Khevek ! "Comme elle est bonne !"
C'est ainsi que se seraient exprimés le Sem, le fils de Noé, lorsqu'il aurait débarqué dans ce pays il y a plusieurs milliers d'années, et aurait découvert un puis d'eau claire et profonde au lieu de l'actuelle Khiva ! Cette eau miraculeuse aurait eu un goût si unique et une fraîcheur si douce, qu'il se serait exclamé "Qu'elle est bonne!", soit en ouzbèke "Khevek" et aurait ensuite construit une grande ville parée de remparts, dont la forme inspirée de l'arche de son grand-père a donné sa silhouette à l'actuelle cité.
Oui, ne vous en faîtes pas si vous n'y croyez pas, mais c'est la beauté des terres perdues que d'avoir aussi dessous leurs plis de pierres, quelques pages d'histoires, un peu saugrenues certes, faites de mots qui leur donnent bonne consistance !
Il serait difficile de rentrer de ce beau séjour solitaire sans le coeur chaud et l'âme nostalgique de cette terre de Khoresme, la mémoire toute pleine de boîtes à musiques et de contes pour enfants. Car Khiva est peut-être à Tachkent ce que la cité de Carcassonne est à Paris. A l'autre bout du pays, somptueuse, ancienne, toute parée de murailles solides, plus belle encore que le Pont neuf ou le style précieux de la Conciergerie, car sa force guerrière, ses pierres sobres et robustes, comme un coffre précieux qui garde nos conquêtes d'antan, est un refuge de temps et de virilité austère, un lieu où le courage a fait ses preuves plus que l'esthétique passagère et les combats de mots placés. Pour le travailleur fatigué des routes et des banques, pour le jeune ouzbek trop contraint des tensions financières et d'un quotidien exigent, pour l'étranger qui débarque çà et là de Chine, de l'île nippone, d'Inde ou d'occident, ce lieu magnifique joue sans tare sa mission de consolateur, par ses ombres et ses lumières, ses murailles millénaires, ses tourelles, ses chimères, et ses minaret bleus ou verts. Il nous conte à sa façon l'histoire de ses grand-pères.
On y parvient par la route d'Ourgentch, par le train de Samarkand et Boukhara, ou, pour les plus chanceux, par l'avion de Tachkent. Quelques kilomètres en taxi avec un bon diable de chauffeur têtu et pourtant rieur et loquace. Les routes s'enchaînent dans ce pays moitié désert, moitié habitations, entre les vieilles carrioles à gaz, les piétons habillés de tabliers d'ouvriers, les beaux écoliers en veste impeccable ou jupe bleue, les uns sortant de leur taxi, les autres marchant péniblement, salis par le sable volant, sous les enseignes souvent vieillissantes des petites boutiques et des garages qui grouillent de travailleurs apprêtés... Mais majestueusement, comme une montagne blanche surprend subrepticement un randonneur au sortir d'une forêt épaisse, d'immenses rempart s'imposent soudainement devant nous, de couleur marron-grise, étendant leur longs bras sur quelques kilomètres, et laissant apercevoir entre leur créneaux de soldats perspicaces, des hauts mausolées et minarets aux allures mythiques.
Le sourire des étudiantes qui passent dans les rues, les rides paisibles et la coiffure hardies des fières septuagénaires assises au bord des boutiques ou des troquets, la ténacité des chauffeurs qui traquent les clients sur les routes encore trop désertes en ce matin de morte saison, le sourire espiègle des guides quadru-lingues qui nous attendent à la grande porte de la ville sous les tours blanches et sculptées, espérant nous faire voyager dans le temps contre dix dollars, donne à l'ensemble de la ville une impression de civilisation paisible et vivante, une vie bouillonnante et modeste. Cette vie du quotidien ne dénote pas avec l'atmosphère étonnante que dégage ces grandes murailles pluri-millénaires, dont les pierres aux aspects de magnificences ont été fabriquées de vieux torchis de boue et de foin.
Conforté par la chaleur de l’accueil que me réservait déjà ma chambre d’hôte, tenue par le climat familial de deux frères et de leurs familles respectives, je commence mes vacances assuré d’attentions prévenantes et de rires d'enfants, et m’en vais le coeur (et les bras) légers, comme un gamin parti dans un fort de jeu pour faire les chevaliers.
Nous sommes surpris dès l’arrivée par la palette des couleurs éclatantes qui se dessine, relevé par la royauté du ciel qui envoie un clin d’oeil au bleu des carrelages. Les mosaïques antiques au-dessus de carrelages bleutés, marrons ou verts reflètent un feu solaire qui y glisse comme une étoile filante.. Les nuages narguent aussi les quatre portes blanches pourtant nettes de clarté, et les murs de torchis vieillis semblent se serrer les uns contre les autres, travaillés çà et là par de beaux motifs de créneaux chevaleresque aux aspects d’héraldique templière, malgré ses courbes déroutantes de mosquées marocaines.
Qu’on les prennent d’en bas en humble hôte d’une ville imposante, ou qu’on se prête à s’y promener en gardien depuis les hautes tours de surveillance sur les chemins dessinés par les créneaux, l’ensemble de ces bâtiments de caractère révèlent vingt siècles d'histoire tout à la fois.
Nous sommes les soldats zoroastriens coiffés de hauts tissus et armées de lances immenses, prêts à sévir pour défendre le territoire de Korezm face aux prétentions indiennes et perses avant et après le I° siècle, nous sommes du VIII°au XIII° siècle les soldats musulmans du Khan de Khiva qui veulent défendre leur cité face aux prétentions des califats de Boukhara ou de Kokhan, nous sommes au XIV° siècle les fidèles de Tamerlan, fiers d’avoir conquis tous les territoires depuis la mer Caspienne jusqu’à Kokhan, depuis Moscou jusqu’à l'Afghanistan, et guettons la bonne identité des soldats qui ont osé s’approcher, nous sommes les gendarmeries des Khans respectifs des 18 et 19 èmes siècles qui faisons la police sans vergogne, mettons en prison tout énergumène qui fait honte à la cité, l’enterrons vivant pour sentence de mort, le jetons du haut du minaret de 20 mètres pour verdict de vol, le lapidons sur la grande place de dalles blanches. Enfin, nous sommes les soldats du tsar qui ont aboli les cruautés de punition des dernières polices locales, mais aussi les officiers du KGB qui rapporteront rapidement un autre genre de peloton d’exécution sur la place. Que de monde a passé par ses murs !
Au détour de trois céramistes et d’un vendeur de chapka en peau de renard du désert, un couple d’américains accueillants (elle est professeur à Almaty!) me propose de rejoindre leur visite. Nous découvrons quelques musées disposés sagement (et assez maladroitement) entre les photos les plus anciennes de la ville, les céramiques parfois vieilles de plus de 1500 ans, la propagande sur la grandeur du pays et de ses dirigeants exceptionnels, et les habits traditionnels des noces ouzbeks. Notre guide est de Khiva depuis plusieurs générations. Elle est elle-même née ici, dans une des maisons intramuros qu'elle nous désigne habilement du doigt… Nous découvrons, entre autre, la richesse des instruments de musiques traditionnels et les forêts de charpentes sculptées pour réaliser une humble mosquée de tout de même 200 piliers.
Nous pénétrons enfin sous les mosaïque d’un vieux mausolée du XIV et XVIII° siècle, où est enterré Pakhlavan Makhmoud, vénéré comme saint parmi les soufis depuis le XIV° siècle ici, et serait devenu (...300 ans plus tard) "saint patron de la ville", après qu'on lui a dressé à ce moment-là un mausolée à son nom. Réputé bien au-delà de Khiva, il a donné son nom à de nombreux ouzbeks, comme plusieurs de mes élèves ("Makhmuda" pour les filles).
En sortant, nous tombons sur un magnifique mariage ouzbèke. Je vous en partage le cliché, qui en dit plus que mes commentaires! Il est une tradition de venir au mausolée de Makhmud pour une bénédiction, et pour boire au puis qui donne, dit-on, la fécondité aux femmes!
Après quelques pas, je me laisse séduire par un groupe fait d’un jeune indien et de deux japonaises, avec qui je passe le reste de l’après midi sous un soleil qui transperce heureusement la fraicheur du vent. Goulûment assoiffés d’aventures, ils ont eux aussi quitté leurs contrées maternelles, et se sont rencontrés dans le train. Nous parcourons les rues et contournons les pâles pierres d'un cimetières centenaire où reposent les anciens habitants de Khiva, discutant inconsciemment et sans but un anglais dont les tonalités font probablement un concert cacophonique, entre les pointes nasales des japonaises enjouées, le roulement exceptionnels des rr indiens et ses fins de mots pincés dans des voyelles souriantes et mon accent à moi tout à fait parfait (bien-sûr).
Puis nous nous laissons attirer par les abîmes du ciel, en tournoyant dans le très haut minaret de 27 mètres, devenant en un sursaut l'Imam prêt à aller chanter la prière du Vendredi. Nous nous réjouissons que le grand soit fermé au public, et que l’architecte ait renoncé le siècle dernier à le faire monter aux 100 mètres planifiés. Nous y aurions laissé notre santé.
Nous passons devant la Medarsa Amin Khan, réalisée pour accueillir 260 étudiants des études coraniques, mais devenue aujourd'hui hôtel d'accueil des vacanciers. Nous nous arrêtons sur la place des supplices, où un trou bien mis en évidence servaient il y a encore quelques 100 ans à déverser le sang des condamnés.
Encore trop attachés à leurs écrans et selfies, mes nouveaux compagnons de route ne décollent pas vraiment le nez de leurs habitudes ennuyeuses, ce qui pourrait pourtant leur permettre d’être submergés de beautés colorées. Ennuyé à mon tour de leur ennui, je leur passe le bonsoir et continue ma promenade du soir, au bord des pierres de torchis et aux pieds des mosaïques émeraudes sur les dômes. Dans le soir calme, les vendeurs fatigués et leurs artisans de tout âge, accompagnés souvent des cris colériques ou heureux de leurs petits écoliers rentrés de l’école, rangent une à une leurs jolies décorations et leurs petits bouts de bois grattés.
Le soir venu, la promenade que nous avons faites en haut des remparts comme des soldats sur leur tour de garde, et le thé trop sucré pris auprès des chameaux endormis sur la place des supplices, me donnent un envie de repos. C'est le rêve cette fois qui précède le sommeil qui pointe. Les souvenirs du jours sont des souvenirs des siècles. L'architecture persique de cette cité infinie a préparé nos mémoires pour un rêve loufoque au scénario inattendu. L'imaginaire a travaillé dur, il faut qu'il se repose un peu. Sur ma petite bicyclette plus dangereuse que la corde d'un funambule, je déambule sans scrupule en laissant aux roues le plaisir de grincer des dents comme la rouille d'une pendule, et au hasard des routes la responsabilité de ne pas me ramener amoché au bercail.
La maison Laliopa m'attend calmement. L'écolier qui récitait sa leçon sur le canapé brun s'est envolé comme un lapin devant les chasseurs, lorsqu'il m'a vu débarquer sur ce palier de tapis boukhariote. Il a rejoint sa mère à l'étage, et sa soeur l'appelle dans son dialecte, entre les escaliers de bois et la cour salie par le sable volant. Mes hôtes me servent un thé chaud et citronné, s'empressant dans un anglais impeccable de m'aider à organiser la suite de mon voyage.
Avec Jabil, un indien en vadrouille qui partage le dortoir, nous partirons demain à l'aube pour rejoindre les très antiques forteresses d'Ayaz Kala, de Taprak Kala et de Kizil Kala, qui du 6°au 3°siècle avant Jésus-Christ ont été construits par les civilisations du territoire de Khiva, la tribu de Korezm, pour se défendre de l'ennemi perse ou indien. Ces immenses forts, construits sur les forces habiles de roches naturelles, y ont ajouté avec un talent étonnant une organisation qui est celle d'une ville toute entière. On y voit encore nettement les murs des maisons ainsi que les voutes grisâtres qui couronnaient tout le tour destiné aux soldats et gardes de la cité. Le grand fleuve passait à l'époque non loin d'ici, d'où cette installation qui nous paraît aujourd'hui quelque peu cocasse en plein milieu du désert, loin des plantation, des points d'eau et du bétail. La seule chose que l'on aperçoit, c'est une étendue de sable et de buisson crépu dont la couleur turquoise donne à l'horizon l'atmosphère étrange d'une authentique mer de corail. D'après les historiens, c'est le changement de cours du fleuve expliquerait aussi la désertion de cette ville.
Puis revenus de cette escapade qui inspirerait un prochain Indiana Jones, nous ne résistons pas au bonheur d'aller flâner quelques heures sur le soir mourant, et de se laisser mordre encore une fois en centre ville par les douces dents faits de créneaux de pierres. Cette fois, avec Jabil, nous ferons une balade dans les appartement du Khan de la vieille cité, au palais de Tosh-Khovli, perdus comme dans des labyrinthes infinissables.
Nous y croisons quelques petites bandes d’adolescents jovials qui, au milieu de leur rires insolents, ne peuvent s’empêcher de venir taquiner les deux étrangers que nous sommes, pour montrer leur fierté par trois ou quatre mots anglais.
Le soir a livré son testament, et dans les lueurs rougeâtres qui brûlent les dalles sur les hautes murailles, on entend l'adieu des lumières, qui ont déjà colorié ses murs chaque jour depuis déjà des siècles entiers. Elles nous laissent dans une paix de croisés qui termineraient une journée de marche au désert, abrités à Saint Jean d'Acre avant de reprendre la route de Jérusalem. Les nuages couvrent petit à petit le ciel, comme des coussins sur un lit, si bien qu'on aimerait sauter d'un minaret pour y atterrir comme dans du coton. Nous nous arrêtons un instant à la "Terrasse" près de la porte Ouest, avant d'aller rejoindre nos frères de l'auberge.
Le lendemain, après avoir flâné et profité de tous les recoins possibles de Medarsas, d'ateliers de bois, de cuivre, de forge, de soie et d'assiettes en porcelaine je reprendrai la route de Tachkent...