Pour rejoindre Luang Prabang, dans le nord du Laos, il nous faut traverser une chaîne de montagne par une route vertigineuse, slalomer entre les camions de marchandise et respirer cette poussière qui fait dire aux laotiens qu'il n'y a que deux saisons au Laos : la saison de la boue et la saison de la poussière.
Ancienne capitale du royaume du million d'éléphants, Luang Prabang est réputée et appréciée pour ses très nombreux temples et monastères, ainsi que pour son architecture coloniale bien préservée.
C'est pour nous l'occasion de retrouver notre fleuve fétiche, le Mékong, dont nous suivons le cours depuis Chau Doc, au Vietnam, et que nous avions quitté à Vientiane, le laissant bifurquer vers l'ouest pour former une frontière naturelle avec la Thaïlande.
C'est justement au bord du Mékong que nous passerons notre première soirée. Sur les conseils de Violette, une jeune voyageuse française rencontrée chez Tao, nous franchissons la passerelle en bambou jetée sur la rivière Nam Khan, à sa confluence avec le Mékong, pour prendre position à la buvette de Mr Four, stratégiquement installée dans l'axe du coucher de soleil.
Mr Four nous accueille près de sa cabane avec son sourire édenté. Il parle français et a le même âge que nous. Puisque nous avons le même âge, nous sommes amis. Et puisque nous sommes amis, il nous invite à dîner chez lui, après la fermeture de sa buvette.
Il ne nous reste plus qu'à savourer ce nouveau crépuscule sur le Mékong, contemplant le ballet des bateaux sur le fleuve, frêles esquifs de pêcheurs au filet, ou longs slow boats de transport fluvial de personnes ou de marchandises.
Comme promis, Mr Four nous emmène dans sa modeste maison une fois la nuit tombée. Nous y ferons la connaissance de sa femme, de sa belle-fille et de sa petite-fille. Le repas est copieusement arrosé du fameux whisky Lao, que monsieur Four avale cul sec sous le regard en coin de son épouse. Puis vient l'heure des photos de famille que l'on sort précautionneusement de la vieille armoire. Nous montrons à notre tour, et avec beaucoup de fierté, les photos de nos deux filles. Lorsqu'un projet de mariage de notre fille ainée avec leur fils célibataire commence à voir le jour dans la tête de Mr Four, nous comprenons qu'il est temps de prendre congé avant qu'une promesse trop formelle ne nous soit extirpée.
Si la ville de Luang Prabang recèle d'innombrables trésors architecturaux, la campagne environnante n'est pas en reste avec ses montagnes et ses magnifiques cascades. Les cascades de Kuang Si sont sans conteste les plus belles avec leur multitude de vasques en concrétion calcaire dans lesquelles s'écoule une eau turquoise au milieu du vert émeraude d'une forêt luxuriante.
Centre de pratique bouddhiste de tout premier plan au Laos, Luang Prabang héberge de très nombreux moines dans ses multiples temples et monastères. A condition de se lever très tôt le matin, il est possible d'assister au Tak Bat, la quête matinale des offrandes aux moines, ceux-ci ne vivant que de l'aumône des fidèles. A la lueur des lampadaires, un long cordon couleur safran déambule selon un défilé parfaitement orchestré. Chaque dévot dépose une pincée de riz ou un biscuit dans le bol à aumônes de chaque moine en méditant sur le thème de la générosité, tandis que les moines méditent sur le thème de la pauvreté volontaire.
Nous quittons Luang Prabang en début de matinée pour deux jours de remontée du Mékong en bateau jusqu'à la frontière thaïlandaise. La brume se lève rapidement pour laisser place à un ciel d'azur.
Point de villages, ni de pêcheurs sur les berges escarpées. C'est un nouveau visage que le Mékong dévoile ici : le domaine de la roche vive et de la végétation sauvage.
Le lit du fleuve est une alternance de plans d'eau tranquilles et de veines de courant qui serpentent entre les rochers affleurants. Nous supposons que le pilote connaît le fleuve et ses écueils comme sa poche. De temps en temps, à la faveur d'un élargissement de son lit, le Mékong nous offre à voir de belles plages désertes de sable blanc. Après l'intensité touristique de Luang Prabang, cette immersion soudaine dans une telle "sauvagerie" nous rappelle que nous traversons le quatrième pays le moins peuplé d'Asie.
Le charme s'interrompt toutefois momentanément lorsque nous croisons les chantiers chinois titanesques d'édification des piles en béton qui recevront les tabliers des ponts autoroutiers ou ferroviaires. Ils permettront de lancer prochainement des trains à grande vitesse entre la Chine et la Thaïlande puis, un jour, jusqu'à Singapour, à l'extrémité sud de la péninsule malaisienne. Ce sont les "nouvelles routes de la soie" que la République populaire de Chine dessine ici, à travers jungles et montagnes, pour accélérer les flux de touristes et de marchandises vers le reste du Monde.
Alors que nous sortons tout juste d'un long méandre qui nous met plein cap vers l'Ouest, une animation peu ordinaire attire l'attention des passagers. Des va-et-vient en courant, d'un bout à l'autre du bateau, des éclats de voix entre les membres de l'équipage… Puis l'information commence à circuler : il y a un trou dans la coque. Un rapide coup d'œil au compartiment moteur et le constat s'impose : notre navire prend l'eau. Après un premier échouage sur une plage déserte et une tentative de pompage, notre pilote décide de rejoindre la berge opposée qui, fort opportunément, est occupée par un village sur son flanc, tandis que quelques bateaux de transport de passagers, plus ou moins en état de naviguer, y sont amarrés. L'équipage discute et s'active, puis nous comprenons progressivement qu'il va nous falloir quitter le bateau percé pour embarquer dans l'un des slow boats que les dieux avaient fort judicieusement déposés ici, au milieu de nulle part, sur cette berge du Mékong, en pleine jungle du Laos du nord.
Et voici que l'on transfère les sièges et les bagages vers le deuxième navire venu s'accoler au premier. Au bout d'une demi-heure de manœuvre, nous voici entassés dans un bateau deux fois plus petit, parmi les piles d'œufs et les caisses d'oranges, priant les esprits du Mékong pour que la conjonction des rapides et de la surcharge ne vienne infléchir trop gravement l'équilibre du vaisseau, au moins jusqu'à Pak Beng, village étape sur notre route fluviale vers la Thaïlande. Inutile de chercher les brassières de sauvetage, il n'y en a pas.
Le soleil est désormais au zénith, baignant toute la vallée dans une lumière intense. Nous rangeons nos appareils photo dans leurs sacs étanches…
Durant la dernière heure de navigation avant d'arriver à Pak Beng, notre progression s'aligne sur l'axe du soleil déclinant, dont les rayons enveloppent les frondaisons d'un halo doré, soulignant les motifs des arbres, par contraste des feuillages et des contre-jours. Nous aimons ces ambiances de fin d'après-midi, quand la chaleur s'adoucit et que l'on peut se laisser caresser la peau par les rayons du soleil. Compte-tenu du temps perdu lors de l'avarie et du changement de bateau, la dernière demi-heure sera effectuée sous les étoiles. Nous sommes impressionnés par la dextérité du pilote qui parvient à éviter les ilots et les écueils dans la nuit noire.
Le lendemain, nous embarquons sur un nouveau bateau pour une deuxième journée de navigation vers la Thaïlande. Après la dissipation des brumes matinales, c'est une journée paisible qui s'annonce. Le rythme lent du bateau nous laisse le temps de vivre pleinement ces derniers moments au Laos, d'échanger quelques salutations et regards complices avec les locaux, habitants des villages déposés çà et là sur une plage ou sur un simple rocher, avec leurs bagages et leurs marchandises.
Puis nous réalisons bientôt que nous longeons déjà la Thaïlande, à bâbord, tandis que le Laos s'éloigne inexorablement, à tribord. Dans quelques heures, à la nuit tombante, nous foulerons le sol du Royaume de Siam.