Déjà deux semaines que nous sommes arrivés à Grande Synthe au sein de l'association Utopia 56.
J'ai eu du mal à me lancer dans cet article, je ne savais pas bien comment raconter les choses. En ce moment quand on me demande comment ça va, je réponds que ça va, et la vérité c'est que ça va mais je ne comprends pas car je ne vois pas comment ça pourrait aller.
Notre quotidien tourne désormais autour de ces centaines d'exilé.e.s qui survivent autour d'une aire de jeux dans la forêt de Grande Synthe. A la jungle, on trouve des campements de fortune et éphémères, qui existent grâce aux dons des associations. On rencontre des groupes de kurdes rassemblés autour du feu qui nous invitent à boire le thé. On papote en anglais bancal avec des hommes qui nous confient qu'ils vont "essayer" le soir. On rigole en passant devant une sorte de stand à kebab monté "à l'arrache" par quelques exilés. On accepte un Kinder après s'être fait avoir à "t'as une tâche pistache", même si on se dit qu'ils ont plus besoin du Kinder que nous. On marche sur des tapis de déchets et on fait une croix sur nos convictions écologiques. On a parfois l'air de touristes avec nos sacs à dos pleins de nourriture et de brosses à dent, on a parfois des airs de propriétaire en saluant tout le monde et en faisant des checks. Mais en arrivant à proximité d'une tente, on demande toujours la permission de s'approcher, car ils ont beau être dehors, ils sont chez eux.
Et à la Jungle, on voit des têtes bien connues.
A., bonnet péruvien et doudoune bleue marine, les mains dans les poches de son jean trop grand, qui s'avance chaque jour avec son éternel sourire pour nous demander si on a bien posté sa lettre à la Cour européenne des droits de l'homme, à Strasbourg. On a posté ladite lettre, qui ressemble à une lettre au Père Noël et dans laquelle il demande l'asile politique en se prétendant fils du roi d'Iran. Si on n'est que des filles, il glissera inévitablement vers des propos d'ordre sexuel, mais on ne lui en voudra pas car A. a tellement de troubles psychologiques et doit avoir vécu tellement de choses terribles que tout ce qu'on éprouve pour lui, c'est de la compassion.
H., qui a les mains bandées depuis une semaine. Samedi dernier, quand j'étais de permanence de nuit, ses amis nous ont appelés car sa tente avait pris feu alors qu'il était à l'intérieur. Il avait froid et il avait allumé une petite bougie pour se réchauffer. Ce soir-là, on n'avait pas assez de couvertures, et on n'en avait donné qu'une par personne. A 3h du matin, on a attendu les pompiers une heure dans le froid, en discutant avec ses amis dont l'un, Syrien, tente chaque soir la traversée "au UK" (en camion, car en bateau c'est trop dangereux). Il avait l'air particulièrement épargné par tous les troubles dont souffrent ses camarades d'infortune, et rêve de faire des études en Angleterre. Depuis, je ne l'ai pas revu. Est-ce qu'il a réussi ? Je ne sais pas, mais j'aimerais le savoir.
M., qui parle très bien anglais et sert d'interprète pour tous les copains à l'orée de la forêt. Il traduit pour un monsieur grisonnant qui nous reproche de ne pas être allés le chercher pendant la nuit après sa tentative manquée. Ils ont été interpellés par la police alors qu'ils s'apprêtaient à monter dans le bateau, on lui a expliqué qu'on ne faisait pas taxi car on n'avait malheureusement pas assez de voitures pour aller chercher tous les naufragés, sauf quand ils sont mouillés ou blessés. Ils ont dû marcher 3h en pleine nuit et leur petit garçon, qui est là à côté de moi, est tombé malade. On s'excuse à maintes reprises et on s'en veut.
Et puis il y a les mineurs non accompagnés, ces gamins de 13 à 18 ans qui sont toujours flanqués d'un adulte, généralement un passeur, qui parle pour eux et les empêche avec un grand savoir-faire d'accepter une mise à l'abri ou une prise en charge par l'ASE (Aide Sociale à l'Enfance). On a beau donner notre numéro à ces jeunes et leur expliquer que des solutions existent pour eux, ils sont tellement sous emprise qu'ils ne nous appelleront que très rarement, et rêvent tellement d'aller en Angleterre qu'ils n'envisageront jamais de rester en France, où ils pourraient pourtant acquérir la nationalité à leurs 18 ans.
Ici, à Dunkerque, on vit des tas d'émotions.
De la colère le matin, environ 2 fois par semaine, en se réveillant avec les 300 messages et vidéos de Human Rights Observers qui documente en direct une nouvelle éviction par 50 CRS payés par nos impôts pour détruire et jeter tentes et couvertures à la benne à ordure. On sait que la journée va être dure.
Du dépit l'après-midi, quand on comprend qu'on n'aura pas assez de tentes et de couvertures pour tout le monde après l'éviction, et qu'il faudra s'accorder avec les autres associations et, parfois, limiter la distribution.
De la peur, une nuit, alors que j'étais seule avec ma coéquipière sur le parking à l'entrée de la jungle. A deux reprises, un groupe de sept hommes est arrivé d'un pas décidé, et pendant qu'ils inspectaient le contenu de notre coffre, nous avons dû leur expliquer que malgré le froid de canard, nous n'aurions qu'une seule couverture par personne. "But it is so cold, please give me 2" - "I know my friend, I am so sorry but I can't". J'ai eu peur car je me suis sentie extrêmement vulnérable face à 7 personnes qui avaient froid et qui auraient pu être prêtes à tout pour prendre davantage. Mais c'était sans compter, d'une part sur leur compréhension et d'autre part, sur le rapport hiérarchique qui existe entre nous : sans les associations, les exilés ne peuvent pas survivre, et ils ne nous feront donc jamais de mal. Ça ne fait pas plaisir, mais c'est rassurant.
Du stress pour Antoine, dimanche dernier à 6h, lorsque le téléphone d'urgence a sonné. A moitié endormie encore, j'ai entendu des grands cris à l'autre bout du fil : "help me !! Help me please!!!!". L'homme était coincé dans un camion qu'il pensait frigorifique et qui se dirigeait non pas vers l'Angleterre mais vers Arras. Antoine et sa binome ont mis deux heures pour le sortir de là, jusqu'à ce que la police l'interpelle sur une aire de repos. L'homme n'était finalement pas en danger, mais il avait craint pour sa vie, et de fait, Antoine aussi. Quant à moi, j'ai eu des remords à me rendormir en sachant qu'un homme était enfermé dans un camion.
De la tristesse, hier soir, alors que nous étions en pleine célébration de l'anniversaire d'une des bénévoles au "château", le nom de notre maison. Entre deux danses et deux verres de vin, j'ai reçu un message d'un exilé qui m'envoyait les selfies qu'il avait pris avec moi pendant la distribution, et qui nous remerciait, moi et mes amis, pour l'aide qu'on lui avait apportée. Il disait qu'il ne nous oublierait jamais et me faisait la promesse de me dire s'il passait en Angleterre. Il m'a ensuite envoyé une vidéo de son feu de camp avec pour légende "the night very cold thank you for the sleeping bag". Puis m'a demandé de ne pas être triste (ma réponse devait l'être) car il irait bien grâce à mon sac de couchage, et me souhaitait d'être heureuse toute ma vie. Et tout cet optimisme et cette gratitude m'ont rendue encore plus triste, à tel point que j'ai abandonné la piste de danse devant la cheminée pour monter me coucher.
Mais de la joie aussi, le samedi après-midi, quand on organise une distribution de vêtements animée au milieu de la jungle. Pendant trois heures, Antoine et moi nous sommes affairés dans le camion pour répondre aux envies des exilés qui, la plupart, avaient envie d'un jogging et d'une veste noire, si possible avec capuche. Ils sont coquets et savent ce qu'ils veulent, et ça fait plaisir de leur faire plaisir, même si c'est aussi décevant de ne pas pouvoir satisfaire tout le monde. A l'extérieur du camion, les autres bénévoles servaient du thé puis se sont joints aux exilés dans des danses traditionnelles iraniennes ou irakiennes sur la musique qu'ils diffusaient sur notre enceinte. Un vrai moment de joie pendant lequel nous étions tous égaux.
Et de la gratitude, enfin, pour tous ceux qui nous invitent à boire le thé, nous font des checks, nous offrent de partager leur nourriture ou simplement nous sourient ou nous demandent de ne pas nous inquiéter, car ils rendent notre travail infiniment plus facile.
Alors est-ce que ça va ? Je ne sais pas si ça va. J'ai honte que les choses se passent comme ça en France, et je ris jaune qu'on en parle comme du pays des droits de l'homme. Mais je reviendrai là-dessus dans mon prochain article.
D'ici là, si le cœur vous en dit, n'hésitez pas à faire un don à Utopia56 pour aider l'association dans sa mission.. Les dons sont défiscalisés. Merci par avance pour tous les exilé.e.s 🙏