La journée commença sur une désillusion: au téléphone, le marin que j'avais contacté la veille pour naviguer dans les bayous des environs me confirma qu'il ne sortirait pas. Il est vrai que depuis 2 jours, le ciel alterne entre averses et soleil assommant, le tout dans une humidité étouffante...
Mais là encore, il est intéressant de constater que la vie a souvent d'autres plans pour nous... Je m'interroge un peu sur ce que je vais faire de cette journée, et je décide de rejoindre la côte toute proche du Sud de la Louisiane.
A cet endroit, la terre vient se perdre et se dissoudre dans les eaux du Golfe du Mexique. On emprunte une route qui s'étire de ponts en passerelles dans les bayous , et bientôt ce n'est plus même la terre mais une multitude de confettis, une fine dentelle de marais et de roseaux qui ne se différencie plus qu'à peine de l'eau, et puis on arrive dans ce bout du monde qu'est Cocodrie.
Factuellement, il n'y a rien à faire ou à voir à Cocodrie, qu'un endroit perdu tout à la fin d'une route qui n'ira pas plus loin. Est-ce que c'est parce que j'ai vu tant de choses ces dernières semaines, mais j'avais envie d'être là, et puis aussi juste de voir la mer. C'est juste ça qui m'a amené ici, et quand je sors de la voiture, il y a l'odeur de la boue et des embruns, et je me sens tout de suite bien.
Les maisons sont sur pilotis, il peut y avoir des inondations énormes ici, et d'ailleurs les bourgades de ces petits bouts de terre ont subi de plein fouet l'ouragan Katrina. D'années en années, l'érosion s'accélère, réduisant à peau de chagrin ce pays... Sur les jambes en bois, les bâtisses semblent encore plus fragiles.
Il est midi, et je marche jusqu'à la seule épicerie à des kilomètres à la ronde pour trouver quelque chose pour le déjeuner...
Cet endroit qui n'a l'air de rien, la Cecil Lapeyrouse Grocery, est pourtant une institution. D'abord parce qu'elle existe depuis plus d'un siècle, et ensuite parce qu'elle est tenue depuis toujours par des cajuns descendants présumés de notre La Pérouse à nous, le navigateur français du Roi Louis XVI...
A l'intérieur, c'est une caverne d'Ali Baba où se différencient à peine antiquités et journaux du jour...
Etta et Cecil, les propriétaires, sont adorables, elle parle anglais, lui français acadien. On discute longuement, ils sont amoureux de ce bout de terre, de la vie à la fois simple et compliquée qu'ils mènent ici... Ils me disent: "Mais bon, on s'y fait. Après tout, après un ouragan, si ta maison est encore debout, tu ouvres les portes, tu prends un balais, et tu y vas..."
Ils veulent que je marque un mot dans leur Guest Book, et puis Etta insiste pour que j'aille m'installer tranquillement dans son petit jardin derrière la maison pour déjeuner. "Il y a une balançe !" me dit Cecil.
Je m'installe donc sur la "balance", et ensuite je me promène, c'est un jardin bohème, il y a une petite cabane un peu magique et un chat timide, et au bout du jardin, un ponton qui donne sur le bayou...
Ils me parlent d'un jardin étrange pas loin d'ici, et puis on se dit au revoir... Je leur fait confiance, et en chemin je m'arrête pour observer les bateaux destinés à la pêche à la crevette.
J'arrive au lieu qu'ils m'ont indiqué, c'est un endroit pas très grand, un petit bout de terre sur lequel un excentrique a bâti ... quoi? C'est même difficile à définir...
je suis à peine arrivé, il y a là une femme, je ne l'avais pas vu, elle est dans un fauteuil, elle est handicapée. Je dois avoir l'air un peu perdu devant ce que je vois, tout de suite elle m'adresse la parole: "Moi, je viens de temps en temps ici, et chaque fois je vois de nouveaux détails, des choses qui m'avaient complètement échappé les fois précédentes... J'essaie de comprendre moi aussi, mais c'est moins important que ce que l'on sent..."
Elle me raconte l'histoire du lieu: un jour, au début des années 90, un homme surgit de nulle part et sur lequel on ne sait pas grand-chose s'est installé ici, il s'appelait Kenny Hill. Après son travail (il était maçon) il fabriquait ce petit monde sur ce bout de terrain. Il refusait de donner des explications aux quelques journalistes qui venaient là, leur interdisait de filmer ou prendre des photos, mais à ses voisins qui lui demandait la signification de tout ça, il répondait toujours: "C'est une histoire de salut"
Le terrain est peuplé d'anges, parfois indiquant la voie, parfois interdisant le passage. Il y a Jesus, l'Amérique, les Indiens et les Cowboys, les Cajuns, les pêcheurs et Kenny Hill lui-même qui s'est représenté plusieurs fois. C'est la Foi, mais aussi la Lutte et la Douleur mélangés.
Ellen me raconte qu'un jour, au début des années 2000, à la suite d'un conflit avec la Paroisse qui l'a exproprié car il ne coupait pas l'herbe de son terrain, Kenny Hill est resté assis 3 jours dans son jardin, en face du Christ. Le troisième jour, on l'a vu se lever et casser la tête du Christ; puis il est parti, juste avec ce qu'il avait sur le dos, abandonnant sa petite maison toute proche, et disparaissant totalement. Malgré des recherches, personne n'a jamais pu savoir ce qu'il était devenu.
Et voilà, il a laissé tout ça derrière lui, comme une guerre perdue contre ses propres démons. L'explication la plus détaillée de son oeuvre qu'il ait donné un jour, c'est: "C'est à propos de la vie, de son expérience et tout ce que j'ai appris"
J'ai encore pas mal discuté avec Ellen, elle est drôle, on rit pas mal, on parle de nos voyages, du fait d'être seul et d'être ensemble, et puis à un moment on se sépare en s'embrassant...
J'ai décidé de quitter la côte pour remonter au-dessus de Bâton-Rouge, dans une bourgade appelée Saint-Francisville, une petite trotte quand même. En remontant dans la voiture, je repense à cette journée si étrange et si dense.
Qui a dit : "Le voyageur est celui qui se donne le temps de la rencontre et de l'échange" ?