Carnet de voyage

Le Sentier cathare

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Par PLM
Le Sentier cathare. Récits d’un randonneur ordinaire. Petites choses collectées, petites choses vécues, petites choses racontées.
Juin 2023
12 jours
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C’est l’an dernier, au cours de mon voyage à vélo à travers le Jura, qu’on m’a parlé du Sentier cathare. Un couple de randonneurs à pied rencontré dans un hôtel m’en avait dit tout le bien qu’il en pensait pour l’avoir fait un an plus tôt, soulignant que les hébergements y étaient nombreux et que la visite des châteaux vous plongeait dans l’Histoire ! La destination de ma prochaine randonnée pédestre itinérante était trouvée, et même sa période – la première quinzaine de juin – puisque je savais déjà que j’étais invité à un mariage le 3 juin dans le Lot. La moitié du chemin serait faite. À moi donc châteaux et villages pittoresques, chambres d’hôtes et rencontres nouvelles sur le Sentier ! À moi un retour sur les traces d’une première visite des châteaux cathares il y a maintenant… 40 ans. Et sur celles, d’abord oubliées, d’un séjour de vacances dans les Corbières, à Durban-Corbières exactement, et un autre dans le Lauragais pour visiter la maison du musicien Déodat de Séverac, souvenirs que je n’ai retrouvés que chemin faisant sur le Sentier cathare, car notre mémoire accumule et nous dérobe une foule d’éléments qui ne resurgissent que dans des circonstances propices, à notre plus grand étonnement et le plus souvent satisfaction.


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Le mariage a eu lieu la veille et ce matin je pars pour les Corbières. Il est 9H30. Cette première partie de voyage ne manque pas d’intérêt, en passant par les départementales. Je longe d’abord les gorges de la Dordogne, puis celles du Lot. Une succession de sites remarquables sont signalés : Rocamadour, Saint-Cirq-Lapopie, Padirac... Autant d’envies de randonner ! Après le Lot, c’est la traversée de l’Aveyron. Grandes forêts, collines, vieilles bâtisses. Dans ces forêts denses, un enfant sauvage a été trouvé au tout début du 19è siècle, que le médecin Jean Itard nomme Victor et tente de lui apprendre à parler, ce qui sera un échec. On le plaça alors dans une institution et on l’oublia. Mort, il fut mis dans la fosse commune. François Truffaut fera un film de cette histoire, L’Enfant sauvage (1970).

Plus je roule vers le Sud, plus je remarque des panneaux annonçant un endroit « ombragé » : parking, restaurant … Signe du réchauffement climatique ou parade habituelle au soleil, ici dominant ?

Je suis maintenant dans l’Aude et souhaite m’arrêter à Carcassonne. Pour y arriver, je franchis la « montagne Noire », ce massif montagneux à l’extrémité du Massif central qui sépare les départements du Tarn, de l’Hérault, de l’Aude et de la Haute-Garonne. C’est noir en effet, avec ses pins serrés sur des pentes escarpées. Déception à Carcassonne : c’est bondé de touristes, auxquels je viens m’ajouter. Mais surtout profusion de boutiques et de lieux de restauration. Je quitte rapidement la cité reconstruite par Eugène Viollet-Le-Duc à la demande de Napoléon III. Carcassonne n’est belle que vue de l’extérieur !

J’arrive dans les Corbières peu après, vers 18H. Je pensais aller jusqu’à la mer mais un panneau ‘France Passion’(accueil de camping-caristes) aperçu sur le bord de route à la sortie de Thézan-des-Corbières me convainc de ne pas aller plus loin pour ce soir. La ferme d’accueil fait du fromage de chèvre et sans doute du vin. Le chèvre n’est pas ce que je préfère question fromage ; je ne leur serai pas un bon client. L’endroit du stationnement est un champ à vaches derrière des vignes auquel on accède par un chemin cabossé et boueux. Mais la vue porte assez loin sur des collines boisées, hérissées par endroits d’éoliennes en grappe. Des ifs parsèment la campagne. Une impression de « sud » est fortement présente.


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Journée intermédiaire. Demain débute ma randonnée. J’ai un peu récupéré du voyage en dormant jusqu’à 8H ! Tourisme aujourd’hui. Cap sur Gruissan. De petites routes le long de canaux et de salines me conduisent à ce très joli village, avec sa tour surplombant la ville et la mer. On monte à cette « Tour vieille », qui autrefois était au centre du château, par un chemin en escalier que je gravis avec prudence car les roches sont glissantes et il aurait été un peu bête de se tordre un pied ! Vue splendide sur le village et la mer. Les touristes affluent et je sers de photographe pour des Espagnols, puis des Allemands. Si j’étais resté plus longtemps, j’aurais pu photographier les Anglais que j’ai croisés en redescendant ! Le port a ses vieux bateaux et ses vendeurs de poissons, sa marina, son tribunal des « prud’hommes pêcheurs » aussi. C’est un pays de marins, qui a même ses charpentiers de marine. Un Paimpolais n’est pas complètement dépaysé ici. Dans le village, c’est jour de marché. Que de chapeaux à vendre ! J’en ai profité pour en acheter un, plus large que celui que j’ai apporté et qui ne serait sans doute pas assez ombrageant. Le soleil est très fort aujourd’hui, et la chaleur encore contenue (24°- 25°).

Gruissan

Après Gruissan, je me rends au Hameau du Lac en Sigean, au nord de Port-la-Nouvelle. Encore un lieu ‘France Passion’. Je dois y passer la nuit et partir le lendemain matin en randonnée. Il y a déjà quelques mois, j’ai négocié avec le propriétaire que je laisse mon fourgon près de chez lui tout le temps de mon parcours sur le Sentier cathare. C’est un vigneron qui vit à l’arrière d’un château en ruines envahi par les ronces. Quelques débuts de travaux sont visibles, mais apparemment sans lendemain. L’ancien portail est magnifique.

Comment va se passer ma première journée ? J’ai préparé mon sac. Il est lourd (10-12 kg avec 1L 1/2 d'eau), et je n’ai pas encore mis mon repas du midi ! Mais il ne dépasse quand même pas 20% de mon poids. Ce qui m’inquiète le plus, c’est de rejoindre le Sentier cathare qui est plus au sud. L’itinéraire officiel démarre à Port-la-Nouvelle, mais ici je suis à 9km de ce point de départ, et le plus logique est de prendre en quelque sorte le Sentier en route en descendant plein sud. Ma jonction se fera à mi-chemin de la première étape officielle, mais pour y arriver je dois marcher 13 km, et un bon bout sur une départementale. Je voudrais partir très tôt demain matin pour éviter au mieux la chaleur et la circulation. Compte rendu demain soir.

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Je pars très tôt ce matin, à 7H15, et je vais suivre l’itinéraire que j’ai tracé sur Visorando. Dès les premiers mètres, une forte douleur à la hanche gauche se manifeste : le corps réagit au poids inhabituel que je lui fais porter. Cette douleur va s’atténuer néanmoins au bout d’un certain temps et je ne la sentirai plus par la suite, preuve que le corps s’adapte. Je marche d’abord sur des chemins à travers les vignes. Un panneau mis par la société de chasse pour sauvegarder la biodiversité avec un Bambi qui vient de perdre sa mère sous les coups de fusil me fait sourire ! Un peu cynique, non ? Plus loin, sous un pont, cette inscription qui m’interpelle : « Huissiers garnissaires, demi-tour !!! » Je n’ai jamais rencontré ce mot de « garnissaire », mais j’apprendrai qu’il s’agit de huissiers qui gardent les meubles saisis ! Ont-ils fait demi-tour ?

Bientôt je tourne le dos à la mer qui miroite encore au loin voilée de gris. Au sud, les montagnes apparaissent et se rapprochent au fur et à mesure de mon avancée. Puis j’arrive sur la départementale. Heureusement, elle ne sera pas très fréquentée. Je rentre maintenant dans les montagnes et guette l’endroit où je vais trouver le Sentier cathare, qui est le GR 367. Soudain, sur ma gauche, surgissent quatre randonneurs qui traversent la route et s’engagent en face. C’est là !

Avant de me lancer, je me repose de mes 13 km avant de continuer. Il est juste 11H. Les randonneurs aperçus se reposent aussi et nous nous saluons. Arrive une femme qui se joint à eux pour discuter, mais bientôt les quatre premiers repartent et elle reste seule. Elle me voit, on se salue et elle me demande : « Vous faites le Sentier cathare ? » Le contact est établi, parce qu’elle aussi « fait » le Sentier. Une connivence s’installe immédiatement, comme je l’ai à chaque fois constaté dans toutes les randonnées que j’ai pu faire. Je sais déjà qu’une amie va la rejoindre demain, et que son mari travaille dans l’Ariège, c’est pourquoi elle ne fera pas la partie du Sentier qui traverse ce département, qu’elle connaît déjà. Je sais aussi que nous sommes certainement appelés à nous revoir et que d’une certaine façon elle fera partie de mon voyage. Alors que je termine de me reposer, elle part avant moi. Je lui lance un « À plus tard ! », persuadé que nous nous reverrons.


De la jonction à Durban-Corbières

Reposé et ayant avalé une barre énergétique, je m’engage enfin sur Le Sentier cathare qui débute par une montée toute droite sur une piste en béton, qui va se transformer au sommet en un chemin caillouteux ou en graves. Je chemine dans une garrigue écrasée de soleil ; sur ma droite, un puits rempli d’eau contraste avec l’environnement. Puis j’arrive sur le bord d’une barre rocheuse qui permet de découvrir un paysage très large. Voilà le Pays cathare, ou plutôt les Corbières ! Ce qui m’attend maintenant est une descente très difficile et longue, périlleuse pour un premier jour. Je fais très attention pour ne pas tomber ou me tordre un pied. Mais la fatigue est là, et la chaleur se fait plus ressentir en cette fin de matinée. En contrebas, je vois une allée d’arbres qui sera parfaite pour son ombre lors du repas. Mais j’en suis encore loin et les articulations souffrent. Après une heure de descente à tout petits pas, je me retrouve enfin à l’ombre des arbres. Quelqu’un est déjà là, et je reconnais la femme de tout à l’heure qui déjeune. Je m’installe non loin d’elle et je déjeune aussi tout en discutant avec elle. J’apprends qu’elle s’appelle Dany et qu’elle est récemment à la retraite. D’origine cévenole, elle s’occupe de dynamiser un autre chemin de randonnée historique, celui des « Huguenots » (GR 965 « Sur les pas des Huguenots »). Il part de la Drôme, traverse les Cévennes et va jusqu’en Allemagne en passant par la Suisse. « Des réfugiés qui ont été accueillis, eux ! » tempête Dany. Les protestants français ont dû en effet s’exiler après la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685. Je l’ai un peu emprunté en faisant le Chemin de Stevenson qui lui est commun pendant quelques kilomètres. Son repas fini, Dany me quitte en lançant un « En randonnée, on arrive toujours ! À plus tard ». Oui, Dany, on arrive toujours, mais encore faut-il savoir où et dans quelles conditions ? Au Paradis des randonneurs peut-être ? L’Eden aurait-il un GR ? Et Dany sera-t-elle ma CRR (Compagnon de Route Récurrent) ? On verra.


Après un repos de près d’une heure et la consommation d’un sandwich au pâté Hénaff trouvé la veille au supermarché de Sigean, je reprends ma marche vers Durban. Sur le côté des vignes, un dépôt de déchets sauvages provenant d’une entreprise du bâtiment. C’est le deuxième depuis ce matin. Je le signale sur Suricate. Mais la fatigue se fait encore sentir. Le premier jour est vraiment difficile. Je m’arrête souvent et profite pour photographier des euphorbes en fleur et identifier le rossignol philomèle, très présent tout au long de cette randonnée (merci Birdnet). C’est en trainant lamentablement mes bâtons que je gravis la dernière côte du massif, à 222 m. De là, j’aperçois Durban-Corbières. La descente est pentue et les dérapages fréquents, puis arrive un chemin plus plat qui débouche sur la départementale qui traverse Durban. Durban-Corbières, où j’ai passé des vacances d’été en… 1986 ! Je ne sais plus très bien où était la maison louée. Nous nous sommes alors baignés dans « La Berre » qui longe la rue principale. Mais aujourd’hui, presque plus d’eau dans ce fleuve.

Mon gîte se trouve dans une vieille maison à deux étages aux volets verts. Une belle porte sculptée en ferme l’entrée. J’actionne le heurtoir et un visage apparaît tout là-haut. Bien qu’il ne soit que 15H, je suis accepté. Le temps de repos sera réparateur.


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Comme je suis arrivé fatigué hier à l’issue de ma journée, aujourd’hui je décide de marcher à l’économie, d’autant que 28 km sont annoncés. Celui qui veut aller loin ménage sa monture dit-on, et c’est ce que je fais. Je marche plus lentement, sur le plat, en montée et même en descente, avec des efforts mesurés à chaque fois, ralentissant quand je m’aperçois que je presse le pas. Le résultat est là : malgré la distance, le dénivelé et les trois longues montées caillouteuses dans des lits de ruisseaux à sec, je suis parvenu à Tuchan en terminant fort, sans doute propulsé par l’envie de m’installer à la terrasse d’un bar (je n’avais plus d’eau!). Cette performance finale ne fut pas récompensée, car le seul bar du village était fermé. Je me suis rabattu sur la supérette. Installé sur un banc dans un parc, je me suis longuement abreuvé en admirant le bâtiment de la Poste de style Art Nouveau. Il y a toujours un petit trésor dans un village...

Il y a quand même eu un moment où je suis allé vite. Dans la descente d’une piste bordée sur ses hauteurs de taillis épais, j’entends un premier bruit, une sorte de ronflement, mais je crois que c’est mon sac qui aurait frôlé une branche et pu le produire. Je m’arrête donc pour regarder derrière moi et c’est alors qu’un grognement, tout près, se fait entendre dans le bosquet qui remue. Oui, j’ai accéléré cette fois, ne me prenant pas pour Obélix chasseur de sangliers ! La chasse de ce gibier est d’ailleurs très présente le long des chemins avec tous les postes de tir qu’on peut voir. Les vignerons clôturent aussi leurs vignes pour limiter les dégâts causés par ces animaux.

Les vues plongeantes dans les vallées sont fréquentes, une fois sorti des maquis qui garnissent ces massifs de Corbières. La plus belle vue fut sans conteste celle du château d’Aguilar et de la plaine où se trouve Tuchan.

Tous les cours d’eau sont à sec. Mais ce matin le chemin est passé près d’une source encore vive, avec une grande retenue d’eau qui devait être un lavoir. C’est assez exceptionnel pour le signaler car la sécheresse est présente, malgré les quelques flaques d’eau boueuse qui restent encore après les orages. En contrebas de cette source se trouve un beau potager que son propriétaire alimente en eau par un tuyau qui passe sous le GR !

Aujourd’hui j’ai fait la connaissance d’un jeune randonneur de Seine-et-Marne, à l’allure originale, tout de noir vêtu, jusqu’au béret basque. Ses tatouages colorés apparaissent aux bras et aux mollets qui restent à l’air. Il marche avec une certaine détermination dans l’élan qu’il se donne, vigoureusement. Bien entendu, je le laisse filer. Mais à plusieurs reprises je l’ai retrouvé au bord du chemin, assis, visiblement fatigué. Le lièvre et la tortue, ai-je pensé… Ce soir nous nous sommes retrouvés devant la supérette de Tuchan, et lui ne savait pas encore où passer la nuit. Peut-être au camping m’a-t-il dit ? Et moi de lui répondre que toutes mes réservations sont déjà faites, jusqu’au bout. La cigale et la fourmi cette fois…

Une autre série de rencontres a eu lieu avec des vététistes. Deux couples m’ont croisé plusieurs fois, ne pouvant prendre certaines parties du GR. Mon seul reproche à leur faire - mais qui vaut pour tous les cyclistes sur les chemins, dont moi -, c’est de ne pas se signaler par un petit coup de sonnette lorsqu’ils sont juste derrière un randonneur. Quand on marche, seul en particulier, on est le plus souvent absorbé dans ses idées et un peu coupé du monde. L’arrivée brusque d’un vélo, à grande vitesse parfois, peut vous faire sursauter, ce qui n’est jamais agréable. Un petit coup de sonnette s’il vous plaît ! La Fédération Française de Randonnée Pédestre ne pourrait-elle pas prendre contact avec celle du cyclisme pour diffuser une recommandation auprès de ses adhérents ?


La chambre d’hôte au cœur de Tuchan est d’une très bonne tenue, avec piscine et spa, et surtout une décoration soignée et recherchée. Je vais ainsi dormir dans une chambre aux tons rouges, avec petits tableaux galants très 18e siècle aux murs et meubles blancs ouvragés. La salle de bain, très spacieuse, vient d’être refaite et paraît immense. Mon hôtesse m’a accueilli et montré ce qu’il me fallait savoir, notamment pour le petit déjeuner, le tout dans un français parfois mal maîtrisé et prononcé avec un accent britannique charmant. La soirée fut reposante, n’étaient les coups de marteau entendus pendant une bonne demi-heure. Que pouvait-il se passer en bas ? Mais c’est cette nuit qu’ils ont eu pour moi une autre conséquence. Endormi profondément dans mon petit lit à une place, je fus soudainement et brutalement réveillé par un bruit fort, tout proche, ressemblant à du verre cassé ; encore dans un demi-sommeil, j’ai pensé/rêvé que quelqu’un venait de lancer une pierre sur une vitre de mon hôtesse, par malveillance et rétorsion, souhaitant son départ. Ce petit scénario, sorti de mon inconscient, avait pour fonction de me permettre de me rendormir et de me rassurer sur ce que je venais de vivre, car tout rêve est un « gardien du sommeil », par intégration des stimuli extérieurs disait Freud. Il m’a fallu un peu de temps quand même pour replonger dans les bras de Morphée, craignant un nouveau jet de pierre… Cet épisode me fait penser au célèbre rêve d’Alfred Maury, dit le « rêve à la guillotine » : alors qu’il dormait, le baldaquin se décroche et lui tombe sur la nuque ; en se réveillant brusquement et avec une grande angoisse, il a en tête le scénario selon lequel il était un jeune homme pendant la Terreur, condamné et envoyé à l’échafaud, vivant la scène du basculement de la planche et du coup de la guillotine qui lui tranche la tête !

Le fin de l’histoire me fut donnée le lendemain matin : c’est un miroir du couloir attenant à ma chambre qui s’est décroché, sans doute par suite des coups de marteau de la veille … Et il ne s’est pas cassé !

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Petit-déjeuner à 6H45. Mon hôtesse est allée chercher croissants et pain frais. Je lui fais part évidemment de ma découverte du miroir tombé, mais quand même pas de ma rêverie. Je m’installe à la longue table dressée où je suis seul, et je retrouve là le goût raffiné de la propriétaire dans le choix des couverts, des récipients ou de la vaisselle. Une petite assiette avec une imagerie rouge sur fond blanc est devant moi pour y poser ma tasse. Je manque m’étouffer avec le morceau de croissant juste avalé quand je comprends ce que représente la scène sur le fond de l’assiette. Ni plus ni moins un viol ! On voit en effet une jeune bergère tenter de fuir, les bras en avant, le corps comme exposé en arrière, le visage tourné sur le côté avec une expression d’horreur, à l’approche d’un personnage présenté en diable, en Méphistophélès ! Au moment de franchir la porte que mon hôtesse tenait ouverte devant moi, j’ai regardé la créature britannique avec une pointe d’interrogation. Perfide Albion !

À la sortie de Tuchan je m’engage sur le Sentier qui traverse les vignes. Les vignerons sont déjà au travail et sulfatent des produits qui se répandent alentour jusqu’au GR. L’odeur est très forte et je mets un mouchoir sur mon nez pendant un bon quart d’heure. Se protègent-ils, ces vignerons ? je n’en ai pas l’impression.

Sorti des vignes, je traverse un maquis qui a dû brûler, au vu des arbustes grillés, mais déjà la végétation repousse vigoureusement. Sur le bord du Sentier, une vieille voiture des années 30 semble attendre qu’on la démarre. Je verrai bientôt sa sœur, en meilleur état, à Padern. Avant d’y arriver, il faut franchir un endroit escarpé au-dessus d’une gorge longée par une route. Un panneau de la FFRP n’est pas très rassurant avertissant de la possible chute de pierres et me fait presser le pas alors que la prudence s’impose ! À l’entrée de Padern, je retrouve le randonneur en habits noirs qui se baigne les pieds dans la rivière le Verdouble. Serait-ce lui mon CRR (Compagnon de Route Récurrent) ? On parle. Il me dit que hier c’était difficile. Oui, je l’avais vu. Mais pour moi aussi l’épreuve a été dure.


Padern se trouve au piémont d’un château, qui ne se visite pas. Je passe donc et commence une longue, très longue montée vers le château de Quéribus. 400 m de dénivelé sur 5 km. J’adopte encore aujourd’hui une marche lente, d’autant que je sens qu’il me manque un peu de sommeil pour cause de chute de miroir ! Une marche de montagnard, pas après pas, sans jamais forcer, même si ça paraît plus facile. Dans les montées caillouteuses, je cherche tout ce qui peut faire « escalier » et faciliter la progression.

Enfin Quéribus. C’est le mieux conservé des châteaux cathares et il paraît toujours aussi inexpugnable, dressé comme un dé sur son rocher, culminant à 728 m. Par deux fois, au XIIIe siècle, il a été assiégé par des troupes sur ordre du roi de France pour réduire le dernier bastion de la résistance cathare qu’il était devenu, en vain. Mais un troisième siège, plus subtilement mené par le valeureux Olivier de Termes au service du roi Louis IX (Saint-Louis), obtint la reddition des Cathares.

Je prends mon repas à côté d’autres randonneurs, un club de Perpignan ; ils sont une vingtaine. L’ambiance est bon enfant, mais je dois subir un discours interminable sur les différentes farines tenu par un certain Philippe, le trésorier du club, expert aussi en céréales ! Une randonneuse me demande si je « fais » le Sentier cathare et si je vais visiter tous les châteaux, ce qui lui paraît être un exploit.

« Faire le sentier », expression maintes fois entendue et que j’utilise moi-même. Oui, on fait son Sentier, à chaque pas, par notre rythme, notre découverte, nos pensées en randonnant, par ce qu’on regarde, par ce qui nous intéresse. À chaque randonneur, son Sentier, sa randonnée. Parmi les choses qui m’intéressent, il y a en particulier la végétation. Ici, dans les Corbières, dominent le jaune du genêt d’Espagne, le bleu des Nigelles de Damas, les cystes et les orchidées, et d’autres plantes que je n’ai pas encore identifiées.


Mais il faut repartir et descendre dans la plaine où on aperçoit Cucugnan, le village du curé qu’Alphonse Daudet a rendu célèbre dans sa nouvelle publiée en 1866 puis dans les Lettres de mon moulin. Les habitants d’aujourd’hui ont-ils retrouvé la foi que ce curé avait rêvé de leur redonner en son temps par la confession ? En tout cas, pour arriver à l’église, il me faut monter une côte très raide qui aboutit, non pas au confessionnal, mais à la terrasse ombragée d’un bar. C’est aussi un peu le paradis ! Je ne suis d’ailleurs pas le seul à en profiter, mon randonneur en habits noirs est attablé et déjeune en compagnie d’une randonneuse aperçue hier. Nous allons, avec elle, nous revoir souvent.


Encore 5km pour arriver à Duilhac-sous-Peyrepertuse. Le village est au pied de la falaise immense au sommet de laquelle s’étale le château de Peyrepertuse. Chambre d’hôte plus banale qu’hier mais accueil très sympathique de l’hôtesse et de son chien (sans compter les trois chats!). Entre autres choses, on parle de Bugarach, où je vais passer dans deux jours. En 2000, le monde devant finir dans une catastrophe apocalyptique selon le calendrier maya, des extraterrestres étaient censés enlever dans leur soucoupe volante des « élus » dans ce village du bout du monde, me raconte mon hôtesse … Il en reste un, de ces « illuminés », me dit-elle. On en rigole un peu, évidemment. Et pourtant, une catastrophe mondiale, beaucoup la prédisent, et il n’y aura pas de soucoupe volante pour partir dans la galaxie (sauf pour Elon Musk dans sa fusée) !

Pas de repas du soir dans ce gîte mais, heureusement, une épicerie est ouverte qui me permet de trouver de quoi manger ce soir et pour mon pique-nique de demain midi. Ici, on ne paye qu’en liquide.

Petit-déjeuner prévu à 6H45. Merci à l’hôtesse pour sa disponibilité.


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Démarrage dans une petite fraîcheur pas mal venue. Dans la montée à la sortie du village qui mène au GR, je suis suivi par deux randonneurs que j’ai déjà vus les étapes précédentes. Ils me dépassent assez vite car ils marchent à une belle allure. Je ne reste pas seul très longtemps et suis rattrapé par une jeune femme également aperçue les jours derniers. Nous montons ensemble vers le château de Peyrepertuse. Bientôt la pluie s’invite et nous mettons nos vêtements imperméables. C’est une jeune infirmière travaillant à Paris. Elle voudrait faire tout le Sentier mais sa cheville la fait souffrir et se demande si elle ne va pas devoir arrêter. Pour l’instant, elle marche quand même bien et je la laisse passer devant et disparaître dans les bois.

Je vais rester seul assez longtemps à partir de ce moment. Le ciel est bas et la pluie continue de tomber. Dans les descentes, il faut faire plus attention que d’habitude car les pierres glissent. Je ne suis pourtant pas tout à fait seul, les vaches pâturant dans les espaces herbeux le long du Sentier. Dans un de ces grands espaces, une bifurcation de l’itinéraire est proposée : soit continuer par la montagne, soit descendre vers les gorges de Galamus. Cette dernière option me tente plus, et mon choix sera le bon, compte tenu de ce que me diront plus tard les deux randonneurs vus ce matin au départ de Duilhac. Le Sentier alors suivi est plutôt agréable, sinuant dans l’herbe ; puis il s’enfonce sous une futaie épaisse et basse que je ne quitterai qu’une bonne heure plus tard. La sensation de solitude est alors au rendez-vous et un compagnon de route vous manque un peu. Apercevoir la marque rouge et blanche du GR est toujours réconfortant. Soudain, au loin, je vois quelque chose de gris-blanc filer entre les arbres. Je me dis que c’est peut-être une voiture et que je vais arriver sur la départementale sur laquelle doit déboucher ce chemin ? Mais je n’ai entendu aucun bruit de moteur ! C’était sans doute un animal type chevreuil, le pelage luisant sous la pluie. Ou un loup ? Il y en a ici.

Après avoir atteint la départementale, le GR qui la suit me mène aux gorges de Galamus et à son ermitage à flanc de falaise. C’est spectaculaire ! Je reste un bon moment à regarder ce site. Un homme s’approche et s’intéresse à mon sac à dos et à mon voyage à pied. Lui, il ne pourra plus en faire ; il est en quelque sorte en sursis après une vie de travail passée dans le nucléaire. Les radiations l’ont abîmé. Son discours est très négatif sur tout, et je cherche à écourter notre rencontre sans le rejeter.

Reprise du GR le long des gorges. Les vues sont toujours aussi spectaculaire, avec un à-pic impressionnant depuis la route très étroite. Attention aux voitures qui vous frôlent ! Dans un virage, je retrouve le groupe de randonneurs d’hier qui déjeunait près de moi au pied de Quéribus ; tous sont penchés par-dessus le parapet et contemplent les gorges tout en bas. On se reconnaît et on se salue. Puis, venant de la direction opposée à la mienne, je vois les deux randonneurs qui sont partis en même temps que moi ce matin de Camps. Ils ont choisi de passer par le sentier nord, celui que j’ai laissé pour prendre celui qui mène directement aux gorges. La descente de la montagne a été très rude, très périlleuse me disent-ils. Il fallait avoir l’expérience de la montagne ! Ils ont dérapé plusieurs fois et se sont rattrapés aux branches des arbres. Je suis donc content de mon choix qui m’a évité, peut-être, un accident.

Je retrouve aussi le randonneur en habits noirs. Je sais maintenant qu’il s’appelle Vincent. Lui aussi est passé par le col, au nord, et a trouvé la randonnée difficile. Il se dirige vers la variante sud du Sentier cathare, pour visiter le château de Puilaurens, mais pour l’heure il aimerait se baigner dans les gorges. Je pense que c’est peut-être la dernière fois que nous nous croisons car, moi, je prends la variante nord. Mais les deux variantes se rejoignent après Quillan, donc…

Les gorges de Galamus 

J’arrive maintenant à Camps-sur-l’Agly. Ce village replié sur lui-même et désertique, ne comptait que 51 habitants en 2021. Mais il y a quand même deux gîtes de randonnée. En revanche, aucun commerce. Ma chambre d’hôte se trouve dans une des vieilles maisons du centre du village, un peu pompeusement appelée « hôtel ». J’y suis chaleureusement accueilli par une femme toute dévouée mais passablement surexcitée physiquement et mentalement. Tout va mal, débite-t-elle à toute allure en s’agitant de tous côtés : la forêt est exploitée, des gîtes partout, il faut rouler 40 mn pour faire ses courses… Elle n’y arrive plus, elle va tout arrêter et faire de l’enseignement du français en classe FLE… Puis raconte des bouts de vie, toujours à la va-vite, des pertes en fait : perte d’un enfant, perte d’une maison à Vaison-la-Romaine dans les inondations, perte d’un bateau sur lequel elle vivait dans le Golfe du Morbihan… Tout cela est touchant et émouvant et je consens à prêter mon oreille le temps du repas. Car elle fait ce qu’elle peut avec ses petits moyens pour donner du confort et s’en sortir quand-même. Y arrivera-t-elle ? La précarité est déjà bien installée dans sa vie.

Camps-sur-l'Agly 

La nuit sera reposante, et je constate avant de m’endormir que je n’ai pas d’ampoules, sans doute grâce aux chaussettes doubles et à la crème dont j’enduis mes pieds tous les jours, et que mon corps ne me fait plus mal. Même mon sac m’a paru plus léger aujourd’hui. Au bout du 4e jour de randonnée, l’entrainement est là et la machine entre dans son fonctionnement optimal.

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Courte étape d’une demi-journée. Il a plu cette nuit et le sol est humide. Les cours d’eau ici ne sont pas à sec et la campagne est verdoyante, couverte de forêt ou de pâturages. La journée est belle, avec un ciel entièrement dégagé et pas de vent.

La première partie de la randonnée est plutôt agréable, tranquille, longeant des champs et passant près de fermes. Dans l’une d’elles, un cerisier déjà en fruits et un beau rosier à son pied. Puis il faut monter un col qui se trouve à 906 m. Ascension longue encore une fois, dans les sous-bois, et donc avec un peu de fraîcheur. L’arrivée au sommet, sur une pâture dégagée, permet d’embrasser une vue lointaine sur les montagnes pyrénéennes dont certaines ont des neiges éternelles. Je contemple le paysage un bon moment avant de reprendre ma marche. Plusieurs barrières de pâtures sont à franchir et je croise des étalons près d’une pièce d’eau. En remontant une pente, je lève les yeux et aperçois un grand rapace en vol planant au-dessus de moi, peut-être un gypaète barbu ou un vautour fauve ? J’apprendrai un peu plus tard qu’il y a non loin un observatoire des rapaces, et spécialement des vautours. Mais il y en aura beaucoup d’autres tout au long du Sentier car ces rapaces sont nombreux aujourd’hui.

Après deux passages à gué, j’arrive aux abords de Bugarach. Un grand étang, juste avant d’entrer dans le village, accueille pêcheurs et marcheurs du week-end. Trois femmes sont allongées sous un arbre sur la rive et j’y reconnais Dany, vue le premier jour, et la jeune infirmière. La troisième est certainement l’amie de Dany qu’elle m’avait dit devoir retrouver. Nous échangerons nos impressions sur les difficultés rencontrées. Nous parlons aussi du village de Bugarach qui a connu en décembre 2012 une renommée mondiale par les quelques illuminés qui s’y étaient réfugiés dans l’attente de la fin du monde selon le calendrier maya. En fait, les journalistes, venant du monde entier, furent plus nombreux que les « élus » attendant que les extraterrestres viennent les chercher. Les gendarmes étaient également en nombre car on craignait un suicide collectif. Le village est depuis une destination touristique et une curiosité, et l'immobilier a flambé. Mais il le fut bien avant car Bugarach a attiré hippies et fervents du New-Age depuis la fin du XXe siècle. Les propriétaires de la chambre d’hôte dans laquelle je me trouve ce soir ont fait partie de cette « vague », attirés par « l’énergie » qui se dégage du lieu, en particulier du pic rocheux qui domine Bugarach. Si ça permet de faire un bon repas, c’est tout ce que je demande ! En tout cas, aujourd’hui, on a ici envie de tourner en dérision cette histoire, comme le raconte une fresque sur le mur de l’église.

Le village est en fête ce jour, la fête des jeux organisée par les ludothèques de l’agglo. Je suis étonné par le fait que ce sont des familles jeunes qui sont là, avec beaucoup de petits enfants et quelques ados. Le territoire est sans doute assez dynamique pour fixer les familles.

L’étape de demain sera difficile, avec deux cols à franchir et 23 km. Je me suis reposé tout l’après-midi et je vais partir tôt.

9

Lorsque je sors de la maison, tout est calme et je n’entends aucun bruit venant d’humains, seuls les chants d’oiseaux. C’est dimanche il est vrai, mais surtout il est à peine 7H. Je retrouve rapidement le GR qui commence à monter tout de suite vers le col du Moulin à vent à 920 m. Cette impression d’être comme seul au monde est l’une des particularités de la randonnée quand, comme aujourd’hui, on peut maîtriser le temps et partir quand on veut. Le soleil vient juste de passer au-dessus des montagnes franchies hier et commence timidement à illuminer la vallée. La montée est moins difficile que redoutée, sauf à certains endroits où il faut quand même utiliser les mains pour s’accrocher. Au bout de deux heures je suis arrivé à ce col et je peux photographier le Pic de Bugarach coiffé d’un nuage qui lui donne l’air d’un champignon. Le soleil est maintenant bien présent et éclaire les champs sur les coteaux. Le vert domine ici, comme me le fait remarquer un marcheur du coin en me croisant.

Bientôt j’arrive au Bézu, minuscule village. Je m’installe sous le porche de l’église étayée par de solides contreforts. Une dame sort de son jardin et téléphone, mais rien ne passe ! Aucun réseau depuis hier sur Bugarach et alentours, car la fibre est en train d’être installée. Il faudrait mobiliser les énergies telluriques du coin pour que ça fonctionne ! Pendant que je me raconte cette histoire, la cloche de l’église sonne plusieurs coups : il est 10H et il est temps de se remettre en route. Un cerf rée dans les bois non loin.

Après le Bézu, c’est Saint-Just-le-Bézu. La façade de la mairie est un concentré de services publiques : mairie, école et téléphone ! Personne dans les ruelles de ces vieilles bâtisses, ni à l’église basse qui me semble fermée. Je continue donc et aperçois bientôt Saint-Julia-de-Bec. Le Sentier passe par des endroits boisés et on peut constater que les pins soufrent ici de la sécheresse, c’est en tout cas ce que je suppose : par leur couleur marron, ils se détachent très bien des autres feuillages.

Il va falloir que je m’arrête pour déjeuner. Il ne faut ni s’arrêter trop tôt, pour ne pas casser son rythme, ni trop tard pour ne pas s’épuiser. Je trouve un endroit propice pour le repas, que viendra interrompre un couple d’allemands en recherche de champignons…

Le second col reste à franchir maintenant. Je sais que c’est toujours un peu plus difficile de se remettre en route et de retrouver son rythme après le repas au moment de la digestion. Il reste 8 km jusqu’à Quillan. Une montée en zigzag m’amène sur un chemin de crête d’où je peux apercevoir quelques villages en contrebas et les falaises imposantes des montagnes qui les surplombent. À l’approche de Quillan, la vue porte loin sur la vallée.

Il est maintenant près de 15H et l’orage se fait entendre ; il semble se rapprocher. Jusqu’à présent je ne l’ai jamais subi. Je presse un peu le pas pour rallier Quillan. Le GR dégringole dans les taillis et passe sous une ligne à haute tension, entre ses pieds en ferraille. Juste au moment où je suis entre les quatre piliers, un éclair touche la ligne, enfin, c’est ce que je crois. Ai-je eu de la chance ou ne craignais-je rien ? Aurais-je pu être un « fulguré», soit une personne ayant reçu la foudre et qui survit ? J’accélère encore, à la fois pour échapper à la pluie et quitter au plus vite l’endroit de ma petite frayeur, trouve au passage une paire de lunettes de soleil - ça tombe bien, je viens de casser les miennes au Bézu ! - et arrive enfin dans les faubourgs de Quillan. L’hôtel n’est pas très difficile à trouver et va m’offrir un petit luxe pour me remettre de ces émotions. Je visiterai sans doute la ville en partant car elle a de nombreux vestiges. Pour l’instant tout est fermé, ville morte. Je croise Dany et son amie, accompagnées de la jeune infirmière. Pour elle, ce sera le camping et pour les deux autres un logement chez une connaissance. On se verra peut-être demain ?

Quillan 

Le repas du soir se tient dans une grande salle vitrée donnant sur le boulevard. Il y a un côté années 50 dans cet hôtel. Je pensais être seul mais la salle se remplit peu à peu. Excellent repas, n’étaient des Anglais se racontant des blagues dans la langue de Shakespeare en s’esclaffant bruyamment, accompagnés de deux chiens aboyant à chaque bruit ! Si j’avais compris les blagues, peut-être tout cela aurait-il été plus supportable ?… En tout cas, avec cette étape, je suis au milieu de ma randonnée.

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Je sors de l’hôtel en me sentant plutôt en forme. Au détour d’une rue, je tombe sur Dany et son amie et la jeune infirmière - qui s’appelle Léonie, je vais l’apprendre. Elles attendent l’ouverture d’une épicerie pour refaire leurs provisions en prévision des repas du midi et du soir. Moi, pour aujourd’hui, je compte sur l’ouverture d’un restaurant à 12 km d’ici, à Nébias. Mais on est lundi… Sera-t-il ouvert ? J’en fais le pari. Et Dany de dire : « C’est ça la randonnée ! » Ouaip…

La première partie de la marche est une légère ascension qui mène jusqu’au village de Ginoles. Que ces villages sont photogéniques, avec leurs toits en tuiles d’où émerge un clocher rectangulaire et leurs ruelles étroites ! Je le traverse. Des bancs se trouvent souvent devant les maisons et invitent au repos et aux échanges, ce que j’ai pu voir ailleurs et que je vais voir ici une heure plus tard, car je me trompe de direction et il me faut revenir en arrière. À l’endroit où j’aurais dû bifurquer vers la bonne direction, je retrouve Dany, son amie et Léonie, en discussion avec trois personnes aperçues tout à l’heure sur un des bancs . Je les rejoins. Les randonneurs suscitent très souvent la curiosité des locaux, qui cherchent à savoir d’où l’on vient, si c’est difficile, voire ce qu’on emporte à manger. Pour beaucoup, la randonnée comme nous la pratiquons est étrangère à leur mode de vie et leur rapport au territoire. Ce qui est au fond étranger à beaucoup, c’est l’itinérance, le nomadisme volontaire… et l’effort gratuit ! On nous prévient d’ailleurs qu’une bonne montée nous attend jusqu’au col, puis qu’après « c’est plus plat ». Oui, la montée jusqu’à Coudons fut longue, très longue même ; il a fallu 2H. Selon le topoguide, 1H30 suffisait. Mais c’est sans compter les pauses et les arrêts pour prendre une photo par exemple. Et puis les temps indiqués me semblent davantage correspondre à une marche plus rapide que la mienne, qui doit se situer à 3km/h. Néanmoins je m’aperçois encore qu’au 7e jour de marche le corps est entrainé et résiste mieux à la fatigue qui gagne moins vite ; les foulées sont aussi un peu plus longues, même si je continue à m’économiser.


De Coudons, le GR descend agréablement vers la plaine où se trouve Nébias. L’environnement est très vert, avec bois et champs de luzerne. La nature est ici très belle, et encore embellie par toutes les plantes dont les gens ornent leurs maisons ou les bords du chemin. Les roses sont reines et embaument. Sans oublier les potagers, conduits avec soin.

Voilà Nébias. Il est 12H15 et j’ai un peu faim. Je cherche le restaurant indiqué dans le topoguide, que je trouve tout en haut du village, caché par l’église. Pari gagné ! D’autres randonneurs s’y trouvent attablés en terrasse. Le restaurateur me fait rentrer car la pluie est annoncée. Il n’y en aura pas en fait.

Restauré, je repars vers Puivert. Longue descente cette fois, avec toutefois une petite remontée pour contempler le château médiéval avec une entrée de toute beauté. Puis c'est l'arrivée dans le village de Puivert traversé par une rivière dont le lit est très profond ; les maisons en surplomb paraissent à une hauteur vertigineuse. Très belles halles anciennes, en face desquelles un cabinet de médecin généraliste. Quelle chance pour un si petit village ! La chambre d’hôte est au bord du GR, tenue par des Anglais, qui sont manifestement bien implantés dans cette région.

11

Le petit-déjeuner a été plus tardif qu’ailleurs et je sors de la maison à bientôt 9H ! Le GR traverse le village, par la ‘Grand Rue’, débouche sur la place centrale avec son monument aux morts et sort pour arriver sur les bords d’un lac que l’on longe avant de passer un gué récemment aménagé. Il continue dans la vallée où je me trouvais déjà hier, empruntant des pistes assez droites entre des champs de luzerne ou de pommes de terre. La montagne impose comme toujours sa présence en fond par les hautes murailles qui se détachent des cimes des arbres. Hop ! J’ai failli écraser un énorme escargot type ‘Bourgogne’ que je remets dans les herbes. J’en ai rarement vu d’aussi gros. Je longe ensuite un ruisseau bien alimenté ; le chemin est constellé de flaques d’eau et on s’enfonce souvent dans la boue. Mais ce matin le soleil est radieux ! Il faut maintenant gravir une pente. Je cherche mes bâtons et comprends tout de suite que je les ai oubliés ! Ils sont restés dans l’entrée où l’hôte m’a dit de les poser hier soir. Je suis trop loin pour revenir en arrière. Peut-être en trouverai-je d’autres dans la chambre d’hôte de ce soir, oubliés eux-aussi par un étourdi ?! Il faut malgré tout avancer. Mais bientôt je trouve deux bâtons de bois qui font largement l’affaire et qui me sont d’une aide précieuse dans les montées caillouteuses et boueuses.

Arrivé au village de Lescale, je retrouve Dany et son amie, qui s’appelle en fait Jacquie. Quant à Dany, elle me précisera que « ça ne prend qu’un ‘n’ et ce n’est pas un diminutif ». Je me le tiens pour dit !

Ce village fait partie de l’histoire du maquis de cette région et conserve les restes d’une maison incendiée par les nazis en août 1944. Nous croisons un couple qui s’en revient de sa petite promenade. Ils sont natifs du coin et vivent ici une moitié de l’année. Ils font partie d’une association mémorielle qui perpétue le souvenir de ce maquis. Le père de la femme en faisait partie, et elle nous raconte que parti du maquis, il a suivi les troupes alliées jusqu’en Allemagne et n’a été démobilisé qu’en 1947 ! Il n’aurait même pas eu de permission pour revenir voir son frère de retour d’un camp de prisonnier, précise-t-elle. Nous les quittons pour engager la longue montée de la journée. En chemin, Dany et Jacquie me demandent si j’ai entendu le fort orage de cette nuit. Non, je n’ai rien entendu ! Comment ai-je pu faire ? Elles n’en reviennent pas. Tout en marchant nous faisons encore un peu plus connaissance. Dany, une institutrice à la retraite, est femme de pasteur protestant, ce qui fait mieux comprendre son investissement dans l’association des amis du chemin « Sur les pas des Huguenots – G 965 » et rappelle ses origines cévenoles ; les Cévennes sont une terre historique du protestantisme. C’est d’ailleurs l’un des motifs du choix de Robert-Louis Stevenson pour son voyage dans les Cévennes avec son âne Modestine ! Mais les mœurs protestantes ne sont pas une évidence partout comme elle me le raconte en apprenant que je suis breton. Avec son mari et leurs deux filles ils sont allés passer des vacances en basse-Bretagne, dans les terres, dans un gîte tenu par des fermiers. Lorsqu’ils sont arrivés à la ferme et se sont présentés, Dany a désigné son mari « pasteur » et puis ses deux filles. Incompréhension et perplexité chez les interlocuteurs qui visiblement ne comprenaient pas qu’un « prêtre » puisse être marié et avoir des enfants ! Il a fallu leur expliquer que c’était « comme chez les Anglais », et la chose impie est passée…

Le ciel est devenu bas depuis quelque temps et le temps vire au gris. De plus le GR chemine la plupart du temps dans des sous-bois humides. Ce n’est qu’au bout de l’étape que je débouche sur le plateau de Sault et retrouve de la clarté. Mais les nuages s’accumulent au-dessus des montagnes et bientôt une petite pluie se met à tomber. Le GR fend en ligne droite des champs immenses, jusqu’à Espezel, village grisâtre que je ne fais que traverser. Dany et Jacquie s’y arrêtent. Moi, je continue jusqu’à Roquefeuil et la chambre d’hôte, où j’arrive mouillé et bien crotté. Je me change d’abord dans le garage et rentre dans une maison neuve très bien conçue pour accueillir les randonneurs. Soirée et nuit très reposantes.

12

À 7H30 l’hôtesse m’accueille dans la salle à manger pour le petit-déjeuner et m’informe qu’il a plu toute la nuit. Le temps est encore gris et morne. Il devrait encore pleuvoir bientôt. Et c’est bien sous la pluie, qui devient battante, que je démarre ma journée, alors que ma femme vient de me transmettre qu’à Caen on prend le petit-déjeuner sur la terrasse, et mon hôtesse, tout à l’heure, me disait que des amis qui sont actuellement en Bretagne lui envoient des photos où le soleil est radieux ! Le monde à l’envers avant qu’il ne nous renverse ?! Le couple propriétaire de la chambre d’hôte aimerait bien aller en Bretagne un jour, d’autant que ces photos envoyées par leurs amis leur font envie. Il faudrait qu’ils dépassent Poitiers, ville la plus haute où ils se sont rendus « au Nord » !

Juste avant de me mettre en route, en mettant mon sac sur le dos, le bouchon de ma poche d’eau s’arrache et l’eau se déverse. Je le cherche à terre pendant plusieurs minutes et ne le trouve pas ! Je décide quand même de partir, comptant sur une source d’eau potable comme j’en ai vu souvent dans les villages. Et puis j’ai mon petit Thermos de café rempli !

Il me faut donc rejoindre le GR à quelques kilomètres, sous une pluie toujours présente et en empruntant un peu la départementale où les voitures passent en m’aspergeant de gerbes d’eau ! Le GR rejoint, il longe d’abord une haie limitant des pâtures aux vaches d’un gris éclatant, puis c’est une longue montée presque « en aveugle », à travers la forêt puis les pâturages.

Le plafond est si bas que la visibilité ne dépasse pas les cent mètres, et se réduira encore lorsque j’atteindrai le plateau de Languerail à 1200 m puis 1300 m. Le GR est boueux, difficile ; il fait froid et humide. Dans le brouillard surgissent des formes : des vaches qui paissent en troupeaux et qui s’écartent seulement au dernier moment. Puis, là, devant, deux formes immobiles. Des randonneurs ! Ils font le Sentier cathare dans l’autre sens, comme un tiers des randonneurs. Ils m’informent que le Refuge des Gardes est dans trois-quatre kilomètres et qu’il y a quelqu’un qui y déjeune et a fait du feu. Je pourrai me réchauffer, me disent-ils. Je repars de mon côté, toujours dans le brouillard. Et dire que le topoguide promettait des vues exceptionnelles sur la montagne de Frau et le château de Montségur ! Mon hôtesse m’a même dit ce matin qu’on pouvait voir Carcassonne ! Rien, on ne voit rien… Et en plus la fatigue se fait sentir car ça glisse beaucoup et la boue est collante.

J’arrive au Refuge et trouve en effet un randonneur attablé, et derrière lui un petit feu dans un large foyer. Il fait sécher ses affaires, mouillées depuis deux jours. Il y a un carnet à croquis devant lui et une boîte de couleurs ; il termine l’aquarelle du refuge. Ce carnet sera sans doute publié me dit-il, avec du texte. Et ajoute qu’il doit aller participer cet été à une foire aux livres à Fouesnant en Bretagne. Il compte bien y faire quelques randonnées. Je lui conseille les Monts d’Arrée, s’il en a le temps. Le nom est vite noté dans son carnet. Mais pour l’heure il lui faut rejoindre Espezel avant la fermeture de l’unique épicerie du coin s’il veut trouver de quoi manger car il n’a plus rien. Espezel, j’y suis passé hier juste avant d’arriver à Roquefeuil où se trouvait la chambre d’hôte. Il a donc 15 km à faire et il est 14H !

En déposant mon sac pour m’installer, tiens ! mon bouchon de poche à eau ! Il se trouve là, devant moi, sur le banc, coincé entre deux lattes ! Petit trouble avant de déduire qu’il n’était pas tombé à terre ce matin mais s‘était logé quelque part dans les sangles du sac, et avait sauté de nouveau pour atterrir ici ! Ça me rappelle l’histoire racontée par l’écrivain américain Paul Auster dans Le carnet rouge : une pièce de dix cents lancée par sa femme de la fenêtre du deuxième étage et qui heurte une branche et se perd, mais que l’auteur est à « demi convaincu » de retrouver, par terre, le même jour, à quelques kilomètres de là ... J’ai été « à demi convaincu », l’espace d’une fraction de seconde, que mon bouchon avait migré jusqu’à ce banc. Étonnant, non ?

Maintenant, direction Comus. Le ciel s’ouvre un peu et les nuages prennent de la hauteur, ce qui permet d’apercevoir les Montagnes Noires et leurs à-pics impressionnants. Durant le reste de la descente, je photographie beaucoup, rattrapant ce que je n’ai pu faire auparavant. Mais la pluie revient bientôt et je presse le pas pour arriver à ma chambre d’hôte : un petit chalet adorablement décoré et garni. Ici, l’hiver, c’est une station de ski. On est quand même à 1200 m ! Le soleil est maintenant bien revenu.

Pas vu Dany et Jacquie, ni Léonie et Vincent, ce dernier qui serait revenu sur le GR 367. Où sont-ils passés dans ce brouillard ? Surprise, je retrouve Léonie au repas, et deux autres randonneurs que je ne connaissais pas encore mais qui pourtant ne devaient pas être très loin derrière moi à chaque étape, Thierry l’ariégeois et Jean-Paul le parisien à l’accent très titi. On discute évidemment de la journée, et l’avis est unanime pour dire que ça a été la plus difficile. D’ailleurs, Léonie est arrivée ici par la route et a fait la moitié du trajet en voiture, lessivée par la pluie. Elle a choisi cet hôtel-restaurant pour se requinquer, sécher ses vêtements et bien manger, plutôt que la tente et les repas froids. Quant à Dany et Jacquie, elles auraient pris un trajet par la route pour éviter ce chemin boueux dans le brouillard et la fraîcheur. Elles sont aussi à Comus mais dans le gîte communal. Demain s’arrête leur périple.

13

Après le petit-déjeuner pris avec les trois autres randonneurs, chacun est parti à son rythme. Le GR est juste devant l’hôtel et descend en pente douce vers les gorges de la Frau le long de la rivière L’Hers. Les bas-côtés sont remplis de fleurs sauvages où dominent le cerfeuil musqué et la valériane des Pyrénées (merci Plantnet). Bientôt le Sentier est encadré par des falaises qui s’élèvent de plus en plus ; les éboulis sont nombreux avec les fortes pluies d’hier. Puis on sort des gorges pour marcher sur une petite route gravillonnée. L’Hers, qui avait disparu sous terre, réapparaît soudain en gerbes bouillonnantes. Chemin faisant, on a quitté l’Aude pour l’Ariège.

Il faut monter maintenant, vers Montségur. Le début paraît facile mais le chemin s’élève progressivement et devient raide, très raide par endroits. La progression est difficile car il y a encore beaucoup de boue dans laquelle on s’enfonce. La plupart du temps, on se hisse plutôt qu’on ne marche ! C’est exténuant. Enfin ça s’adoucit, à 1070 m - alors qu’on était en bas à 610 m. Je suis rattrapé par Thierry parti après moi et nous arrivons ensemble au débouché du sous-bois qui offre une vue sur le village de Montségur et son château, mais celui-ci est dans les nuages. Déception encore une fois ! Un peu plus loin nous retrouvons Léonie et tous trois nous gagnons le cœur de ce village montagnard. Quant à Jean-Paul, il est loin derrière car, comme le dit Thierry, « il n’est pas d’équerre » avec ses genoux douloureux. Lorsque je l’ai croisé dans la descente des gorges, il allait en effet très lentement et très prudemment, sans complexe d’être dépassé.

Montségur 

Pour ma part je me rends à ma chambre d’hôte. Je ne pourrai y entrer qu’à 15H ; il est 13H30. Je décide donc de monter au château, maintenant que le soleil est bien revenu et qu’on peut enfin l’apercevoir. Je laisse mon sac dans un coin et me sens si léger pour marcher ! Mais il y a encore une rude montée qui va durer trois quarts d’heure. La récompense est à la hauteur, si je puis dire. La vue est fabuleuse de tous côtés et le site reste impressionnant. J’assiste à la conférence du guide qui nous retrace surtout l’histoire de l’occupation par les cathares et parle peu du reste. Ce château, construit en 1206, a été leur refuge pendant près de quarante ans, jusqu’au siège des Croisés qui a obtenu leur reddition en 1244 et a fait périr plus de deux cents personnes dans un bûcher. En fait, le château qu’on voit aujourd’hui est celui reconstruit par ces Croisés. Quant au catharisme (« la pureté » : un cathare étant un « Pur », un “Parfait”), cette religion jugée hérétique qui voulait revenir à la vérité des Évangiles, elle a disparu après la tragédie de Montségur. Quelques cathares de la région ayant survécu se sont exilés en Espagne. Aujourd’hui ce trajet est celui du GR 107, Le Chemin des Bonhommes, qui démarre à Foix et relie Berga en Espagne sur une distance de 224 km. Il passe par Montségur.

Après ce bain d’histoire, je redescends un peu plus instruit, pensant à ce consolamentum, ce rite majeur de la religion cathare, forme de baptême par imposition des mains qui élève le croyant au rang de ‘Parfait’ et apporte au mourant la consolation par la mise sur la voie du salut. Est-ce pour ça qu’il y a tant de ‘magnétiseurs’ et autres énergéticiens dans le coin ? Des traces de catharisme recyclés ?

14

Je pensais que l’étape d’aujourd’hui allait être un peu plus facile. Pourquoi au juste, je ne sais pas, histoire d’intuition et surtout d’une envie de n’avoir plus à affronter les montées interminables. Mais la réalité fut tout autre.

Elle a quand même bien commencé cette étape, passant au départ en contre-bas du château de Montségur et longeant l’endroit où le bûcher a fait périr 244 personnes ! Le GR s’enfonce ensuite dans la forêt sur un chemin souple, sans grosses pierres, qui descend en pente douce vers Montferrier. À l’approche du village un beau rosier rouge borde le chemin. Pont arqué et église font ensuite une belle photo.

Puis il faut monter, cette fois sur des pierres énormes qui pavent le GR, jusqu’au hameau de Sau. Je m’arrête devant un autre superbe rosier, que je pense être un Gislaine de Féligonde, comme celui que j’ai dans mon jardin en Bretagne. Sa propriétaire, croyant que je m’étais perdu, m’indique le chemin à suivre. Nous parlons. Elle ne sait pas le nom de ce rosier qu’elle a planté il y a longtemps maintenant, et me dit qu’elle ne retiendra sans doute pas le nom que je lui donne. Mais elle se souvient bien avoir passé une nuit sur l’île de Bréhat…

La suite du chemin se fait dans une boue de plus en plus collante et épaisse car il est traversé de nombreux ruisseaux. L’avancée est pénible, même si ça peut descendre. Puis il faut franchir une départementale où passent voitures et camions à grande vitesse. Je ne vois aucun panneau signalant la présence de randonneurs et leur traversée… Hop, j’y vais, sain et sauf, et reprend le sentier qui monte dans une forêt de résineux. Mais sur les deux kilomètres suivants, il se transforme en un cloaque de boue sur une surface rétrécie. Ce qui devait arriver arriva, je tombe, emporté par le poids du sac, mais je tombe … dans la boue, sans me faire mal heureusement mais bien maculé. Il faut néanmoins continuer ; il est presque midi, je n’ai rien à manger et je compte sur Roquefixade pour trouver un commerce.

Avant Roquefixade, je passe près d’une stèle monumentale dressée en mémoire de maquisards morts au combat en août 1944. Je constate qu’ils étaient très jeunes pour la plupart, des adolescents.

Enfin Roquefixade. J’ai faim. Je me dirige vers la place de la mairie : rien, il n’y a aucun commerce ! Un homme arrive et se dirige vers la mairie; c’est le maire. Il est vraiment désolé qu’il n’y ait aucun commerce dans son village, je le sens ; il paraît presque s’excuser. Il y a bien un gîte qui doit un service aux randonneurs, mais il n’ouvre qu’à 16H30. Bon, je vais voir ce qu’il me reste dans mon sac ; j’ai quand même pris un œuf dur ce matin et un peu de café dans mon petit Thermos. Miracle, avec l’œuf je trouve un morceau de gâteau aux amandes et des marshmallows offerts par mon hôtesse de Roquefeuil ! Festin que je déguste sur le bord de la fontaine communale face à une ancienne maison de maître ! Juste ce qu’il fallait pour faire les trois kilomètres qui me séparent de ma chambre d’hôte de ce soir. À la sortie de Roquefixade, la vue sur la campagne et les montagnes est fascinante. Au-dessus de moi, le château sur son piton donne le vertige. Au loin, on aperçoit encore Montségur.

J’arrive à Leychert et contourne l’église pour trouver l’entrée de la propriété où se trouve ma chambre d’hôte. Un couple d’Anglais à l’accent irrésistible va m’accueillir dans leur maison de pierres face à la montagne, avec poules, chats et potager et bien sûr une pelouse bien tondue. Au cours d’une conversation, mon hôte me dira que, comme moi, il aime « se baladiner » sur les chemins environnants. Exquis néologisme, prononcé à l’anglaise … Je me sens fatigué en cette fin de journée, avec en plus une douleur maintenant assez forte juste au-dessous du genou gauche. Je me dis que je finirai demain par la route. On verra après une nuit de sommeil.

15

J’ai fait lever mon hôte un peu plus tôt qu’à son habitude pour me servir le petit-déjeuner et partir avant que la chaleur ne soit trop forte. Je me sens bien reposé et la douleur a disparu, donc l’étape se fera sur le Sentier cathare.

La journée s’annonce belle et le ciel est pur en sortant du village. Le Sentier est en sous-bois, souvent bordé de grosses pierres moussues, et ne présente pas de réelles difficultés, sauf une montée qui dure une demi-heure. Dans une ferme, des patous ou chiens des Pyrénées enfermés aboient d’un son rauque à mon passage. Partout sur le Sentier depuis que je suis dans les zones de moyenne montagne avec pâturages, on trouve des panneaux avertissant de ne pas s’approcher de ces chiens. Ce qui rappelle qu’en 2015 une question écrite avait été posée au Sénat sur la « mise en danger des randonneurs par les chiens de protection des troupeaux » et qu’en 2021 un éleveur a été condamné à une amende à la suite d’une attaque de randonneurs par ses chiens patous. Mais c’est le loup qui est derrière tout ça : il revient, il est protégé, il fait quelques dégâts dans les troupeaux ; il faut donc surveiller les bêtes avec des patous. C’est à l’État d’assurer la protection des randonneurs et d’assumer la responsabilité des chiens, disent les éleveurs, car c’est l’État qui les a imposés en nombre. Affaire à suivre…

Je rentre ensuite dans une futaie de hêtres. Par moment, un trou dans le feuillage laisse apercevoir les montagnes enneigées. Maintenant, c’est une piste gravillonnée. Au loin j’aperçois un chevreuil qui met du temps à me voir et à détaler. Puis c’est une longue descente vers la vallée où se trouve Foix. Les bruits et clameurs de l’agglomération se font déjà entendre ; la parenthèse est en train de se refermer. Montent deux jeunes femmes ; elles débutent le Sentier dans l’autre sens. L’une d’elle est en sandales ! J’espère qu’elle a aussi des chaussures de marche dans son sac, elle en aura bien besoin !

Le Sentier se met maintenant à descendre très fortement. Prudence, ce serait dommage de se faire mal dans les derniers kilomètres. Mais j’ai eu quand même mal, à l’extrémité de l’orteil droit. Le pied est compressé à l’intérieur de la chaussure dans ce genre de descente et l’orteil butte en pointe. La douleur m’a fait m’arrêter plusieurs fois et marcher un peu de côté. En contrebas, Montgaillard et son Pain de Sucre. Soudain, j’entends des bruits de pas juste derrière moi : c’est Thierry qui arrive à vive allure ; il me croise en me lançant que sa femme l’attend à Foix et qu’il est un peu en retard sur l’horaire ! Nous nous quittons donc là. Adieu Thierry, mais peut-être sur un autre chemin, sait-on jamais ?

J’arrive enfin à la D 9a et m’installe sous un noyer pour manger. Il reste 5 km à faire pour arriver au centre de Foix, mais par la route et en traversant toute l’agglomération. Ça ne me réjouis guère, surtout qu’il fait chaud maintenant et que mon pied est toujours douloureux. Une randonneuse passe alors tout près, descendant elle aussi par le Sentier ; nous nous saluons. Elle se rend à sa voiture garée sous un arbre et démarre bientôt, le temps qu’il me faut pour me décider à lui demander de m’emmener si elle va à Foix. Eh oui, elle va à Foix, et veut bien m’y conduire. Je rassemble rapidement mes affaires, prends en photo mes deux bâtons de fortune qui m’ont bien servi et monte dans la voiture. Nous faisons le trajet en moins de dix minutes, le temps d’apprendre qu’elle est en formation de chevrière et passe bientôt un diplôme niveau bac ; qu’elle est de Bourges mais séduite par l’Ariège qu’elle ne veut plus quitter ; enfin, qu’elle est allée à Paimpol et à Bréhat en voyage scolaire lorsqu’elle était en CM2 ! Je serai toujours étonné par le nombre de personnes connaissant Paimpol et sa région !

Mon hôtel est tout près de là où elle m’a déposé. Il est un peu plus de 13H, tout est fermé et l’ouverture est annoncée à 17H ! Bon, il va falloir trouver un coin pour attendre et se reposer. À ce moment une femme qui pousse un chariot rempli de linge arrive et se dirige vers la porte de l’hôtel qu’elle ouvre. Je saisis l’occasion et lui demande si je peux bénéficier de ma réservation. Pas de problème, me répond-elle, et elle me donne la clé. Cette fin de randonnée est décidément placée sous le signe de la chance !

Il me reste encore à visiter Foix. Son château est vraiment imposant sur son piton rocheux ; une énorme puissance se dégage de cette bâtisse qui domine la cité médiévale. Le célèbre Gaston Phébus (1331-1391), prince et poète gascon, y résida mais l’utilisa aussi comme prison, ce qui n’est guère étonnant.

Foix 

Lors de ma visite, je croise mes anciens CRC (Compagnons de Route Récurrents !). Vincent d’abord, qui discute avec une vieille dame en l’accompagnant dans un parc ; et Jean-Paul le parisien, qui attend son train de nuit pour la capitale à une terrasse de café. Dernières paroles, derniers échanges sur nos parcours respectifs du Sentier cathare. Quelque chose se finit qui aura été aussi intense qu’éphémère. C’est la rançon de la randonnée itinérante.

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Le lendemain matin, direction la gare pour un train vers Port-la-Nouvelle. Je vais refaire les 250 km qui séparent Foix de la Grande Bleue en une matinée ! Avec tout de même un arrêt à Toulouse pour une correspondance. La ville sera dans l'attente de ses héros portant une nouvelle fois le bouclier de Brennus !

Dernière rencontre que je veux raconter, celle avec le chauffeur du taxi à la gare de Port-la-Nouvelle. Les 9 km me séparant de la gare de l’emplacement de mon fourgon ne me tentant guère à pied, je commande un taxi. Une très belle berline noire de marque allemande arrive et en sort un chauffeur aux allures de mafioso qui aurait pu jouer dans un film de Scorsese : lunettes noires, cheveux gominés tirés en arrière, grosse montre couleur or au poignet, chevalières aux petits doigts et chaînette en sautoir … Mon sac mis dans le coffre, je m’installe avec lui à l’avant et nous parlons. Du Sentier cathare que je viens de faire évidemment, ce qui ne l’intéresse pas plus que ça, sauf la performance physique que ça demande qu’il doute de pouvoir produire un jour. Puis je lui glisse que je m’en retourne vers la Bretagne. Ah ! le mot magique qui l’illumine tout à coup et le rend sympathique et prolixe. La Bretagne, ses grands-parents maternels, des Le Pinson, y sont nés, et son grand-père a fait la guerre de 14-18 dans le corps-franc breton, ces combattants rompus au coup de main et qui « nettoyaient les tranchées » dans le corps-à-corps, rendus célèbres par le roman de Roger Vercel Capitaine Conan (1934) et le film de Bertrand Tavernier du même nom (1996). Mais il s’est pendu après la guerre, me confia-t-il, soudain ténébreux, car il ne croyait plus en son avenir. Séquelle post-traumatique ai-je pensé … Qui peut échapper facilement à la barbarie sur commande ? Tous les ans, me dit-il encore, à la même époque, sans qu’il sache pourquoi, il a des symptômes respiratoires asthmatiques, et un médecin lui aurait suggéré que ça pourrait être une transmission intergénérationnelle, car ce grand-père, en plus, fut gazé au gaz sarin. Il y croit fermement. La Bretagne, en fait, il la porte en lui, par une identification par incorporation. Mais il y retourne régulièrement et me dit qu’à la retraite il ira randonner là-bas. Arrivé à ma destination, nous nous quittons sur un « Kenavo ».

Reprise de mon fourgon et départ peu de temps après pour plus de 900 km, en traversant, entre autres, le Parc naturel régional des Grandes Causses et celui de l'Aubrac, avec un petit clin d'oeil au passage à Aumont-Aubrac, mon point de départ de l'an dernier. Attention aux orages !

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Faire le Sentier cathare est une belle aventure, une belle performance aussi, car je dirais que c’est un chemin difficile : les montées, nombreuses, sont cassantes et les descentes souvent périlleuses demandent anticipation et concentration pendant de longs intervalles ; il faut aussi compter avec le brouillard, la pluie, la boue et la chaleur – surtout au début dans les contrées arides des Corbières –, et les patous. Mais les paysages sont magnifiques, avec un environnement qui change, entre la partie méditerranéenne et la partie montagnarde. Le vert domine la majorité du circuit. Si l’eau semble avoir disparue au début, tous les cours d’eau étant à sec, il y en a beaucoup ensuite. En plus des paysages, l’Histoire est sans cesse présente, par les châteaux cathares évidemment et dans tous les villages et villes aux nombreux monuments. Quant au GR lui-même, le balisage est parfait et récemment refait. Il faut penser quand même à réserver ses hébergements avant de partir, car il y en a de moins en moins dans certaines sections du Sentier. Attention aussi au ravitaillement pour le repas du midi, peu de commerces entre deux étapes en raison de cette désertification galopante.

Ce que m’a appris cette randonnée est de consentir à marcher plus lentement, par nécessité d’abord pour s’économiser et parce que la randonnée est une épreuve d’endurance. Mais le terrain boueux ralentit inévitablement le randonneur, et de la boue, il y en a eu beaucoup. La région a en effet été bien arrosée. Par chance, je n’ai été qu’une seule fois sous la pluie et l’orage ; les intempéries étaient très localisées et toujours à un ou deux kilomètres plus loin. Par chance également, la chaleur n'a pas été trop importante, sauf dans les Corbières. L’environnement verdoyant et boisé a servi de pare-soleil.

Les rencontres ont encore été le sel de la randonnée ! Merci à tous ceux que j’ai croisés, à mes CRR (Compagnons de Route Récurrents), qui ont fait partie de ce voyage. J’ai aussi fait partie du leur, en tout cas je l’espère.

Rendez-vous maintenant à la prochaine randonnée itinérante, à vélo ou à pied. Peut-être, à pied, pour une traversée du Morvan l’année prochaine, sur le GR 13, ou sur le GR 30 Tour des Lacs d’Auvergne