Le Pamir. Aux contreforts de l'Himalaya s'étend une chaîne légendaire, barrière naturelle entre Chine et Occident autour de laquelle se mêlent les ethnies et se croisent les voyageurs.
Septembre 2016
24 jours
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La nuit recouvre encore la Ferghana, vallée fertile située au coeur de l'Asie centrale et encerclée par les montagnes du Tian Shan et du Pamir. L'avion survole les lumières de villes qui se succèdent là où s’entremêlent les ethnies et s'enchevêtrent les frontières ouzbèkes, tadjikes et kirghizes. Osh s'étend aux confins de la vallée du Ferghana. Seconde ville du Kirghizistan, elle marque une ligne de partage entre sédentaires et nomades, plaine et montagnes. Elle constitue aussi pour moi le début de la M41 – la Pamir Highway, cette route que les Russes avaient tracé dès la fin du XIX° siècle afin de protéger et de relier leur frontière méridionale.

Dans l'aéroport minuscule, les bagages sont déchargés par des camions d'un autre temps. Il n'est pas encore 5 heures du matin lorsque je me mets déjà en route et traverse une ville encore peu animée avant les premières heures du jour. Les souvenirs et moments passés ici il y a tout juste six ans ressurgissent : j’anticipe les reliefs de la route, un panorama, me remémore une invitation ou une pause dans l'une de ces tchaikhana où l'on déguste laghman et manty en sirotant le thé en compagnie des locaux. La route s'élève progressivement dans un méli-mélo de camions chinois et kirghizes auxquels je m'accroche parfois, de bergers-cavaliers aux longs bonnets de feutre guidant leur troupeau de vaches, de chèvres ou encore de chevaux, ainsi que de touristes aussi bien kirghizes qu'étrangers. Chaque jour, je croiserai motards, cyclistes et autres véhicules de tout type venant se mesurer à la Pamir Highway.

Du haut de ses 3600m d'altitude, le Taldyk pass est le point culminant d'une route désormais entièrement asphaltée dans sa partie kirghize. A quelques kilomètres de là, la petite bourgade paisible de Sary Tash. Le panorama est certainement l'un des plus majestueux de toute l'Asie centrale. A l'Est, la route se dirige vers la Chine dans une haute vallée verdoyante. Face à moi, les cimes enneigées du Pamir se dévoilent et semblent me recevoir dans une splendeur et une grandeur impénétrable. Les sommets à plus de 7000m défilent et s'étalent à perte de vue. Pourtant, entre les montagnes, une piste caillouteuse se faufile dans une étroite vallée et se hisse au sommet du Kyzyl Art, un col à plus de 4200m au milieu d'un no mans land de près de 20km. Je suis déjà aux portes du Tadjikistan.

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La Pamir Highway alterne entre asphalte et portions d'une piste ondulée, cahotante et parfois chaotique. Les paysages deviennent plus minéraux. La route longe les plus hauts sommets de la région dont la pureté n'a d'égale que les eaux turquoise du lac Karakul. A près de 4000m d'altitude, les environs de cet immense lac encerclé par les montagnes sont l'unique lieu de vie pour une poignée de kirghizes sédentarisés ici au fil des siècles. Murgab, la prochaine – et seule – ville se situe à plus d'une journée de route, par delà un col à plus de 4650m : l'Ak Baital.

La route effleure une longue ligne de barbelés pendant près de 200 km. De l'autre côté, la Chine et son Empire dont la frontière se dresse tel un barrière infranchissable. J’atteins enfin Murgab, petite ville isolée sur des hauts plateaux balayés par des vents contraires et qui concentre près de 4000 âmes, soit l'essentiel de la population de la région. Les camions y sont plus nombreux : l'ouverture d'une nouvelle frontière et la construction de la Transpamirienne ouvre davantage la région à la Chine et délaisse alors certaines portions de la M41 qui ne devient plus qu'une « route touristique » . De nouvelles homestays voient peu à peu le jour et répondent à l'afflux de quelques voyageurs venus des 4 coins du monde.

Le bleu turquoise du lac Karakul est surmonté par des cimes aux neiges éternelles. A droite, le pic Karl Marx.

Je quitte la Pamir Highway pour un détour sur une piste difficile loin des convois de camions ouïghours et tadjikes ainsi que des cyclo-voyageurs. Après deux nouveaux cols à plus de 4200m, je m'approche de sommets enneigés dont les silhouettes épousent la forme d'une tour et d'une pyramide. Situées à 6510 et 6730m d'altitude, ils portent le nom de deux figures du communisme. Dans cette partie des Pamirs, Marx répond à Engels. Je pousse puis abandonne mon vélo sur un petit sentier afin d'atteindre le pied de ces deux gigantesques montagnes, gardiennes d'une civilisation oubliée que je découvre au fil des jours. Au coeur des vallées et au pied des cimes, les villages pamiris sont l'expression d'une culture particulière et abritent maisons de pierres et de mortier au charme incontestable. Il suffit d'une invitation à boire le thé pour en découvrir l'intérieur, supporté par cinq piliers en bois correspondant aux membres de la famille d'Ali. L'islam se fond dans un syncrétisme harmonieux avec la mythologie indo-aryens : au plafond, un oculus symbolise les 4 éléments et laisse passer la lumière du jour. Dans les Pamirs, le zoroastrisme communique avec l'ismaélisme. Et l'Aga Khan se substitue à Emomalii Rahmon, le président tadjik dont le portrait orne pourtant les murs de tous les bâtiments officiels du pays.

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Pour rejoindre la vallée du Wakhan, j'avais repéré sur ma carte une ancienne piste soviétique que j'imaginais praticable. A tord. Je pousse mon vélo sur un chemin que je devine plus que je ne vois et atteins un col à plus de 4400m d’altitude avant de descendre sur un étroit sentier. La vallée secrète se referme dans un canyon exigu. Je porterai alors mon vélo entre pierriers et éboulis sur un sentier inexistant traversant à plusieurs reprise une rivière tumultueuse. L'orage approche. Dois-je faire demi-tour ? Épuisé, coupé du monde et au milieu de nulle part, je ne souhaite surtout pas rester bloqué et moins encore risquer un accident. Au terme de quatre heures interminables, la vallée en rejoint une autre. Mon inquiétude laisse place à un immense sentiment de soulagement. Entre les montagnes, une petite rivière fait alors office de frontière fragile avec l'Afghanistan. C'est ici que l'Amou Daria, l'antique Oxus, prend sa source avant de se perdre à quelques milliers de kilomètres de là, sur les rives de la mer d'Aral.

Le corridor de Wakhan. Aux confins de l'ex-empire soviétique et au milieu d'une enfilade de majestueux sommets à plus de 7000m, une large avenue sépare les chaînes du Pamir et de l'Hindu Kush. L'Afghanistan s'étend ici dans un long et étroit couloir jusqu'à la frontière chinoise et constituait à la fin du XIX° siècle le mince tampon entre deux des plus grands empires mondiaux : la Russie et la Grande Bretagne. Le corridor symbolise à lui seul le Grand Jeu, mélange de diplomatie et d'aventures, lorsque l'Asie centrale était le témoin privilégié de l'influence et de l’expansion des 2 empires rivaux.

Corridor de Wakhan

La piste, souvent mauvaise, traverse une succession de villages pamiris et jongle entre vues sur les montagnes et antiques forteresses. Des femmes aux robes de soie aux motifs bigarrés et au fichu coloré s'affairent dans les champs. Les hommes portent parfois encore une calotte verte traditionnelle qui se distingue des surprenants chapeaux des Kirghizes vivant sur les hauts plateaux. Au terme de 150 km, la petite ville d'Ishkashim referme le corridor. La vallée se rétrécit et les eaux du Pandj s'animent. En face, l'Afghanistan, d'où se perçoit sans peine le quotidien de villages sans électricité et distants de quelques pas. Entre deux rapides, alors que les eaux s'élargissent et retrouvent leur couleur turquoise, des enfants se baignent naïvement. La vallée est paisible, mais de l'autre côté de ces montagnes, des zones de conflits ressurgissent.

Les gorges du Pandj séparent le Tadjikistan de l'Afghanistan

Les invitations au thé sont fréquentes. Sur le bord de la route, des enfants attendent que je tape dans leur main en guise de salut. Parfois, je serai invité à dormir dans l'un des nombreux villages, véritables oasis au coeur de montagnes arides. Après 500km sur l'épaule de l'Afghanistan, la Pamir Highway bifurque, s'éloigne de la frontière et s'élève dans un ultime col à plus de 3000m. Sur l'autre versant, les paysages deviennent à nouveau plus verdoyants et je retrouve peu à peu une route asphaltée dans les derniers kilomètres qui me mènent à Dushanbe. Je traverserai rapidement la capitale aux longues et larges avenues soviétiques  : la frontière ouzbèke n'est plus qu'à une soixantaine de kilomètres.

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- Where is you registration card ? Dans un petit poste-frontière, le douanier tadjike me demande un document que je n'ai pas et, imperturbable, refuse de me laisser sortir. Il insiste : - Come back to Kyzyl Art. Avec quelques mots de russe, et en jouant sur son orgueil, je parviens à le convaincre de me laisser passer. Je ne suis pas au bout de mes peines. De l'autre côté, la frontière ouzbèke. Dans un mélange de curiosité intéressée et de zèle, les douaniers fouillent mes bagages un à un, scrutent et vérifient chaque photo. Au terme de trois heures de palabres, alors que la nuit s'est installée dans la plaine, je quitte enfin la frontière et plante ma tente dans un champs de coton.

Je quitte définitivement la M41 pour bifurquer au Nord, vers les montagnes de Boysun. En ces journées caniculaires, le soir constitue le meilleur moment pour rouler.

En Ouzbékistan comme au Tadjikistan, j'attire la curiosité de populations davantage démonstratives. - D'où viens tu ? Où vas-tu ? Quel est ton travail ? Es-tu marié ? As-tu des enfants ? Je suis à nouveau invité à dormir dans une famille. Entre deux verres de vodka, les mêmes questions se répètent, en Russe. Après trois semaines de voyage, converser devient plus aisé et je me surprends à répondre sans difficulté à la majorité des questions. L'immersion reste de loin la meilleure école.

La route suit une vaste plaine dans laquelle les champs de coton laissent place aux usines de gaz. Dans un désert monotone, les dernières lignes droites d'une route bosselée filent jusqu'à Boukhara.

Visages et mosaïques ouzbeks (Boukhara)

Située aux portes du désert, Boukhara déploie sa pléiade de coupoles nichées dans une multitude de trésors. Parmi les murs de briques et de pisé, les citadelles et les innombrables mosquées rappellent son prestige passé, jadis khanat et ville Sainte de l'Islam. Boukhara est encore bien vivante et ce malgré l'afflux de cars de touristes. En déambulant dans les ruelles silencieuses et oubliées, je passe d'un minaret raffiné à un bazar animé, de medersas en mosquées aux façades bariolés et aux dômes turquoise.

Boukhara devait être le terme de mon itinéraire, mon objectif initial. Mais je ne résiste pas à l'appel de la route. Le Voyage, ses rencontres, ses moments, ses surprises m'attirent plus encore que les villes, aussi grandioses soient elles : l'itinérance m'a toujours offert des instants aussi uniques qu'inattendus. J'ai encore du temps devant moi et décide donc d'effectuer un virage à 180° pour rallier Samarcande en deux jours. Le trafic devient plus dense. Le désert laisse place à nouveau aux vergers et aux champs de coton. Sur la route, les véhicules s'arrêtent : des escortes accompagnent les quelques convois matinaux de bus de travailleurs et révèlent les faiblesses d'une économie encore planifiée et dépendante de la culture cotonnière.

Champs de coton et joyaux de Samarcande

Au bout d'une vallée fertile et verdoyante s'étend Samarcande dont les dômes audacieux et les mosaïques à l'éventail de bleus rivalisent de splendeur. Samarcande est la ville de tous les superlatifs. Moins homogène que Boukhara, elle abrite pourtant des monuments d'une incroyable grandeur éparpillés entre larges avenues et ruelles intimes. Les immenses façades de la mosquée Bibi Khanoum côtoient ainsi le raffinement des portes surprenantes de l'allée de tombeaux qui jalonnent Chah-i-Zinda. Au coeur de la ville, dissimulé dans un parc ombragé, le Registan constitue l'un des plus beaux joyaux de toute l'Asie centrale et de l'ensemble du monde musulman. Capitale éphémère de l'empire de Tamerlan, Samarcande est une ville fascinante et contrastée. Une ville ouzbèke à l'âme résolument Tadjike.

Après plus de trois semaines d'un voyage intense, je prends le train pour Tashkent. A l'image de la capitale, l'Asie centrale change, évolue. Elle n'est aujourd'hui plus que le souvenir de l'ancienne Route de la Soie mais a su conserver les traces de son passé : un carrefour des idées, des échanges, des empires. Et dans ce mélange culturel et ethnique fascinant, le touriste demeure avant tout encore voyageur et visiteur.

Place du Régistan