Il est 5h30, le réveil sonne doucement, mais suffisamment pour me tirer d'un profond sommeil. Les filles ont bougé dans leur duvet, elles se préparent elles aussi mentalement a affronter ce qu'on nous a décrit comme "impossible" la veille au soir. C'est vaseuse que je prends ma serviette et une culotte propre avant de refermer derrière moi la porte de notre dortoir pour laisser Zora et Lucie savourer leur dernier instant de confort moelleux. Sur la pointe des pieds je rejoins la douche de l'auberge de l'autre côté du jardin, en faisant attention à ne pas réveiller ceux qui dorment en tente, avant que le soleil ne vienne évaporer l'humidité des corps endormis contre les parois en plastique semi-imperméable.
L'eau glacée qui me tombe sur le visage me fait grimacer puis la tiédeur arrive dans la tuyauterie désuète d'une douche en terre cuite à la decoration Inca. Mes muscles se réveillent à leur rythme. A chaque litre d'eau supplémentaire dégringolant le long de mes vertèbres, je realise l'immensité du défi qu'on s'est lancé, et je commence à trépigner.
Je le sens bien, on va s'marrer.
Mercredi
Samaipata -> Maïrana
Il est 7h00, après un bouclage de sac express et un porridge banane, c'est pleines d'énergies et d'espoir que nous sortons de la ville pour nous planter sur la droite d'une route où le traffic démarre doucement, annonçant une journée énergique sous un soleil déjà bien clément.
Daniel, la vingtaine, avec sa jeep vieillotte et son appareil dentaire tout neuf nous offre timidement de se joindre à lui pour quelques kilomètres. Avec un enthousiasme démesuré, Lucie et moi montons à l'arrière pour profiter d'un paysage montagneux que la brume finit de fuir pour clôre l'aube et engager un matin qui s'annonce bien, pendant que Zora tient compagnie a ce "trop chouchou" p'tit mec qui part vaillament travailler.
Maïrana -> Mataral
On saute de la jeep à la station essence de Maïrana et je laisse les filles discuter avec un chauffeur de poid lourd pendant que je traverse le marché à la recherche de WC publiques. A mon retour, elles m'annoncent qu'on part avec lui dans 30mn !
Mario parle trop fort, n'articule pas assez mais semble bien sympa. Il insiste pour nous déposer à Sucre, où il sera demain, mais nous refusons catégoriquement car on ne veut pas passer par cette ville bloquée. Il nous pose plein de questions sur nos vies en France, à quoi ca ressemble, comment est la monnaie. 2h de blabla légers dans des positions assez inconfortables au milieu de nos sacs chargés. Après lui avoir offert une piece française et échanger nos numéros, on descend du 38 tonnes et on part à l'ombre faire une pause casse-dal et un pipi sauvage.
Il est 11h, on marche jusqu'à l'intersection suivante et on lève le pouce pendant un quart d'heure, à l'ombre d'un arbre.
Mataral -> Trigal
Une petite voiture s'arrête et les enfants à l'arrière sortent pour s'agglutiner ensemble sur le siège avant afin de nous offrir leur espace personnel : on est 8 dans 5m², on serre les fesses on rentre le ventre et ca va passer. L'heure de trajet fut très calme, à peine quelques mots échangés mais nous ne crachons pas sur ce moment de détente pour reposer nos cerveaux après les décibels de Mario encaissés dans le camion. Déposées sur une mignonne petite place ambiance latino, nous pique-niquons tranquillement en se répétant que quand même, on a de la chance et que les boliviens sont carrément trop cool.
Trigal -> Guadalupe
On remballe ce qui nous reste de pain et de victuailles et nous partons vers la sortie de la ville. Le long de ces 2km, on a réalisé par les dessins aux murs que nous étions sur la route du Che Guevarra... ca nous a bien fait marrer, parce qu'à ce moment là on ne savait pas encore que ce détail allait nous désservir...
On se poste à nouveau sur le bord de la route et on voit les chauffeurs nous faire un signe étrange avec la main qui tourne à travers la fenêtre. Zora pense que le message est clair : on est folles. Je crois plutôt que c'est un "coucou" ou un "désolé j'ai pas de place".
Une voiture finit par s'arrêter et nous propose de nous déposer à un croisement. Vendu, on monte. Tres vite le type nous agace. Il a sa soeur a côté, il veut savoir le prix de nos téléphones, combien coûte une vache chez nous et si nos parents sont riches. J'aime pas son esprit, ca tourne à la curiosité malsaine. Il veut prendre des photos de nous, veut voir ce qu'il y a dans nos téléphone, comme photo, comme musique et pour finir nous demande de l'argent ! Pour me venger lorsqu'il demande comment on dit "bonjour" en français je réponds "bite" et c'est explosées de rire qu'on l'entend dire "Bite ! Waaooouh" et pour "rivière" ce sera "aisselle" ! Les filles n'en peuvent plus de se retenir de rire et je suis bien contente qu'il nous lache enfin en haut d'une montagne sur laquelle le soleil tape fort. Nous descendons le long d'un sentier et commençons à marcher en s'émerveilant devant le paysage sauvage que nous offre une vallée presque vierge de présence humaine. Nature sauvage. Une voiture nous propose de nous descendre en échange de 3 euros et nous refusons, préférant marcher encore, il est 14h30, on a le temps.
Guadalupe -> Piraïmiri
Après 1h à fouler le sol rocailleux, une seconde voiture passe et nous sommes ravies de monter pour nous soulager. Bien vite on déchante, les 2 types a l'avant sont ivres morts, buvant du whisky coca et le passager se retourne pour nous regarder avec son regard vicieux et ses lèvres qui nous envoient salement des bisous alcoolisés. La route de montagne est dangereuse, les types sont crades, ils crachent sur eux-mêmes et puent la mort. Ils nous dégoûtent au plus haut point. Alors on descend et on continue de notre côté, se dépéchant de les fuir pour nous planter au milieu de nulle part, pouce en l'air. Il est 16h on commence à être crevées, alors on s'assoit et on attend des véhicules qui ne passeront en fait jamais...
A 18h on commence a ramasser du bois, a 19h on se decide à faire du feu. On campe à côté d'un bâtiment qui sert d'église et de centre de soin à une infirmière qui vient nous parler mais ne nous proposera jamais de nous accueillir. On dîne ce qu'il nous reste du midi : 2 tomates, du pain, des gâteaux secs et un sachet de Ketchup. Autour de nous : rien. 3 habitants tout au plus, perdus dans la montagne.
Des chiens errants qui viennent voir si on aurait pas un crackers en trop, des vaches qui ont aussi peur que nous et des porcs qui tentent vainement une approche. On va remplir nos gourdes à la rivière et on monte la tente 2 places.
Camping sauvage sur le bord de la route de l'enfer Nos bustes et nos sacs à l'interieur de la tente, nos jambes dehors, nous voila contemplant les étoiles avec à nos pieds un chien qui s'est pris d'amitié et qui toute la nuit grognera pour faire fuir les animaux trop curieux.
Jeudi
Réveillées à 5h par la pluie, on remballe tant bien que mal nos affaires, les duvets trempés, les chaussettes humides, on enfile nos capes de pluie et on attend.
Il est 7h on en a marre, aucune voiture... on s'occupe comme on peut en dansant, en faisant des échauffements pour briser nos muscles congelés, pour passer le temps et garder le moral qui commence à flancher. On s'autorise nos dernières barres de céréales qui feront office de petit déjeuner et on se brosse les dents a la sauvage pour un minimum de dignité.
8h, il pleut toujours, on craque. Lucie part demander à l'infirmière d'appeler toute personne susceptible de nous aider. Un ami va partir de chez lui, d'ici 1h et pour quelques euros va nous avancer.
Piraimiri -> Masicuri
C'est soulagées que nous quittons l'infirmière qui aura refusé de nous offrir café chaud ou WC, car elle pensait que nous suivions les pas du Che Guevarra qui a priori ici, n'était pas un homme très apprécié...
On monte à l'arrière et Fernando nous annonce que nous n'iront pas bien loin, la rivière déborde un peu plus loin, on ne peut pas passer...
La route de montagne n'est en fait qu'un sentier rocheux et glissant parsemé de vaches capricieuses et partager entre le sommeil qui nous casse et la gerbe qui nous tient, nous serrons très fort les fesses à chaque virage. "Je maîtrise" qu'il dit l'chauffeur en roulant comme un taré. Faut pas avoir peur ! Jusqu'au moment où les secondes se transforment en siècle, que l'arrière de la voiture se retrouve devant, que le sol n'est plu en contacte avec les roues... assise au milieu je sens dans mon bras gauche les ongles de Lucie qui s'enfoncent et dans mon bras droit les bracelets de Zora qui compriment mes os. Nos regards terrifiés, nos corps pétrifiés, on encaisse un deuxième dérapage à 30cm du ravin, on se voit partir loin, tout à coup la boue devient danger, le chauffeur tente de raccrocher la voiture sur le chemin, en vain... troisième dérapage et la voiture s'approche d'un arbre... 1m... 80cm... son enfant assis à l'avant a sa tête balancée et c'est à 30cm de l'arbre que la voiture folle se décide enfin a s'arrêter... Silence... On se regarde. On désserre les dents, on sourit, on pleure, on rigole, on se regarde encore et on dit Merci la vie.
C'est pas finit, il reste encore un paquet de bornes à serpenter dans la montagne folle qui nous rejète, le chauffeur est toujours aussi confiant et on atterrit enfin dans le village de Masicuri où les habitants sont formels : la rivière déborde, le pont est submergé, il faut attendre la fin de la pluie dans 2 jours minimum. Déprimées, on continue jusqu'au village le plus proche du fameux pont où une mama souriante nous ouvre grand sa porte et son coeur. Elle nous prépare un plat chaud inespéré : du riz, des légumes, on en redemande et nous voila sustentées. On s'écroule sur des matelas énormes, il est 14h, on est sans énergie. Réveillées en sursaut 1h plus tard, une jeep est la, elle a appelé une amie qui vend du fromage et nous passerons avec elle de l'autre côté de la rivière ! On remballe nos sacs en 5mn, on les balance à l'arrière de la jeep et on saute dedans, déboussolées mais heureuses de cette bonne nouvelle.
On roule jusqu'à la rivière et là on réalise le délire : on va foutre la camionnette sur une embarcation de fortune en bois et on va la tracter jusqu'à l'autre côté. Qu'a cela ne tienne, on a retrouvé toute notre énergie, on vide l'eau qu'il y a au fond et c'est parti. Des braves gaillards jouent de leurs muscles pour réaliser cette pyramide improbable et se moquent de nos regards ébahis. La vraiment on se dit "Quel heureux bordel cette aventure !" et on rit lâchant nerfs et soucis.
Masicuri -> Ipita
On l'a fait, on est de l'autre côté, à 8 dans la camionnette chargées comme une jument boulonnaise, on avance doucement en s'arrêtant dans chaque maisonnette enclavée dans la forêt pour que la dame vende son fromage. Ca pue la chèvre, le cadavre décomposé, y a une poule vivante au pied du passager, on est 4 sur les sièges l'arrière et 2 types tiennent courageusement les sacs dans le coffre ouvert bravant le froid piquant. La nuit tombe sur nos corps endoloris par la proximité des chaires. On fait écouter aux passagers du BB Brunes et du Indochine en chantant a tue-tėte ce qui les fait bien marrer. Ils vont jusqu'à Camiri, là où on aurait voulu passer la nuit mais ils ne veulent pas prendre le risque de laisser les gars en plein vent plus de 2h, on va donc descendre et ils prendront nos places...normal, pas de souci. Après 3h de route on s'arrête à Ipita et au moment de prendre un petit bus localement appelé "Trouffie" les 2 gars nous regardent et disent : "ok les filles restez, on est pas si mal, continuez la route avec nous!" Des amours. Alors je sors un plaid polaire de mon sac et n'ayant que ca a leur offrir on remonte honteusement mais heureuses à l'arriere, pour 2h supplémentaires pendant lesquelles on leur apprend des mots en français.
On se trouve un hotel crado qui fera bien l'affaire et après une nuit écrasante et un déjeuner mérité, nous revoilà à 8h sur le bord de la route entourées de gens qui rient à nous voir danser et chanter pour faire les yeux doux aux camions.
Vendredi
Camiri -> Boyubie
Rapidement on monte dans la jeep de Luis et Jorge, 2 papas trop gentils qui dévalent les bornes sur une route enfin goudronnée. On a réalisé l'ampleur de notre défis quand ils nous on dit "Vous nous expliquez ce que font 3 jolies demoiselles chargées sur le bord d'une route perdue?" - bah... On teste nos limites.
Boyubie -> Puesto Uno
1h30 plus tard pas le temps d'être descendues qu'on remonte dans la voiture de 2 cousins qui eux aussi viennent de loin. Tout s'enchaine vite, enfin ca avance ! La route est belle, le compteur de vitesse dépasse les 50 km/h, pour notre plus grand bonheur.
Il est midi, on est déposées à un rond point non loins d'un marché.
On y entre pour acheter de quoi pique-niquer et à notre grande surprise on passe vraiment pour des extra-terrestres, ca doit bien être la 1ère fois que des blancs passent dans ce village.
Une petite fille tire sur la manche de sa maman et nous pointe du doigt, les adultes nous regardent ébahis et les ados rient. Mal à l'aise on part rapidement et on se poste sur la nouvelle route.
Puesto-Uno -> Villamontes
Premiere tentative de pouce en l'air, premier arrêt, on n'hésite pas et on monte avec 3 énormes carcasses de bonhomme : ambiance rappeur de free-style aux bagues dollards on se marre trop, ils sont géniaux, ce sera nos chouchous du voyage.
Villamontes -> Tarija
Déposées dans le trou du cul du monde, on ne fait pas les fines bouches quand un trouffie, mini van collectif nous amène jusqu'à Tarija pour quelques pièces. Le chauffeur balance sa canette de redbull par la fenêtre et Zora fait la même avec ses crottes de nez pendant que Lucie écoute de la musique et que j'écris tous ces mots...
Tarija -> Tupiza
Fières de nous, on s'accorde une bouteille de vin devant un coucher de soleil en attendant notre ultime transport : un bus de nuit jusqu'à Uyuni...
Samedi
Il est 3h40 du mat' on l'a fait on y est. Arrivées à la gare routière, les yeux lourds, la peau durcie par le froid piquant d'une nuit agitéd, on récupère nos sacs dans la soute et on part dans le centre. On s'écrase dans le seul hotel ouvert, et cette nuit on l'a rêvé pour la dernière fois avant de le voir en vrai : le désert de sel de Uyuni, c'est parti.
Bilan : 4 jours, 14 transports, 20 euros dépensés... La trouille, la joie, la faim, la fatigue, l'espoir... Mais surtout la fierté de 980 km mangés grâce à des rencontres inespérées.
Merci la Bolivie, merci la vie et surtout... Merci Zora et Lucie pour votre énergie.
Et maintenant... Au lit.