Samedi 16 février nous avons rendez-vous avec Aldo à 16h00. Non, plutôt 14h00. En fait, chicos, ce sera vers 15h00. Bon, finalement, il est arrivé à 18h30 et nous avons eu la certitude que ce type, on allait souvent l'attendre.
Bref, d'après ce qu'on a lu sur l'annonce qu'Aldo a rédigé sur le site workaway, on se rend dans une ferme aquacole qui élève des poissons et fait de la recherche. Le côté atypique du lieu et des missions ainsi que la situation géographique, à 20 kilomètres de Valparaiso, nous ont motivés à aller voir de plus près cette Marine Farms.
On s'attend presque à devoir donner le biberon à des bébés otaries ou à jouer dans l'eau avec des dauphins tout en faisant des observations animalières poussées, des analyses de la qualité de l'eau, des relevés de températures à reporter sur des fichiers excels confidentiels à 43 onglets. Ces images sont vite balayées de notre esprit quand, après une trentaine de minutes éprouvantes sur une piste pleine de bosses et de crevasses, on arrive sur les lieux.
Au milieu des bois, dans une forêt de pins, sur un sol poussiéreux parfois orangé, se dresse notre nouvelle maison-cabane. Mille fois rafistolée, on se dit d'abord que c'est un lieu temporaire destiné aux gens de passage. On découvrira vite qu'elle est en fait au cœur de la vie quotidienne des personnages loufoques de Marine Farms. Une pièce centrale plutôt bien pensée, avec son coin salon, sa table en bois aux allures de comptoir et son coin cuisine. Première surprise, du robinet sort de l'eau salée ! Ici, on fait la vaisselle à l'eau de mer et, pour l'eau potable, il faut aller se servir au robinet à l'extérieur. Plus d'un gringo s'est fait avoir et a du recracher son Nescafé salé ! Allez, on reste positifs, même après avoir jeté un œil à la couche de graisse et de cramé qui décore la gazinière héritée de la grand-mère.
A l'étage, notre chambre "pour nous tout seuls" comme nous l'a fièrement annoncé Aldo. Ah, cool ! Quand on grimpe l'escalier grinçant et qu'on ouvre la porte, on a plutôt envie de repartir en courant: humidité, odeur de renfermé, des mégots qui jonchent le sol, une couche de poussière à rendre allergique les plus résistants, des canettes de bières entamées, un lit une place et un lit superposé qui grincent quand on appuie dessus. Wahou. Première mission: rendre le lieu un peu plus décent, attraper un balais, virer les merdes accumulées par les anciens occupants, sortir les matelas, aérer la pièce. Miracle de l'architecture chilienne, aucune des fenêtres ne s'ouvre... Pas idéal pour les courants d'air. Première résolution: on dort dans nos duvets et on fait en sorte qu'aucun centimètre de peau ne soit en contact avec les matelas. Sur le coup, on s'est même demandé si on n'allait pas planter la tente ! Après quelques jours à laisser la porte ouverte H 24 l'odeur de renfermé commence à disparaître et on peut à nouveau percevoir l'odeur de nos chaussettes sales. Et l'odeur de nos vêtements pas lavés depuis plus d'un mois en devient réconfortante ! Nous qui espérions faire une lessive, on a vite déchanté: quelques lampes à LED et une multi-prise alimentées par panneau solaire, voilà tout pour les installations électriques.
Après toutes ces découvertes, il nous faut encore passer par l'épreuve de la salle de bain. Pièce attenante à la cabane dans laquelle prédomine une odeur de souffre qui lève le cœur (en provenance directe des excréments humains en décomposition), douche défoncée avec eau chaude quand il fait beau puisque le chauffe-eau est solaire, évier rouillé d'où sort un mince filet d'eau douce et toilettes dont l'alimentation en eau ne fonctionne plus, nous obligeant à remplir des casseroles d'eau pour faire disparaître les traces des précédents occupants, qui sont aussi nos collègues de travail.
Autant dire qu'on a la gorge nouée face à autant d'insalubrité et qu'on est assez surpris de constater que la bande de mecs qui habite ce lieu presque à l'année n'a jamais eu l'idée de mettre un coup de balais, un coup d'éponge et encore moins un coup de javel. Rapidement, on s'emploie à rendre l'endroit un peu plus agréable et pseudo-propre afin de pouvoir y survivre...
Heureusement, pour nous consoler et nous rassurer, il y a le cadre. Paysage époustouflant que l'on ne se lasse pas de regarder !
Tout au bord de l'océan, on peut, jour après jour, observer les changements sur l'eau, mer moutonnante ou mer d'huile; les variations de lumière du lever au coucher du soleil; le ciel étoilé ou éclairé par la pleine lune, que l'on peut voir se lever depuis une colline attenante; les différentes couleurs de l'océan selon les teintes que prend le ciel, parfois brumeux et parfois d'un grand bleu.
Quand on prend le chemin côtier en direction du phare, Faro de las Gaviotas, on peut voir des centaines d'otaries se chauffer le dos au soleil sur les rochers, des chevaux sauvages se balader entre les cactus et les aloés vera, des rapaces, des mouettes et de grands oiseaux aux longs becs partir à la pêche aux poissons.
En ce qui concerne nos journées de travail, elles commencent à 9h00, s'interrompent vers 13h00 pour la pause repas et reprennent de 15h à 17h30 ou 18h00 selon les jours. Aldo, le boss, passe son temps pendu à son téléphone à monologuer avec ses clients ou à beugler des ordres à ses employés partis en livraisons, quand il n'est pas à Valparaiso ou Santiago pour des réunions et le ravitaillement. Tous les jours, il nous ramène du pain et quelques victuailles. Parfois c'est fête, il y a fruits, légumes et produits frais, parfois c'est disette et on mange des pâtes à la sauce tomates deux jours d'affilée.
On passe donc la majorité de notre temps avec Javier (prononcez J'h'avière si vous êtes cap de faire une jota) son employé de 19 ans. Habitué à la solitude dans son hangar à fruits de mer, le mec a pris l'habitude de faire ses propres bruitages et de créer la bande son de sa vie. S'il lave un bac à grandes eau il fait "Pssssssssssssssssssshhhhhhhhhhhhhhh", s'il déplace un truc il fait "vroum vrrrrrrrrrrrrrrrrrrroum", s'il est surpris il fait "Ho !", fatigué il fait "ohhhhhh". Un vrai personnage de manga !
Quand on lui demande ce qu'on peut faire c'est "no sé", "je ne sais pas", si on peut l'aider ? "no sé", où est tel ou tel truc "no sé" , est-ce qu'on fait ça Xavier ? "Mmmm... no sé.... creo que si". Sinon, son autre phrase c'est "qué hora es ?" parce qu'il a fait tomber son portable dans l'eau et n'a plus aucune notion du temps.
De temps en temps, à la ferme, il y a aussi Miguel. Depuis 5 ans l'employé d'Aldo, il n'hésite pas à lui casser du sucre sur le dos et à s'en plaindre tout en acceptant des conditions de travail clairement abusives et irrespectueuses. Mais c'est pas grave, pour faire passer ça, il boit des bières, fume des joints et surtout, s'en vante à tout bout de champs. Lui aussi un peu attaqué par la solitude, il juge approprié de nous détailler la couleur de son caca et nous montrer ses auréoles de sueur entre les fesses. Trash, gore, crado, dégueu, débilos'... les mots ne nous manquent pas pour le qualifier !
Et enfin, pour égayer cette bande de gars et participer au concours de grande gueule il y a Marcelo, le plus attachant de tous. Une tronche de comique, grand sourire au lèvres, toujours une bouteille de vin rouge sous le coude, Marcelo, pêcheur de crevettes la nuit, tous les autres boulots du monde le jour. Il vient nous apporter des bières, de la viande et un peu de gaieté parce qu'il monopolise la conversation en chantant et en racontant ses anecdotes de vieux briscard des mers, toujours suivies d'un énorme rire gras mais contagieux ! Lourdingue mais généreux, fatiguant mais amusant, il nous a aidé à supporter les conditions de vie archaïques et l'ambiance parfois morose de ces dix jours passés dans ce lieu improbable.
Et en ce qui concerne nos missions, elles sont tout aussi improbable que l’environnement !
Dès les premières minutes, dimanche matin, 9h12, nous étions dans le bain: bottes en caoutchouc aux pieds, devant une table parsemée de petites palourdes appelées julianas, nous avons du les prendre une par une pour enlever et jeter les mortes (qui sont donc ouvertes, gluantes et puantes) avant de faire des paquets de deux kilos à mettre dans des filets puis dans l'eau d'un bac. On a très très vite appris à respirer par la bouche !
Les jours suivants, nous avons été amenés à faire de même avec les crevettes pêchées par Marcelo: enlever les mortes, enlever les mues, ne garder que les plus grosses et les mettre dans des filets puis dans des bacs pour qu'elles arrivent vivantes et en pleine forme dans les cuisine des restau de luxe de Valpo ou Santiago. Nous avons compté et mises de côtés des huîtres, vendues par lots de 200 à 500 huîtres. Nous avons trié des escargots. Sorti et compté des crabes. Nettoyé des bacs. Nettoyé le sol. Passé le balais. Débouché les évacuations et les canaux. Ramassé des palourdes mortes. Vérifié que les langoustes avaient de l'eau et de l'oxygène.
Le business d'Aldo est simple: il achète des fruits de mers vivants au sud ou au nord du Chili, les stocke dans son entrepôt et les revend quelques jours plus tard aux restaurants du coin. L'une de ses activités les plus lucrative est le stockage de langoustes pour des mecs aux allures de mafioso. Nous avons participé à la réception matinale de 2300 langoustes qui arrivent par cartons de 28. Il nous a fallu les sortir une à une en les attrapant par les antennes et les mettre dans des bacs, pas plus de 25 par bacs, vite, vite, vite pour ne pas qu'elles meurent !
Quelques jours plus tard, ces mêmes langoustes ont du repartir, direction Shanghai. Dans l'après-midi, avec Antho, on a dû faire des trous au chalumeau dans 94 boîtes en polystyrène, quatre trous par boîtes. Les empiler, les ranger et les numéroter. La nuit, la session de "packing" a commencé.
A 23h, un camion réfrigérant est arrivé et nous a apporté de la glace. Javier, Miguel, Marcelo, Anthony, Jesus, Juan-Pablo et moi sommes descendus au hangar à fruit de mer. Antho et Juan-Pablo avaient pour mission de vider l'eau des bacs, de prendre 10 langoustes, de les mettre dans une caisse, de l'apporter à Javier et de recommencer. Javier, dans une autre caisse, plaçait 24 langoustes, les pesaient, notait le poids sur un tableau et annonçait un numéro de boîte. Numéros pairs pour Miguel, impairs pour Marcelo. Chacun d'eux allait chercher la boîte, préparait un lit de glace et de bolduc et mettait les 24 langoustes en question dans la caisse. Ils me passaient les caisses pleines pour que je les ferme: trois tours de scotch bien serré d'un côté, puis de l'autre. Jesus (oui oui, c'est un prénom aussi commun que Paul ou Pierre par ici...) reportait sur des étiquettes le poids de la caisse, y collait l'étiquette, prenait la caisse et la mettait dans la camionnette. Au bout de 18 caisses il a allait les décharger dans le camion réfrigérant et revenait.
On a fait ça jusqu'à 4h00 du matin, jusqu'à ce que 90 caisses nous soient passées entre les mains. Soit 2160 langoustes. Environ 1700 kilos au total.
A 4h00, elles étaient prêtes à partir pour l'aéroport de Santiago et à prendre leur premier avion avant de faire escale en Australie puis de repartir pour la Chine. Nous on est retournés dormir, exténués et écœurés d'avoir manipulé autant de bestioles vivantes en si peu de temps !
Vous l'aurez compris, notre expérience à la Marine Farms n'a pas été une partie de plaisir. D'un côté le boulot: répétitif, inintéressant et écœurant. De l'autre, des gens avec qui nous avons peu échangé et partagé. Nous sommes les énièmes français à passer par là, ils ne sont donc pas très curieux de notre culture, quand à nous, après trois mois au Chili, on commence à avoir moins de questions. On a la sensation désagréable de participer à un défilé de volontaires européens qui se font avoir et se retrouvent à faire un taf pour un patron qui ne nous utilise que pour ne pas avoir à payer un salarié supplémentaire. On n'a jamais eu l'occasion de voir le hangar destiné à la recherche, pas vu de bébés crabes grandir... On a juste aidé un mec déjà riche à se faire un peu plus de sous en échange d'une cabane miteuse et de tomates moisies. On se demande vraiment ce qui a pu enthousiasmer les autres volontaires qui ont laissé des commentaires dithyrambiques sur la page, et on s'apprête à aller en poster un un peu plus réaliste !
Ce qu'on y a gagné ? Le fait de ne plus jamais regarder les crevettes de la même manière ! Maintenant, on peut s'imaginer par où sont passées les bestioles avant d'arriver dans nos assiettes au restaurant. Et on sait ce que ça sent une palourde morte. Ça pue.