L'imbroglio
1.
Un matin comme les autres pour Ava. Un café avalé à la va vite en feuilletant El País. Elle aimait bien ce rituel, même si elle ne survolait la plupart du temps que les titres et les résumés des articles. Elle avait toujours refusé de passer à la version électronique du quotidien, une façon de retarder la confrontation avec le monde numérique qui grignotait peu à peu son environnement professionnel. Encore des alertes sur le débordement possible de rivières; des photos témoignant des récentes inondations; des débats d'experts qui incriminaient tantôt le réchauffement climatique, tantôt les infrastructures. Puis, comme si elle s'était égarée dans ce flot d'informations moroses, une annonce du ministère espagnol de l'environnement et de la transition écologique: " les réservoirs du pays sont aujourd'hui remplis à 66 % en moyenne, soit le niveau le plus élevé depuis dix ans." Ava referma sèchement le journal sur cette note positive. Encore une façon de contrôler le niveau énergétiques de ses propres réservoirs pensa-t-elle, souriant devant la similitude.
Des manœuvres comme celle-ci elle en avait plein sa besace. Elle en reconnaissait volontiers le caractère artificiel, mais cela lui plaisait d'imaginer pouvoir gérer son bien être en fonction de l'équilibre entre additions et soustractions de carburant interne!
Depuis 6 ans qu'elle travaillait au bureau d'aide aux familles de personnes disparues, elle avait trouvé cette parade pour continuer à écouter l'angoisse, partager l'espoir et les craintes, souffrir, malgré son statut professionnel, du "ne pas savoir". Bien sûr, il y avait aussi beaucoup de cas rapidement résolus! Le soulagement pour les familles était tel qu'il s'exprimait bien souvent en un débordement de reconnaissance unique auprès du policier qui annonçait la bonne nouvelles.
Elle, elle était la secrétaire de l'accueil. Elle était le premier rempart à franchir quand, rongé par l'inquiétude, un proche venait signaler une disparition. Mais Ava était aussi bien souvent la seule oreille accessible quand commençait l'interminable attente de résultats.
Pourtant elle aimait ce job. Elle avait envisagé ce travail de secrétariat (sa formation initiale) comme un refuge émotionnel après 15 ans passés dans les soins. Elle n'avait pas imaginé, ni même vraiment pris conscience du glissement qui s'était peu à peu opéré. Son bureau avait cessé d'être une armure et le labeur administratif venait maintenant en complément du soutien humain. Ava prenait cela avec philosophie, on est qui on est!
Elle entra énergiquement dans le hall du bâtiment officiel, son vélo à la main. Elle le déposa derrière une colonne, juste à côté de la machine à café, qu'elle lança sur un cortado avant de se faufiler derrière "son" guichet. Au départ, la présence de son 2 roues intra-muros n'avait pas plu à tout le monde et avait suscité des remarques. Ava n'avait jamais essayé d'argumenter cette habitude. Elle avait petit à petit donné une âme à ce vestibule froid et impersonnel où désormais tous aimaient passer boire un café avant de rejoindre les étages. Si bien qu'aujourd'hui, on lui passait cette excentricité.
Les visiteurs aussi profitaient des changements distillés par Ava. Les familles pouvaient désormais remplir les formulaires requis et attendre le moment de leur entretien avec les inspecteurs, correctement installées. Table, chaises, banquette, distributeur d'eau, elle avait réorganisé les lieux à la manière d'une salle d'attente médicale, enfin pour celles qui sont réussies! De sa place de travail elle avait un contact visuel à la fois sur la porte d'entrée, sur l'espace d'accueil et, sur son vélo!
Vers 9h00, elle avait la tête plongée dans ses paperasses quand un homme poussa le lourd battant vitré. Il n'était pas très grand, cheveux sombres, typé sud-américain, l'air un peu timide et perdu. Il venait annoncer que son frère n'était pas rentré la veille au soir. Son frère, Jonathan, qui est marié et qui a un garçon de 4 ans. Il ne laisserait jamais son fils et sa femme sans nouvelle. Il a vérifié, sa voiture n'est plus au parking de Vila-Seca où il travaille. Et puis, il a appelé les centres de santé et l’hôpital, mais rien. Il n'a pas attendu 24 heures, il s'excuse mais...
Nous y voilà pensa Ava: celui qui ayant, une fois au moins, regardé une série policière est persuadé qu'il faut attendre obligatoirement 24 heures avant de déclarer une disparition. Puisque personne ne peut s'y résoudre, le premier contact est souvent emprunt soit d'agressivité, soit prend la forme d'une longue justification à cette entorse…qui n'en est pas une!
2.
À son arrivée le lendemain matin, Ava fut surprise de trouver quelqu'un déjà installé sur une chaise de l'espace d'accueil. Elle n'aimait pas trop être prise de court. Elle oublia de lancer son cortado et sorti à la va-vite les formulaires de déclaration, en prenant soin de ne pas croiser le regard de l'inconnue. “Je suis la maman de Jonathan”. Ava sursauta. Elle n'avait pas entendu la femme approcher. Elle était plus âgée qu'elle ne l'avait supposé. Son regard était insistant mais sans reproche. Elle répéta calmement: . “Je suis la maman de Jonathan” avant de retourner s'asseoir.
En y repensant quelques jours plus tard, Ava rigolait d'elle-même. Si Marta, c'était ainsi que se prénommait la mère du disparu, avait été calculatrice et manipulatrice, elle ne s'y serait pas prise plus efficacement pour obtenir son aide! Ava s'était laissée ferrer aussi facilement qu’un poisson affamé dans une flaque d'eau! Pourtant il n'y avait aucune malice chez cette femme de bientôt 80 ans, juste beaucoup d'inquiétude et un respect des institutions, teintée d'un doute sur son droit à utiliser leur service.
Elle resta toute la journée assise, refusant poliment l'eau, puis le café, puis les promesses d'appel en cas de nouvelles à propos de son fils. Elle revint le lendemain très tôt. Ava senti grandir un besoin nerveux de répondre à une demande non formulée par Marta et de combler ce vide silencieux, autant que de se libérer de son regard.
C'est ainsi que, dès le troisième jour, les deux femmes se retrouvèrent chaque matin, côte à côte pour un point de la situation. Ava parcourait l'avancée du dossier sur son ordinateur tout en triant et transformant oralement ce jargon synthétique en histoire intelligible pour la vielle femme.
3.
27.03.2025 à 9h10 votre fils aîné est venu signaler la disparition de Jonathan. Il a rempli le formulaire ici et a été reçu par mes collègues au premier étage. Vous savez, il y a d'abord toute une série de vérifications de routine qui sont faites: auprès de l'employeur, de la famille élargie et des institutions de santé. Mais celles-ci n’ont rien donné. Par contre, grâce à la plaque d'immatriculation, sa voiture a été repérée lors de son passage devant une caméra de surveillance routière le 26.03.25 à 18h23 sur l'autoroute AP-7 entre Cambrils et l'Hospitalet de l'Infant. Ce qui, selon votre belle-fille, est son trajet normal lorsqu'il rentre du travail puisqu'ils habitent tous deux à Tortosa.
Ce qui est inhabituel, toujours selon son épouse, c'est qu'il n'est pas seul sur la vidéo. On voit distinctement un passager avant et on en devine 4 autres à l'arrière, mais l'image ne permet pas plus de précision. Le passager avant est clairement un homme, se senti obligée de préciser Ava! Malheureusement on ne retrouve pas de trace du véhicule sur le reste du tronçon autoroutier.
La police a creusé la piste des autres occupants de l'auto. Il y a des chances pour qu'il y ait eu des signalements de disparition s'ils sont tous restés ensemble. Un cas a été particulièrement étudié : un couple de 2 jeunes étudiants qui devait rentrer d'un weekend prolongé à Barcelone. Ils ne sont pas arrivés chez eux comme prévu, le 26 au soir. A priori, rien ne les lient à Jonathan.Tous deux sont inscrits à l'université de Tarragone en science de l'économie, ils ne fréquentent pas les mêmes milieux ni les mêmes personnes. C'est la date et leur lieu de résidence (ils habitent à l’Ampolla, à un peu plus de 20 km de Tortosa) qui a retenu l'attention des enquêteurs.
"C'est quand-même étrange, que les 3 autres passagers ne manquent à personne ou qu'ils ne soient pas venu témoigner suite à la demande de renseignements diffusées par les autorités judiciaires", commenta Ava.
Les informaticiens avaient réussi à “nettoyer” autant que possible une image du passager avant, tirée de la bande vidéo. On y voyait un homme jeune, assez grand, cheveux rasé très court, les yeux baissés sur ce qu'on devinait être son téléphone portable. La tentative d’identification par la famille de Jonathan et les proches des deux étudiants n'avait rien donné, stipulait une note. La diffusion de son portrait non plus. Ava se risqua quand-même à le montrer à Marta, mais sans susciter de réaction.
Enfin, ils ont élargi les recherches à l'international. Il y a bien 2 filles suisses, dont l'absence de nouvelles inquiète les familles. Mais à nouveau, les profils n'ont rien en commun. Elles voyagent en vélo, sont ambulancières, une sorte d'année sabbatique. C'est tout au plus la position géographique qui réunit encore une fois toutes ces personnes. La dernière ville d'où elles ont communiqué est Miami Platja, pas si loin de l’Ampolla. Et en étudiant les derniers mouvements de la carte bancaire de l'une d'elle, on les retrouve dans une enseigne bien connue d'un magasin d'articles de sport à Vila-Seca.
C'est à rien n'y comprendre: qu'est-ce ce que 2 suissesses cyclovoyageuses, 2 universitaires espagnols de retour de week-end et un passager mystère feraient ensemble dans la voiture d'un ingénieur en chimie d'origine Bolivienne?
3 jours plus tard, lorsque les relevés de la carte bancaire de la seconde cycliste furent à disposition des enquêteurs, l'imbroglio devint à la fois plus dense et plus simple.
Vous voyez, la dernière dépense est l'achat de 2 billets de train de La Selva del Camp à Vila-Seca. Mais pourquoi aller à La Selva del Camp? C'est à bien 15 km de Vila-Seca, vers l'intérieur des terres. Pour sûre, ce n'est pas la route pour Miami Platja! Et puis, pardon hein, mais quel trou perdu! Il n'y a rien à y voir, rien à y acheter enfin, rien à y faire là-bas, surtout pour des touristes!
Mais les inspecteurs, eux, y avaient vu bien des informations intéressantes! D'abord, l'heure de l'achat tombait pile dans la fourchette de temps où tous les protagonistes identifiés se retrouvaient dans un cercle de 15 km autour de Vila-Seca: les filles dans le train, Jonathan sortant de l'usine Saloupal pour rejoindre sa voiture parquée au pied des rails et les étudiants qui attendaient leur correspondance pour l'Ampolla. Le point central étant la gare!
Un interrogatoire rapide de la contrôleuse de la ligne ferroviaire Lérida / Vila-Seca leur appris que les suissesses semblaient avoir pris ce train par erreur, ce qui explique l'achat du ticket en route. “Une habitude de leur pays de grimper aveuglément dans la première rame qui se présente à l'heure et sur la bonne voie, rigola-t-elle …en Espagne ça peut réserver des surprises! Elle ont eu de la chance de n’avoir attendu que 45 minutes un train en sens contraire. À la gare de La Selva del Camp, la voie unique reste parfois déserte bien des heures!”
Mais le témoignage qui donna un énorme coup de pouce à l’enquête, fût celui de l'employée de la Renfe. Ce jour-là, elle dû annoncer à une poignée de clients qui attendait à Vila-Seca le régional de 17h16 pour Tortosa, qu'il était purement et simplement annulé. Le prochain viendrait peut-être à 20h56. Tout cela avait été hurlé par-dessus les voies, d'un quai à l'autre, et n'avait pas échappé à Jonathan qui arrivait auprès de sa voiture sur le parking jouxtant la gare. D'un naturel généreux, il proposa spontanément aux étudiants de les véhiculer après s'être enquis de leur destination. L'employée, qui essayait de comprendre la question d'une touriste en un espagnol plus qu’ approximatif [note de l'auteur: j'essaie OK!!] vit cette dernière se tourner aussitôt face au monsieur sud-américain avec des yeux suppliants. Magnanime, il lui fit signe de venir aussi, ce qu'elle s'empressa de faire en attrapant sa copine par la main. Enfin, un jeune homme, cheveux coupés courts, assis à terre contre un pilier, écouteurs vissés dans les oreilles et yeux perdus sur son portable n'avait rien entendu et ne bougeait pas du quai maintenant quasi désert . L’employée du réseau ferroviaire espagnol gesticula jusqu'à attirer son attention et l'invita à tenter sa chance dans la berline familiale de Jonathan sur le départ!
Épilogue
Vous savez désormais comment nous nous sommes retrouvées avec ce groupe hétéroclite dans cette voiture! Cette histoire y a d'ailleurs germée quand je me suis demandée comment quelqu'un pourrait y comprendre quelque chose s'il lui arrivait de devoir démêler nos trajectoires respectives! Bien sûr, Ava, Marta et les disparitions appartiennent à la fiction. Et sur le coup, je suis navrée, mais je n'ai pas le fin mot du mystère. Peut-être l'occasion de faire revivre Ava ultérieurement dans un écrit plus développé 😉!
En vrai, c’est en éléphant qu’on est rentrées ce soir là, allez savoir pourquoi!