Réveillé à 7H25 précisément, je descends pour prendre le petit-déjeuner mais trouve la porte vitrée menant au restaurant fermée. Je frappe, une ombre s’approche, on m’ouvre. Le personnage devant moi me fixe, apparemment peu heureux de me voir et lâche un mol "Bonjour". Eh oui, je suis venu trop tôt ! Je n’avais qu’a lire, me souligne-t-on, ce qu’il y a d’indiqué sur le porte-clé de la clé de ma chambre : petit-déjeuner à-partir-de-huit-heures ! Je dois revenir dans une demi-heure, quand ça sera prêt. Entendu, désolé, un peu confus. Je remonte, tout en scrutant mon porte-clé. Ah oui, c’est bien écrit là, en tout petit quand même…
A 8H, je suis devant la porte qui cette fois est ouverte. J’entre dans une première pièce qui mène au restaurant. Des coupes, des trophées sont présentés sur des étagères et plein d’autres objets que je n’ai pas le temps d’identifier, sauf - mais comment aurais-je pu faire autrement ? - une grosse moto toute rutilante. Je suis à peine remis de cette présence inattendue - moi qui ressentais un peu de solennité à l’idée de pénétrer, peut-être, dans la salle où Jean-Martin Charcot est mort et de boire mon café là où il à lui même petit-déjeuné ? - que je découvre dans la vaste salle du restaurant une dizaine au moins d’autres motos, tout aussi rutilantes et imposantes ! Le tenancier, que je nomme dans ma tête Guzzi, me désigne ma table. Je me sers en café et n’oublie pas de remplir mon tout petit Thermos (30 cl) mais suis interpellé par Guzzi : « Faut pas trop en mettre dans votre Thermos, y’en à d’autres qui vont arriver déjeuner ! » Bon. Mon Thermos n’est quand même pas un réservoir de moto !
La salle à manger donne sur le barrage du lac d'où je vois la cascade et entends même son bruit. Le petit-déjeuner est tout à fait correct, mais j'imagine avec un peu de malice qu’un motard se précipite et enfourche sa moto et part dans un bruit d’enfer par la porte-fenêtre ouverte, perturbant mon ingestion de madeleine, ou qu’un mécano en salopette tâchée de cambouis vienne exercer son art sur toute cette mécanique fièrement exposée et pose ses clés et chiffons sur ma table ! Rien de tout cela n'est arrivé, évidemment, sauf dans ma tête, et j'ai pu finir tranquillement.
Au moment de payer mon séjour, je demande à Guzzi si, entre Les Settons et ma prochaine étape, je vais trouver un commerce pour mon repas du midi. Haussement de sourcils de l’intéressé. « Pfff ! que des bois ! … vous ne trouverez que des bois et rien d’autre ! Allez plutôt à l’épicerie qui est un peu plus loin. » Ce que je fais dès ma sortie de l'hôtel, au cas où Guzzi aurait raison.
Il est temps de me remettre sur le GR maintenant. Le temps, justement, est à la pluie et à la grisaille. Après avoir traversé le chemin du barrage entièrement construit en granite, avec sa belle maison du garde, je longe le lac sur plusieurs kilomètres (13 km de périmètre). La brume le recouvre par endroits et cache l'autre rive. L'humidité règne partout dans ce sous-bois dans lequel je reste un bon moment, et je n'ai pas du tout envie d'appliquer la supplique de Lamartine dans son fameux poème "Le lac" : "Ô temps, suspends ton vol, et vous, heures propices, suspendez votre cours..." ! Non, je souhaite vivement passer à une autre séquence de ma randonnée.
Celle-ci arrive une demi-heure après, alors que le chemin s'ouvre enfin et que je vois là-bas une route. Mais tout à coup des éclats de voix et je comprends : « A gauche!». Puis je vois des coureurs cyclistes, maillots bleus, casques blancs, vélos noirs, passer en trombe juste devant moi et tourner effectivement sur la gauche à grande vitesse. Un peu plus loin, à un carrefour, une femme avec gilet jaune règle la circulation. Elle m’explique que c’est une course par équipe de 5 ou 6 coureurs, et qu’il y en a 300 au total. « Ce sont des belges, me dit-elle ». Ah bon ?! Je me demande pourquoi les belges ont-ils besoin de venir dans le Morvan pour s’affronter entre équipes ? Pour trouver des montées peut-être ? En attendant il en vient toutes les 5 mn et je dois me mettre sur le bas-côté pour les laisser passer, le GR empruntant la route sur un kilomètre à ce niveau.
Le GR s'enfonce maintenant de nouveau dans de sombres forêts et le cheminement me paraît long, long, mais Guzzi m'avait prévenu ! Oui, il peut il y avoir une sensation de solitude dans ces grands espaces boisés parcourus pendant des heures sans rencontrer quiconque, surtout dans ces forêts de grands arbres aux troncs noirs qui vous font vous sentir si petit. De plus la forêt semble désertée de ses animaux emblématiques : cerfs, biches, sangliers, renards, sans doute lynx puisque un spécimen a été vu près de Glux-en-Glenne, là où je me trouverai demain, et aussi loup dont la présence a été repérée depuis 2023. Mais combien d’yeux me scrutent ? Combien de museaux me sentent ? Combien d’oreilles se dressent à mon passage ? Tous sont sans doute tapis là, tout près, et je ne les vois pas.
Les cours d'eau sont en revanche très fréquents et il faut passer sur des gués. Parfois ils sont bien aménagés avec des blocs de granite, parfois ce sont des troncs enchevêtrés et glissants, et parfois il n'y a pas de gué du tout et il faut passer là où c'est possible... C'est le cas là où je me trouve, car il n'y a rien devant moi pour me permettre de passer et le niveau de l'eau est trop haut pour franchir ce cours d'eau. Il va falloir que je fasse marche arrière et que je trouve un autre itinéraire. Mais je vois sur le côté, un peu en aval, que des troncs ont été jetés entre les deux rives. Pas évident de passer là-dessus, mais je me lance, avec précaution et aidé de mes deux bâtons qui arrivent à me stabiliser sur ces troncs glissants. Je progresse presque centimètre par centimètre pour atteindre enfin la berge avec soulagement. La randonnée peut continuer.
Il est bientôt midi et j'arrive au village de La Chaise le bien nommé pour une pause. Je cherche la mairie pour me mettre à l'abri, mais pas de mairie. La Chaise est en fait un hameau rattaché à la commune de Planchez-en-Morvan. En revanche, il a un abri-bus. Ah ! que j'aime les abris-bus en randonnée. On est protégé de la pluie ou du soleil ou du vent ; on est un peu comme dans une cabane d'enfance quand c'est en bois comme celui où je me tiens, et on retourne aussi un peu en adolescence, car les abris-bus, c'est bien connu, sont des refuges pour nos jeunes qui y trouvent-là un domaine limitrophe entre foyer et extérieur (le collège, le lycée, la ville, la vie future...), bien à eux, occupé souvent en bande.
Pas de jeunes ce jour-là pour me disputer les trois places possibles sur le banc en bois à l'intérieur et je peux y déposer mon sac et sortir mon déjeuner. La pluie tombe toujours en fines gouttes et je me remets bientôt en route, après avoir quand même bu mon café prélevé avec modération chez Guzzi !
Le cheminement se fait encore une fois dans les bois et je passe du département de la Nièvre à celui de la Saône-et-Loire sans m'en apercevoir. Puis c'est une montée de près d'une heure dans un chemin caillouteux pour arriver au Montiant, à 787 m d'altitude. J'entre alors dans la forêt domaniale d'Anost qui fut un refuge pour le maquis Socrate.
Au quatrième jour de cette randonnée, je me sens mieux physiquement et le remarque car je suis moins essoufflé, ce que j'ai encore pu constater lors de cette montée, et j'ai moins de douleurs. Comme à chaque randonnée itinérante, il faut attendre le quatrième ou cinquième jour pour bénéficier de l’entraînement des jours précédents et passer un cap, parfois difficile à franchir et qui peut donner l'envie d'arrêter. Persévérons ! Persévérons ! Haut les coeurs !
Une trouée, enfin, et Anost s'annonce, comme avec ce panneau qui vente la production de sapins pour Noël. La vente de sapins est en effet une ressource importante de la région, pour Noël comme ici (29% de la production nationale) mais aussi pour l'export du bois. C’est pourquoi on trouve beaucoup de sapinières avec de jeunes sapins en pousse et aussi de nombreuse zones de coupe forestière. Le Morvan garde cette tradition de région d'exploitation forestière qu'elle a connue dans son histoire, avec le flottage du bois jusqu'à Paris dès le 16e siècle. Recouvert à 50% de son territoire par les forêts, le Morvan est bien cette "hauteur boisée, d'aspect sombre ou de grande étendue" que signifie son étymologie d'origine celtique.
J'arrive maintenant devant mon hôtel-restaurant avec sa petite terrasse en surplomb de la rue. L'intérieur est entièrement fait d'une boiserie sombre mais de laquelle se détachent tableaux, vieux instruments ou outils qui créent une ambiance plutôt sympathique. Ma chambre est au bout d'une coursive et j'aperçois des bâtons de randonneurs devant l'une des portes précédant la mienne. Je ne serais donc pas le seul ?! Je n'ai en effet toujours pas rencontré d'autres randonneurs comme moi en itinérance. J'ai bien croisé quelques randonneurs occasionnels et aperçu des compostelliens vite évanouis, mais aucun compagnon de route avec lequel discuter.
C'est dans la salle du restaurant, pour le repas du soir, que je rencontre deux randonneurs, des belges. Ils font le chemin d’Assise, et cette fois, depuis Vézelay, vont jusqu’à Turin. « Si Dieu veut, on repartira de Turin l’an prochain pour atteindre Assise » me dit l’un d’eux. Je remarque sa croix en bois pendue à son coup. Comme moi, ils constatent qu’il n’y a personne sur les chemins : je suis aussi leur premier autre randonneur. « Vous faites le chemin d’Assise ? » me demande le même, peut-être avec l’espoir que nous pourrions cheminer ensemble ? C’est ce que je crois percevoir. Non, pas de chemin d’Assise pour moi, ai-je répondu. Mais il se peut qu’on se croisent encore, car ce chemin se superpose à plusieurs reprises au GR 13 sur des distances parfois importantes. Sur cet échange je me retire dans ma chambre pour récupérer en force, l'étape de demain étant de 27 km avec du dénivelé l'après-midi.