Carnet de voyage

Les Îles de l'Atlantique

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et traverser...
Janvier 2023
8 semaines
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Nos amis nous ont fait l'honneur de lire et commenter les précédents épisodes, et plusieurs de nous dire qu'ils les ont appréciés. Nous allons donc poursuivre l'insolente prétention de raconter et de publier la suite de notre récit de voyage. Quoique ! finalement, je les comprends nos amis. Parce qu'ils peuvent toujours survoler d'un oeil les photos, parcourir les vidéos en trois clics, zapper les incessantes digressions du rédacteur, tout ça en écoutant leur podcast préféré ou en sirotant leur apéro. L'existence même d'un blog permet d'éliminer le risque, à notre retour à Paris, d'une épouvantable soirée de projection photos, émaillée de l'insupportable récit des souvenirs des voyageurs. Je les comprends.

Faisant suite au carnet qui racontait notre parcours de Roscoff à Cascais au Portugal, celui-ci envisage de présenter les étapes insulaires de notre vie nomade. Il démarre au moment où nous reprenons pied sur Tusitala à Cascais après un intermède continental et familial.

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Publié le 1er février 2023

Déjà douze jours que Tusitala se dandine au ponton de Cascais. Objet inanimé qu'on peine pourtant à laisser seul.

De retour d'une incursion utilitaire en Espagne, nous nous activons pour remettre Tusitala en état de navigation. Lorsque nous le fermons pour plusieurs jours, nous démontons tous les équipements extérieurs amovibles, afin de diminuer leur exposition inutile aux intempéries et aux éventuelles fausses manoeuvres des autres bateaux du port. Il y a aussi pléthore d'objets qui prennent des libertés aux escales et qu'il faut remettre à leur place, fixés, ficelés, coincés en filets, emballés, élastiqués pour rester immobiles et silencieux lorsque le bateau s'animera. Tout remettre en ordre de marche nécessite une journée de manipulations.

Survol du Tage à Lisbonne
Survol du Tage à Lisbonne
Appontage
Appontage
Les magnifiques sanitaires de Cascais
Les magnifiques sanitaires de Cascais

Avec Liliane, nous passons du temps à soigneusement analyser les prévisions météos. Vent, houle, pluie, une combinaison complexe de critères, jamais tous parfaitement favorables, qu'il s'agit de peser en termes de sécurité, de rapidité et de confort. Pour l'heure, à notre retour sur la côte portugaise, il ne fait pas un temps à mettre un remorqueur dehors, avec six à sept mètres de creux. Une fenêtre favorable se profile pour le 20 janvier, avec vent portant inférieur à vingt-cinq noeuds et houle inférieure à trois mètres. Au fil des mises à jour des modèles, la fenêtre se décale au 21, puis au 22. Nos familles suivent en temps réel nos atermoiements, avantage et piège de l'instantanéité des réseaux sociaux. Le créneau visé laisse entrevoir du vent portant pendant plusieurs jours. Une sorte de cadeau plein de tendresse après les mois à subir du vent frontal depuis notre départ.

On va attendre un peu...
On va attendre un peu...
Prévisions pour l'arrivée à Porto Santo
Prévisions pour l'arrivée à Porto Santo
Nettoyage de l'hydrogénérateur plein de sel
Nettoyage de l'hydrogénérateur plein de sel

(le lecteur pressé pourra sauter les deux prochains alinéas sans perte excessive de substance)

La traversée prévue de Cascais à Porto Santo, première île de l'archipel de Madère, devrait durer environ quatre jours. La présence de vent suffisant signifie que le moteur restera à l'arrêt pendant toute la traversée. Il devient donc nécessaire de mettre en place les dispositifs qui nous rendront autonomes en électricité pendant toute la traversée. Outre le panneau solaire, qui couvre environ la consommation intermittente du réfrigérateur lorsque la journée est ensoleillée, c'est l'hydrogénérateur Seatronic qui va générer suffisamment de courant électrique pour compenser toute la consommation, essentiellement celle du pilote électrique et des instruments de navigation & sécurité. Le reste, éclairage, PC, téléphones et appareils photos, est marginal. L'hydrogénérateur est un alternateur, muni d'une hélice que l'on plonge sous l'eau à l'arrière du bateau. Lorsque le bateau avance, le flux d'eau fait tourner l'hélice, qui génère du courant électrique, comme tout alternateur. Cette énergie est donc "prélevée" sur celle du navire. Le ralentissement est minuscule, insensible, car propulser un bateau de plusieurs tonnes nécessite une énergie autrement plus importante que celle produite par l'hydrogénérateur. On peut donc dire que cette énergie est d'origine éolienne, puisque c'est bien le vent qui génère l'énergie primaire propulsant le bateau. Quand on poursuit le raisonnement, on peut se dire que le vent est issu du contraste thermique entre zones froide et chaude lié au rayonnement reçu du soleil. Lequel soleil rayonne cette énergie à partir de la fusion de l'hydrogène. Ce qui veut finalement dire que tout notre bateau fonctionne à l'énergie nucléaire ! Plus prosaïquement, notre hydrogénérateur est bloqué par le sel des précédentes navigations. Décoinçage de l'axe au chasse-goupille ("Comment, vous n'avez pas un chasse-goupille dans votre bateau ?"), rinçage, nettoyage, enduction de graisse silicone... et réinstallation.

En complément, nous avons un régulateur d'allure. C'est un dispositif purement mécanique qui permet de conserver une allure constante par rapport au vent. Il peut jouer le même rôle que le pilote électrique, certes moins précis, mais avec une consommation absolument nulle, puisqu'il n'utilise que les forces du vent et de l'eau pour maintenir la barre du bateau. C'est un équipement dont le principe date des années cinquante, il a bercé l'imaginaire de tous les voileux de ma génération, nourri par les lectures des navigateurs de l'époque, essentiellement Bernard Moitessier, Robin Knox-Johnston, Eric Tabarly, Francis Chichester et les Damiens. Il fleure bon le romantisme de boomer post soixante-huitard : "on n'installe plus ce genre de chose" me disait avec un air condescendant le jeune commercial d'un salon nautique à qui je faisais remarquer que le minuscule tableau arrière de son bateau interdisait l'accueil de ce genre d'équipement. Paradoxalement, c'est l'écologisme politique contemporain qui redonne de la vigueur au choix conscientisé d'un régulateur d'allure, à faible empreinte décroissante, environmentally-friendly, low-tech, éco-responsable et durable, limite néo-luddiste, en tous points conforme au plan gouvernemental d'économie énergétique. Bref ! c'est un plaisir de voir cet appareil tenir le bateau sur sa route, barreur infatigable, silencieux et sobre. Pour rationaliser ce choix, Liliane et moi le considérons comme une redondance en cas de panne du pilote électrique, plutôt que d'emporter un vérin électrique ou un calculateur de rechange. C'est rassurant de savoir que nous avons un bonne disponibilité opérationnelle pour la fonction de pilotage, qu'il est hors de question d'assurer nous-mêmes à la barre sur un longue durée. Le nôtre est un modèle Cap Horn, conçu par Yves Gélinas.

Une part importante de la logistique concerne la nourriture. Il est capital en traversée de pouvoir se nourrir à moindre effort les premiers jours, quand la fatigue et le mal de mer se liguent pour inciter l'équipage à abandonner toute velléité de cuisine. Nous prévoyons donc avec soin des plats préparés à bord la veille du départ, disposés en boîtes hermétiques, si possible assez variés, caloriques et pas trop gras pour que la digestion soit facile (tout ce qui est digéré ne sera pas vomi). Au-delà de deux jours, il redevient plus facile de vivre à bord et de cuisiner quelque chose. Nous constatons à l'occasion de ce dernier supermarché continental à quel point il est difficile de se procurer ne serait-ce que des yaourts sans sucre, luxe de bourgeois néo-bobo. Dans la philosophie de l'acheteur Auchan de Cascais, si tu veux des yaourts sans sucre, c'est que tu es malade et donc il seront aussi à 0% et planqués dans un coin marginal du rayon laitage, une sorte d'achat honteux, comme les préservatifs dans les années soixante-dix. Nous avons depuis longtemps aussi renoncé au fromage non pasteurisé, comparable, en dehors de la France, à l'ingestion de Fugu.

En prévision d'une traversée plus longue que les précédentes, nous faisons aussi avancer le projet de rangement des panneaux de descente. C'est une sorte de mini scandale de notre époque moderne que le constructeur d'un bateau à plusieurs centaines de milliers d'euros (neuf sortie usine) ne prévoie aucune solution pratique pour fixer les deux panneaux de la descente lorsqu'on les enlève en navigation (dans le cas le plus général, la descente reste ouverte, à part s'il y a du très gros mauvais temps). Un peu comme si la porte d'entrée de votre appartement devait être rangée dans la chambre d'amis quand vous êtes chez vous. Ces deux panneaux de plexiglas encombrent donc l'intérieur et chaque propriétaire se débrouille à les caser tant bien que mal. Jusqu'à présent nous les posions sur les matelas de la cabine avant, inutilisée. Mais c'est quand même une solution désordonnée et impraticable si l'on naviguait avec plusieurs équipiers. Après de nombreuses réflexions et observation de la solution du bateau Noramax rencontré à Bénodet, nous choisissons de bricoler un système de fixation à base de pontets et d'élastiques. Avant de faire des trous dans une cloison, nous mesurons et re-mesurons soigneusement, faisons un maquettage, une présentation à blanc, etc. Une fois l'installation terminée évidemment on se dit "on aurait dû... plus haut... plus bas..." Néanmoins, c'est fait, nos panneaux ne traineront plus sur la couchette des invités. On avance. A l'arrache, mais on avance. Ça nous a quand même occupé une demi-journée.

Nous réactivons l'abonnement Iridium. Ce lien par satellite permet de maintenir un contact avec une personne amie restée à terre. Que la situation soit bonne ou mauvaise, il est très rassurant de savoir qu'une personne attentive surveille notre route et capte nos messages. C'est très rassurant aussi pour la famille de recevoir une mise à jour de situation. Nous rédigeons un message quotidien. La plupart du temps, il consiste en "TVB" ("Tout Va Bien") assorti d'une situation nautique succincte. Si ça allait très mal, de toutes façons on appellerait directement le CROSS ou le CCMM. Bref, encore un magnifique exemple de notre sublime et désespérante dépendance à la technologie. Qu'aurait donc pu écrire Homère si Ulysse avait eu une messagerie Iridium pour donner des "news" à Penelope ? Penelope aurait-elle attendu Ulysse si elle avait su dans quelles difficultés à forte probabilité létale il se trouvait ?

Nous nous efforçons aussi de tout assécher à l'intérieur et dans les coffres avant le départ. Les dernières semaines ont été très (très) pluvieuses au Portugal, les cloisons, les vêtements, la literie... tout poisse. C'est un élément de confort fondamental en mer de pouvoir aller dormir dans un duvet sec. Comme le vent portant est un flux de nord-est, il promet d'apporter avec lui un rafraîchissement notable, quoique sans commune mesure avec ce que vivent nos parents ou amis en France.

La vérification de nos "grab-gabs", que Liliane gère méticuleusement fait aussi partie de la préparation au départ. On installe aussi le "pinger" dans un seau à l'arrière, prêt à être jeté à l'eau en cas d'attaque d'orques, que la terminologie écolo-normée nomme "interactions", afin de ne pas stigmatiser les orques.

Les derniers jours sont encore ventés et pluvieux. Cela fait s'évanouir la possibilité de monter en tête de mât pour remplacer les godets de l'anémomètre. Nous partirons en l'état. Comme déjà dit, on peut naviguer sans connaître la vitesse du vent au noeud près.

Liliane et moi allons entamer avec confiance une traversée que nous n'avons jamais faite en équipage réduit. Les traversées de la Manche ou du Golfe de Gascogne étaient limitées à un peu plus de 24 heures, et menées en équipages plus étoffés. Je crois que nous nous sentons prêts.

Il nous reste juste le temps d'une courte balade sur les pontons, entre autres pour aller observer le gréement de deux bateaux de course que je lorgne depuis notre arrivée à Cascais. Il y a toujours de bonnes idées à glaner sur les bateaux des coureurs. Et aussi le temps d'un dernier restaurant, ce qui nous évite d'avoir à faire la vaisselle la veille du départ.

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Publié le 1er février 2023

L'océan, enfin ! Il est juste là de l'autre côté du brise-lame. Quatre-cent-soixante-seize milles nautiques d'eau à courir au portant sur la route directe jusqu'à Porto Santo.

Dimanche 22 janvier

Lever sans urgence ce dimanche matin, un peu fébriles quand même à l'idée de la traversée qui se concrétise. La mise à jour de la météo confirme les précédentes estimations. Quand on part pour quatre jours, on n'est pas à une heure près. Et d'ailleurs, nous en perdons une d'heure, à attendre que la pompe à gasoil soit libre, un énorme catamaran à moteur venant prendre incontinent pas moins de neuf cents litres. Lassés d'attendre qu'il dégage la place, nous transvasons un jerrican de notre réserve dans le réservoir principal et je vais à pied remplir mon bidon. Vingt litres, c'est assez ridicule, mais cela doit donner une mesure approximative cohérente, bien que peu scientifique, de nos coûts respectifs de fonctionnement.

Vent prévu au départ
Vent prévu au départ
Houle prévue au départ
Houle prévue au départ
Vent prévu à l'arrivée
Vent prévu à l'arrivée
Houle prévue à l'arrivée
Houle prévue à l'arrivée

A la sortie du port, voiles hissées, nous prenons la route calculée le matin au petit déjeuner, sur la base des derniers fichiers du vent prévu pour les prochains jours. Ces simulations ne sont "que" des calculs. Même s'il faut leur accorder une confiance prudente, ils présentent l'avantage de donner une indication intéressante sur la route optimale. Quelque effort que l'on fasse en mer, le bateau réel sera toujours moins performant que le bateau théorique. Tous les navigateurs de croisière qui utilisent ces outils savent que c'est une course perdue d'avance que de poursuivre le petit bateau bleu (ou vert ou rouge) sur l'écran du traceur. Il est toujours devant. Mais cela donne un objectif de bonne tenue de la route. Ne pas se relâcher. Pas trop. Les premiers temps où j'utilisais cet outil, il était gravement optimiste. C'est à dire que les temps calculés étaient inatteignables. En effet, nous voyageons avec un bateau très chargé (400 litres d'eau, 180 litres de gasoil, du matériel de sécurité et des provisions de long cours), au total pas loin d'une tonne de poids supplémentaire au poids de sortie usine. Cela impacte les courbes de vitesse du bateau, qui sont données pour un plan d'eau parfait. A force de corrections méticuleuses à la baisse, nous arrivons à disposer d'une simulation plus réaliste et crédible. Résultat à évaluer dans quatre jours.

Ponton d'accueil, en attente que le ponton carburant se libère
C'est parti
Premier déjeuner en mer
Frein de bôme à poste
Le panneau solaire est orienté pour maximiser le flux reçu

Le vent est léger au début, nous sommes encore abrités du flux de nord-est par les effets de la côte. Quelques heures plus tard vers le sud-est, nous touchons enfin le vent prévu ; et la houle qui va avec. Nous établissons les voiles pour une allure au grand-largue. Il faut dire que le vent se trouve pile dans l'axe de la route directe de Cascais à Porto Santo. Pour des raisons techniques, un bateau pile vent arrière va moins vite que s'il est légèrement décalé, disons de vingt à trente degrés de cette route. C'est le grand-largue. Le routage théorique, qui prend en compte cet effet, nous propose donc de décrire un grand "S" de part et d'autre de la route directe. Juste avant la première nuit, nous établissons un ris dans la grand-voile, en conservant le génois.

Dans l'après-midi, alors que je reprends la tension du hale-bas, j'entends un claquement, je vois à l'avant un petit objet noir qui tombe sur le pont. Je me harnache et je vais voir. C'est la poulie de renvoi du hale-bas qui s'est cassée. Le cordage est sorti du réa et a écarté la joue en plastique de la poulie, qui a fini par casser. Pire, le cordage est resté bloqué. Le hale-bas ne fonctionne plus du tout. Une minute de réflexion. On ne peut pas rester comme ça, surtout s'il fallait plus tard prendre un deuxième ris. Je ne vois pas d'autre solution que de "shunter" la poulie qui coince. Avec la pince coupante, que nous avons toujours sous la main dans la descente, je coupe la bosse du palan de part et d'autre de la poulie et ensuite, je raboute les deux bouts du palan. Sans sa poulie, il tire un peu de travers mais fait son office. Ça ira bien jusqu'à ce que je puisse réparer proprement.

Les heures s'égrènent. La lumière décline. Quelque magnifique que soit le coucher de soleil, l'arrivée de la nuit apporte toujours une légère anxiété. La Lune est à peine un mince croissant, et la mer sera très obscure. Nous nous préparons à la nuit, notamment en enfilant des vêtements chauds. C'est aussi le moment d'adapter toute l'ambiance lumineuse du bord : atténuation à 15% des rétroéclairages des instruments, basculement des applications de navigation en mode "nuit", atténuation des écrans des téléphones, utilisation des frontales en lumière rouge exclusivement, extinction des plafonniers. Et même ajout d'un bout de scotch sur deux diodes bleues de prises USB un peu trop lumineuses (il faudra mettre du vernis à ongle). Rien ne doit perturber la vision de nuit qui se détruit en une seconde avec une lumière blanche et met une vingtaine de minutes à se reconstituer. J'adorerais avoir un seul interrupteur "jour/nuit" qui bascule tous ces réglages. Et aussi trouver une lampe frontale qui fasse du vert au lieu du rouge, parce que le vert permet de continuer à voir beaucoup de nuances alors que le rouge écrase la luminance de toutes les couleurs. Va trouver le poussoir bleu de ton Bic quatre couleurs quand la lumière te les montre toutes monochromes identiques !

Poulie de renvoi du hale-bas de bôme
Ecce RM !


C'est la première fois depuis l'achat de notre bateau que nous prenons la pleine mesure de ses capacités et de son confort sur une période de plusieurs jours dans du vent soutenu. Se détacher de la côte, de la nécessité d'arriver avant la nuit, de la marée, de l'heure de fermeture du port, des cailloux à contourner, des bateaux de pêche à slalomer permet de se laisser complètement imprégner de la sensation de glisse. Nous le savions rapide (en tant que croiseur de voyage, rien à voir avec un bateau de course). Le Golfe de Gascogne ne nous avait pas offert de vent portant durable. Maintenant Tusitala nous étonne vraiment. Le vent s'est maintenu plutôt stable en direction, d'une force raisonnable (on avait tout fait pour sélectionner cette option météo, non ?), ce qui nous permet de descendre continuellement dans le vent, poussé également par la houle arrière et d'en profiter pendant les jours et nuits. Franchement, je trouve cette sensation fascinante. Regarder le long sillage mousser à l'arrière. De la plage avant, embrasser du regard tout le pont du bateau surfant comme un ski en poudreuse (pour ceux qui aiment). A l'intérieur, sentir les accélérations de la glisse lorsque le bateau descend le flan d'une vague et par les panneaux latéraux, voir enfler la vague d'étrave. Sur la carte électronique, voir s'allonger la petite trace en pointillés.

Lundi 23 janvier

Après cette première nuit à deux, le lever du jour est bienvenu. Le ciel est grand bleu d'un horizon à l'autre, le vent frais et soutenu.

Le contrôle des batteries montre que la consommation électrique du frigo, du pilote et des instruments a siphonné presque la moitié de la capacité (reste 55/52%), soit 100Ah sur les deux cents que nous avons au total. Nous descendons donc l'hydrogénérateur à l'eau, qui commence à ronronner et à produire 8A en moyenne. Un bonheur. Je mesure l'évolution de la charge des batteries et je retiens comme règle du pouce que pour une vitesse de l'ordre de 6 à 7 noeuds, il charge 3% de la capacité totale par heure de fonctionnement (tout en alimentant les consommateurs déjà cités).

Le ciel limpide est l'occasion, à la tombée du soir, de voir Vénus près du tout premier croissant de Lune faire la course pour aller se coucher à la poursuite du soleil ; puis la nuit, appuyé sur les filières arrières (1) voir scintiller le plancton dans les remous du bouchain et du safran ; et surtout surtout, laisser son regard flâner sur les constellations aux noms familiers, les planètes Jupiter et Mars au milieu de la nuit, grosses comme des gommettes, se délecter de la Voie Lactée, tellement lumineuse qu'on la dirait crémeuse et étalée au rouleau. Tiens c'est extraordinaire cette Petite Ourse si basse qu'elle touche l'horizon nord, et ce baudrier d'Orion si haut ! la théorie de la Terre plate en prend un sérieux coup. Tout ça est un peu la concrétisation du rêve d'ado, l'accomplissement de cet imaginaire hérité des lectures déjà citées. Cela ravive aussi avec une exaltation toute proustienne des souvenirs des nuits d'été en montagne, dans le Mercantour, avec mes amis lycéens niçois, où j'étais déjà en proie aux mêmes émerveillements face au ciel nocturne immense.

(1) par exemple, pour manœuvrer l'hydrogénérateur, soigneusement harnaché à une longe que nous laissons à demeure à l'arrière, jaune pour qu'on la voie même dans l'obscurité, gros mousqueton facile à clancher sur notre harnais.

A la poursuite d'un idéal vert
Réconfort du soir : un plat chaud

L'observation astronomique dure peu, il fait quand même froid, d'autant plus que le vent arrive par l'arrière et que le cockpit est donc exposé, sans abri possible sous la capote. Pas question de bailler aux étoiles filantes. Une fois fait mon tour d'horizon de surveillance, un coup d'oeil au ciel et je rentre me mettre au chaud quand je sens que le froid pénètre les polaires. Bon, c'est très relatif comme froid. Nous ne portons pas de ciré, comme c'est souvent le cas en Manche même en plein été. L'air est à 16°C et le vent souffle entre 15 et 22 noeuds. C'est aussi pour beaucoup grâce à cette rare possibilité offerte par ce bateau de surveiller la mer directement de l'intérieur, le séjour à l'extérieur peut être réduit à son minimum. On pourrait même rester en Croc's et grosses chaussettes mais je redoute de devoir sortir dans l'urgence et ce serait risqué d'avoir de mauvaises chaussures. La personne de quart se chausse donc de manière adéquate pour bondir éventuellement sur le pont (il paraît que cette habitude se perd sous les tropiques, nous verrons bien).

Le tour d'horizon est assez régulièrement bredouille. Pas un navire, pas un dauphin, pas un troquet. Rien ! Tout au plus l'AIS nous signale-t-il parfois un croisement lointain à plusieurs milles nautiques. Une fois passés les rails de commerce proches du Portugal, la mer est un vaste désert.

Ces deux premiers jours, la vitesse dépasse parfois nos envies. Quand une rafale nous pousse à 9 noeuds, qu'elle se conjugue à une vague qui attrape la coque de l'arrière, le bateau accélère au-delà de 10 noeuds, on sent que le pilote "mouline" beaucoup pour tenir la trajectoire. Il y parvient, mais nous découvrons que dans les mouvements extrêmes il grince. A cette vitesse, il apparaît plein de nouveaux bruits, l'emballement de l'hydrogénérateur, le sifflement de l'eau sous la coque, des craquements sur les diverses manœuvres lorsqu'elles se tendent, parfois le claquement d'une vague à plat-coque. Nous ne sommes pas (encore) habitués à ce régime furieux. Difficile d'aller dormir en redoutant un empannage intempestif, si le pilote venait à être débordé. Soucieux de ménager le matériel, nous réduisons la toile. En plus du ris déjà pris dans la grand-voile, nous rentrons le génois en début de nuit. C'est au moment de ce changement que je me rends compte que nous avançons presque aussi vite sous GV seule. Normal, à l'allure du grand-largue, la grand-voile masque presque entièrement le vent de la voile d'avant. Elle est donc inefficace, et elle bat constamment, se vidant et se gonflant brusquement, ce qui occasionne des claquements violents de son écoute et du chariot. Dans la journée, j'avais commencé par moufler avec un vieux reste d'amarre l'avaleur d'écoute qui cognait. Ça avait bien atténué le bruit. Mais quand nous nous retrouvons carrément sans voile d'avant, le silence est encore plus profond, on n'entend plus que le bruit du sillage. Amélioration bienvenue, surtout pour celui qui dort. Nous resterons sous grand-voile seule à un ris pendant les jours suivants. La bôme est bien tenue par le frein de bôme et elle reste donc fixe et silencieuse. Evidemment toutes ces manœuvres sont très tendues.

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Mardi 24 janvier

Au soleil levé, après les rituels chargements de fichiers météo par la connexion Iridium et petit-déjeuner avec Liliane, la manœuvre suivante consiste à empanner. Nous avons suffisamment fait d'ouest et nous allons maintenant descendre au sud, tout en conservant l'allure de grand-largue, mais sur l'autre bord (bâbord amure). Ce nouveau cap nous amène normalement en route directe vers Ilheu de Cima, le point visé pour préparer l'atterrissage, au-delà duquel il reste juste un petit mille pour rejoindre le mouillage de Porto Santo.

Improbable rencontre à trois au milieu du désert
Bienvenu lever de soleil
Vue de la banette, juste avant de fermer les yeux
C'est bientôt bon pour empanner vers le sud

Dans la nuit, le vent a baissé, on aurait pu techniquement renvoyer toute la toile. Mais le sommeil de celui qui est hors-quart est bien meilleur quand le bateau est un peu assagi. En général, nous évitons les manœuvres la nuit. Il y a toujours un "truc" qui foire et nécessite d'aller se promener à l'avant avec la frontale. Quelques heures plus tard, je suis de quart et je commence à larguer le ris pour remette la grand-voile haute. Il ne vient pas. Je vais en bout de bôme pour l'aider à passer, et là je constate que le cordage a perdu sa gaine sur un bon mètre. Il ne reste que l'âme, la gaine est toute boudinée plus loin. Cela ne diminue pas sa résistance en traction, mais il ne sera pas possible de le faire coulisser. Je retends donc le ris comme il était pour que la voile reprenne sa forme et son efficacité. Difficile de comprendre ce qui est arrivé à cette bosse de ris. Sans doute usée par un frottement excessif pendant plusieurs jours consécutifs. Cela corrobore la théorie du "un emm... par jour de navigation".

Nous avançons toujours, mais à cinq noeuds seulement, ce qui contraste terriblement avec les précédents jours. Bizarre cette impression de "perdre son temps" quand le bateau n'est pas à son maximum, et paradoxalement de souhaiter que le plaisir d'être en mer dure. Je gamberge... Il serait possible de larguer le ris en le démontant par l'autre bout, côté bôme, ce qui permettrait de renvoyer la toile. Mais ensuite, s'il fallait reprendre ce ris dans l'urgence, cela prendrait trop de temps de le regréer. Il paraît probable qu'à l'approche de la terre le vent se renforcera localement. Une autre solution serait d'inverser les deux bouts de la bosse en utilisant lui-même comme messager à l'intérieur de la bôme, mais ça prendra une bonne heure (si tout se passe bien) et ça ajoutera de la fatigue. Prudemment je décide de conserver le ris jusqu'à l'arrivée, et tant pis pour la vitesse un peu lente. Les bruits de la coque et du gréement sont bien moindre à l'intérieur. On devrait encore mieux dormir. Ah mais non. Parce que cette petite cuillère qui tinte dans la tasse et les bols qui glissent dans la cuvette et le bocal qui fait cloc-cloc dans l'équipet deviennent maintenant insupportables avec la houle et le roulis qu'elle induit. Une lavette micro-fibres au fond du bac à vaisselle, un calage adéquat des bols et du bocal, problèmes résolus. Un combat incessant...

Liliane a pris le rythme des quarts, de jour comme de nuit. Lorsque nous naviguions en club, nous prenions en général les quarts à deux. Maintenant, c'est simple, nous sommes deux au total... Donc pendant que l'un dort, l'autre est de quart. Assez inquiète au début, il était convenu que Liliane devait me réveiller au moindre doute, à la moindre inquiétude. A cette difficulté s'ajoutait parfois un peu de mal de mer et le froid, qui rendaient difficile la tenue d'un quart de plusieurs heures. Nous avons donc abandonné l'idée d'une durée fixe de quarts et adopté la méthode consistant à réveiller l'autre juste avant de n'en plus pouvoir. Et ça fonctionne. Au début les quarts de Liliane faisaient une heure et demi, et dans les derniers jours, plutôt deux heures, deux heures et demi et finalement trois heures. Royal ! Précisons que les quarts se poursuivent nuit et jour. Il y a deux moments où nous aimons être réveillés ensemble, c'est le matin juste après le lever de soleil pour prendre le petit déjeuner (pour autant que ce mot ait encore un sens dans un régime de quarts roulants) et le soir, juste après le coucher du soleil, où nous faisons de la grande cuisine, c'est à dire un plat chaud de raviolis ou de pâtes. A part ces deux moments, nous nous croisons à chaque relève de quart pour échanger les informations sur les évènements ou la situation courante. C'est assez rapide, parce que celui qui termine son quart est assez pressé d'aller dormir.

Pour celui qui reste de quart, c'est le début de l'alternance entre les tours d'horizon soigneux, au minimum chaque vingt minutes, la surveillance de la route et des cibles AIS éventuelles, et des activités plus personnelles, grignotages, lecture... En ce qui me concerne, j'ai (re)découvert toute la richesse de l'offre des podcasts, grâce à notre amie Séverine, elle-même autrice. J'en ai téléchargé une grande quantité avant de partir. Philo, histoire, littérature, sciences, ça prend peu de place sur le téléphone. Et je peux donc en écouter avec un écouteur (un seul, il faut garder une oreille disponible pour les alarmes et les bruits du bateau). C'est très pratique, on peut écouter assis à la table à carte, debout en train de se préparer un café chaud, et surtout dans le noir, qui permet de continuer à surveiller la mer à travers les panneaux transparents. Merveille que cette conception de l'habitable du RM1060, permettant de voir sur presque 360° à l'extérieur tout en restant au chaud.

Liliane a pris confiance dans l'AIS. Quand l'alarme sonne, pas de panique, le navire que nous allons croiser est encore loin. Il y a le temps pour l'identifier visuellement et voir sa route. Et vice-versa, quand on voit un navire par ses feux, on peut aller chercher sur la carte quelle est sa route.

Nous pratiquons le principe de la "bannette chaude", c'est à dire une seule couchette gréée avec une toile de roulis. Lorsqu'arrive le moment d'aller dormir, éperdu de reconnaissance pour l'équipier du quart montant, c'est un grand bonheur de se glisser dans le duvet laissé chaud par lui. Se blottir et se sentir calé entre le toile de roulis et le dossier de la couchette est un grand réconfort. En position allongée, les mouvements du bateau paraissent bien plus doux. En général, on sombre très vite dans le sommeil.

(le lecteur pressé pourra sauter l'alinéa suivant)

Dans ce vent modéré subsistent des périodes de rafales. Pour des raisons de composition vectorielle entre la vitesse du bateau et celle du vent, cette augmentation de vitesse aboutit à modifier l'orientation apparente du vent, parfois de plus de dix degrés. Cela pourrait être négligé si notre allure n'était pas si près du vent arrière, avec le risque d'empannage intempestif. Un bon barreur humain adapterait son cap de façon à conserver la même orientation apparente du vent. Mais le pilote électrique est actuellement en mode "conservation du cap". C'est donc le moment où je me dis qu'il faut utiliser le mode "vent" du pilote, qui utilise l'information de la girouette pour faire comme le très bon barreur. Je n'ai jamais eu trop confiance dans cette élaboration logicielle complexe du pilotage électronique. Souvent je vois la girouette faire des bonds. Comment le calculateur du pilote va-t-il interpréter ces variations ? Bon, j'essaie. J'observe un moment le comportement du pilote, en surveillant ce qu'il fait pendant les sautes de vent. Apparemment il filtre bien les variations trop courtes d'information de la girouette et conserve une allure correcte dans les surventes. Après plusieurs minutes, la confiance vient un peu. Il faut encore un bon moment pour que j'ose le quitter des yeux. Pour ma tranquillité, j'ajoute quelques degrés de sécurité sur la consigne de maintien, à 150° sur bâbord. Deux heures plus tard, c'est le quart de Liliane. Je quitte donc mon quart en laissant le pilote en mode vent. Finalement, ce mode a l'air de vraiment bien fonctionner malgré la houle qui persiste à agiter tous les capteurs.

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Mercredi 25 janvier

A mon réveil, je constate que tout s'est bien passé pour le pilote laissé en mode vent. Le bateau a fait quelques ondulations sur la route puisqu'il a suivi les variations d'orientation du vent. Nous le conserverons dans ce mode jusqu'à l'approche de Ilheu de Cima.

Comme tous les matins, je charge les fichiers de vent prévu (GRIB) et je recalcule un routage pour l'arrivée. Le vent doit forcir un peu mais cela reste conforme aux précédentes prévisions. Les derniers calculs montrent obstinément que nous devrions arriver de nuit, surtout avec la journée un peu lente d'hier où nous sommes restés sous-toilés. Cela fait partie des aléas de la voile. Il est impossible de garantir une heure d'arrivée. Liliane et moi réfléchissons aux divers choix, après lecture attentive du Guide Nautique. Nous optons pour le mouillage à l'ancre à l'abri de la jetée. Nous prévoyons même qu'il pourrait y avoir plusieurs bateaux et qu'il faudra allumer le projecteur pour savoir où mouiller. Avant le coucher du soleil, je vais à l'avant préparer l'orin de l'ancre à la bonne longueur pour éviter de faire tout ça de nuit dans la précipitation.

Another Day in Paradise

L'arrivée devrait avoir lieu vers 3 heures du matin le lendemain. Nous nous organisons pour avoir chacun quelques heures de sommeil en prévision des manœuvres d'approche et de mouillage.

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Jeudi 26 janvier

En fin de nuit, le vent forcit comme prévu. Les dernières heures se font donc souvent à sept noeuds. Au passage on observe la carte marine qui montre que l'on navigue tout près de gigantesques montagnes sous-marines de trois mille mètres de hauteur par rapport à la plaine abyssale. Pas de risque de toucher les sommets, ils sont encore à plusieurs centaines de mètres sous l'eau. Ces sommets sont aussi le reflets de ce qu'on voit au-dessus de la mer. Et c'est Liliane qui flippe un grand coup au milieu de son quart en voyant les énormes "picos" noirs droit devant. Bien que nous soyons encore à plusieurs heures de route, leur masse se détache distinctement sur le fond des nuages éclairés d'en-dessous par les lampadaires de la ville, lesquels sont invisibles, cachés derrière ces sommets. Ça peut se lire sur la carte, mais rien d'évident. La raison qui nous dit que les paramètres sont corrects et que le bateau va passer juste à gauche du cap lutte contre la peur diffuse du noir et de ces blocs sombres d'apparence monstrueuse et agressive. Une arrivée de jour paraîtrait dérisoirement plus sereine.

Sommets sous-marins
Time-To-Go 1 heure 39 min, ça sent l'écurie

L'arrivée dans la baie se confirme sportive. Plus personne n'a envie de prendre des photos. Le vent moyen est encore monté aux abords du cap et les rafales font blanchir la mer. Après le passage du phare, la baie s'ouvre en grand et dévoile la rangée de lampadaires sur la plage de neuf kilomètres de long, il est temps d'empanner à nouveau pour faire route vers le rivage. Afin d'éviter un véritable empannage par ce vent un peu fort, nous procédons à un virement lof pour lof. C'est à dire qu'on fait faire au bateau un tour presque complet sur lui-même, en commençant par remonter vers le vent, puis on vire face au vent et on redescend sur l'autre amure. Très bien, ça avait marché au milieu de la traversée. Mais cette fois-ci ça échoue, on reste planté au vent de travers, cap vers le rocher à sept noeuds. Pas de panique, la raison dit bien que nous sommes à presque un mille du vilain caillou et qu'on a donc le temps de finir la manœuvre. Oui, mais la grosse masse noire, qui obstrue quand même un quart de notre horizon, parle à nos tripes plutôt qu'à notre raison. Les curieux pourront zoomer sur la trace de notre trajectoire à ce moment et voir qu'il faudra nous y reprendre à trois fois, incluant de remettre la trinquette pour mieux équilibrer la voilure et rendre le bateau mieux manœuvrant. Au deuxième échec nous préférons faire un bout de chemin pour nous éloigner de l'inquiétant pico. Une fois qu'une certaine sérénité est revenue dans l'équipage, la nouvelle route nous propulse vers la plage. Encore un moment d'incertitude pour identifier l'entrée du port. La carte dit bien qu'elle est à droite, bon sang. Il faut encore une bonne demi-minute pour convaincre l'esprit de pousser le regard bien à droite, tout près de cette masse noire que l'on toujours n'a pas très envie d'approcher. Les deux feux, rouge et vert de l'entrée sont bien là.

Le temps de mettre le moteur en marche, assez tôt pour vérifier qu'il veut bien, rentrer la trinquette, puis tomber la grand-voile. Il faut aussi pousser le moteur assez haut pour faire face aux rafales qui déboulent maintenant de l'entre-deux-picos et font dévier l'étrave. Un premier passage devant la zone de mouillage nous convainc que la mise à l'ancre est une mauvaise solution, la houle balaye toute la plage, pas aussi haute qu'en pleine mer évidemment, mais suffisamment pour rendre le mouillage invivable. D'ailleurs il n'y a aucun bateau, contrairement à d'autres périodes où cet endroit est très fréquenté. Avec Liliane, nous envisageons donc les diverses options pour entrer dans le port, bouées, quai d'accueil, pontons. Si l'intérieur est très plein, il doit y avoir peu de place pour manœuvrer et avec ces rafales on va éviter d'y traîner. On fait donc des allers-retours le long de la plage et de sa rangée de lampadaires pour installer les amarres, les pare-battages, tout ça des deux côtés puisqu'on ne sait pas comment on sera amarré. On y va. Entrée facile, petit tour vers le quai d'accueil. Ça se présente "compliqué". Il reste une place entre deux autres gros bateaux. Objectivement, il y aurait la longueur pour s'y mettre, mais il faudrait faire un créneau. Bof bof. Marche arrière. Inspection rapide des pontons. Pas de place. Re-marche arrière, heureusement le vent est pile dans l'axe. Décision rapide, on va prendre une bouée dans le port, comme au bon vieux temps de la Bretagne. Liliane n'aime pas. Un passage pour choisir la plus facile, avec examen de la profondeur. C'est bon, on y va. Liliane avec la gaffe à l'avant, moi à la barre. On approche, pas trop vite. Une rafale prend l'étrave et nous met en cinq secondes vent de travers. On recommence. Approche lente, pas de rafale. "Je l'ai", crie Liliane. Je fonce l'aider à l'avant. Une amarre, le noeud au taquet. Ouf, respirez.

Tranquillement ensuite, doublage de l'amarre, pavillon jaune (Q) dans les barres de flèches (*), extinction des feux et de la navigation, les dents, et au lit, dans la cabine double cette fois-ci. Il est trois heures du matin.

La traversée a duré trois jours et dix-sept heures. La mer et le vent ont été conformes aux prévisions et cléments pour nous. C'était une belle traversée, la première si longue à nous deux et la confirmation que ce bateau nous convient.

(*) ce pavillon permet de signaler que nous n'avons pas encore fait la "clearance" administrative.

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Encore le jeudi 26 janvier

Après quelques heures de sommeil dans notre cabine, nous prenons un petit déjeuner et nous gonflons l'annexe pour nous rendre à terre. Formalités administratives obligatoires. On ne plaisante pas avec ça. S'il y a bien une activité humaine que la mondialisation a réussie, c'est la propagation de l'Administration du pole nord au pole sud et sous toutes les longitudes. Pour mieux vivre ces moments obligatoires, il suffit de considérer que cela fait partie du voyage, voire de son exotisme. Ça se passe bien. Au-delà d'une semaine, on a intérêt à payer un mois pour la modique somme de 122€.

La marina fait libérer une place par un petit bateau qui peut tenir sur un ponton plus petit. Le maître du port vient même à pied nous montrer la place. "Muito obrigado". Retour au bateau en annexe, nous quittons la bouée et migrons vers cette place confortable au ponton.

Dans la marina de Porto Santo, Tusitala est entouré de bateaux occupés, ce qui nous change des derniers mois. Malgré nos dates non conventionnelles, nous ne sommes pas seuls sur la route. Un petit bateau est arrivé quelques heures après nous. La mer les a sans doute beaucoup plus malmenés que nous. Ils sont jeunes et confiants. Sur les quais, on voit l'animation des équipages (parfois constitués d'une seule personne). Dès les premières discussions du matin nous constatons qu'il y a une immense majorité de bateaux français, un voisin polonais, un belge, un allemand, un néerlandais.

Bouée du matin
Formalités accomplies, descente du pavillon Q
Loka procède à l'inspection de notre bateau. Ya pas d' lézard

Nous sommes entrés dans le monde des voyageurs. On en voit de toutes sortes. Ceux qui en sont à leur septième année de voyage, ceux qui ont définitivement adopté le bateau comme logement et la marina comme domicile fiscal, ceux comme nous, qui vont "descendre" (i.e. aux Canaries), ceux qui prévoient plusieurs mois de réparations au sec... C'est l'occasion aussi de "mesurer" à quel point diverge l'appréciation de la longueur de bateau nécessaire à ces navigations. Lors de séminaires et rencontres de plaisanciers en France nous étions placés dans la catégorie des petits bateaux, certains considérant que 45 ou 50 pieds (~15 mètres), voire un catamaran de ces tailles étaient requis pour leur projet, notre 35 pieds paraissait presque un engagement étrange. Ici, nous rencontrons des couples sur des huit mètres, voire un peu moins. Ils assument leur choix, essentiellement fait de contraintes budgétaires. Ils ont aussi traversé et on se doute que leur perception de la mer doit différer de la nôtre. Comme disent les Anglais "Go small, but go now".

L'indice majeur du voyage, c'est le mur intérieur de la digue couvert d'écussons peints par tous les bateaux de passage, vieille tradition tolérée par les habitants et les autorités locales.

Timeli, un autre RM, a laissé son écusson
Petite marina accueillante et peu chère
Porto Santo 

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Publié le 16 février 2023

Tourisme à Porto Santo

Porto Santo est une île charmante. Loin de toute fureur touristique en cette saison, la vie s'y écoule paisiblement. C'est le bon endroit pour louer une voiture et visiter les environs. Une journée suffit amplement à faire le tour de l'île par "la" route. Elle serpente entre les picos et on retrouve la vue sur la mer à tout bout de virage. La végétation est rase, les arbres très rares et ajoutés par de patients jardiniers. De loin l'herbe paraît fluo et rappelle certaines couleurs de l'Islande. De près on voit qu'il s'agit de petites fleurs jaunes au milieu de l'herbe. Nous passons aussi une petite demi-heure sur le sentier pédestre qui mène au Pico do Castelo. De là-haut, la vue est admirable sur tous les côtés de l'île.

Ici aussi il y a des amateurs de belles voitures anciennes
Vue plongeante sur la marina de Porto Santo
Malgré la couleur, l'herbe fluo ne se fume pas !
La route fait le tour du Pico do Castelo
La prochaine étape, c'est par là !


Peinture rupestre

Il est de tradition pour chaque voilier de passage de laisser son empreinte sur le mole en béton de la jetée, long de plus d'une centaine de mètres. Chaque équipage invente son logo avec une créativité illimitée. Les talents (ou leur absence) s'y expriment librement. Nous passons deux bons jours à préparer notre oeuvre rupestre. Trouver la superrette qui vend les petits pots de peinture et les pinceaux, préparer un croquis, rechercher une place sur le mur en veillant à ne pas recouvrir un précédent écusson, tracer à l'échelle notre logo et découper un pochoir dans un carton récupéré dans la poubelle jaune, peindre le fond blanc après avoir vérifié les prévisions météo, laisser sécher, revenir terminer le logo et les écritures, admirer le résultat. Deux jours.

Un autre RM passé par ici
Et des bateaux connus !
Peinture du fond blanc
Confection du pochoir
Job done !

Vie de pontons

Trois autres jours passent étonnamment vite, entre petites réparations, discussions de pontons, apéro avec notre voisine Alice et son chat Loca del Mar, lessives, courses... La chasse à l'humidité nous occupe aussi. Ayant parfois négligé les recommandations de nos prédécesseurs, consistant à supprimer tout carton dès la sortie du supermarché et marquer les boîtes métalliques et sachets plastiques au feutre indélébile (et on nous l'avait bien dit). Nous découvrons certains paquets garnis de moisissures. La leçon pas chère aboutit à jeter quelques denrées.

Le vent dans le port est incessant. C'est bien pratique et économique pour faire sécher et déplisser la lessive.

Quelque chose a fondamentalement changé depuis notre arrivée : la température ambiante plus douce, notamment la nuit.

Vérification des stocks et chasse aux paquets humides
J'en veux mille comme ça.

Porto Santo est plaisant et la marina pas chère, au tarif mensuel de 122€, qu'il devient avantageux de souscrire au-delà de quatre jours. Il arrive néanmoins un moment où l'envie de reprendre la route nous démange à nouveau.


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3
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Publié le 22 février 2023

Traversée vers Madère

3 février 2023

Nous choisissons un jour de beau temps avec un vent d'est assez modéré. C'est l'occasion de tester à nouveau le spi asymétrique. Nous l'avions déjà envoyé dans les sorties préparatoires de Roscoff en septembre. Un jour de vent trop faible, il s'était accroché dans les barres de flèche qui lui avaient fait un accroc et nous l'avions fait rapiécer chez le voilier de Roscoff, tout en gainant soigneusement les extrémités des barres de flèche. Nous préparons le spi avant le départ du port pour simplifier la manœuvre.

Quitter la marina et les connaissances que nous y avons faites est un petit arrachement. Nous savons que dans quelques heures nous rencontrerons d'autres gens passionnés et passionnants, et aussi que sur ces routes de traversées il est fréquent de retrouver des navigateurs déjà croisés.

La journée est délicieuse, il fait déjà chaud, le vent est portant, la houle très faible. Le spi nous tire gentiment entre quatre et sept nœuds dans les légères surventes. Un bonheur tranquille. Les cumulus de beau temps ornent tout l'horizon. Je m'adonne pendant de longues minutes au luxe de les contempler sans contrainte. Le souvenir de l'horizon limité de la ligne 13 du métro refait brièvement surface. Dans le sillage s'amenuise Porto Santo et à la proue grandit Madère, bordée d'immenses falaises d'origine volcanique. Sur bâbord se dessinent les Ilhas Desertas, encore un sauvage amas de rochers qui seront sur notre route vers les Canaries. J'ai lu que le temps passé en mer nous sera décompté du Paradis, mais quand même, sans lésiner sur la dépense, je prends avec plaisir ces moments-là.

Le déroulement d'une journée parfaite est-il simplement communicable ? Peut-être suffit-il de noter "rien" sur son agenda, comme Louis XVI un certain 14 juillet.

La marina dans le sillage
Bye Bye Porto Santo
Jolis cumulus de beau temps
Seconde sortie pour les coussins de cockpit
On rentre le spi suffisamment tôt

A l'approche de Madère, après avoir prudemment rentré le spi, nous nous glissons entre Ilheu do Faro et Madère, passage étroit et vaguement inquiétant, bien que dénué de danger. L'eau est profonde, les deux parois sont espacées d'une centaine de mètres. Un passage court, comme chez Ikea, qui fait gagner un bon mille de route.

Approche de Quinta do Lorde

Le marinheiro de la Marina Quinta do Lorde nous accueille en venant prendre nos amarres sur le ponton, nous indique les principales "attractions" locales : la salle multimédia wifi, la buanderie, le bureau de la marina, les douches, la petite épicerie et le bar. Et c'est tout, car toute la cité autour de la marina, joliment architecturée de petites maisons aux couleurs et formes variées est en fait un village fantôme, suite aux difficultés financières de ses promoteurs. Parfaitement entretenue et éclairée dans l'espoir d'une reprise touristique, nous nous souvenons, d'un précédent voyage, qu'il était assez fascinant de s'y promener de jour comme de nuit et d'emprunter les multiples escaliers, passerelles, corridors, places publiques, tous absolument silencieux et vides. Maintenant des gardiens veillent jour et nuit et font respecter gentiment mais fermement l'interdiction d'accès à cette zone privée où les travaux de remise en état sont en cours.

Entrée de la marina Quita do Lorde

Nous avons maintenant conscience d'être loin de notre point de départ. D'ailleurs seule une dernière tête d'oignon de Roscoff fait la trapéziste avec sa queue de cheval au-dessus de la table du carré.

Ce soir, c'est apéro à bord de Tusitala avec nos voisins de ponton, Jérémy et Gaëlle. Après avoir entamé un tour du monde à la voile, ils sont arrivés à Madère. Séduits par cette île, ils sont installés depuis un an dans la marina sur leur bateau Sailing Kerguelen et ont mis en place une activité professionnelle nomade. Jérémy pratique régulièrement des trails athlétiques sur l'île. Leur expérience est une mine d'information.

Une étoile est née
Une pensée pour les amis lointains
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Réparations & améliorations

Les deux ruptures de poulies avaient été réparées provisoirement en mer. Las de ces poulies qui coûtent une fortune (dans les soixante euros pièce pour le modèle Lewmar, et encore plus pour le modèle Harken), je prépare leur remplacement par des anneaux lisses et un transfilage en Dyneema® (anneau lisse 20x14 en aluminium à trente euros et 1,20m de tresse Dyneema 3mm à un euro le mètre). Cette solution héritée de la course au large est à la fois moins chère, plus légère et plus durable. Elle occasionne un petit travail de matelotage que je trouve plaisant.

Petit matelotage en cours pour remplacer la poulie
Travaux d'aiguille
Anneau lisse et transfilage Dyneema

Au total deux poulies (ris n°1 et hale-bas) à remplacer. J'en profite pour améliorer le trajet du ris n°1 et intervertir les trajets entre ris n°1 et n°3 dans la bôme. L'axe de tire de ces ris le long du mât sera plus direct ce qui diminuera les frottements inutiles. Ce n'est qu'à l'usage en mer qu'on pouvait voir ces défauts.

Olivier, qui tient ici le magasin Sailing Madeira Performance, est aussi gréeur sur son chantier à Funchal. Il connaît bien les bateaux de course et se montre prodigue de conseils. Il énonce même les améliorations que nous pourrions faire, sans d'ailleurs pousser à la consommation. "La voile est un peu courte, il suffirait d'un petit lashing (*) au-dessus de l'émerillon pour améliorer l'angle de tire de la drisse". Régatier lui-même, passionné par les gréements, il pourra tout vous expliquer sur le réglage du hale-bas et du chariot de votre grand-voile pour soulager dans la brise, et retrouver de la puissance quand nécessaire.

(*) lashing : transfilage en Français

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Tourisme à Madère

7 & 8 février 2023

Sur notre demande, une agence dépose la voiture de location directement sur le quai de la marina. Deux jours afin de réaliser notre avitaillement et quelques balades sur des itinéraires remarquables préparés par Gaëlle et Jérémy.

Le réseau routier de Madère est un enchaînement fascinant de tunnels et de viaducs serpentant entre de vertigineuses parois abruptes couvertes de végétation luxuriante. Dès qu'on s'élève, la route traverse des forêts d'eucalyptus. Le côté nord de l'île est face aux vents dominants chargés d'humidité qui viennent se condenser abondamment sur les premiers versants rencontrés dans leur long trajet océanique. L'eau coule de partout et a été canalisée intelligemment depuis des siècles par un impressionnant réseau d'aqueducs, les levadas qui transportent par simple gravité l'eau du versant nord au versant sud, en suivant des courbes tortueuses à flancs de montagnes. En observant les vallées et les pentes, on se dit "voyons, par où est-ce que je pourrais bien faire passer un canal ?"

Après Funchal, notre première visite est à un magasin d'accastillage où nous cherchons du matériel nautique (rechange de fusibles 40A du pilote automatique, housse de protection du moteur hors-bord, nouvelles jumelles avec compas intégré), puis "bien sûr" Decathlon (lampe frontale tombée à l'eau à Porto Santo) et enfin Leroy Merlin (clé Allen de 4mm tombée à l'eau).

Ensuite seulement commence le vrai tourisme par une visite à la falaise du Cabo Girão, une des plus hautes du monde. Très peu de touristes, contre toute attente. C'est spectaculaire et vertigineux. Par hasard, la réplique de la Santa Maria, un des trois navires de Christophe Colomb passe en bas à ce moment. Ce navire est basé à Funchal et embarque des visiteurs pour un tour en mer.

Câmara de Lobos
En contre-bas, on trouve même quelques champs cultivés

Le lendemain, nous partons à l'ascension du Pico Ruivo (1862m), point culminant de l'île. Madère est le paradis des randonneurs. Et pour les moins sportifs, certains chemins sont tracés et aménagés afin de préserver la flore du piétinement des marcheurs. Dès le parking, le froid nous rappelle que nous sommes en montagne. L'ascension est d'un niveau très facile. Les nappes de brouillard parcourent les vallées et parfois masquent les autres versants. Fort heureusement du sommet nous pourrons apercevoir la mer au milieu de trouées de nuages. Un peu de pluie et un peu de neige pour souligner la beauté sauvage et donner une leçon de modestie aux touristes qui ont oublié leurs gants (nous !). Dans la descente, des jeunes entreprenants ont installé une buvette où la soupe de cresson chaude atteint la dimension du nectar des Dieux.

Ponta de São Lourenço, côté nord
Chemin de randonnée de luxe !

Après le Pico Ruivo, il reste un peu de temps pour tenter de voir la Levada dos Balcões, qui promet encore une vue à-pic vertigineuse. C'est là que la technologie montre ses limites. Par flemme, nous programmons la destination telle quelle sur Google Map. Nous suivons ses indications, y compris lorsque la douce voix synthétique nous propose de sortir de la route principale et de nous engager sur une piste assez large et un peu boueuse qui suit le fond d'une vallée. Quelques kilomètres de montée plus loin, nous croisons deux voitures. Tiens d'autres touristes ! Plus loin, au milieu de nulle part, Google annonce fièrement : "Vous avez atteint votre destination. Votre destination est sur votre gauche". A gauche, une falaise verticale montante. A droite, le fond de la rivière. Ah flûte ! Nous sommes bien à vingt mètres de notre destination sur la carte, mais à cinq cents mètres en dessous. Correction, nous reprenons la piste et le bonne route.

En bas du balcon
Agapanthes à gogo
Le long d'une Levada
En haut du balcon
En haut du balcon
Ilhas Desertas, vers le Sud

12 février 2023

Lors de l'apéro sur Tusitala, Jérémy et Gaëlle nous ont gentiment proposé de nous faire découvrir le marché agricole de Santo da Serra. C'est une expérience étonnante. Perché au bout d'un route très pentue (on monte parfois en première), le marché du dimanche concentre des cultivateurs qui viennent vendre leur production, modeste en quantité pour certains, et d'apparence artisanale. C'est l'occasion de découvrir des produits qui commencent à nous dérouter de nos habitudes continentales : anona (ou pomme-canelle), monstera deliciosa (ou ananas-banane), tamarilho (genre de tomate), pitanga (ou cerise du Brésil, ou cerise du Suriname ou cerise de Cayenne). Nous faisons une large provision de ces fruits et bien sûr de patates douces, petites bananes et fruits de maracujá à prix fort raisonnables.

Avant de quitter le marché, nous nous offrons une poncha, boisson locale à l'alcool de canne à sucre et fruits. Et sur le chemin du retour, un passage pique-nique au Pico do Facho, d'où la vue surplombe toute la pointe de l'île à l'est (São Lourenço). Nous y avons dégusté des bolos do caco, spécialité locale à base de pâte à pain et de patate douce.

Mercado Agrícola Do Santo Da Serra
Poncha avec Jérémy et Gaëlle
Vue du Pico do Facho
Ponta de São Lourenço, côté sud. Au fond, Porto Santo
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Et autres travaux...

13 février 2023

Au Portugal, je comptais commander plusieurs pièces de rechange pour les réceptionner à Madère. Echec ! Premièrement, des supports de vérins de capots : impossible de les commander en tant que particulier. Et les distributeurs habituels (AD, SVB, H2R, U-ship...) ont des modèles différents à leur catalogue qui obligeraient à percer d'autres trous, et l'accastilleur de Madère ne tient pas à commander chez un fournisseur qu'il ne connait pas... Deuxièmement, une cage de ridoir de bas-hauban que je voudrais avoir en rechange. Mon modèle n'est pas disponible sur place, le catalogue du fabricant du mât propose un modèle en filetage ISO et un autre en filetage impérial. Flûte ! comment savoir lequel est monté sur notre bateau. Enquête auprès de l'association des RM, auprès du chantier. Attente des infos. Il faudrait une jauge de filetage. Re-flûte, cet outil ne fait pas partie de notre trousse pourtant déjà bien garnie. Heureusement Olivier en a une qu'il nous prête gentiment.

En attendant, petit passage des inox extérieurs à la pâte Wichinox pour enlever les traces d'oxydation (qui ne sont pas réellement l'oxydation du métal lui-même, mais l'oxydation des dépots qui s'y sont collés.) Et Liliane nettoie les pare-battages qui ont déjà des traces noires. Il y a toujours de quoi occuper une journée sur un bateau... Et je m'attelle au démontage du vérin du pilote automatique pour essayer de comprendre l'origine des grincements entendus dans notre traversée de Cascais à Porte Santo. L'inspection en compagnie d'Olivier de Sailing Madeira montre qu'il est en bon état. Pas la moindre trace d'usure suspecte des pignons ou de la courroie. Après remontage, je relève soigneusement la configuration logicielle. Quelques paramètres me paraissent bizarres. A suivre...

L'absence de vent fort ce jour permet enfin de monter au mât pour remettre en place les godets neufs de l'anémomètre. Mais il apparaît vite que l'axe de rotation est grippé. L'injection d'huile aide à fluidifier le mouvement, mais ne suffit pas pour lui redonner toute sa sensibilité. Par cinq nœuds de vent aujourd'hui, il ne tourne tout simplement pas. Suspendu à mon baudrier, j'évalue les solutions. Tout démonter pour dégripper en profondeur ? oui, mais pas de garantie de meilleur résultat et risque de dégrader la fonction girouette qui fonctionne bien et me sera plus utile que l'anémomètre. Changer tout le module aérien ? Oui, mais toujours la même difficulté pour les délais de livraison, avec en plus le risque de casser autre chose (les connecteurs, les câbles...). Par défaut, je laisse les godets en place et ne touche pas à la girouette. Olivier (Sailing Madeira) me prête un outillage Raymarine pour voir si ce serait compatible au niveau connectique. C'est vite vu : le Raymarine a besoin d'un afficheur pour convertir les informations analogiques des capteurs en données numériques, alors que le Garmin sort directement des informations numériques du capteur aérien. Le lendemain, le vent se lève et les godets de l'anémomètre commencent à tourner. L'information est manifestement fausse, mais quand même, ça vit. Je repense au dicton de notre cher Président de la Section Voile, fruit d'une expérience concrète dans le développement de matériels pour la Marine et qu'il aime donner en Anglais : "If it ain't broken, don't fix it". (Si ce n'est pas cassé, ne le réparez pas.) Je me range à cette sagesse et j'entérine qu'on partira avec l'anémomètre dans cet état.

Nous avons la satisfaction de récolter nos premières graines germées faites en bateau, ce qui agrémente les plats. Ça fonctionne, grâce à la formation que nous ont dispensée Roland et Jaky, grands experts des graines germées, avant notre départ de Paris. L'objectif est d'enrichir notre alimentation de fibres végétales, de vitamines et de minéraux lorsque nous serons (bientôt ?) en traversée de longue durée.

Réducteur et embrayage (clutch) du vérin du pilote auto
Protection de la cage de ridoir contre le raguage (ou "ragage")
N'oubliez pas votre peigne (ou jauge) de filetage
Première récolte de graines germées à bord
Première sortie opérationnelle de la table de cockpit
Brouillard sur Caniçal
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Et après ?

15 février 2023

Mais quoi, mais quoi, déjà mi-février ! Les jours passent terriblement vite. "On n'a le temps de rien". Et la saison avance. Il est temps de songer à la suite de notre parcours. Depuis quelques jours, nous regardons quotidiennement les prévisions météo sur la route des Canaries. Nous faisons le décompte des dernières actions pour remettre le bateau en état de marche. Vérifier et sécher les fonds, recharcher les nombreux appareils électriques à batteries, acheter une recharge de gaz, vérifier le moteur, vérifier si toutes les cartes numériques sont à jour, préparer les repas de mer, ranger, ranger...

A propos de charge des appareils, pour les candidats au voyage, n'oubliez pas de prévoir tous les raccords permettant de faire face à la diversité des connecteurs en vigueur à bord : USB-A, mini-USB (il y en a encore), micro-USB, USB-C, Lightning, Magsafe, Jack DC 5.5*2.1, Jack DC 3.5*1.35. Tout ça en double exemplaire si possible, et avec les chargeurs 12V ou 220V correspondants.

Jérémy et Gaëlle ont bien tenté de nous convaincre de rester encore à Madère, sous prétexte de Carnaval à Funchal. Et il faut dire que le charme de cette île s'insère doucement dans l'esprit de ceux qui la parcourent. En retour, nous avons vilement tenté de les convaincre de naviguer avec nous jusqu'aux Canaries, jouant sur l'appel du large, corde sensible de tout voileux.

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Publié le 12 mars 2023

Samedi 18 février 2023

Le départ est fixé à ce samedi, essentiellement sur la base du critère météo. Une mer assagie après les épisodes très ventés des derniers jours, un vent modéré et décroissant, encore sous l'influence de l'anticyclone des Açores, car les alizés sont encore loin. On ne vous avait pas tout dit. Une pluie abondante a persisté toute la dernière semaine à Quinta do Lorde, du fait que cette pointe de l'île est très étroite et condense les pluies venues du nord.

Tapas à base de notre récolte de graines germées
Préparation de la navigation

Les préparatifs sont plus sereins que les précédents, nous avons eu plusieurs jours pour y penser. Nous avons maintenant bien intégré en mémoire la check-list départ, affichée sur la cloison de la table à cartes ; chacun de nous en prend une partie en charge et "les choses se font". Nous choisissons de partir en fin d'après-midi pour essayer d'arriver de jour aux Canaries. Et cela nous permet de nous offrir une sieste avant le départ.

Jérémy et Gaëlle viennent nous saluer au bord du ponton. Marche arrière, marche avant. Un dernier au revoir, et chacun continue sa route.

Juste après la sortie du port et l'établissement des voiles sous un ris et génois, nous mettons le cap sur La Gomera.

Quinta do Lorde s'éloigne
Ponta de São Lourenço
Vous ne voyez rien ? Normal, il n'y a rien à voir

Pourquoi La Gomera ? Nous avions déjà eu l'occasion de passer à La Graciosa et à Lanzarotte lors d'un précédent voyage en bateau, et de visiter Fuerteventura en séjour touristique. Nous avons trouvé ces îles magnifiques, toutes différentes, mais y repasser nous motivait faiblement. De plus, les grandes marinas des Canaries, victimes de leur succès, exigent des réservations préalables. La Gomera est une petite île, épargnée par les promoteurs et les énormes flux de passagers ; sa forme ronde lui donne un aspect très sympathique d'Île au Trésor ; les guides lui attribuent un charme sauvage ; elle porte une part symbolique de l'histoire de Christophe Colomb qui en est parti pour découvrir les Amériques, et on aurait mauvaise grâce à négliger un tel symbole.

Certains grincheux argumenteront que, bien avant Christophe Colomb, les Vikings, les pêcheurs de morue portugais et bretons (un pêcheur ne dévoile jamais où il pêche), les Danois avaient pris pied sur ces terres. Je me range plutôt à l'avis que "dé-couvrir" consiste à enlever ce qui cache une information, à "dé-voiler", à révéler l'invention à la connaissance publique. On peut donc affirmer, tout en reconnaissant leurs capacités de navigateurs, que ces prédécesseurs ont plutôt couvert leur secret et qu'ils ne méritent pour cela aucune reconnaissance de l'Histoire.

Cap au sud, avec un vent légèrement sur bâbord arrière de la ligne directe. Après avoir joué un peu avec nos voiles en ciseau, nous faisons un contre-bord tribord amure pour nous éloigner du vent arrière. Deux bords de grand largue valent mieux qu'un seul au vent arrière. Par prudence, nous avons hissé directement avec un ris. Le vent est moyen et augmente à peine lorsque nous sortons du dévent de l'île (soit cent fois la hauteur, dit-on). Nous constatons vite que nous pourrions naviguer grand-voile haute ; manœuvre pour larguer ce ris et re-manœuvre pour empanner avant la nuit. On avance bien, mais pas à huit nœuds comme le prévoyait la simulation.

Je tente d'appliquer le réglage de grand-voile expliqué par Olivier. Contrairement à ce qu'on apprenait autrefois, où il fallait descendre le chariot sous le vent et étarquer le hale-bas pour faire une grand-voile très très plate quand le vent montait, Olivier explique que la tendance "moderne" est de laisser la voile haute, de monter le chariot au vent et laisser le hale-bas molli. Ainsi dans les surventes la bôme remonte et le haut de la grand-voile se vrille, ce qui résorbe la rafale. Si on a besoin de plus de puissance, il suffit de reprendre la tension du hale-bas pour aplatir le haut de la voile et augmenter la puissance. Ce réglage permet aux coureurs de retarder le moment de prendre un ris. Bref, l'exact contraire de tout ce que nous avions appris jadis. Je tente. Ça semble fonctionner. Ah oui, mais notre hale-bas grince lorsqu'il est détendu ; et l'écoute de grand-voile rague contre l'arceau de bimini, au risque de l'user. On oublie donc le réglage "coureur". Pour les RM-istes qui liraient ces lignes, pensez à avancer le bimini pour autoriser ce réglage.

Le temps brumeux enfouit trop vite les falaises de Madère dans le sillage. Sur notre gauche, on devine à peine les Ilhas Desertas, ce qui est dommage parce qu'elles sont habituellement spectaculaires. La brume nous "volera" tous les spectacles des deux jours, la vue de Madère et des îles au départ, les couchers et levers de soleil, les étoiles et la Voie Lactée, la vue de Tenerife et La Gomera à l'arrivée. Liliane résume la traversée sans ambages : "il n'y avait rien à voir". Ajoutons que durant deux jours nous n'avons croisé que deux bateaux, et de très loin. Les quarts se bornaient donc à surveiller un paysage marin vide. Un des deux navires n'ayant pas de signal AIS, mais seulement un feu blanc qu'on voyait par intermittence dans la houle, il nous a offert un peu d'exercice intellectuel pour le croisement dans la nuit ; l'occasion de revenir à la méthode traditionnelle : ressortir le compas de relèvement, mesurer le relèvement de la petite lumière blanche toutes les dix minutes et vérifier qu'il change lentement. Pas de route de collision. Arrivé de tribord, il disparaît complètement une heure plus tard sur notre bâbord.

Cette absence de paysage (et donc de matière multimédia) conduit assez naturellement à l'introspection, que je n'épargnerai pas aux lecteurs.

Tout d'abord, je m'étonne de la rapidité avec laquelle le temps passe, même quand on n'a "rien" à faire. Ecouter quelques podcasts enregistrés tout en surveillant la mer et hop ! c'est déjà la fin du quart. Heure assez théorique puisqu'il est convenu entre Liliane et moi que nous allons réveiller l'autre lorsque la nécessité s'en fait sentir. Souvent je retarde un peu ce moment pour rester encore dans le plaisir de la glisse et de la mer.

La liste des livres à lire sur ma liseuse ne cesse de s'allonger, ma lecture du kiosque de la revue Voiles&Voiliers est en retard de plusieurs mois. Comment arrivions-nous à caser des après-midis entières de lecture à l'adolescence, que nous n'arrivons plus à caser à la retraite ? Cela me rappelle une discussion irréconciliable avec mon copain de lycée Christian, qui considérait que la voile était un loisir où l'on s'ennuyait. Parlions-nous du même loisir ? Entre les temps passés aux manœuvres, à régler des problèmes inattendus, aux calculs de navigation, à la gestion des batteries, de l'eau, des repas et du sommeil, au téléchargement des fichiers météo et la vacation Iridium quotidienne avec nos contacts à terre, au doute qui pousse à vérifier plus souvent que de raison les paramètres de la route, il reste vraiment peu de temps pour vaquer aux loisirs.

Dimanche 19 février

Maintenant que nous avons confiance dans le mode vent du pilote, nous n'hésitons plus à lui confier la charge de conserver l'allure du grand largue. Après chaque repos, je constate que la trace de la route a bien ondulé en fonction de changements de vitesse et de direction du vent. En fin de matinée, après une assez forte averse, en quelques minutes le cap du bateau est plein ouest. Ah ! c'est le front d'une (petite) dépression qui vient de passer. Sans vigilance, on aurait évidemment fait fausse route un moment avant de s'apercevoir du changement. Je note qu'il sera sans doute utile d'ajouter une alarme sur le cap dans les plus longues traversées qui s'annoncent.

Dans la journée, un grain fait tomber des trombes d'eau ; la grand-voile en récolte abondamment, la conduit jusqu'au lazy-bag qui à son tour la canalise jusqu'en bout de bôme. De là, des seaux se déversent sur le banc du cockpit tribord. Liliane, en repos dans la cabine, reçoit deux gouttes. Deux gouttes, c'est peu, mais c'est une fuite. Dans la série "un emm... par jour", j'ajoute au Journal de Bord de refaire l'étanchéité des vis du pied tribord avant du bimini. Un seul pied ou les reprendre tous les quatre ? No ! Repeat after me : "If it ain't broken, don't fix it". En attendant, je choque un peu l'écoute de grand-voile pour que l'eau se déverse plus loin. Je n'ai enfilé que la veste de quart, je suis donc à moitié trempé. C'est le moment où la pluie s'arrête. Question intérieure : "Tu préfères être trempé ici ou au sec dans la ligne 13 ?"

Après le grain

La journée s'écoule au rythme des quarts. Le vent faiblit comme prévu et la mer est paisible.

20 février 2023

Le vent nous pousse à trois nœuds et demi. En préparation de l'arrivée, la lecture du guide nautique nous a appris toutes les richesses de La Gomera. Nous avions réservé pour trois jours par e-mail, et nous savons déjà avant d'arriver que nous aurons envie de rester davantage. Je pestais contre cette contrainte qui nous impose de réserver au risque d'être rejeté à l'entrée. La réservation tue la nonchalance de la plaisance. Nous nous serions bien laissé traîner à trois nœuds sur la mer plate et cela nous aurait fait arriver le lendemain. Mais la présence d'une date à tenir pour le port nous a incités à finir au moteur.

L'approche des Canaries génère un phénomène nouveau, dont l'explication un peu technique devrait parler aux navigateurs. Dès que le bateau se trouve à portée de radio VHF de la côte, il commence à capter les signaux des sémaphores, le poste sonne alors régulièrement, plusieurs fois par heure. Il me faut quelques occurrences pour comprendre. Le sémaphore de Tenerife commence par faire un appel de sécurité sur le canal 70 ASN (appel à tous les navires). Cela a pour effet de faire sonner le poste et afficher sur l'écran un message proposant de basculer sur le canal 16 (même si le poste y est déjà, comme ça ils sont sûrs qu'aucun poste ne restera par erreur à l'écoute sur un autre canal). Ensuite, sur le 16, la voix du sémaphore déballe à toute vitesse une longue liste de fréquences à écouter selon où l'on se situe. "Pour Tenerife, passez canal 65, pour La Gomera passez canal 01". Cette cérémonie louable pour la sécurité en mer se déroule une fois en Anglais, une fois en Espagnol. Après ces informations d'entropie nulle, si on bascule sur ledit canal, on obtient une véritable information, la météo ou l'état d'avancement des travaux de la digue du port de Los Cristianos, qui ne nous concernent pas vraiment. Impossible à contourner. Bien obligé d'écouter, car il peut aussi y avoir des informations importantes pour nous... Pas de chance quand ça tombe deux fois dans la même période de repos.

Comme je crains de ne pas comprendre du premier coup les infos reçues à la VHF, débitées très vite et avec divers accents locaux, j'enregistre l'audio avec mon téléphone et ensuite je peux repasser plusieurs fois le message, que je finis en général par comprendre. Après plusieurs semaines à baigner dans le vocabulaire portugais, que j'ai pourtant très mal su appréhender, c'est une nouvelle gymnastique que de repasser dans un référentiel espagnol. Plus facile dans ce sens quand même, pour moi qui ai appris cette langue avec d'excellents professeurs et ensuite parcouru l'Espagne quelques étés en camping-car avec les amis de nos vingt ans.

Le bateau aussi nous parle, sans d'ailleurs exiger de réponse. Et nos cerveaux restent, même en dormant, assez étrangement sensibles aux bruits inhabituels. Tour à tour le chuintement de l'eau sur la coque, le ronronnement de l'hydrogénérateur, la vibration du pataras textile, le grincement de la bôme nous annoncent que quelque chose a changé : la vitesse qui s'emballe ou au contraire s'encalmine, le réglage des voiles qui devient inapproprié, la houle qui a modifié sa force ou sa direction.

Un mot sur la forme physique en navigation. En bateau, les muscles sont rarement sollicités avec une haute intensité. A contrario, l'organisme effectue en permanence des micro-mouvements, chaque fois qu'il faut se plier pour aller chercher un objet dans un coffre, crapahuter sur le pont, manœuvrer ou tout simplement se tenir debout en compensant les mouvements du bateau. Du coup, le mal de dos caractéristique de nos vies sédentaires de bureau, qui irradiait en douleur cervicale a totalement disparu.

Longtemps à l'avance, nous scrutons l'horizon dans la direction de notre but. Déraisonnablement trop à l'avance, car il n'y a aucune chance de les voir à cinquante milles, mais bon, c'est l'occasion de sortir les jumelles neuves avec compas de relèvement intégré et de jouer avec. Le haut sommet du Teide à 3718 mètres sur Tenerife devrait se voir de loin. Que nenni ! au dessus de la brume basse, on ne voit que des nuages hauts.

Encore quelques heures et on commence à distinguer des masses noires floues qui se confirment. Etrange plaisir que de "découvrir" les îles à la place attendue. Pourtant l'artillerie technologique qui accompagne chaque bateau, fait de constellations satellitaires GPS, GLONASS, Beidou, Galileo et Iridium, de multiples antennes (en comptant celles des téléphones), de tablettes et de cartographie électronique, annulent l'incertitude de la navigation, ce qui pourrait réduire considérablement la joie de la découverte de l'île attendue. Et bien non, c'est peut-être moi qui ai gardé cet émerveillement infantile, mais je m'extasie à chaque fois : "ça marche, l'île est vraiment là". J'éprouve la même extase d'ailleurs à chaque fois qu'un avion décolle. Je connais pourtant quelques principes de l'aérodynamique, mais "incroyable, ça décolle !". Et encore mieux les principes du GPS, mais c'est fou ! on a trouvé La Gomera à la place prévue.

Un clic pour soi, deux mains pour le bateau
Dans cet amas de nuages, il y a les 3718 m du Teide
La Gomera à l'approche
La Gomera
La côte nord de La Gomera
San Sebastián de La Gomera

Arriver sur une île, c'est bien plus excitant que d'atterrir dans n'importe quel port du continent. Difficile de cerner pourquoi. Probablement une part de romantisme associé à nos anciennes lectures et aux rêves qu'elles ont suscités.

Cela me rappelle une histoire, qu'on voudra bien me pardonner de placer ici. Nous sommes en 1978. Michel est un fidèle ami de lycée, malheureusement disparu maintenant, avec lequel nous avons navigué de nombreuses heures à Nice en 420 puis sur son 470, désalé souvent ensemble, ignoré longtemps ce qu'étaient les prévisions météo marine. Cette année là, séparés par des études distantes, nous nous retrouvons à Nice en début d'été, et forts de nos vingt-et-un ans, nous décidons de louer un bateau et de partir en mer. Ne doutant pas de notre totale maîtrise de la navigation, nous choisissons d'aller en Corse. Quitter la terre des yeux sera une première pour nous deux, mais ce n'est pas susceptible de nous freiner. Nous persuadons même deux autres copains nommés aussi Michel, totalement novices en matière de voile et de navigation, de nous accompagner dans le périple. Nous voilà donc louant un Arpège (un bateau de conception magnifique, au passage). Les parents informés de notre projet ont bien tenté de nous orienter "Peut-être que ce serait suffisant de longer la côte vers les îles d'Hyères". Mais têtus nous sommes, à nous l'aventure du large. En quittant mon domicile, j'emporte au dernier moment mon radio-cassette, muni d'une seule cassette. Nous partons. Michel est chef de bord, je me charge de la navigation. La journée et la nuit se passent bien à la voile. Nous écoutons en boucle l'unique cassette "Say It Ain't So Joe" de Murray Head. Le lendemain, à mi-trajet, la Méditerranée nous la joue "pétole". Nous nous baignons dans la mer lisse comme un miroir. A un moment, l'un des quatre, resté à bord, repère une forme longue et noire qui approche du bateau et lance l'alerte. Je ne sais pas combien de temps il nous a fallu pour sortir de l'eau, mais je pense que c'est un record mondial de rapidité. C'était un paisible troupeau de globicéphales, dont nous ignorions même le nom avant d'ouvrir pour la première fois, scolaires que nous étions, le guide nautique de la Méditerranée. Plus personne n'envisageant de se baigner, nous repartons au moteur. A cette époque, le principal moyen de trouver la bonne route en haute mer était de tenir une estime soigneuse de notre route et de notre position, ce que nous faisions. Néanmoins, ce moyen pouvait être complété par un des très rares moyens de navigation électronique, bien avant l'arrivée du GPS (qui était en cours de conception aux USA). Et nous avions justement à bord le summum de la technologie disponible au grand public des années 70 : un récepteur gonio ! Muni d'écouteurs, le fier navigateur entreprend donc de trouver la direction du radiophare de Calvi. Pour cela, il faut faire tourner l'antenne lentement jusqu'à ce qu'on entende distinctement le code Morse de la station. Ensuite il faut chercher la direction du maximum et c'est donc la direction du radiophare, permettant de se repérer sur la carte. Après plusieurs minutes de tentatives vaines, je dois convenir que nous ne captons pas le signal radio. Michel et moi vérifions plusieurs fois notre estime, relisons notre journal de bord, le mode d'emploi de l'appareil, réestimons la distance à laquelle nous devrions entendre le phare. Nous essayons à nouveau. Pas de signal. Consternation. Le phare serait-il en panne ? Aurions-nous si largement dérivé de notre route que l'émetteur serait hors de portée ? Michel et moi passons toutes les hypothèses en revue, pendant que les deux autres amis, toujours aussi confiants, n'ont pas l'air de s'inquiéter. A un moment l'un d'eux demande naïvement : "est-ce que les piles de l'appareil sont bonnes ?" Bon sang ! des piles, vite ! Flute, aucune pile de rechange dans les tiroirs du bateau. Les regards convergent vers mon radio cassette. Nous sacrifions l'écoute de Murray Head et quelques instants plus tard, c'est formidable, le casque siffle fort et clair le code Morse attendu. Nous ne raterons pas la Corse ! Voilà, c'était l'histoire de deux futurs ingénieurs expérimentant les bénéfices de la pensée pragmatique.

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Quand nous entrons dans le bassin de la marina de San Sebastián de La Gomera, nous comprenons mieux pourquoi une réservation est nécessaire. Le port de plaisance est plein à craquer. Des bateaux partout ; pas des bateaux ventouses comme on en voit sur certaines de nos côtes, plutôt une majorité de bateaux "de voyage". A quoi reconnaît-on un bateau de voyage ? A un indescriptible fouillis sur le pont, un "tuning" extrême, des appendices fixés à l'arrière, des filets de fruits suspendus, des panneaux solaires, du "trop-fort-n'a-jamais-manqué", c'est à dire des manœuvres, des chaînes, des ancres, des balcons, des poulies et des manilles largement surdimensionnées pour la taille du bateau, et globalement l'impression que le bateau est toujours trop petit, quelle que soit sa taille, pour contenir les équipements que l'équipage a voulu emporter. Parfois aussi des choix techniques incompréhensibles mais auquel le propriétaire doit tenir dur comme fer. Et surtout, sur les poupes, des régulateurs d'allure omniprésents, de toutes marques, de tous âges, hors d'âge. Les pontons sont également rempli de monde, les équipages s'activent. Des outils sont éparpillés sur le ponton autour de certains bateaux, on entend des bruits de disqueuses, de scies, de râpes. Des conversations se mélangent, nombreuses en Allemand, et en Globish pour les autres. Les voyageurs sont de tous âges, groupes de copains, couples jeunes en année sabbatique ou en travail intermittent, retraités... Peu d'enfants sur les pontons en cette saison ; ceux en âge scolaire qui accompagnent des parents voyageurs sont déjà passés, car en général ils veulent boucler le tour de l'Atlantique en une saison scolaire et filent donc aux Antilles plus tôt en saison.

Chenal d'entrée San Sebastián de La Gomera
Canaries : La Palma, Tenerife, La Gomera, El Hierro
La Gomera

La marina de San Sebastián est en pleine ville, coincée entre collines et falaises. C'est un avantage considérable de pouvoir accéder à pied au centre, au marché, aux restaurants...

Et en ville, c'est l'effervescence du Carnaval. Nous y sommes pile ! Parades de rues, orchestres, danses sous le grand préau municipal où se rejoignent toutes les générations, déguisées de costumes créés probablement longtemps à l'avance avec soin et imagination.

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