Par PLM
Une traversée devant se faire à pied devient une traversée à vélo. C‘est la première partie d’un voyage qui en aura deux, l’autre étant la « remontée ».
Septembre 2022
6 jours
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Ma connaissance du Jura est très limitée. Quand j'essaie de rassembler les quelques éléments dont je dispose, me viennent le col de la Faucille, souvenir des leçons de géographie du primaire ; Mouthe, où je suis allé naguère pour un week-end de ski de fond (il paraît que c'est la ville où il fait le plus froid) ; Jean-Claude Pirotte, le poète, célébrant l'Ajoie du Jura suisse ; le Dr Rouby, aliéniste à Dole que j'ai connu en faisant l'histoire de la villa Carmen ; et enfin Hubert-Félix Thiéfaine, le chanteur. Ah oui, Toussaint Louverture (1743-1803) aussi, le captif du château de Joux - l'histoire m'avait interpelé et j'espère pouvoir faire un détour par là. Et bien-sûr le Comté, mon fromage préféré. Voilà, c'est à peu près tout.

Maintenant, il va falloir prendre connaissance du territoire d'une autre façon, par les muscles ! En avant donc sur mon VAE ! De bipède, je me fais bicycliste ! Mais je reste « randonneur » itinérant et avide de rencontres et de beaux paysages. Randonneur ordinaire cependant, j’y insiste, car noyé dans une foule d’autres randonneurs de toutes sortes (à pied, à vélo, à VTT, à cheval, en canoë…) qui vivent sans doute des moments similaires à ceux racontés ici dans ces récits d’étapes. La prétention n’est pas littéraire mais celle du plaisir du partage, ce qui n’empêche pas de citer ou signaler tel ou tel élément culturel, ou de faire telle ou telle association d’idée, au hasard des rencontres, des lieux ou des situations. Et aussi un peu d'humour. En fin de compte, ça fait quand même de la littérature…

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L’excitation du départ a déjà commencé la veille, dans la journée, et la nuit je me réveille à plusieurs reprises, jetant un coup d’œil au réveil pour savoir si c’est le moment de se lever. A 4H 40, après une hésitation et voyant que je n’arrive pas à replonger dans le sommeil, je me lève. C’est le moment ! La nuit est encore là et la maison éclairée par les lampadaires de la rue. Pas un bruit évidemment. Sensation unique que celle de se trouver en décalage avec tout le monde et avec son rythme quotidien. L'esprit d’aventure commence là, avec une situation comme celle-ci. C'est tout à fait conforme à la définition qu'en donne Olivier Bleys :" L'esprit d'aventure (...) C'est un autre angle, une perspective biaise, une distorsion subtile des perceptions (...) un léger enjouement, une humeur plus colorée qu'à l'ordinaire (...) tout est changé." (Les aventures de poche, Paris, Hugo-Doc, 2018, p. 19)

Les premiers kilomètres se font dans la nuit, cap à l’est. Le jour pointe et les formes dans la campagne alentour se précisent. Mais la chaleur aussi est là, qui va durer toute la journée et même la nuit. Soudain je me rends compte que je suis parti un jour plus tôt que ce que j'avais prévu ! J'étais vraiment pressé ! Trop tard pour faire demi-tour, je continue.

Petit arrêt à Vitry-le-François pour une sieste réparatrice et bien nécessaire. Puis c’est l’arrivée dans la banlieue de Nancy où j’ai repéré un endroit pour y passer la nuit. La chaleur est encore écrasante quand j’atteins mon étape, mais je peux visiter un parc qui donne de la fraîcheur. Un club de football entraine ses cadets sur un terrain aux abords de ce parc. L’entraîneur leur crie littéralement dessus à chaque instant. Drôle de façon de donner envie de jouer au football… Plus loin, des jardins potagers offrent leurs couleurs malgré la sécheresse. Un jardinier, torse nu et agenouillé sur une planchette, repique des poireaux. Je lui demande si ça ne gène pas que je laisse mon fourgon à l’entrée des jardins. Rapide coup d’œil pour voir l’emplacement que je lui désigne et réponse positive. Mais, me dit-il, il ne faut pas boire l’eau au robinet qui est juste à côte de l’endroit où je suis garé, elle n’est pas potable, ou plus exactement elle n’est plus potable car, m’explique-t-il avec un air de désolation, on la récupère depuis le toit d’un hangar avoisinant et on ne sait pas ce qu’il y a dedans. Je n’en saurai pas plus moi non plus.

Après une nuit chaude et l’attaque d’un moustique, je repars en direction de Montbéliard. J’aperçois bientôt Épinal indiqué. Ah, pourquoi pas y passer puisque je suis un peu en avance sur mon programme ? Ce sera l’occasion, enfin, de voir la ville de Louis Lapicque et d’en rapporter quelques photos pour ma conférence de janvier sur Marillier ! Mais se garer en ville avec un fourgon, chargé en plus d’un vélo, n’est pas chose facile et il faut s’éloigner un peu du centre. Le long des quais, je découvre la Moselle et une première vue de la cité.

Mais comment trouver la maison où vivait la famille Lapicque ? Je me rends d’abord à l’Office du Tourisme, mais ma question les embarrasse plutôt car ce détail leur est inconnu et le guide touristique n’est pas présent. Je me décide alors à appeler une personne d’Epinal qui s’est intéressée à Lapicque et avec laquelle j’ai échangé à plusieurs reprises. Coup de chance, elle est là, et d’ailleurs tout près, habitant à deux pas de l’Office de Tourisme. Nous nous retrouvons bientôt et nous voilà partis pour une balade dans les rues d’Epinal pour retrouver les endroits fréquentés par Louis Lapicque : son lycée, le temple maçonnique, la rue où il habitait, mais pas sa maison qui a disparu, la maison d’une tante… Et, évidemment, tout en marchant, nous continuons nos échanges d’informations et nos questionnements, et parlons de la Bretagne et de l’Arcouest ! Je voulais surtout voir la maison de Lapicque car il y a trois semaines j’ai pu visiter celle qu’il a faite construire dans la baie de Launay, et je me demandais si on pouvait retrouver un style architectural entre les deux ? Bon, ce ne sera pas possible. En tout cas Épinal a quelques beaux restes en matière architecturale justement, hérités de l’Ecole de Nancy d’Art Nouveau.

Patrimoine d'Epinal 

Maintenant, il faut que je termine cette première partie de mon voyage et que j’arrive à Mandeure près de Montbéliard, dans un camping. Après deux heures de trajet, j'y suis enfin. Ce camping est au bord du Doubs, bien bas pour la saison. Mais je remarque tous les panneaux indiquant par où fuir en cas de montée des eaux. Et d’ailleurs l’orage menace et est annoncé pour dans une heure. Espérons que je n’aurai pas à fuir !

L'église de Mandeure vue du camping.  Le Doubs.
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J’ai une journée devant moi avant mon départ pour la Grande Traversée du Jura à vélo (la GTJ). Montbéliard n’est qu’à 15 kilomètres de là où je me trouve, c’est l’occasion d’une visite d’une ville que je ne connais pas. Je prépare donc mon vélo. Mon voisin de camping vient voir mes préparatifs et me demande de quelle ville de Bretagne je viens : il vient d'apercevoir mon immatriculation. Ah, Paimpol, me dit-il, avec un fort accent franc-comtois, je connais, j’ai été routier, je venais dans la zone maraîchère ! En discutant encore, on s’aperçoit qu’on a le même âge à deux mois près. J’en suis étonné, car il me paraissait bien plus vieux, à moins que ce ne soit moi qui n’arrive pas à intégrer mon vieillissement. Mais j’imagine aussi que son métier a été rude. En tout cas, lui, il va traverser le Jura en camping-car me lance-t-il !

Une fois prêt, je sors du camping et cherche le circuit 14 qui va à Montbéliard. Personne ne semble le connaître et il n’y a aucun panneau dans le village de Mandeure. J’interpelle un homme au chapeau de paille qui revient de la boulangerie avec sa baguette. Non, il ne sait pas ; il est pourtant du coin et, pensant sans doute me rendre service, il me conseille de suivre la départementale. Très peu pour moi, trop dangereux, lui-dis-je. Il paraît surpris et mal comprendre cette précaution de cycliste. Son univers est encore celui du tout-voiture, sans doute… Combien de fois par la suite des personnes comme lui, voulant bien faire, m'ont conseillé de prendre telle ou telle route pour arriver plus vite, mais c'était toujours des départementales !

Après quelques errements dans le village, me voilà dans la bonne direction, sur une petite route qui suit la vallée du Doubs. Les pavillons défilent, et les cités ouvrières, puis les usines, ou ce qu’il en reste. Beaucoup sont à l’abandon ou carrément en train d’être détruites. C’est un paysage de désolation. Les anciennes maisons de maîtres semblent elles aussi délaissées. Je rejoins un cycliste et nous parlons. C’est un ancien de PSA. Autrefois, me dit-il, il y avait 40 000 ouvriers dans les usines Peugeot et aujourd’hui à peine 8 000. Pendant qu’on parle, on passe devant l’usine Peugeot cycles à moteur. Elle est encore en activité, m’append-il, c’est là qu'on fabrique les scooters. Un reste d’industrialisation qui surnage…

Peu après nous nous quittons et je continue seul vers Montbéliard qui n’est maintenant qu’à 6 km sur une piste cyclable de très bonne qualité et bien sécurisée, ce qui est à souligner. L’agglo a fait du bon travail ! L’entrée dans Montbéliard se fait par un parc et à sa sortie je me trouve tout de suite sous les tours du château des ducs de Wurtenberg, imposantes et très « germaniques ». Elles datent du 16è siècle. La visite de la ville, je la fais à pied, après avoir laissé mon vélo à l’Office du tourisme. Pas très élégant de se balader en culotte et maillot de cycliste, mais bon, des cyclistes, il y en a partout en ville. Visite assez rapide car l’enceinte ancienne est assez petite et ne contient que quelques édifices ou bâtiments remarquables, comme le château évidemment, ou les halles, le temple protestant St Martin (les temples protestants sont très fréquents dans la région, à laquelle le prince de Wurtenberg, Frédéric 1er, imposa le luthéranisme au XVIe siècle), la statue de Georges Cuvier (1769-1832) sur la place de la mairie, né à Montbéliard - un des pères de la paléontologie. Pour le repas, pas de saucisse mais un excellent plat composé avec des légumes frais. Puis retour vers Mandeure pour mettre une dernière main aux bagages et à mon vélo avant le départ demain matin et le véritable début de l’aventure !

Montbéliard 
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Levé à 6H30, je pars un peu après 8H après avoir rangé mon fourgon et installé sacoches, gourdes et portable sur mon vélo. En quittant le camping je discute un instant avec un jeune randonneur à pied qui fait le GR 5 et une autre Grande Traversée du Jura. Ça lui prendra 22 jours, et moi seulement 6 ! Mais je devais faire cette randonnée à pied initialement, l’année dernière. Seulement, il a été impossible de réserver toutes les étapes ; il m’en manquait trois. Je m'y étais pris trop tard. Lui, il a choisi une itinérance en autonomie complète, dormant sous la tente. Quand nous discutions, il se préparait son petit-déjeuner sur un petit réchaud sur une table et assis sur une chaise encore mouillée par la rosée. Je me sens incapable aujourd’hui de faire de même, et j’appelle ici en renfort Antoine de Baecque avec ce passage :

« Changement de programme à l’arrivée : il n’y a personne à l’auberge de La Fontaine, sur la charmante placette du centre de Riions. Alors je me rabats sur l’hôtel de l’Esplanade, un deux étoiles qui convient parfaitement à mon confort embourgeoisé de randonneur mûr. Je veux bien souffrir en marchant la journée, mais le soir, j’ « exige » ce repas copieux, ce matelas confortable, et surtout la solitude d’une chambre où je peux éteindre à l’heure qui me va. » (Ma transhumance. Carnet de routo. Arthaud Poche, 2021, p. 119.)

Me voilà maintenant sur la piste cyclable, après la sortie de Mandeure, celle que j’ai déjà prise hier. Je croise des groupes d’enfants, inquiets ou excités, avec leurs parents devant les écoles, attendant l’entrée. C'est la rentrée des classes ! Le long de cette route, d'anciennes fermes sont encore présentes mais apparemment ont changé d'activité. Les portes des granges ont des impostes en soleil remarquables. Hier, j‘ai pu repérer où il faut que je tourne pour rejoindre le trajet balisé de la Grande Traversée du Jura à vélo (la GTJ). J’y arrive, et une longue montée commence sur une départementale très fréquentée par tous ceux qui vont travailler. Je ressens une petite satisfaction à ne plus être dans le lot et à partir ainsi quand tout le monde reprend la vie active. Enfin, tout le monde, non, car d’autres retraités, sur leur vélo, sont aussi de sortie.

Des montées comme celle-là, j’en retrouve une autre dans pas longtemps, et je vais constater lors de cette première journée qu’elles sont longues, rudes et surtout rapprochées, laissant peu de temps parfois pour la récupération. Après Saint-Hyppolite, une montée a duré près de 10 km ! Mais, heureusement, il y a les descentes, qui peuvent également être assez longues. A Saint-Hyppolite, charmant village franc-comtois, je m’arrête à l’ombre d’une maison pour une petite pause et aperçois sur le mur des mots en breton confectionnés avec des lettres sur des plaques de céramiques festonnées de motifs ressemblant à parier à ceux de la faïence de Quimper. Kan Atao est-il écrit, « Chante toujours » en français. Une femme sort, me voyant regarder ce mur et voyant aussi le drapeau breton qui flotte au-dessus de mon porte-bagage. Je lui explique mon étonnement de trouver cette expression ici, et elle me répond que c’est son mari qui est originaire du Finistère, d’un village de la baie d’Audierne. Paimpol, elle connaît et sait que c’est au nord. Je lui dis de passer le bonjour à son mari et nous nous quittons sur un kenavo. Ça va parler Bretagne ce soir à la maison et il va encore chanter sa Bretagne le breton exilé !

Une fois la côte montée, la campagne se découvre. Saint-Hyppolite. 

Après 40 km et midi passé, je m’arrête à Courtefontaine pour déjeuner. Il y a un bar-brasserie mais je m’installe un peu à côté dans un magnifique lavoir restauré à colonnes pour manger le sandwich acheté à Saint-Hyppolite. La pause ne dure que 3/4 d’heure car j’ai envie de savoir au plus vite ce qui m’attend encore avant l’arrivée à l’étape, d’autant que je n’ai plus que trois barres de charge de batterie. J’économise pourtant, roulant avec la puissance minimale (Éco), même dans les côtes. Les premiers kilomètres sont encore en montée, pas trop difficile toutefois, et puis c’est une descente, très longue, jusqu’à Goumois, au bord du Doubs. J’y suis attendu en Suisse, juste de l’autre côté du pont, dans le seul hôtel du village qui avait encore de la place lorsque j’ai réservé en janvier. Dans la descente, je me suis arrêté pour admirer les gorges du Doubs d’un belvédère. Spectaculaire ! Et un peu plus bas, j’ai aperçu la direction de la « corniche de Goumois ». Ce sera pour demain ; l’ascension risque d’être un peu rude. Mais, ai-je lu quelque part, c’est sur cette corniche que venait herboriser Jean-Jacques Rousseau en compagnie de son ami le Dr Gagnebain de la Ferrière, herboriste du tsar de Russie, rien de moins. Je penserai demain à Rousseau, le randonneur solitaire et rêveur, en pédalant, ça m’aidera. Pour l’heure, je m’en vais flâner dans la Goumois suisse et la Goumois française. Le pont qui enjambe le Doubs et les sépare permet de voir les eaux poissonneuses, des truites sûrement, menu de ce soir à l’Hôtel du Doubs. J’ai emporté mon Ramuz (Découverte du monde, Zoé-Poche, 2022). Quoi de plus naturel de lire un suisse en Suisse !

Le Jura. Le lavoir de Courtefontaine. La vue du belvédère. Goumois, son pont, son hôtel en Suisse, ses eaux poissonneuses.
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La nuit s’est trouvée écourtée par l’arrivée, tard, de voyageurs dans l’hôtel, et le départ, tôt, d’une troupe de suisses des Grisons venus avec leurs chiens pour je ne sais quelle raison. Bon, le repos fut quand même profitable et je repars de Goumois assez vaillant pour affronter la corniche éponyme. Avant mon départ, l’ancien patron de l’hôtel, qui vit encore là et qui m’avait ouvert sa grange pour mettre mon vélo à l’abri, vient vers moi et me demande où je vais. Je lui parle de la corniche et de la montée qui m’attend, et lui de partir dans un éclat de rire en montrant mon vélo en me disant, avec un accent suisse des plus trainants : « Ouais, mais, il est électrique ! Pouf, pouf, pouf… » Bon, encore un qui croit que c’est à peu près comme une mobylette. « Avez-vous déjà fait du VAE ? », lui demandai-je. Eh bien non, évidemment. Mais je ne lui en veux pas, car il a beaucoup à faire, entre ses lapins, ses chèvres, ses abeilles, et le coup de main qu’il donne encore au nouveau patron de l’hôtel. Nous avons parlé de tout ça hier soir et nous nous quittons sur un grand salut.

Au bout du pont, côté France, un couple de randonneurs à pied débute sa journée. Ils étaient avec moi dans l’hôtel et nous avions déjà discuté hier près d’une vieille église qu’ils photographiaient. Ils font le GR 5, avec des étapes de 23 ou même 27 km, comme celle de hier. Ils me donnent une nouvelle idée de randonnée : le sentier cathare (GR 367), dans les Pyrénées. La réservation de logements y est facile me confient-ils. Ah, c’est à retenir, car sur le GR 5, ce n'est pas le cas.

J’entame donc la montée vers la corniche, en espérant que la brume qui était assez dense au réveil se dissipe, car les vues de là-haut valent l’effort, paraît-il. C’est vrai, et je ne regrette pas mon effort sur une pente à 5% sur plusieurs kilomètres. J’arrive au bout d’une heure à un belvédère, et la vue sur la vallée, les falaises de calcaire, les forêts, les pâtures et Goumois dans le soleil du matin, est tout simplement magnifique. Je reste là un bon quart d’heure à goûter ce paysage. Puis je reprends mon ascension, pas si pénible du reste que ce que je craignais, qui va me mener jusqu’au col de la Vierge à 952 m. Je roule lentement, non seulement parce que ça monte (mais pourquoi a-t-on toujours l’impression qu’il y a plus de montées que de descentes ?…), mais aussi pour le paysage, pour prendre le temps de le regarder, de s’en imprégner, d’y entrer presque. J’ai d’ailleurs lu quelque chose là-dessus dans Ramuz hier soir à propos d’une escapade à la campagne avec un ami à l’adolescence :

« (…) et puis il y a ce contact étroit de vous à ce qui vous entoure, car on est en communication avec le sol ; ce sol, c’est de l’herbe ou de la terre ou des cailloux, il est résistant ou moelleux, dur ou tendre ; et les choses ne sont pas vues de loin et à distance, mais on est dedans, on participe à elles, les mouches vous entrent dans les oreilles, l’insecte court sur votre manche, l'oiseau chante tout à côté de vous ; on s’arrête pour l’entendre ; le vent passe et on est dedans. » (C. F. Ramuz, Découverte du monde, Zoé poche, 2022, pp. 127–128.)

Vues de la corniche de Goumois. 

Après l’ascension, une descente vers Charquemont, avec une rencontre burlesque dans les bois avec un lapin sur une pierre rouge, puis un arrêt à une borne de recharge Bosch. Belle publicité pour cette marque. C’est gratuit et rapide, rassurant pour le cycliste à VAE. Je suis reparti en me disant que j’allais pouvoir enfin utiliser l’aide n°2 de mon moteur, « Tour » ! Quelle débauche d’énergie, à faire culpabiliser en ces temps de restriction énergétique !

La progression continue, au soleil, mais pas trop chaud, côte après côte, descente après descente, village après village. Ces villages sont de petites tailles, mais partout j’ai vu des écoles. Partout également ou presque, des fruitières à fromage, du comté essentiellement. Les fermes sont souvent dans le village même. Certaines sont de construction très ancienne, immenses, imposantes et avec de belles façades d’un bloc contenant hommes et animaux. Ce sont les fermes comtoises traditionnelles. Souvent les anciennes maisons ont des décors architecturaux originaux, comme cette fenêtre à colonnes surmontée d’une imposte en soleil vue à Grand-Combe-des-Bois. Une autre particularité de ces grandes maisons anciennes, très hautes et larges, est d’avoir des poiriers en espalier côté sud. J’en ai vus beaucoup, avec de superbes poires (comment vont les miennes, à Plouézec ?). Et je n’oublie pas que le Jura est le pays du bois, et donc, certes, des forêts, mais encore des scieries. Il y en a autant que de fruitières à fromage et leur activité semble importante. Quand j’en vois, je pense tout de suite à ce film avec Lino Ventura (il en est à l’origine), Les grandes Gueules (1965) et Bourville. Une histoire de castagne et d’amitiés viriles au sein d’une scierie, mais c’était dans les Vosges. Le Jura, c’est le pays horloger également.

Peu avant Grand-Combe-du-bois, je traverse la forêt communale de Fournet-Blancheroche. Une voiture me double ; elle est immatriculée 35. Tiens, un breton dans le coin. Un kilomètre plus loin, j’aperçois un panneau indiquant un nouveau belvédère. La voiture de tout à l’heure est arrêtée là et son conducteur se trouve déjà près de la rambarde au-dessus du vide. Spectacle impressionnant que cette gorge du Doubs. Nous discutons un peu et je lui demande évidemment de quel coin de Bretagne il vient. Mais il a l’accent d’ici et me dit que c’est son entreprise qui est à St Malo. Il ne connaissait pas la Bretagne avant, mais y est allé il y a peu pour son travail et en a été émerveillé ! Paimpol ? Il ne connaît pas mais assure qu’il s’y rendra lors d’un prochain déplacement pour son travail. Son ex-femme, me confie-t-il, est allée à Bréhat et à Paimpol et rêve d’y retourner. C’est donc la troisième personne qui connaît Paimpol et sa région depuis le début de mon périple. Pas mal. Je constate pourtant que je n’ai encore vu aucune voiture avec la petite bretonne stylisée à l’arrière, alors que ce n’était pas le cas en Aubrac en juin, où j’en ai vu plusieurs.

Je reprends la route pour rallier maintenant Morteau, autre ville de la saucisse. Le temps est pour l’instant au beau mais j’aperçois quelques nuages bien gris à l’horizon. Au bas d’une longue descente sur une route un peu dégradée et cahotante, je vois enfin Morteau et m’arrête pour une photo. Un épisode truculent et en même temps un peu gênant m’attend. Alors que je range mon portable, surgit devant moi, sortant d’un bosquet au bord de la route, à 50 m environ, une femme, culotte et short sur les talons, les remettant prestement, non pas parce qu’elle m’a vu, car à aucun moment elle n'a tourné la tête vers moi, mais pour rejoindre au plus vite son amie qui dévale la côte en courant à petite foulée. Elles se rejoignent bientôt et je reste interloqué, me disant qu’on va bientôt envoyer une fusée pour voir la lune, alors que moi je l’ai vue de près en restant les pieds sur terre ! Et puis je les dépasse et rentre dans Morteau. Mais le temps se gâte et le tonnerre gronde, et bientôt une forte pluie s’abat. Je me réfugie sous un porche et mets les habits pour me protéger et repars. La pluie tombe toujours. Je fais très attention et crains la chute. Adieu Morteau, je n’aurai pas le temps de te visiter ! Il faut maintenant que je reste bien sur le tracé de la GTJ, chose pas facile en ville avec les nombreuses bifurcations et le trafic. Je dois me rendre au Gras, en passant par Grand-Combe Châtelet. La pluie est toujours présente et brouille ma vue à travers les lunettes. Un passant sortant d’une boulangerie me lance un « Bon courage! » Sympathique. J’ai hâte d’être arrivé car la fatigue se fait sentir.

J’atteins enfin Les Gras, petite commune, et demande où se trouve le lieu-dit les Seignes à un homme à la chevelure et aux moustaches dignes de d’Artagnan. Eh bien, c’est tout là-haut, après avoir traversé la forêt, une des dernières maisons en France, la Suisse est à 200 m, me renseigne-t-il. Et moi qui me croyait arrivé ! Bon, il faut y aller, pas d’autre choix. Je mets la puissance « Sport », du grand luxe, allume ma lumière pour franchir la sombre forêt, et pédale. L’accueil fut très chaleureux et le gîte parfait, nonobstant la panne d’électricité qui a duré jusqu’à 22H30 dû à l’orage qui s’est mis à redoubler. Le repas s’est passé en compagnie de deux randonneuses sur le GR 5 et les échanges furent cordiaux et comme toujours source d’échanges et d’informations sur l’art et la manière de randonner. Elles m’ont enlevé un regret, celui de n’être pas allé voir le saut du Doubs, soit une chute d’eau de 27 m : le Doubs a trop peu d’eau et il n’y a pas de cascade. Sacrée sécheresse !

Morteau de loin. Une ferme pédagogique et écologique à Grand-Combe. 
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La matinée de randonnée a commencé sous la pluie. Le ciel est bien gris et le plafond bas. Il fait frais, presque froid quand je quitte le gîte après avoir salué les deux randonneuses qui en sont encore à leur petit-déjeuner. Lumière allumée et vêtement de pluie sur le dos, je dévale la côte si difficile à monter hier soir. J’ai aussi mis des chaussettes hydrofuges qui me laissent les pieds au sec. Il faut maintenant que je retrouve la GTJ. Pas trop de difficulté en fait, et une longue montée, de nouveau, commence, qui se termine au col « Sur le mont » à 987 m. Je passe devant une ferme d’où sort un homme portant deux pneus et qui me regarde avec un certain effarement. Je crois qu’il pense que je suis un peu fada de rouler ainsi sous une forte pluie. Mais le temps change. Un coin de ciel bleu se voit au loin et la pluie s’arrête bientôt. Puis c’est le beau temps.

Je roule sur du plat maintenant, ou presque, et la vue devant moi est profonde à la Ville-du-Pont avec cette large vallée qui va jusqu’à l’horizon. A ce moment, j’oublie le reste, la pluie, la montée jusqu’au col, la fraîcheur matinale. A Montbenoît, j’ai la surprise et le plaisir de trouver une voie verte tout juste aménagée qui va jusqu’à Pontarlier. C’est une ancienne voie de chemin de fer et on voit encore quelques aménagements, comme un reste de quai ou des viaducs. Rouler là-dessus est vraiment plaisant et roulant ; c'est une vraie autoroute à vélos. Félicitations à la Région qui a sans doute financé la réalisation. Aux alentours se découvrent les villages de Montflovin et Lièvremont, avec leurs clochers d’église comtois en dôme. Il y aurait 700 clochers de ce type en Franche-Comté, soit sur plus du tiers des communes. Dans les champs, les montbéliardes font tintinnabuler leurs cloches, et les chats - très nombreux - sont en chasse ; les crocus roses fourmillent.


Au bout de la vallée d’Arçon, Pontarlier. La GTJ traverse la ville. Je demande à un passant ce qu’il y a à voir. Bof, me dit-il, pas grand-chose ; passez quand même par la porte Saint-Pierre qui est juste derrière. Bel édifice en effet, datant du 18è siècle, ancienne entrée de la ville. La rue principale lui fait suite, et on voit que tous les monuments sont en cours de restauration. L’église Saint-Bénigne, du 15è, est splendide. Peu après, je sors déjà de Pontarlier, qui revendique, lit-on, d’être la capitale de l’absinthe, liqueur remise au goût du jour et surtout plus interdite depuis 1988. La Fée Verte reprend des couleurs ! Il est vrai que partout se voient les gentianes, aujourd’hui fanées.

Pontarlier 

Quelques kilomètres plus loin, une déconvenue m’attend sous la forme d’une route barrée, et bien barrée car un énorme trou y est creusé. Je devais passer par là pour atteindre le fort de Joux que je voulais voir de près, qui fut la prison de Toussaint Louverture (l’initiateur de l’abolition de l’esclavage et de l’indépendance d’Haïti), de Mirabeau, et même de prêtres réfractaires et de chouans, et de bien d’autres, dont, je l’apprends par Wikipédia, le poète Heinrich von Kleist ! Les conditions d’incarcération étaient effroyables, et le pauvre Toussaint fut enfermé au secret dans une cellule sans presque de lumière du jour et y mourut de pneumonie après un rude hiver dans le Doubs. Je dois donc faire un détour sur la départementale bien fréquentée, et prendre des petites routes qui vont me permettre de passer sur un pont, ce que j’aurais dû faire en passant par l’autre route. Aucune déviation pour la GTJ n’est mise en place et je me débrouille donc tout seul grâce à Visorando ! De loin, je peux quand même photographier le fort. Maigre consolation.

Le reste de la randonnée, jusqu’à Mouthe, se passe le long de deux grands lacs, les lacs de Saint-Point et de Remoray. Les abords sont superbes, tout en herbe bien verte sur des pentes vallonnées, avec des chalets presque pieds dans l’eau, plus coquets les uns que les autres, des roselières bien fournies et des pêcheurs sur leurs barques. Idyllique ! Un élément vient toutefois contrarier ce tableau : des blockhaus. J’en vois au moins trois. Je me demande pourquoi les allemands auraient construit ici ces défenses, du côté ouest du lac de Remoray de plus, face à la Suisse donc ? Il faut que je cherche l’explication, d’autant que mon hôte de ce soir n’en sait rien et est même étonné de l’apprendre. En fait, il s’agit d’éléments de la ligne Maginot construits en 1939 et 1940, mais pas terminés. De toute façon, cette ligne n’a pas empêché la défaite et la débâcle !

Lac de Saint-Point 

Mouthe, pour finir. Un retour pour moi 40 ans après… Avec encore une panne d’internet pendant 2 heures !

Chapelle Saint-Théodule au bord du lac de Remoray. Entrée de Mouthe. 
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C’est dimanche ! Je l’avais un peu oublié. Le temps est au beau et il règne un calme lénifiant. Mon hôte m’a conseillé de prendre une variante. Très bon conseil qui me fait éviter quelques kilomètres sur la départementale. Après le charmant village de Chaux-Neuve, je grimpe à travers la forêt jusqu’au col de Chenoz puis arrive dans une étroite et splendide vallée s’étalant sur la commune de Chapelle-des-Bois. Le clocher du bourg est encore un clocher en dôme ; une foire-à-tout anime la place centrale ; l’ombre des falaises calcaires recule au soleil levant. Il est encore tôt et tout respire l’harmonie et une sorte de paix. Mais bientôt déchirées par le vrombissement d’au moins dix motos traversant le village !

Toujours dans cette petite vallée, une croix bien intéressante datant de 1832 et commémorant l’épidémie de choléra qui ravagea la France de septembre à mars 1832, provoquant la mort de 100.000 personnes, emportant Jean-François Champollion, le déchiffreur des hiéroglyphes, mais aussi, en Allemagne, le philosophe Hegel. Giono en fit le thème de son roman Le Hussard sur le toit (1951).

Puis descente vers Morez, qu’on aperçoit d’assez loin, prise entre deux flancs de montagne. Cette ville semble comme encastrée et je n’y traine pas longtemps. Pour en sortir, la montée est longue, longue… Devant moi, un cycliste à l’ancienne : vieux vélo de course, short, casquette de coureur, vieux bidon d’eau… Je le dépasse et ne peux m’empêcher de lui adresser un « Je suis un peu aidé… ». Où se niche la culpabilité ! Assez vite, je le sème et poursuis seul. En sens inverse vient un autre cycliste. Je le salue, mais lui, rien du tout. J’ai l’impression que pour certains, les cyclistes sur des vélos à assistance électrique (les « vaeistes ») ne sont pas vraiment des cyclistes. Ils les boudent. Dommage.

Après un déjeuner à Longchaumois, arrivée à Lamoura assez tôt. Mais, encore une fois, le gîte n’est pas du tout au centre du village. 7 km m’attendent encore pour me rendre dans ce gîte au cœur de la forêt, appelée « du Massacre », ainsi nommée en souvenir - si l’on peut dire - d’un affrontement entre des mercenaires italiens envoyés par François 1er et des soldats du duc de Savoie. Je me présente à l’accueil et on me dit d’aller mettre mes affaires dans le dortoir ? Le dortoir ?? Je pensais avoir une chambre seul… Des douches ? Non, on se lave au lavabo ici. Bon, il va falloir accepter, bon gré mal gré… Je ravale mon de Baecque cité avant-hier. Ce qui m’y aide, c’est que la patronne écoute de la musique celtique, bien qu’elle ne soit jamais allée en Bretagne ou un autre pays celtique ! Mais elle se dit emballée par le rythme et les sons, qui lui font tout oublier. Et j’entends tout à coup Denez Prigent chanter un kan a diskan de sa voix nasillarde. Soirée bretonne en perspective ! Au repas, on a entendu Stivell et Nolwen Leroy chanter l’hymne breton, le Bro gozh ma zadoù (Vieux pays de mes pères). Émotion garantie. Puis ce fut Piaf. L'ambiance était vraiment sympa !

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Nuit pas très reposante dans ce dortoir. Chaleur, bruits, ronflements, odeurs nauséabondes émanant du sommier… Je fais vite mes bagages, après une toilette de chat et un bon petit-déjeuner, et fonce, littéralement, pour retrouver la GTJ. Le temps est splendide, la lumière éclatante. A Lajoux, j’aperçois deux sommets, le Reculet et le Crêt de la neige, culminant tous deux à plus de 1700 m. C’est aujourd’hui une réserve naturelle. Devant moi s’étend une haute vallée aux maisons sages face au soleil. Puis, après une montée pas trop longue, c’est la descente vers Mijoux et l’entrée dans l’Ain par la vallée de la Valserine, rivière sauvage reconnue pour la qualité de ses eaux. Vallée encaissée entre deux lignes de crêtes dont les flancs sont comme hérissés d’épicéas. Je vois que ma destination, Bellegarde-sur-Valserine, est à 36 km. Ce seront 36 km sur une route aux abords verdoyants, mais qui va petit à petit voir se resserrer autour d’elle les montagnes en a-pic, et il faudra même emprunter un tunnel pour poursuivre et déboucher sur une autre portion de la vallée de la Valserine. Le tunnel passé et la descente se poursuivant, bientôt le paysage change, avec des gorges abruptes. La végétation également change, puisque je vois maintenant du buis dans la forêt de hêtres. Les résineux restent plus haut.

Bellegarde-sur-Valserine est en vue, et nous sommes à la hauteur de Genève, plus à l’est. Je suis en fait sur la commune nouvelle de Valserhône. La Valserine est en effet un affluent du Rhône, qui n’est maintenant plus très loin puisque c’est précisément à Bellegarde-sur-Valserine qu’elle se jette dans le Rhône. Le Rhône, c’est un autre chapitre de mon voyage, qui commence après-demain exactement.

Bellegarde-sur-Valserine 

Arrivé en ville, je trouve facilement mon hôtel, mais comme il n’est même pas encore midi, je me demande si je vais être accepté. Une dame, ressemblant vaguement à Edith Piaf ( c’est sans doute parce que je l’ai entendue hier soir…), courbée, d’un certain âge sinon d’un âge certain, le regard vif et l’humour en bandoulière, m’accueille et consent bien volontiers à ce que je prenne possession de ma chambre. Douche, toilettes, télé, tout y est. Petite sieste avant d’aller visiter la ville et peut-être trouver un vendeur de VAE car j’ai un signal de panne ou d’alerte sur mon écran de bord ! Espérons que ce ne soit pas grave.

Pendant ma visite, la chaleur a brusquement monté et je dégouline. Mais pas de magasin de cycle. Il faut que j’attende demain pour téléphoner à Caen, là où on m’a vendu ce vélo. Ce que je crains, c’est qu’ils me disent qu’il faut passer voir au plus vite un réparateur sinon le moteur pourrait être abimé et la garantie sauterait… D’y penser me gâche un peu l’ambiance d’aventure présente depuis mon départ, celle qui fait oublier toutes les contingences.

Me voilà de nouveau devant mon hôtel. J’y entre et une sonnerie imitant une trompette jouant un air militaire annonce mon passage à la porte. Je n’y avais pas fait attention la première fois. Edith Piaf surgit tout de suite, tel un diable sorti de sa boîte, suivie par celui qu’elle va appeler à plusieurs reprises Raymond. Elle veut savoir à quelle heure je souhaite manger, et ordonne au dit Raymond d’aller préparer la table. Je remonte dans ma chambre pour attendre le dîner, qui sera très convenable, avec de l’excellente saucisse de Morteau. Edith, à chaque plat qu’elle m’apporte, fait un brin de causette et se dit plusieurs fois « en colère », mais me demande aussi si je suis « colère » avec ceci ou cela. Si je peux comprendre qu’elle en veut au gouvernement compte tenu de la situation financière de son hôtel et de l’obligation dans laquelle elle se trouve de continuer à travailler à son âge, je ne vois pas bien quelle « colère » elle aurait repérée chez moi ? Si, à cause du fromage, quand je lui ai dit que je n’étais pas très amateur, hormis du comté. Ah bon, répliqua-t-elle, vous êtes « colère avec le fromage ?! » Façon de parler, donc.

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Dernière étape de la première partie de ma randonnée, Culoz étant la fin de la GTJ à vélo.

Je suis parti ce matin, bien aidé par Edith et Raymond qui ouvraient les portes devant moi pour que je passe avec mes deux sacoches et continuaient d’être aux petits soins. La sonnerie militaire a encore retenti plusieurs fois au cours de mes passages et à la fin je saluai militairement Raymond assis non loin de la porte à lire son journal. Il a rigolé.

Cette dernière étape a trois parties : une longue montée (6 à 8 %) pendant plus de 10 km, jusqu’au col de Cuvéry à 1178 m, un plateau (celui du Retord) et une très longue descente jusqu’à Culoz.

Je montais déjà depuis une demi-heure quand j’ai devant moi un panneau « Route barrée ». Encore un ! Et la déviation me fait redescendre dans Bellegarde puis reprendre une autre montée. Là-dessus, la pluie se met à tomber et il faut que je me protège. Juste un peu plus haut, je vois un autre cycliste faire de même. Je vais vers lui et nous discutons. C’est un jeune suisse qui s’en revient d’un voyage à vélo de trois mois bientôt, commencé en Norvège puis qui est passé par la Suède, le Danemark, l’Allemagne et enfin la France et bientôt la Suisse. Il est vaudois et habite près des sources du Rhône. Il a entrepris ce voyage après avoir obtenu son master de physique théorique et avant de se lancer dans la recherche d’un travail. Son vélo est un gravel (tout-terrain) qui lui permet de prendre des routes forestières par exemple, et il trace lui-même son parcours et dors sous la tente. Nous progressons ensemble sur cette montée pendant quelques kilomètres, tout en discutant de randonnée, de vélo et d’autres choses. Un arrêt à un belvédère nous permet d’admirer la vallée et Bellegarde-sur-Valserine sous les nuages. Puis, un peu plus loin, il me quitte en prenant justement un chemin forestier qui devrait le mener en Suisse non loin, après avoir gravi le Grand Colombier (1534 m !). Je n’aurai pas ce courage et ne ferai pas le détour pour cette ascension. Tout comme, je crois, je n’aurais plus l’envie, le courage peut-être, de partir comme lui trois mois, à vélo ou à pied. Ce genre d’exploit n’est pourtant pas réservé à la jeunesse, bien que dans le cas de ce jeune suisse - et de bien d’autres - il paraît évident que ce voyage est une sorte de moratoire, de temps de latence actif pour évaluer ce qu’il reste à faire et faire le bon choix, même si tout cela n’est pas très conscient. Il est dans ce « pas encore » si bien décrit par Robert Musil dans L’Homme sans qualité (1930) : l’Homme sans qualité, écrit Musil, ne dit pas non à la vie, mais pas encore. Ce jeune suisse ne dit pas non à la vie, position extrême de retrait, mais un "pas encore" à la vie professionnelle et d'adulte en s'octroyant un temps pour lui, en suspens, et j’espère qu’il portera ses fruits pour sa vie future.

J’arrive enfin au plateau de Retord qui débute au col de Cuvéry. On le dit désert et fait pour l’élevage. C’est apparemment vrai, vu les vastes étendues herbeuses que je contemple dans ce territoire du Bugey. Avant de le quitter, je téléphone à Caen au magasin de vélo. Pas de souci, me répond-on, ce petit signe d’une clé plate sur votre console, c’est simplement un avertissement pour que vous veniez faire une révision ! C’est nous qui l’avons programmé au bout de 500 km. Je suis soulagé et prends immédiatement rendez-vous pour cette révision, en ayant en tête qu’il faudra que la prochaine soit dans 1000 km. Passons à autre chose.

Autre chose, c’est la descente vers Culoz, au soleil revenu et dans la douceur de l’air montagnard. Les paysages sont splendides, avec là aussi de la douceur dans les coteaux. Dans la vallée, je trouve des vignes et une appellation, « Vin du Bugey ». Ce petit vignoble de 500 ha produit des vins certifiés AOC, dont un blanc, la Rousette du Bugey, à partir d’un seul cépage, l’Altesse Parfums. Je lis sur internet que Brillat-Savarin, bugiste et magistrat gastronome, célèbre auteur de Physiologie du goût (1826), ce traité sur l’art culinaire, encensait les vins de sa région. C’est le moins qu’il pouvait faire, lui qui a forgé ces aphorismes : « Le vin est le monarque des liquides » et « Dis-moi ce que tu manges (et sans doute ce que tu bois - c’est moi qui l’ajoute), je te dirai ce que tu es ». Région prospère sans nul doute, avec ses belles maisons et ses châteaux surplombant les vignobles. Châteaux d’opérette parfois, et si petits à côté de ces parois imposantes qui marquent la fin du massif du Grand Colombier, et des Alpes au loin.

Voilà, Culoz est atteint et c’est la fin de la GTJ, après près de 400 km. Dans le gîte où je me trouve, il y a un couple de VTTistes qui lui aussi a terminé le parcours et repart demain par le train en Alsace où il habite. Moi, je n’ai pas voulu repartir par le train vers Montbéliard car six jours seulement de randonnée à vélo me semblait trop peu, surtout venant de loin. Aussi je me suis concocté une « remontée » en passant par le Bugey et la Bresse. Mais avant, c’est un trajet sur la ViaRhôna qui m’attend, cap à l’ouest, pour pouvoir ensuite faire cap au nord. Par la fenêtre du gîte j’aperçois déjà un panneau indiquant cette ViaRhôna, vélo route qui part du lac Léman et va jusqu'à la Méditerranée en longeant le Rhône. Ce sera pour demain*.

*La suite de mon voyage est à lire et voir avec le lien : https://www.myatlas.com/PLM/voyage-a-velo-2-la-remontee