en effet de nombreux mausolées rivalisant de grandeur de familles allemandes, croates, italiennes, et même françaises, venues s'installer à la fin du 19ème siècle. Cette période est l'âge d'or de la ville qui occupe une position stratégique, reliant les océans Atlantique et Pacifique et servant de base pour les explorations en Antarctique. Ces familles de colons et immigrés ont fait fortune dans la laine, l'élevage des moutons pour leur viande et leur laine, d'autres dans les mines d'or et de charbon.
Nous profitons de cette visite au milieu des allées colorées, des panachés de fleurs en tissus toutes plus éclatantes les unes que les autres pour faire un vœu devant l'indiecito, un mystérieux indien au nom inconnu qui accomplirait des miracles... Affaire à suivre.
L'IndiecitoNous sommes vite frappés par le niveau de vie plus élevé que dans les régions que nous venons de traverser. Si l'isolement de la région rend certains produits, notamment alimentaires, plus onéreux, l'arrivée de cargos en provenance d'Asie en rend d'autres plus accessibles, dont l'électronique. D'après nos rencontres, ce serait la ville chilienne offrant la meilleure qualité de vie. Les salaires sont légèrement plus élevés pour la rendre attractive, car l'ouverture du canal de Panama en 1914 et la concurrence des laines de Nouvelle Zélande avaient porté un coup à l'économie régionale. L'exploitation des hydrocarbures dans le détroit lui a redonné de beaux jours...
Agréable découverte à notre arrivée, les maisons sont chauffées au gaz, en partie subventionné par l'état compte tenu de la rigueur du climat, et plusieurs sont dotées de fenêtres en PVC, une première! Nous retrouvons avec émotion la douce sensation de dormir sans chaussettes ni bonnet.
Quelques jours plus tard, nous prenons le bus pour Puerto Natales dans la province d'Ultime Espérance, un nom prometteur comme on les aime au Chili! En voyant les paysages défiler sous nos yeux, la pampa jaune doré et les lagunes bleu nuit, on commence à se laisser bercer par le charme de la Patagonie.
La ville est jolie, les maisons sont basses et colorées. C'est un joyeux mélange de randonneurs tous de fluo vêtus, ambassadeurs Quechua venus se confronter aux treks du parc Torres del Paine non loin, et de Gauchos des estancias environnantes au béret vissé sur la tête et éperons aux pieds, accompagnés de leur famille pour les commissions hebdomadaires. Cela donne à Puerto Natales un air loufoque mais très attachant. Le vent est un élément indissociable de la ville, il n'est pas rare de se faire happer par une bourrasque à l'angle d'une rue et de se retrouver aveuglé par une capuche trop imposante. Nous aurons tôt fait de comprendre qu'il règne en maître dans cette région...
C'est un de ces jours de grand vent que nous rencontrons Karen, Ricardo, Almendra et Matilde, la famille avec laquelle nous allons vivre un mois. Nous les retrouvons à 19h dans une petite cabane de pêcheurs sur le port où s'entassent leurs provisions pour la semaine et les cartables des filles. Ils vivent sur la péninsule Antonio Varas, face à Puerto Natales, qui n'est accessible qu'à l'aide d'un bateau à moteur. Le vent souffle fort, Don Lucho le propriétaire du bateau préconise la patience. Nous discutons, jouons avec les filles qui semblent nous avoir déjà adoptés à coup de "trois petits chats" local. Don Lucho suit les prévisions météorologiques avec attention, et nous indique que le vent devrait tomber sur les coups de 23h. Nous en profitons donc pour retourner dans le centre et faire connaissance autour d'une pizza bien chaude.
A 23h, le verdict tombe : le vent est trop violent, nous devrons reporter la traversée au lendemain. Il faut alors activer le plan B: chercher un hébergement pour la nuit. Nous avions déjà eu des dizaines d'illustrations de la capacité de résignation/du fatalisme (on ne sait pas toujours pas très bien comment le qualifier) des chiliens, mais ce nouvel exemple a achevé de nous impressionner. Pas un grognement lorsqu'ils se sont aperçus qu'ils n'avaient pas les clés de la maison dans laquelle ils passent la nuit si besoin, ni lorsque les filles ont du braver le vent, de nuit, en sandalettes à talon et robe traditionnelle nouvellement reçue, ni lorsque nous avons atterris dans un dortoir un peu miteux au tarif injustifié. Ça en bouche un coin.
Départ aux aurores, et bel arc en ciel à notre arrivée. Le lendemain à 7h00, nous retrouvons Lucho et, miracle, le vent s'est calmé. Nous embarquons les victuailles, les yeux encore mi-clos, et en 5mn de traversée, nous rejoignons la péninsule. C'est fou de réaliser à quel point nous sommes soumis aux éléments.
Le périple n'est néanmoins pas encore terminé. Entre 45mn et 1h de jeep sur une piste, à travers un ruisseau puis dans la boue avant d'arriver à l'estancia. Vivre en Patagonie, ça se mérite. Leur "jardin" est digne d'un paysage de parc naturel. On s'installe dans notre cabane à 5mn de la maison, sans électricité, l'eau vient d'une source un peu plus eau et le poêle sera notre meilleur ami. C'est assez fou, la cabane regorge de trésors : une côte de baleine, rien que ça, pour faire sécher nos serviettes, une vieille radio, des bouquins d'explorateurs... Et la vue au réveil est un spectacle différent chaque matin.
Notre cabane au fond de la Patagonie L'organisation de la vie (ou de la survie?) de la maison suit un rythme qui semble inaltérable. Ici, nous ne sommes raccordés ni à l'électricité, ni au gaz. Un panneau solaire et une petite éolienne (de rigueur vu les fréquentes bourrasques à 100-120km/h) chargent les batteries permettant de s'éclairer le soir dans la maison principale, de regarder la télé quelques heures et de lancer une machine. Un peu de 21ème siècle dans cet endroit hors du temps. Lorsque les batteries ne suffisent pas, un générateur à essence sert de renfort.
L'éolienne dont il a fallu désenrouler les câbles pour qu'elle fonctionne correctement Une petite présentation de notre famille s'impose. Ricardo, dont nous avons fêté les 60 ans lors de notre séjour, vit dans cette maison depuis toujours ou presque. Beaucoup de meubles, dont la machine à coudre à pédale, appartenaient à ses parents, et la décoration très axée sur les oiseaux de la Patagonie et les bateaux doit dater de la même époque. Ses parents s'y sont installés lorsque les terres ont été récupérées par l'état à de grandes entreprises et redistribuées aux habitants en location. Ils ont ensuite pu l'acheter et y élever jusqu'à 4000 brebis. Aujourd'hui, à cause de la prolifération de lapins, des renards et des pumas, Ricardo n'a plus que 800 brebis et une centaine de vaches.
Karen quant à elle a 38 ans. Elle est vétérinaire de formation, et surveillait / observait la population de pumas dans le parc Torres del Paine. Elle a rencontré Ricardo alors qu'elle était en mission sur la péninsule pour réguler le problème des lapins omniprésents (vaste sujet). Elle s'y est installée avec Almendra encore bébé, et a eu une petite fille avec Ricardo, Matilde.
Au cours de notre séjour, nous avons été rejoints par les parents de Karen, Adriana et Raúl (le roi incontesté de l'inaction haha).
Papi Raúl, Karen, Les filles Almendra et Mati, Mamie Adriana et Ricardo Ricardo et Karen vivent de 3 activités: la laine, la vente d'agneaux et la vente de bœufs. Nous avons été surpris de ne pas voir les animaux à notre arrivée, et pour cause: le terrain fait plus de 5000 hectares, et tous se baladent tranquillement ! Ricardo les rassemble parfois à cheval, notamment pour la tonte.
Ce volontariat nous a vraiment plongés dans un autre style de vie! La journée commence pour nous à 8h00 au son de la radio argentine, mais à 5h00 pour Ricardo qui allume alors tous les feux de la maison, avant de prendre un mate. Après le petit dej (une grande assiette de maïzena et lait pour Ricardo 😟), chacun file à ses activités.
Pour Rémy, il s'agit d'une bonne heure ou plus à couper du bois pour alimenter tous les foyers, et surtout celui de la cuisinière où je m'affaire toute la matinée avec Karen. Ricardo l'embarque ensuite en jeep débiter un arbre mort, chasser des canards sauvages ou lapins pour faire des pièges à renard/puma (ce dernier étant protégé, il ne le chasse pas mais veille à ce qu'il n'aneantisse pas son troupeau), ou réparer des clôtures... Je nourris les poules, ramasse les œufs, m'occupe du compost et autres taches domestiques pendant que Karen fait tous les lits de la maisonnée (mission incroyablement longue compte tenu des dizaines de couvertures sur chaque lit) et s'occupe de faire cours aux filles.
Et oui, le périple pour aller à l'école est tel qu'Almendra (8 ans) n'y va qu'une fois par semaine. Le reste du temps, sa maman lui donne des exercices et des leçons à étudier, environ 2 à 3h par jour. Sa sœur Mati (6 ans) entrera à l'école l'année prochaine, mais elle fait déjà quelques exercices d'écriture et d'addition simples. Nous avons pu constater que, Patagonie ou pas, la bataille des devoirs reste la même pour tous :)
Un de nos grands plaisirs a été d'inventer des problèmes pour réviser les multiplications avec Almendra. Nous avons aussi été amusés de constater que la notion de "jours de la semaine" était très confuse pour les filles, car chaque jour se ressemble et suit le même rythme, difficile de distinguer un dimanche d'un mardi :)
Nous avons eu la chance de célébrer les Fiestas Patrias (commémoration du premier gouvernement chilien) peu de temps après notre arrivée. Certes, l'isolement nous aura privé d'assister à la débandade nationale que nous avaient annoncé tous les chiliens sur notre route (cette année, les jours fériés s'agencent si bien qu'une semaine entière est chômée !) mais nous avons bien ri ! Au programme:
- Hisser le drapeau chilien (c'est obligatoire, bien qu'aucun témoin aux alentours ne puisse nous dénoncer).
- Préparer des anticuchos (brochettes) à base de viande de mouton bien sûr, de knackis et de longaniza, une saucisse très parfumée.
- Boire un bon Pisco sour.
- Chanter et danser la cueca !
Le lendemain, nous avons remis ça en confectionnant des dizaines d'empanadas frites, toujours au mouton, un délice.
Asado à l'intérieur à cause de la pluie ! Parmi nos missions, il y a eu la construction d'une serre résistante aux rafales de vent pour cultiver les légumes de la famille. Nous avons aussi tressé du colihue, une sorte de bambou chilien, pour créer un pot autour d'un arbuste.
Le résultat final avec des poids en sable, des briques, et des cordes. Jusqu'ici, ça fonctionne ! Lorsque l'abuela Adriana est arrivée, Karen et moi avons eu un peu plus de temps pour aller poser un filet de pêche dans la mer qui nous fait face. Bonne prise, la première nous a donné 3 robalos (sorte de bar) et la suivante, 8 robalos et 4 saumons échappés des élevages environnants. On s'est régalé !
La mission la plus marquante reste l'affaire du bœuf ! La tonte étant réalisée par Don Iván, un spécialiste qui vient de la ville et reste toute la durée de l'opération sur la péninsule, il a fallu faire le plein de viande. Ce monsieur ultra carré mange un solide petit dej (steack, œufs fruits et saucisses, rien que ça) et de la viande midi et soir. Aux grands maux les grands remèdes, Ricardo a embarqué Rémy et 2 autres voisins pour aller tuer un jeune bœuf au fusil. Pas de petit speech sur l'aspect sensible de la question, Rémy s'est retrouvé au cœur de l'action, aidant à découper à la scie l'animal mort... On ravalera nos questionnements sur la cause animale (comme ceux sur le machisme dans d'autres situations). Pour ma part, je m'occuperai de découper chaque morceau de viande pour en faire de petits sachets pour la soupe, les steaks etc. l'occupation d'une journée. Le congélateur a été branché pour l'occasion et rempli pour 3 mois.
Attention âmes sensibles... Notre séjour a été marqué par l'époque de la tonte, l'esquila ! Nous avons accueilli Don Iván, l'esquilador, qui habite une petite cabane à côté le temps de la tonte. Ricardo a progressivement ramené les brebis à cheval durant 4 jours. Les journées ont été légèrement réorganisées pour l'occasion. Les hommes et Karen partent à 8h à la tonte, Adriana et moi-même restons aux fourneaux. À 10h, pause petit déjeuner pour les hommes qui font le plein de protéines, demi pause debout sur un coin de table pour Karen... À 13h, tout le monde déjeune, et on repart pour l'esquila, cette fois moi comprise, jusqu'à l'heure du thé à 18h.
Don Iván a un dos colossal, et le voir tondre est une chorégraphie incroyable, fascinante même. Entre le moment où il saisit une brebis, où Karen la vaccine, et où il la relâche une fois tondue, il ne se passe uniquement que 3 minutes ! Les brebis pleines passent en priorité. Viennent ensuite celles qui ont déjà un agneau, puis les mâles. Don Iván tond d'abord la guata, le ventre en chilien, que l'on ramasse pour la mettre à part. Il tond ensuite en une pièce le vellón, le reste de la laine,dont nous faisons une boule pour l'entreposer plus loin. La laine de meilleure qualité est celle des brebis d'un an, nous la mettons donc à part car ils la vendront plus chère. En deuxième position dans l'ordre de valeur, le vellón des brebis blanches, puis la guata, puis les petites bouloches qui traînent par terre qui elles serviront à faire du remplissage de coussins, doudounes... La laine noire quant à elle ne vaut rien, ils la gardent donc. Nous l'avons nettoyée avec Karen pour qu'elle la tricote et en fasse des chaussons !
Nous avons assisté à beaucoup de naissances, de morts également, vu des petits abandonnés par leur mères... Pour nos cœurs sensibles de citadins, ça a été une rude épreuve ☺️
À la fin de la tonte, Adriana a cuisiné un disco, un plat en forme de disque sur le feu, à base de lapin, de bœuf, de patates, carottes, oignons excellent ! Karen à la guitare et Adriana en chef de chœur et du feu ont entonné des chansons folkloriques chiliennes, une belle façon d'amorcer la fin de notre séjour...
Toujours avoir un poney rose avec soi pour les soirées mondainesNous avons appris énormément aux côtés de Karen et Ricardo (et on a bien bavardé avec abuela Adriana pendant nos longues heures de cuisine!), ce sont vraiment des puits de savoir. Karen a été hyper accueillante, curieuse de tout. Les filles nous ont parfois épuisés, mais on s'est bien attachés à ces petites boules d'énergie. Que de courses, parcours d'obstacles, sessions bracelets brésiliens, jeux de mains, polly pockets, coloriages et j'en passe! On aura bien progressé en espagnol grâce à elles, mais aussi grâce à la novela "Isla Paraíso" qui nous a tous réunit avec assiduité chaque soir devant l'écran 😀
Nous avons eu la chance de vivre dans des paysages incroyables, de voir des condors... Ce mois aura été riche en premières fois, en discussions variées et petits rituels, et nous aurons eu du mal à quitter la péninsule (au sens figuré comme au sens propre, notre ferry a été retardé de 2 jours). Cette expérience nous aura marqués et l'on espère avoir l'occasion de revoir toute cette petite famille !
En rouge c'est nous ! Top 3 des expressions enseignées par l'abuela Adriana:
Limpiar donde mira la suegra: passer un rapide coup de balai, "où regarde la belle mère"
Si no te gusta, ponle de sombrero: quand les filles ne veulent pas goûter un plat, "si ça ne te plaît pas, tu n'as qu'à t'en faire un chapeau !"
Quedo la escoba : laisser tout en plan, "le balai est resté là."