La nuit s’est trouvée écourtée par l’arrivée, tard, de voyageurs dans l’hôtel, et le départ, tôt, d’une troupe de suisses des Grisons venus avec leurs chiens pour je ne sais quelle raison. Bon, le repos fut quand même profitable et je repars de Goumois assez vaillant pour affronter la corniche éponyme. Avant mon départ, l’ancien patron de l’hôtel, qui vit encore là et qui m’avait ouvert sa grange pour mettre mon vélo à l’abri, vient vers moi et me demande où je vais. Je lui parle de la corniche et de la montée qui m’attend, et lui de partir dans un éclat de rire en montrant mon vélo en me disant, avec un accent suisse des plus trainants : « Ouais, mais, il est électrique ! Pouf, pouf, pouf… » Bon, encore un qui croit que c’est à peu près comme une mobylette. « Avez-vous déjà fait du VAE ? », lui demandai-je. Eh bien non, évidemment. Mais je ne lui en veux pas, car il a beaucoup à faire, entre ses lapins, ses chèvres, ses abeilles, et le coup de main qu’il donne encore au nouveau patron de l’hôtel. Nous avons parlé de tout ça hier soir et nous nous quittons sur un grand salut.
Au bout du pont, côté France, un couple de randonneurs à pied débute sa journée. Ils étaient avec moi dans l’hôtel et nous avions déjà discuté hier près d’une vieille église qu’ils photographiaient. Ils font le GR 5, avec des étapes de 23 ou même 27 km, comme celle de hier. Ils me donnent une nouvelle idée de randonnée : le sentier cathare (GR 367), dans les Pyrénées. La réservation de logements y est facile me confient-ils. Ah, c’est à retenir, car sur le GR 5, ce n'est pas le cas.
J’entame donc la montée vers la corniche, en espérant que la brume qui était assez dense au réveil se dissipe, car les vues de là-haut valent l’effort, paraît-il. C’est vrai, et je ne regrette pas mon effort sur une pente à 5% sur plusieurs kilomètres. J’arrive au bout d’une heure à un belvédère, et la vue sur la vallée, les falaises de calcaire, les forêts, les pâtures et Goumois dans le soleil du matin, est tout simplement magnifique. Je reste là un bon quart d’heure à goûter ce paysage. Puis je reprends mon ascension, pas si pénible du reste que ce que je craignais, qui va me mener jusqu’au col de la Vierge à 952 m. Je roule lentement, non seulement parce que ça monte (mais pourquoi a-t-on toujours l’impression qu’il y a plus de montées que de descentes ?…), mais aussi pour le paysage, pour prendre le temps de le regarder, de s’en imprégner, d’y entrer presque. J’ai d’ailleurs lu quelque chose là-dessus dans Ramuz hier soir à propos d’une escapade à la campagne avec un ami à l’adolescence :
« (…) et puis il y a ce contact étroit de vous à ce qui vous entoure, car on est en communication avec le sol ; ce sol, c’est de l’herbe ou de la terre ou des cailloux, il est résistant ou moelleux, dur ou tendre ; et les choses ne sont pas vues de loin et à distance, mais on est dedans, on participe à elles, les mouches vous entrent dans les oreilles, l’insecte court sur votre manche, l'oiseau chante tout à côté de vous ; on s’arrête pour l’entendre ; le vent passe et on est dedans. » (C. F. Ramuz, Découverte du monde, Zoé poche, 2022, pp. 127–128.)
Après l’ascension, une descente vers Charquemont, avec une rencontre burlesque dans les bois avec un lapin sur une pierre rouge, puis un arrêt à une borne de recharge Bosch. Belle publicité pour cette marque. C’est gratuit et rapide, rassurant pour le cycliste à VAE. Je suis reparti en me disant que j’allais pouvoir enfin utiliser l’aide n°2 de mon moteur, « Tour » ! Quelle débauche d’énergie, à faire culpabiliser en ces temps de restriction énergétique !
La progression continue, au soleil, mais pas trop chaud, côte après côte, descente après descente, village après village. Ces villages sont de petites tailles, mais partout j’ai vu des écoles. Partout également ou presque, des fruitières à fromage, du comté essentiellement. Les fermes sont souvent dans le village même. Certaines sont de construction très ancienne, immenses, imposantes et avec de belles façades d’un bloc contenant hommes et animaux. Ce sont les fermes comtoises traditionnelles. Souvent les anciennes maisons ont des décors architecturaux originaux, comme cette fenêtre à colonnes surmontée d’une imposte en soleil vue à Grand-Combe-des-Bois. Une autre particularité de ces grandes maisons anciennes, très hautes et larges, est d’avoir des poiriers en espalier côté sud. J’en ai vus beaucoup, avec de superbes poires (comment vont les miennes, à Plouézec ?). Et je n’oublie pas que le Jura est le pays du bois, et donc, certes, des forêts, mais encore des scieries. Il y en a autant que de fruitières à fromage et leur activité semble importante. Quand j’en vois, je pense tout de suite à ce film avec Lino Ventura (il en est à l’origine), Les grandes Gueules (1965) et Bourville. Une histoire de castagne et d’amitiés viriles au sein d’une scierie, mais c’était dans les Vosges. Le Jura, c’est le pays horloger également.
Peu avant Grand-Combe-du-bois, je traverse la forêt communale de Fournet-Blancheroche. Une voiture me double ; elle est immatriculée 35. Tiens, un breton dans le coin. Un kilomètre plus loin, j’aperçois un panneau indiquant un nouveau belvédère. La voiture de tout à l’heure est arrêtée là et son conducteur se trouve déjà près de la rambarde au-dessus du vide. Spectacle impressionnant que cette gorge du Doubs. Nous discutons un peu et je lui demande évidemment de quel coin de Bretagne il vient. Mais il a l’accent d’ici et me dit que c’est son entreprise qui est à St Malo. Il ne connaissait pas la Bretagne avant, mais y est allé il y a peu pour son travail et en a été émerveillé ! Paimpol ? Il ne connaît pas mais assure qu’il s’y rendra lors d’un prochain déplacement pour son travail. Son ex-femme, me confie-t-il, est allée à Bréhat et à Paimpol et rêve d’y retourner. C’est donc la troisième personne qui connaît Paimpol et sa région depuis le début de mon périple. Pas mal. Je constate pourtant que je n’ai encore vu aucune voiture avec la petite bretonne stylisée à l’arrière, alors que ce n’était pas le cas en Aubrac en juin, où j’en ai vu plusieurs.
Je reprends la route pour rallier maintenant Morteau, autre ville de la saucisse. Le temps est pour l’instant au beau mais j’aperçois quelques nuages bien gris à l’horizon. Au bas d’une longue descente sur une route un peu dégradée et cahotante, je vois enfin Morteau et m’arrête pour une photo. Un épisode truculent et en même temps un peu gênant m’attend. Alors que je range mon portable, surgit devant moi, sortant d’un bosquet au bord de la route, à 50 m environ, une femme, culotte et short sur les talons, les remettant prestement, non pas parce qu’elle m’a vu, car à aucun moment elle n'a tourné la tête vers moi, mais pour rejoindre au plus vite son amie qui dévale la côte en courant à petite foulée. Elles se rejoignent bientôt et je reste interloqué, me disant qu’on va bientôt envoyer une fusée pour voir la lune, alors que moi je l’ai vue de près en restant les pieds sur terre ! Et puis je les dépasse et rentre dans Morteau. Mais le temps se gâte et le tonnerre gronde, et bientôt une forte pluie s’abat. Je me réfugie sous un porche et mets les habits pour me protéger et repars. La pluie tombe toujours. Je fais très attention et crains la chute. Adieu Morteau, je n’aurai pas le temps de te visiter ! Il faut maintenant que je reste bien sur le tracé de la GTJ, chose pas facile en ville avec les nombreuses bifurcations et le trafic. Je dois me rendre au Gras, en passant par Grand-Combe Châtelet. La pluie est toujours présente et brouille ma vue à travers les lunettes. Un passant sortant d’une boulangerie me lance un « Bon courage! » Sympathique. J’ai hâte d’être arrivé car la fatigue se fait sentir.
J’atteins enfin Les Gras, petite commune, et demande où se trouve le lieu-dit les Seignes à un homme à la chevelure et aux moustaches dignes de d’Artagnan. Eh bien, c’est tout là-haut, après avoir traversé la forêt, une des dernières maisons en France, la Suisse est à 200 m, me renseigne-t-il. Et moi qui me croyait arrivé ! Bon, il faut y aller, pas d’autre choix. Je mets la puissance « Sport », du grand luxe, allume ma lumière pour franchir la sombre forêt, et pédale. L’accueil fut très chaleureux et le gîte parfait, nonobstant la panne d’électricité qui a duré jusqu’à 22H30 dû à l’orage qui s’est mis à redoubler. Le repas s’est passé en compagnie de deux randonneuses sur le GR 5 et les échanges furent cordiaux et comme toujours source d’échanges et d’informations sur l’art et la manière de randonner. Elles m’ont enlevé un regret, celui de n’être pas allé voir le saut du Doubs, soit une chute d’eau de 27 m : le Doubs a trop peu d’eau et il n’y a pas de cascade. Sacrée sécheresse !