Bon, maintenant, cela devient compliqué. Après le choc de cet après-midi et celui d'hier soir dans la Lyttelton, me voici de retour au National pour un spectacle dans l'Olivier... Small Island va-t-il soutenir la comparaison? On est en tous cas reparti pour un spectacle de plus de trois heures. J'ai vu tant de belles choses dans cette salle, que j'ai toujours peur d'y être déçu.
Et une fois encore, je vais vivre une épopée à travers différentes époques et différents continents. Une épopée pleine de sens et de questionnements. A 19h30, je ne connais rien à l'histoire de la Jamaïque et trois heures plus tard, je ressortirai de cette salle tellement plus riche, intellectuellement et émotionnellement. Mai n'allons pas trop vite.
Eté 1939 - Jamaïque
Tout commence à la Jamaïque durant l'été 1939 au moment où l'institutrice Hortense prépare son école à subir un ouragan tropical. Une autre institutrice, Mrs Ryder, une anglaise blonde originaire de la métropole, est émerveillée par la force du vent, ce qui consterne Hortense. Nous comprendrons aussi dans quelques instants ce qui oppose les deux femmes. Flashback...
Nous retrouvons Hortense enfant. Elle est élevée par sa grand-mère, ses parents ayant du émigrer pour raison de travail. Elle travaille comme gouvernante chez Mr Philip Roberts, un jamaïcain, cousin du père d'Hortense. On y vit selon des règles strictes, craignant Dieu. Hortense va y rencontrer le fils de la maison, qui a son âge, l'espiègle et libre Michael. Une magnifique relation d'amitié va naître entre eux.
Quelques années plus tard, Michael est envoyé au pensionnat et nous voici de retour en 1939, plusieurs semaines avant l'ouragan. Michael rentre chez lui pour de bon. Il est devenu un jeune homme confiant et attrayant, admiré de tous. Mais Michaël est instruit et lorsqu'il parle de Darwin à son père, pour qui Dieu est tout, la discussion est houleuse. Les réponses de Michaël font rire Hortense mais la maman de Michaël la gifle violemment.
Michael s'excuse de l'attitude de ses parents. Hortense est submergée par ses sentiments pour Michael. Elle lui parle de son travail à l'époque et de Mme Ryder, l’institutrice qui a les cheveux blonds et la peau pâle. Immédiatement, Michael montre un intérêt pour Mme Ryder et lui demande si elle est mariée... Cela ne l'empêche pas de flirter ensuite avec Hortense, une improvisations adulte de leurs jeux enfantins...
Hortense est certaine que Michael, la nuit de l'ouragan, viendra la protéger. Mais lorsque Michael apparaît à la porte, il pousse Hortense et se précipite pour embrasser passionnément Mrs Ryder. Hortense est horrifiée et s’enfuit de l’école en pleine tempête.
Hortense rentre chez elle où elle retrouve la maman de Michaël désemparée et son père possédé par la colère. Michael rentre peu après pour les informer qu’il part en Angleterre, pour «se battre pour la Mère Patrie» en guerre. La Jamaïque est un territoire anglais. Mr Philip jette son fils dehors, car il a fait honte à leur famille.
Michael rencontre une dernière fois Hortense avant son départ. Il lui conseille de s’éloigner de cette petite ville: "Il y a tout un monde à vivre". Mais Hortense lui reproche d'avoir perdu sa moralité. Michael s’en va, s’excusant une dernière fois de la laisser... Cette fois Hortense ne peut pas pardonner.
Hiver 1941 - Londres
Nous basculons à Londres durant l'hiver '41. Et nous allons rencontrer un second personnage féminin central de la pièce, Queenie. Et on va avoir un processus similaire à ce que nous avions vécu avec Hortense, le flashback. Nous assistons à une sorte de déménagement. Un jeune homme, Bernard proteste. Mais Queenie tente de le persuader que d’autres personnes ont besoin des meubles parce qu’ils ont été bombardés. Mais Bernard demande froidement: «Sont-ils notre genre de personnes?». Queenie part dans un aparté au public où elle explique comment elle s’est retrouvée ici.
Elle est née dans une ferme, où ses parents égorgeaient des cochons. Mais elle avait une tante glamour, qui a eu besoin d'aide dans son magasin de bonbons et qui a emmené Queenie vivre avec elle à Londres. Arrivée à Londres avec sa tante, une nouvelle vie commence: elles achètent de nouveaux vêtements pour Queenie.
Très vite Dorothy remarque qu'un jeune et gentil monsieur, Bernard, s'intéresse à Queenie. Ces scènes sont hilarantes. Dans un nouvel aparté au public, Queenie admet que la première fois que Bernard est entré dans la boutique, elle l’a à peine remarqué. Mais Bernard finit par trouver le courage de demander à Queenie d’aller se promener avec lui, mais il reste extrêmement distant et réservé. Ce n'est pas la liaison romantique dont elle rêvait. Mais Dorothy lui assure qu’il est un gentleman.
Queenie décide de rompre avec Bernard mais il la supplie à genoux de ne pas le faire, car il espérait qu’ils allaient se fiancer. Après la mort subite de Dorothy (un moment d'anthologie de par sa simplicité théâtrale), Queenie accepte d’épouser Bernard plutôt que de devoir retourner à la ferme de ses parents et à ses cochons sanguinolents.
Et après trois quarts d'heures de spectacle, nous allons rencontrer l'un des personnages les plus attachants du spectacle: le père de Bernard. Queenie emménage donc dans la maison de Bernard et rencontre Arthur, le père de Bernard, qui a combattu pendant la Première Guerre mondiale et traumatisé, ne parle plus. Bernard annonce à Queenie qu’il veut des enfants. Mais cela ne marche pas. Il faut dire que leurs «relations conjugales» sont pour le moins superficielles! Son médecin lui conseille de «faire plus d’efforts». Fin du flashback de Queenie.
Nous revenons à 1941. Bernard et Queenie se disputent toujours pour les meubles. Queenie insiste pour demander à Arthur si elle peut donner les meubles, et Arthur hoche la tête de manière décisive. Soudain, les sirènes du raid aérien retentissent et les trois plongent pour s’abriter; mais Queenie est projetée par la force de l’explosion mais elle est sûre qu’ils n’ont pas été touchés en direct. Quand elle dit qu’elle part jeter un coup d’œil, Bernard l’arrête soudainement et lui dit pour la première fois qu’il l’aime. Il suffisait d'une bombe!
Queenie a transformé leur habitation en Rest Center, c'est à-dire un lieu aménagé pour recevoir des réfugiés chassés de chez eux suite aux bombardements. Quelqu’un demande à Queenie si elle peut accueillir trois pilotes pour quelques nuits, mais Queenie répond que Bernard ne le permettrait jamais. Ce dernier apparaît et annonce à Queenie qu’il s’est inscrit à la RAF. Cette annonce induit en nous un vrai sourire - un peu comme le "Je t'aime" lors du bombardement - tant il est coincé. Queenie l’aide avec son uniforme. Arthur et elle lui disent affectueusement au revoir.
Une semaine plus tard, les trois aviateurs arrivent chez Queenie. L’un d’eux est Michael Roberts que nous avions abandonné à la Jamaïque. Il y a une attraction instantanée entre Queenie et Michael.
Automne 1943 - Lincolnshire
Nous faisons un bon de deux ans dans le temps et nous retrouvons à l'automne '43. Va apparaître un nouveau personnage principal, Gilbert Joseph, une recrue jamaïcaine de la RAF. Et lorsque nous le rencontrons, il se bat avec un GI. Et rebelotte, Gilbert s’adresse lui aussi au public pour le prévenir qu'il nous ramène au moment où il s’est inscrit à Kingston, en Jamaïque, afin que nous puissions comprendre sa décision.
Un officier questionne Gilbert qui lui explique qu’il a l’intention de devenir avocat. L’officier lui dit qu’avec ses notes, il sera mitrailleur aérien ou mécanicien navigant. Gilbert est ravi, mais son cousin, Elwood, lui reproche d’avoir rejoint «la guerre d’un homme blanc». Gilbert lui assure qu’il va quitter l’île, devenir mitrailleur aérien et ensuite aller dans une université anglaise. Mais quand Gilbert est arrivé dans le Lincolnshire après sa formation de base, au lieu d’être mitrailleur aérien, il a dû se contenter de conduire un camion de charbon pendant six mois. Et surtout, il n’a pas été chaleureusement accueilli par les habitants, qu'il venait soutenir dans leur guerre.
Gilbert est seul en ville un jour quand Arthur (le père de Bernard) s’approche de lui (photo ci-desus). Gilbert est gêné par l’attention que lui porte Arthur. Soudain, un avion vole en rase-motte au-dessus de leurs têtes et Arthur est pris d'une crise de panique. Dans sa confusion, Arthur prend un morceau de papier de sa poche avec son adresse dessus, ce qui permet à Gilbert de le ramener chez lui. En fait, Arthur a pris Gilbert pour Michael. Queenie l’invite à entrer, mais Gilbert doit se rendre d'urgence à sa caserne...
De retour dans le présent, un GI américain blanc commence à narguer Gilbert, l’appelant « boy ». Alors que le groupe est sur le point d’en venir aux mains, Queenie se précipite, demandant à Gilbert s’il a vu Arthur. Arthur apparaît, et Queenie invite Gilbert au cinéma avec eux. Les GI ne peuvent continuer leur bastonnade en présence d'une femme blanche. Et pourtant...
Quand ils entrent au cinéma, l’ouvreuse dit à Gilbert - qui est jamaïcain, fut-il soldat anglais - qu’il doit s’asseoir à l’arrière, avec les autres « colorés ». Gilbert résiste mais lorsque l’un des GI utilise une insulte raciale, la tension s’intensifie. Une bagarre éclate et les policiers commencent à frapper les noirs avec des matraques et à siffler, ce qui terrifie Arthur. Un coup de feu est tiré et Arthur s’effondre au sol. Queenie se précipite vers lui, et il dit son nom faiblement, avant de mourir dans ses bras. Cela restera un de mes grands moments de théâtre. Et le silence de ces 1.300 spectateurs. Le théâtre est un temple, définitivement.
Hiver 1946 - Kingston, Jamaïque
La guerre est terminée et il y a une atmosphère de fête à Kingston. Hortense entre - elle s’approche de Gilbert, pensant qu’il est Michael, et il la renverse accidentellement. Elle le rabroue avec arrogance et il la traite de «spitfire». Hortense lui demande cependant s’il connaît Michael car elle a reçu un télégramme pour dire qu’il était disparu. Gilbert lui dit gentiment la vérité, à savoir que cela signifie que la personne est décédée. «Michael n’est pas le genre de personne à mourir», lui rétorque Hortense.
Été
1947 - Londres
Mais Hortense n'est pas la seule à qui un être cher manque... Six mois plus tard, à l'été 1947, à Londres, Queenie parle à un officier, le capitaine Soames, de son mari. Bernard a été démobilisé à l’hiver 1946, mais n’est toujours pas rentré à la maison. Le capitaine lui dit que son mari a passé une courte période dans une prison militaire vers la fin de son séjour en Inde, pour avoir désobéi aux ordres et perdu son arme. Queenie désespère - elle doit s’occuper de la maison d'Earl’s Court et ne sait même pas si elle est veuve ou non.
Printemps
1948 - Kingston, Jamaïque & Londres, Angleterre
Les scène vont alterner entre les deux continents, se parlant ou s'interrogeant à distance.
Hortense se ballade avec son amie Celia à proximité d'un rassemblement politique réclamant l'indépendance de la Jamaïque. Le petit ami de Celia est Gilbert - lui et Hortense se reconnaissent. Gilbert, à qui l'on reproche de ne pas avoir assisté au rassemblement indépendantiste, affirme qu'il croit en de meilleures opportunités en Angleterre. Gilbert et Celia parlent avec enthousiasme de leur future vie en Angleterre mais l'ambitieuse et opportuniste Hortense a un autre plan. Elle insulte Celia qui la gifle et s'enfuit.
En Angleterre, Michael arrive à la maison d'Earl’s Court et appelle Queenie. Elle est surprise de le voir mais il existe toujours quelque chose entre eux. Michael demande s’il peut rester la nuit, car il part pour le Canada le lendemain. Queenie accepte mais lui dit qu’elle s’inquiète pour lui. Michael lui avoue qu'il a perdu son porte-bonheur, son portefeuille. Il ne le sait pas, mais il l'a perdu chez Queenie, pendant la guerre. Queenie le sort de sa poche, où elle l’avait gardé pour lui. Elle lui demande si la photo de la petite fille à l’intérieur était de sa sœur. Michael, gêné, affirme qu’il a perdu sa famille dans un ouragan. Cette nuit va changer la vie de Queenie...
A la Jamaïque, Hortense s’approche de Gilbert, qui vient d’apprendre la nouvelle de la navigation de l’Empire Windrush. Hortense dit qu’elle prêtera à Gilbert l’argent pour le passage en Angleterre, s’il promet de l’épouser et de l’envoyer la chercher une fois qu’il aura un endroit où vivre. Gilbert est stupéfait de sa proposition, mais Hortense explique qu’une femme célibataire ne peut pas voyager seule.
Queenie parle de la façon dont Michael la fait se sentir désirable, électrique et vivante – très différente de ce qu’elle ressentait avec Bernard.
Gilbert ne pense même pas qu’Hortense l’aime beaucoup, mais la promesse de l’Angleterre est très tentante. Hortense croit que l’Angleterre est sa « vie dorée » ; elle rêve d’être enseignante et traitée avec respect. Gilbert admet que Hortense a deviné son prix, et « c’est le prix d’un billet pour l’Angleterre ». Ils se marient et Hortense fait promettre à Gilbert de revenir pour elle. Il monte à bord de l’Empire Windrush et fait ses adieux.
Et nous en sommes à l'entracte. Cette dernière scène est fabuleuse. Même si très simple, elle est techniquement fabuleuse. Comme on le voit sur la photo ci-dessus, par ombres chinoises - tronquées en haut de la passerelle - on voit véritablement les gens monter dans le bateau. Et à un moment, un avion passe en rase-mottes, et l'on voit l'ombre passer au sein de la salle. Une fis encore, un frisson partagé par 1.200 personnes.
A l'entracte, mon voisin décide de me parler. Il est cinéaste et est fasciné par l'impact qu'à eu le passage de l'ombre de l'avion dans la salle. Et puis il m'explique à quel point ce bateau, l'Empire Windrush est un symbole pour tous les anglais. Fuyant un peu la conversation en anglais, je l'avoue, je fuis à la toilette puis je m'isole dans mon programme en faisant la file pour une glace.
Le 22 juin 1948, l'Empire Windrush a amené un groupe de 802 migrants au port de Tilbury, près de Londres. Au départ, ce bateau était un transport de troupes en route de l'Australie vers l'Angleterre via l' Atlantique, n'accostant à Kingston en Jamaïque que pour récupérer des militaires en permission. Mais une annonce avait paru dans un journal jamaïcain proposant un transport bon marché sur le bateau à toute personne souhaitant venir travailler au Royaume-Uni. De nombreux anciens militaires ont profité de cette occasion pour retourner en Grande-Bretagne. Beaucoup avaient l'intention de rester en Grande-Bretagne pendant quelques années au maximum et un certain nombre sont retournés dans les Caraïbes, mais la majorité est restée pour s'installer définitivement. L'arrivée des passagers est devenue un point de repère important dans l'histoire de la Grande-Bretagne moderne, et l'image des Antillais défilant sur la passerelle du navire est devenue le symbole du début de la société multiculturelle britannique moderne. Les personnes nées aux Antilles qui se sont installées au Royaume-Uni dans le cadre de ce mouvement migratoire au cours des années suivantes sont désormais généralement appelées la Génération Windrush.
L'arrivée d'immigrants antillais sur l'Empire Windrush n'était pas du tout attendue par le gouvernement britannique, et n'était pas la bienvenue. George Isaacs, le ministre du Travail et du Service national (un travailliste, donc de gauche) a déclaré au Parlement qu'il n'y aurait aucun encouragement pour les autres à suivre leur exemple. En juin 1948, 11 députés travaillistes écrivent au Premier ministre britannique Clement Attlee pour se plaindre d'une immigration excessive. Le même mois, Arthur Creech Jones, le secrétaire d'État aux Colonies, déclarait que le gouvernement jamaïcain ne pouvait pas légalement empêcher les gens de partir, et le gouvernement britannique ne pouvait pas légalement les empêcher d'arriver. Cependant, il a déclaré que le gouvernement était opposé à cette immigration et que toutes les mesures possibles seraient prises par le Colonial Office et le gouvernement jamaïcain pour la décourager. Cela nous rappelle une fois de plus qu'historiquement la droite a soutenu l'immigration pour obtenir de la main d'ouvre et que la gauche s'y est opposée pour défendre les travailleurs locaux (cf Marchais et le parti communiste en France dans les années '70). Tout l'inverse d'aujourd'hui !!!
En Angleterre, en juin 1950, un comité du Cabinet a été créé avec pour mandat de trouver «des moyens qui pourraient être adoptés pour contrôler l'immigration dans ce pays de personnes de couleur en provenance des territoires coloniaux britanniques».
Et les gens ne parlent que de cela en faisant la file pour les glaces. Vive le théâtre populaire.
En route pour l’acte II.
Londres
Nous retrouvons Gilbert à Londres, sur un lit dans une petite pièce et est réveillé par le son de la sonnette. Il panique alors qu’il se précipite pour accueillir Hortense, qui découvre la pièce avec dégoût.
Hortense demande à voir les autres chambres mais Gilbert explique que leur logement entier se limite à cette pièce. Queenie entre dans la pièce et tente de discuter avec Hortense.
Kenneth, un autre locataire jamaïcain, se moque du poids de la valise d'Hortense. Elle est horrifiée que Gilbert puisse avoir un ami aussi grossier, mais Gilbert explique que n’importe qui provenant des Antilles est un ami. Elle reproche à Gilbert de ne pas être venu la chercher sur le quai. Elle note également qu’il n’y a qu’un seul lit et ordonne à Gilbert de dormir dans le fauteuil. Où est la toilette? Gilbert explique qu’il a un pot de chambre à utiliser. Il le lui montre, mais il n'est pas vide. Il se précipite pour verser le contenu dans l’évier. Hortense est dégoûtée. Gilbert lui explique combien de maisons l’ont refoulé à cause de la couleur de sa peau.
Et là, une fois de plus, la réalité nous explose au visage par les faits pas par les commentaires. C'est le même Gilbert qui a été soldat dans l'armée anglaise, ou celui qui a été agressé au cinéma. L'ingratitude anglaise, qui prend les habits du racisme, paraît au grand jour.
Une des colocataires, Mlle Todd, entre chez Queenie pour se plaindre des autres locataires, les "colorés". Queenie tient bon, et quand Hortense arrive à la porte, elle demande à Miss Todd de dire à Hortense exactement ce qu’elle pense d’elle. Miss Todd s’en va fâchée, sans rien dire. Queenie en profit pour proposer à Hortense d’aller faire du shopping, disant que ça ne la dérange pas d’être vue avec elle. Hortense est perplexe, mais accepte. Une fois Hortense partie, Queenie caresse son ventre sous sa robe et respire de douleur. Elle est maintenant très enceinte.
Pour survivre, Gilbert travaille à la poste. Il demande de l’aide à des cheminots qui se moquent de lui, lui demandant quand il va «retourner dans la jungle». Gilbert veut se battre mais avec l'arrivée du contremaître, Gilbert capitule et s’excuse. Elwood apparaît dans l’esprit de Gilbert, lui demandant pourquoi il est à nouveau tombé dans le piège des mensonges de l’homme blanc.
Après cette terrible séquence, Gilbert rentre à la maison et il retrouve à quatre pattes, occupée à récurer le sol de l'unique pièce qui leur sert de foyer familial... Il lui crie de se lever: «Aucune de mes femmes ne sera à genoux dans ce pays!» Hortense, qui joue toujours la grande dame, le réprimande pour son impolitesse et lui claque son dîner sur la table: un œuf dur et une pomme de terre tranchée, qu’elle pense être les «chips» anglaises. C'est un des points forts de cette pièce, et de cette mise en scène, c'est que l'on continue à rire, même dans les pires moments. Parce que la vie continue, imperturbablement...
Gilbert jette son assiette au sol et quitte l'appartement. s’en va. Hortense couvre son visage de désespoir, et se souvient de sa jeunesse - ses années d'espoir - où son institutrice lui demandait de réciter un poème. Gilbert revient avec un cadeau pour Hortense: du vrai Fish and Chips. Hortense demande à Gilbert ce qu’est un «darkie» car c'est ce un mot qu'on lui a crié dans la rue. Comprenant, elle refuse de rester plus longtemps dans cette région, promettant de déménager dès qu’elle aura un emploi d’enseignante.
Un nouveau coup de théâtre survient. Bernard entre dans le salon. Queenie est stupéfaite de le voir. Il demande où se trouve son père Arthur, et elle lui explique qu’il est mort en 1944. Bernard admet qu’il est de retour en Angleterre depuis quatre mois. Queenie est en plein doute. Gilbert qui passait voir si Queenie allait bien tombe sur Bernard. Ce dernier est étonné de cette attitude et lui claque la porte au visage. Il n'est pas d'accord que tous ces gens habitent dans la maison et dit à sa femme qu’elle doit expulser les «coolies» (émigrés) immédiatement. Queenie lui répond qu’elle n’aurait pas pu garder la maison sans eux. Queenie est au bord de l'hystérie. Elle est particulièrement choquée que Bernard ne soit même pas venu voir son vieux père, croyant qu'il était encore vivant. Elle lui dit qu’il dormira dans un lit séparé.
Gilbert attend sa femme dans la rue près des bureaux du conseil municipal. Hortense en sort bouleversée car on lui a annoncé qu’elle ne pouvait pas enseigner sans refaire l'entièreté de sa formation. Gilbert, tentant de la réconforter, lui propose de rechercher un emploi de couturière. Hortense est très claire: son travail est d’enseigner, pas de coudre. Gilbert lui répond qu’il est aujourd'hui facteur, mais qu'un jour il étudiera le droit. Il parvient à faire rire sa femme. On ressent que, face à l'adversité, le couple commence à exister.
A leur retour, Bernard attend Gilbert et Hortense dans leur chambre. Il leur annonce qu’il vend la maison et qu’ils doivent partir. Ses arguments sont clairs: il s’est battu dans une guerre pour vivre à nouveau respectablement. C'est-à-dire sans eux. Gilbert répond qu’il a combattu dans la même guerre, et qu'il cherche une vie décente. Les deux hommes commencent à se disputer.
Queenie pousse un cri terrible d’agonie et s'effondre au sol, tenant son ventre entre les mains. Elle exige que tout le monde quitte la pièce à l’exception d’Hortense. Queenie dit à Hortense de bloquer la porte, de faire bouillir de l’eau et de regarder entre ses jambes.
Le bébé naît rapidement et Hortense le tient dans ses bras. Elle n'en croit pas ses yeux: le bébé est noir. Immédiatement Hortense pense que son mari, Gilbert, pourrait être le père. Les deux hommes qui crient à la porte sont autorisés à rentrer. Queenie a beau assurer que le bébé n’est pas celui de Gilbert. Bernard se précipite hors de la pièce.
En pensées, Queenie se souvient de Michael, de cette nuit qu'ils ont passée ensemble, la soirée du portefeuille. Elle se souvient de lui lui racontant le fait d’avoir vu un colibri dans une rue de Londres.
Retour à la réalité. Queenie dort et le bébé se met à pleurer – Bernard entre et lui donne un biberon. Queenie s’excuse... Bernard parti à la guerre, elle était si seule. Bernard admet qu’il aurait dû être un meilleur mari pour elle. Il lui explique qu’il a été envoyé pour briser les émeutes à Calcutta. C’était un bain de sang: son seul ami dans l’armée a été brutalement tué et il a été mis en prison. Il souffrait de paludisme et faisait des choses «épouvantables» et «répugnantes». Il ne voulait pas rentrer à la maison parce qu’il sentait qu’il ne méritait pas Queenie, et il ne voulait pas finir comme son père Arthur. Je me souviens ce que j'ai ressenti à l'écoute de cette réplique car il induit quelque part un lien entre les deux guerres mondiales, comme si l'histoire se répétait. En pleine guerre d'Ukraine...
Queenie est dans le salon avec le bébé et appelle Gilbert et Hortense – ils déménagent à la fin de la semaine. Queenie les invite à prendre le thé avec elle mais ils sont sur le qui-vive, et Gilbert demande où est Bernard. Queenie leur annonce que le bébé s’appelle Michael et le remet à Hortense. Ici encore - même si c'est du sentimentalisme à la con, quelle émotion! - il est très fort de voir Hortense avec dans les bras le bébé de son ami d'enfance Michaël. Sans qu'elle le sache.
Queenie les supplie désespérément de prendre le bébé. Mais Bernard apparaît et il insiste avec désespoir pour qu’elle ne donne pas son bébé, même s'il sait qu'il n'en est pas le père et qu'il est noir. Queenie argumente sur le fait que Bernard ne pourrait jamais être fier de lui. Queenie fond en larmes et Gilbert va la consoler mais Bernard lui hurle, plein de contradictions: «Enlève tes sales mains noires de ma femme!»
Gilbert lui répond par un discours passionné, arguant qu’il refuse d’être réduit à rester un serviteur pour toujours simplement parce qu’il est noir. Bernard rétorque froidement qu’il ne comprend pas ce que dit Gilbert.
Une fois seuls dans leur chambre, Gilbert et Hortense discutent de ce qui s’est passé. Hortense dit qu’elle a été abandonnée par sa mère, mais qu’elle était très aimée. Gilbert ne veut pas laisser ce bébé seul avec des gens comme Bernard Bligh. Hortense a déclaré qu’elle était fière de la façon dont Gilbert lui avait parlé et qu’il ferait un excellent avocat. Elle l’embrasse et l’invite à dormir ... dans son lit.
15 novembre 1948
«Il y a des mots qui une fois prononcés divisent le monde en deux»
Queenie remet son bébé à Hortense et Gilbert.
Ils promettent qu’ils seront fiers de l’enfant et qu’il sera aimé.
Et une fois de plus le National m'a fait découvrir un auteur, dans ce cas une autrice, dont je n'avais JAMAIS entendu parler. L'épopée que nous fait vivre ce spectacle, tiré du roman d'Andrea Levy, me fait penser aux Misérables, en ce sens qu'il décrit des trajets de vies dans des mondes en mutation. Small Island à l'ampleur des Misérables. Assurément. Andrea Levy est très claire dans une interview donnée à la publication du roman en 2004: « Quand j'ai commencé Small Island, je n'avais pas l'intention d'écrire sur la guerre. Je voulais commencer en 1948 avec deux femmes, une blanche, une noire, dans une maison à Earls Court. Mais quand je me suis demandé: "Qui sont ces gens et comment sont-ils arrivés ici?" J'ai réalisé que 1948 était si proche de la guerre que rien n'avait de sens sans elle. Si chaque écrivain en Grande-Bretagne écrivait sur les années de guerre, il y aurait encore des histoires à raconter, et aucun de nous ne se serait approché de ce qui s'est réellement passé. C'était un schisme tellement incroyable au milieu d'un siècle. Et les Caraïbes ont été exclus du récit de cette histoire, alors j'essaie de les y remettre. Mais je ne le dis pas uniquement d'un point de vue jamaïcain. Je veux raconter des histoires de l'expérience en noir et blanc. C'est une histoire commune.»
La construction de la pièce (et du roman original bien sûr) est très intelligente car elle nous conte l'histoire de la migration caribéenne d'après-guerre, sous quatre angles différents, au travers de quatre narrateurs - Hortense et Gilbert, qui émigrent de la Jamaïque à Londres en 1948, et un couple anglais, Queenie et Bernard, dans la maison de laquelle ils trouvent un logement à Londres. La magie de la pièce réside dans sa polyphonie. Dans la salle, on ne nous raconte pas une histoire, pas quatre histoires mais bien une seule histoire à quatre voix. Les voix et les points de vue des différents personnages dont les histoires se déroulent en parallèle vont s'affronter ou se conforter. Ce mode narratif particulièrement efficace fragmente aussi toute idée manichéenne ou autoritaire sur l'immigration d'après-guerre des jamaïcains en Angleterre. Et cela nous permet de ressentir les effets de l'impérialisme sur les gens ordinaires des colonies et de la métropole - au moment même où ces communautés se heurtent.
L'autrice, Andrea Levy, est née à Londres en 1956. Ses parents avaient eux émigré de la Jamaïque: son père en 1948, sur le fameux Empire Windrush, et sa mère peu après. Cela rend encore plus éloquents ces séquences dans la pièce. Mais une fois de plus, l'histoire racontée par Levy est excessivement subtile. Elle ne fait pas commencer la présence des noirs en 1948 et le symbole de l'Empire Windrush. Elle montre que la présence noire de la Grande-Bretagne est antérieure à ce moment en se concentrant sur les expériences d'avant 1948 des Noirs en Grande-Bretagne. Tout le premier acte se déroule avant l'Empire Windrush. Andrea Levy provoque une autre rupture avec la version historique officielle - et son fréquent parti pris masculin - par l'inclusion d'Hortense. Son arrivée aux premiers jours de ce mouvement migratoire remet en question l'idée que les femmes étaient une partie secondaire ou tardive de cette diaspora.
La « Génération Windrush » est le nom collectif qui fut attribué aux personnes qui ont émigré au Royaume-Uni depuis les pays des Caraïbes entre 1948 et 1971. Qu'est-ce qui a déclenché cette immigration. Suite à la Seconde Guerre mondiale, de nombreux emplois étaient disponibles au Royaume-Uni et il fallait trouver de travailleurs. C'est l même raison qui a déclenché l'immigration italienne en Belgique dans ces mêmes années. De nombreux jeunes hommes et femmes des Caraïbes avaient servi dans l'armée britannique pendant la guerre et sont retournés en Angleterre pour occuper des emplois mieux rémunérés que les emplois équivalents chez eux. L'accueil de ces immigrants n'a pas souvent été amical. De nombreux membres de la Génération Windrush ont été victimes d'abus raciaux et ont eu du mal à trouver un logement et un emploi en raison de la couleur de leur peau. Leurs enfants ont été victimes d'intimidation à l'école et ils ont été maltraités dans les rues.
La génération Windrush comprend plus de 500 000 personnes. Ils ont fait le voyage des Caraïbes au Royaume-Uni avant 1971. La loi sur l'immigration de 1971 - la Jamaïque est indépendante depuis 1962 - a donné à la Génération Windrush l'autorisation indéfinie de rester en Grande-Bretagne. Par contre, à partir de 1971, les nouvelles immigrations ont été rendues beaucoup pus difficiles. Cela parait incroyable mais la génération Windrush a encore fait l'objet de controverses de nos jours! En 2018, le gouvernement britannique de Theresa May a examiné le statut d'immigration de milliers de membres de la génération Windrush et a révoqué leur statut. Devenu illégaux, les gens devaient rentrer « chez eux » ou faire face à un avenir incertain après avoir passé des décennies à construire une vie en Grande-Bretagne. Un tollé public a forcé le gouvernement à reconsidérer le traitement de la Génération Windrush, à s'excuser publiquement. Des assurances ont été données aux membres de la communauté caribéenne qui vivent au Royaume-Uni. Une journée spéciale célébrant la génération Windrush a été annoncée, et le Windrush Day est désormais célébré chaque année le 22 juin.
Le titre lui aussi est tout simple... Il fait référence à la Jamaïque et à la Grande-Bretagne. Les deux pays sont des îles et bien sûr la Grande-Bretagne est une plus grande île que la Jamaïque. Mais elle est aussi plus riche et plus puissante. Ils en viennent à associer la Grande-Bretagne aux opportunités et à la richesse tout en associant la Jamaïque à la pauvreté et aux limites.
Ce texte est magnifique. J'ai retrouvé une interview radio (BBC 4) de l'autrice Andrea Levy, réalisée quelques semaines avant sa mort en février 2019. Elle se savait atteint d'un cancer qui, elle le savait, finirait par la tuer. Elle a accepté cette interview concernant le changement d'attitude de Levy envers son histoire et son héritage lors de l'écriture du roman Small Island. Elle a accepté cette interview à une seule condition: que l'enregistrement ne soit publié qu'après sa mort. Pour l'écouter : cliquer ici.
Small Island est une des grandes expériences théâtrales de ma vie. Il a été filmé pour NT Live...