Objectif : partir de Palomino en stop direction Valledupar, de l'autre côté de la Sierra Santa Marta, pour rejoindre Nabusimake, capitale indigène des Aruacos.
Depuis qu'on a quitté Taganga, je me sens beaucoup plus sereine. Je fais des grosses nuits de sommeil, ne sors plus faire la fête, mange trois repas par jour. Bref, je me requinque et ma confiance dans le voyage et les gens revient. Et puis, désormais, je suis accompagnée, et la présence masculine change tout à mon état d'esprit. Je me sens plus sûre mais aussi plus libre de vivre pleinement le voyage... vu que je n'ai plus la sensation que je risque de me faire violer ou agresser à chaque pas.
Du coup, j'ai hâte d'entamer nos deux semaines de vadrouille en stop ! Reprendre l'aventure, m'immerger à nouveau pleinement dans le présent et sortir de ma dissequation de nombril made in Taganga (ah l'oisiveté, ça fait cogiter !).
Cependant, je garde quand même en tête que tout le monde nous répète que la Guajira est une des zones les plus dangereuses de Colombie, qu'il faut être hyper prudent et que le stop... "tu fais ce que tu veux, mais tu sais ce que j'en pense", en résumé. Il suffira donc d'une discussion avec Eleonora, ma collègue de voyage argentine, qui nous répète que si tout le monde dit c'est que ça doit être vrai pour me remettre la boule au ventre.
J'ai envie de tout annuler.
J'ai peur de me faire voler mon ordi et les heures de vidéos qu'il y a dessus, mon appareil photo, indispensable au projet, sans parler du cash, du téléphone et de la carte de crédit que je viens tout juste de récupérer... ou même, imaginant pire, finir l'expédition à l'hôpital ou prise en otage je ne sais où... Bref, j'ai peur.
Je sais que la violence ici n'est pas la même que chez nous. On m'a raconté pour appuyer un "tu as eu de la chance" venant répondre à mon récit d'agression à Santa Marta, comment il y a de ça à peine quelques années, les para-militaires ont nettoyé Taganga de leurs opposants en les décapitant et jouant au foot avec leurs têtes sur la place publique... Ou comment telle touriste danoise à la Guajira s'est faite violée et trucidée pour je ne sais quelle raison obscure il y'a quelques mois, qu'à Palomino, parfois, les hostals bouclent leurs clients à l'intérieur à la tombée du jour parce que "si tu sors, tu meurs", un autre canadien qui s'est pris deux coups de couteau faute d'avoir accepté de lâcher son sac... Et puis j'ai vu de mes yeux comment on traite un simple voleur de 16 ans, ou comment se règlent les mécontentements de voisinage : frappé quasi à mort ou à coups de tesson de bouteille dans la gorge.
Alors oui, je ne suis pas franchement sereine...
Le problème, c'est que je crois aussi profondément que la peur attire le danger, qu'une vibration négative attire le négatif, et que penser au malheur est déjà lui donner une réalité dans sa vie. Donc, l'issue est simple : soit je change d'état d'esprit soit on annule tout...
Gamgie me répète son discours sur l'importance de lutter contre la peur de l'autre, pilier d'un système construit sur la défiance et l'isolement de chacun, de résister aux "on dit" répétés, déformés et relayés sans vraiment savoir qui l'a vraiment vu ou vécu, et qu'annoncer qu'on va faire du stop génère toujours une succession de mises en garde plus ou moins valables, et ce, en Colombie ou ailleurs. J'y rajoute que je me suis faite agressée une fois et que donc à priori, en terme de probabilité, ça ne devrait pas se reproduire de si tôt, qu'on se dirige vers des villages, a priori, par essence, moins violents qu'une ville où se côtoient tourisme occidental et extrême pauvreté... et puis, j'ai envie de ces deux semaines ! J'ai envie de faire du stop.
Alors, ça paraîtra peut-être kitsch, mais je ressors mon grigris mexicain (une tête de jaguar en jade du Chiapas, que je n'avais précisément pas mise le jour de mon agression et que je ne portais plus depuis un bout de temps), et je m'en remets à la prière, très fort, pour que l'Univers et ma bonne étoile prennent le relais. C''est décidé, on y va !
On check l'itinéraire, la route fait un détour au nord et annonce beaucoup d'heures de route pour peu de kilomètres. On repère un raccourci. On va voir. On se promet d'être prudents, super attentifs, à l'écoute de nos préssentiments et de les suivre sans chichis au moindre doute.
Samedi matin. On plie tout. Je salue mes collègues de la Tortuga après quasi 1 mois et demi de vie commune (ça fait bizarre...) et vamos !
Les aurevoirs aux copines...La première personne qui nous prend en stop, un patron d'hostal de Palomino originaire de Bogota, nous assure que le stop il n'y a pas de problèmes mais que, quand même, c'est plus long mais on ferait mieux de redescendre par Santa Marta pour éviter la Guajira, et que dans tous les cas, notre racourci, faut vraiment faire une croix dessus. L'argument principal ? Dans cette zone se côtoient para-militaires cinglés, guerillas ultra-violentes et une communauté indigène du genre belliqueuse. #SUPER !
On se répète que tout ira bien et continuons notre route... mais on se résigne malgré tout à éviter le fameux raccourci. De patelins en patelins, on avance pas très vite. Le soleil cogne fort et de plus en plus au fur et à mesure qu'on se rapproche de la Guajira (zone désertique). Les voitures s'arrêtent peu. Les gens nous prennent pour des vénézuéliens (du fait de la frontière toute proche) et apparemment ça ne joue pas en notre faveur.
Cependant, on rencontre des gens cools. Des chauffeurs bavards fans de vallenato (musique traditionnelle du coin), un couple de Bogota adorable, faisant la route de Santa Marta à Rioacha pour trouver un sac traditionnel indigène, qui nous donne plein de bons plans de choses à voir pour la suite de notre descente en stop jusqu'à Bogota, nous repasse leur numéro en nous faisant promettre de les appeler en arrivant dans la capitale, et surtout, nous raconte ce que c'était d'être militaire avant l'accord de paix avec les FARCS et du temps d'Escobar. On est loin de Netflix les copains... Wow !
Bref, on se détend. On se dit qu'on a eu raison de suivre notre plan initial, que l'être humain est fondamentalement bon : la preuve ! Les gens ont l'air plutôt préoccupés de ce qu'on pense de la Colombie et soucieux de nous laisser une bonne impression.
Déjeuner traditionnel colombien en bord de route et break bien mérité !Vers 15h30, on finit par être laissés à un embranchement, près d'un baraquement qui vend de l'agua panella (eau et sucre de canne) au milieu de nulle part. Le chauffeur zélé nous a assuré qu'il y a un pueblo tranquille pas loin si on veut passer la nuit. Bueno... On va attendre un peu une dernière voiture. Toujours aussi peu de trafic. Les mecs du baraquement viennent nous voir, nous posent deux trois questions d'un air louche. Éternelle litanie servie à Gamgie de comment ça se fait que sa nana est là en bord de route et comme quoi il faut qu'il prenne bien soin "d'une jolie fille pareille".
Je suis pas à l'aise et commence à fatiguer.
J'essaye de faire abstraction en brandissant avec conviction le bout de carton où j'ai écrit "proximo pueblo" (prochain village) pour éviter que les gens nous disent "désolé, on ne va pas jusqu'à Valledupar" et qu'on puisse avancer. Une camionnette blanche nous dépasse, puis, réapparaît en sens inverse. Le gars a lu notre panneau, ne l'a pas compris tout de suite, puis le temps de piger notre message et de trouver où faire demi tour... Après nous avoir fait monter avec enthousiasme, il nous répète ça 10 fois, surexcité, entre deux gorgées de la bière qu'il boit au volant. C'est le deuxième qu'on voit picoler en roulant. Mais bon, vues les bières d'ici, qui ressemblent plus à des panachés coupés à l'eau, ça ne nous inquiète pas trop. Et puis, on ne fait pas les difficiles : on est content de sortir de là où on était, et dans 2 heures il fera nuit. L'urgence : trouver un lieu sûr où dormir avant de reprendre le stop demain.
En chemin, il nous offre 3 pots de dulce de leche, dont un ressemble plus à de la confiture. Le fruit s'appelle caco, c'est comme une sorte de prune-cerise avec un gros noyau strié à l'intérieur. On commence à se détendre. Il remercie Dieu toutes les 5 min de nous avoir mis sur sa route... perplexité. Il nous raconte être marié à une indigène Guyayu (on apprendra plus tard que ce sont les fameux indigènes belliqueux). Il prend un selfie et appelle sa femme pour lui raconter en direct qu'il nous a rencontré "grâce à Dieu"... perplexité toujours, mais on garde le sourire. La base. Il nous dit qu'il connaît tout le monde dans les 3 patelins environnants, qu'il nous dépose au poste de police du prochain village et que c'est ultra safe... contrairement au village qui était à 1km de notre embranchement (où on comptait aller si on ne croisait plus personne pour nous prendre en stop).
On arrive à Villa Martin, un petit patelin qui nous inspire plutôt confiance. On se dirige, sereins, vers le poste de police. Paraît que ça marche quasi tout le temps... mais pas là. On nous renvoie chez les voisins. On se dirige donc vers un espèce de baraquement de terre cuite et de tôle où se côtoient au moins 3 ou 4 générations. Des perruches se baladent au sol. Un homme d'une soixantaine d'années se balance dans un rocking-chair entouré d'une dizaine d'enfants échevelés et pieds nus qui nous observent subjugués. Une femme s'applique à plier une montagne de vêtements d'enfants, pendant qu'une autre, beaucoup plus jeune, porte un enfant en bas âge en nous scrutant d'un air patibulaire mais presque... "Bonjour, on est des voyageurs, on va a Valledupar, on aurait besoin d'un lieu sûr pour passer la nuit svp. On pose juste la tente, on a besoin de rien. On part hyper tôt demain matin...". Gamgie commence et je finis. Je sens qu'une nana qui demande ça a tout de suite un autre impact. On nous dit oui sans négocier. Surprise. Ok. Bon ba... On plante la tente du coup.
A partir de là, commence une aventure humaine complètement fofolle : un choc des cultures mêlé à la magie de cette essence humaine commune, quelque part au fond de nous, qui fait que nous sommes tous les mêmes...
Oui, c'est une peruche que j'ai dans la main...