Une étape très attendue de notre Tour de France : trois semaines au sein de l'association Utopia 56 pour venir en aide aux migrants de la jungle de Grande Synthe et découvrir la réalité du terrain
Février 2021
4 semaines
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Nous voici arrivés dans le Nord depuis quelques jours. Ça faisait des mois qu'on vous parlait de notre futur séjour à Calais, mais pour être précis c'est à quelques kilomètres de Dunkerque, à proximité du camp de migrants de Grande Synthe, que nous logeons avec une quinzaine de bénévoles d'Utopia 56.

Utopia 56 est une association créée en 2015 en Bretagne pour encadrer le bénévolat qui se déployait alors sur la jungle de Calais.

Nous y sommes pour une période de 3 semaines afin de prêter main forte aux équipes de cette association qui vient en aide aux migrants, particulièrement présents dans cette zone frontalière avec l'Angleterre.

Nous avons eu la chance d'y arriver sous un grand soleil et d'être accueillis comme en famille par l'ensemble des bénévoles. Être comme en famille, ils en ont besoin, et on en aura probablement besoin une fois que l'on aura mis les pieds sur le terrain. Nos premières interventions dans la "jungle" sont prévues à partir de demain. Quelques jours de répit pour se préparer à ce que l'on nous a présenté comme une situation humanitaire inhumaine, des relations exécrables avec les forces de l'ordre et des situations d'urgence en continu. Expulsions, naufrages, agressions... Le tableau que l'on nous a dépeint en formation était bien sombre, et bien que je sois impatiente de voir tout ça de mes propres yeux, je ressens quand même une grande appréhension à l'idée de rencontrer ces exilé.e.s ayant vécu l'enfer et (sur)vivant ici, en France, dans des conditions misérables dans l'espoir de pouvoir rejoindre l'Angleterre.

Un très bon reportage de C à vous sur la situation à Calais et Grande Synthe

A Grande Synthe, ce sont entre 300 et 500 personnes, principalement de la communauté kurde, qui survivent dans ce qu'ils appellent eux-même la jungle. Chaque jour, de nouvelles personnes arrivent, chaque jour de nouvelles personnes tentent de passer en Angleterre, chaque semaine les CRS, sur ordre de la préfecture, envahissent le camp et font le ménage, détruisant les tentes à coup de couteau, jetant les effets personnels des exilés,.... Tout ça dans un seul but : les dissuader de rester, les décourager. Ils doivent partir... Mais pour où ? Pour 99,9% d'entre eux, l'Angleterre est l'eldorado, le but ultime : là-bas, les contrôles de papiers d'identité n'existent pas, pas plus que le SMIC, ce qui les aidera à trouver plus facilement du travail. S'organisent alors des réseaux de passeurs, généralement de nationalité française, qui demandent des milliers d'euros à ces migrants pour, peut-être, réussir à les faire passer sur des bateaux de fortune. Dans cette perspective, chaque euro doit être économisé, et c'est là qu'interviennent les associations pour leur fournir du matériel de survie. Les "kits nouveaux arrivants", que nous avons passé pas mal de temps à constituer, contiennent des couvertures et quelques vêtements et produits d'hygiène, et les bénévoles maraudent tous les jours pour distribuer tentes, nourriture ou autres.

Rangement du plus petit des 3 entrepôts de Grande Synthe  

Certaines sont spécialisées dans certains domaines : l'association anglaise Woodyard, par exemple, négocie des quantités astronomiques de bois auprès des scieries et mobilise des bénévoles pour couper et empaqueter 1 tonne de bois par jour. Nous les avons aidés une journée et le soir, ce sont 65 sacs de 10kg que nous avons chargés dans le camion pour la distribution.

Une autre association, Human Rights Observers, s'occupe de repérer les violations des droits de l'homme, notamment perpétrés par la police. Pendant les expulsions, ils documentent les faits en direct sur un groupe WhatsApp à grands renforts de chiffres, photos et vidéos. Ainsi, hier en me réveillant, j'avais plus de 800 messages sur cette conversation, qui ont servi ensuite à faire un bilan chiffré et à faire remonter les abus policiers à la préfecture. Cela nous a également permis de prévoir de nouveaux stocks de tentes, couvertures etc en conséquent.

Photos d'une éviction prises par Human Rights Observers 

Nous verrons tout cela de nos propres yeux dès demain, mais en attendant, les simples conversations avec les bénévoles, ou les contenus des groupes WhatsApp, nous donnent une première indication de ce qui nous attend. Et nous font déjà clairement relativiser sur nos vies.

Je fais également le parallèle avec le boulot dans le tourisme que j'ai quitté à Paris et les petites urgences anodines qui faisaient mon quotidien. En arrivant le matin, ma journée était mauvaise quand je voyais écrit sur le groupe du téléphone d'urgence : "Madame est bien arrivée à New York, très remontée car elle a eu un lit queen size au lieu d'un lit king size". Ou "Le transferiste de Monsieur a eu 30mn de retard à l'aéroport, il exige un dédommagement".

Ici, les messages de l'équipe de nuit sont autrement plus graves : "appelés pour un naufrage, trois familles, on est allés les récupérer et on leur a donné les kits de survie" ou "X a des pensées suicidaires, on va voir pour redescendre en pression et lui proposer un suivi psy".

Quant aux formations... Tout à l'heure, lors d'une formation "camion" pour gérer les urgences de migrants en danger de mort dans les camions frigorifiques, j'ai eu une rapide pensée pour mes formations "que faire si l'hôtel demande des frais de resort au client alors que ceux-ci étaient inclus dans le prix de la chambre".

Bref... Les prochaines semaines et nos prochains récits ne seront pas de toute gaieté, mais c'est aussi pour ça qu'on est partis : apprendre, découvrir, se rendre utiles !

On vous laisse sur les images plus joyeuses des deux virées qu'on a faites sur notre temps libre : la première à Bergue, la ville de Bienvenue chez les Chtis; la seconde à Bray les Dunes, immense plage à deux pas de la Belgique. Depuis que j'ai commencé à écrire cet article, on a appris que l'agglomération de Dunkerque serait confinée le week-end... On est donc contents d'avoir déjà un peu profité !

A Bray Dunes, des blockhaus datant de la Seconde guerre mondiale - l'un d'entre eux décoré de bouts de verre par Anonymous Project

Depuis qu'on a commencé à écrire cet article, on est déjà le lendemain, alors on part sur le terrain et on vous donne des nouvelles très bientôt ! 😊

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Déjà deux semaines que nous sommes arrivés à Grande Synthe au sein de l'association Utopia 56.

J'ai eu du mal à me lancer dans cet article, je ne savais pas bien comment raconter les choses. En ce moment quand on me demande comment ça va, je réponds que ça va, et la vérité c'est que ça va mais je ne comprends pas car je ne vois pas comment ça pourrait aller.

Notre quotidien tourne désormais autour de ces centaines d'exilé.e.s qui survivent autour d'une aire de jeux dans la forêt de Grande Synthe. A la jungle, on trouve des campements de fortune et éphémères, qui existent grâce aux dons des associations. On rencontre des groupes de kurdes rassemblés autour du feu qui nous invitent à boire le thé. On papote en anglais bancal avec des hommes qui nous confient qu'ils vont "essayer" le soir. On rigole en passant devant une sorte de stand à kebab monté "à l'arrache" par quelques exilés. On accepte un Kinder après s'être fait avoir à "t'as une tâche pistache", même si on se dit qu'ils ont plus besoin du Kinder que nous. On marche sur des tapis de déchets et on fait une croix sur nos convictions écologiques. On a parfois l'air de touristes avec nos sacs à dos pleins de nourriture et de brosses à dent, on a parfois des airs de propriétaire en saluant tout le monde et en faisant des checks. Mais en arrivant à proximité d'une tente, on demande toujours la permission de s'approcher, car ils ont beau être dehors, ils sont chez eux.

Et à la Jungle, on voit des têtes bien connues.

A., bonnet péruvien et doudoune bleue marine, les mains dans les poches de son jean trop grand, qui s'avance chaque jour avec son éternel sourire pour nous demander si on a bien posté sa lettre à la Cour européenne des droits de l'homme, à Strasbourg. On a posté ladite lettre, qui ressemble à une lettre au Père Noël et dans laquelle il demande l'asile politique en se prétendant fils du roi d'Iran. Si on n'est que des filles, il glissera inévitablement vers des propos d'ordre sexuel, mais on ne lui en voudra pas car A. a tellement de troubles psychologiques et doit avoir vécu tellement de choses terribles que tout ce qu'on éprouve pour lui, c'est de la compassion.

H., qui a les mains bandées depuis une semaine. Samedi dernier, quand j'étais de permanence de nuit, ses amis nous ont appelés car sa tente avait pris feu alors qu'il était à l'intérieur. Il avait froid et il avait allumé une petite bougie pour se réchauffer. Ce soir-là, on n'avait pas assez de couvertures, et on n'en avait donné qu'une par personne. A 3h du matin, on a attendu les pompiers une heure dans le froid, en discutant avec ses amis dont l'un, Syrien, tente chaque soir la traversée "au UK" (en camion, car en bateau c'est trop dangereux). Il avait l'air particulièrement épargné par tous les troubles dont souffrent ses camarades d'infortune, et rêve de faire des études en Angleterre. Depuis, je ne l'ai pas revu. Est-ce qu'il a réussi ? Je ne sais pas, mais j'aimerais le savoir.

M., qui parle très bien anglais et sert d'interprète pour tous les copains à l'orée de la forêt. Il traduit pour un monsieur grisonnant qui nous reproche de ne pas être allés le chercher pendant la nuit après sa tentative manquée. Ils ont été interpellés par la police alors qu'ils s'apprêtaient à monter dans le bateau, on lui a expliqué qu'on ne faisait pas taxi car on n'avait malheureusement pas assez de voitures pour aller chercher tous les naufragés, sauf quand ils sont mouillés ou blessés. Ils ont dû marcher 3h en pleine nuit et leur petit garçon, qui est là à côté de moi, est tombé malade. On s'excuse à maintes reprises et on s'en veut.

Et puis il y a les mineurs non accompagnés, ces gamins de 13 à 18 ans qui sont toujours flanqués d'un adulte, généralement un passeur, qui parle pour eux et les empêche avec un grand savoir-faire d'accepter une mise à l'abri ou une prise en charge par l'ASE (Aide Sociale à l'Enfance). On a beau donner notre numéro à ces jeunes et leur expliquer que des solutions existent pour eux, ils sont tellement sous emprise qu'ils ne nous appelleront que très rarement, et rêvent tellement d'aller en Angleterre qu'ils n'envisageront jamais de rester en France, où ils pourraient pourtant acquérir la nationalité à leurs 18 ans.

Ici, à Dunkerque, on vit des tas d'émotions.

De la colère le matin, environ 2 fois par semaine, en se réveillant avec les 300 messages et vidéos de Human Rights Observers qui documente en direct une nouvelle éviction par 50 CRS payés par nos impôts pour détruire et jeter tentes et couvertures à la benne à ordure. On sait que la journée va être dure.

Du dépit l'après-midi, quand on comprend qu'on n'aura pas assez de tentes et de couvertures pour tout le monde après l'éviction, et qu'il faudra s'accorder avec les autres associations et, parfois, limiter la distribution.

De la peur, une nuit, alors que j'étais seule avec ma coéquipière sur le parking à l'entrée de la jungle. A deux reprises, un groupe de sept hommes est arrivé d'un pas décidé, et pendant qu'ils inspectaient le contenu de notre coffre, nous avons dû leur expliquer que malgré le froid de canard, nous n'aurions qu'une seule couverture par personne. "But it is so cold, please give me 2" - "I know my friend, I am so sorry but I can't". J'ai eu peur car je me suis sentie extrêmement vulnérable face à 7 personnes qui avaient froid et qui auraient pu être prêtes à tout pour prendre davantage. Mais c'était sans compter, d'une part sur leur compréhension et d'autre part, sur le rapport hiérarchique qui existe entre nous : sans les associations, les exilés ne peuvent pas survivre, et ils ne nous feront donc jamais de mal. Ça ne fait pas plaisir, mais c'est rassurant.

Du stress pour Antoine, dimanche dernier à 6h, lorsque le téléphone d'urgence a sonné. A moitié endormie encore, j'ai entendu des grands cris à l'autre bout du fil : "help me !! Help me please!!!!". L'homme était coincé dans un camion qu'il pensait frigorifique et qui se dirigeait non pas vers l'Angleterre mais vers Arras. Antoine et sa binome ont mis deux heures pour le sortir de là, jusqu'à ce que la police l'interpelle sur une aire de repos. L'homme n'était finalement pas en danger, mais il avait craint pour sa vie, et de fait, Antoine aussi. Quant à moi, j'ai eu des remords à me rendormir en sachant qu'un homme était enfermé dans un camion.

De la tristesse, hier soir, alors que nous étions en pleine célébration de l'anniversaire d'une des bénévoles au "château", le nom de notre maison. Entre deux danses et deux verres de vin, j'ai reçu un message d'un exilé qui m'envoyait les selfies qu'il avait pris avec moi pendant la distribution, et qui nous remerciait, moi et mes amis, pour l'aide qu'on lui avait apportée. Il disait qu'il ne nous oublierait jamais et me faisait la promesse de me dire s'il passait en Angleterre. Il m'a ensuite envoyé une vidéo de son feu de camp avec pour légende "the night very cold thank you for the sleeping bag". Puis m'a demandé de ne pas être triste (ma réponse devait l'être) car il irait bien grâce à mon sac de couchage, et me souhaitait d'être heureuse toute ma vie. Et tout cet optimisme et cette gratitude m'ont rendue encore plus triste, à tel point que j'ai abandonné la piste de danse devant la cheminée pour monter me coucher.

Mais de la joie aussi, le samedi après-midi, quand on organise une distribution de vêtements animée au milieu de la jungle. Pendant trois heures, Antoine et moi nous sommes affairés dans le camion pour répondre aux envies des exilés qui, la plupart, avaient envie d'un jogging et d'une veste noire, si possible avec capuche. Ils sont coquets et savent ce qu'ils veulent, et ça fait plaisir de leur faire plaisir, même si c'est aussi décevant de ne pas pouvoir satisfaire tout le monde. A l'extérieur du camion, les autres bénévoles servaient du thé puis se sont joints aux exilés dans des danses traditionnelles iraniennes ou irakiennes sur la musique qu'ils diffusaient sur notre enceinte. Un vrai moment de joie pendant lequel nous étions tous égaux.

Et de la gratitude, enfin, pour tous ceux qui nous invitent à boire le thé, nous font des checks, nous offrent de partager leur nourriture ou simplement nous sourient ou nous demandent de ne pas nous inquiéter, car ils rendent notre travail infiniment plus facile.

Alors est-ce que ça va ? Je ne sais pas si ça va. J'ai honte que les choses se passent comme ça en France, et je ris jaune qu'on en parle comme du pays des droits de l'homme. Mais je reviendrai là-dessus dans mon prochain article.

D'ici là, si le cœur vous en dit, n'hésitez pas à faire un don à Utopia56 pour aider l'association dans sa mission.. Les dons sont défiscalisés. Merci par avance pour tous les exilé.e.s 🙏

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Hier matin, Antoine et moi, on est allés distribuer des flyers au marché de Bergues afin de recruter de potentiels hébergeurs citoyens pour accueillir, le temps d'une nuit, un ou une exilé.e fatigué.e.

On s'est retrouvés dans un véritable repère de fachos, comme on les appelle ici. A la question "Bonjour! Vous êtes sensibles à la situation des réfugiés ?", 90% des gens ont répondu "non", "pas du tout" ou même "houla non mais alors vraiment pas" d'un air dédaigneux. Pas si étonnant dans la région Hauts-de-France, bastion du Rassemblement National, ni dans cette petite ville célèbre pour avoir accueilli le tournage de Bienvenue chez les Chtis où Marine le Pen a recueilli 33% des suffrages au premier tour de la présidentielle de 2017, loin devant François Fillon (18%).

Bienvenue chez les Chtis... Peut-être pour Kad Merad, mais pas pour Ali ou Abdullah.. . 

Il n'a suffi que d'une heure de tractage pour que je me sente tellement mal à l'aise que j'ai utilisé le "mot magique" : cornichon. Un protocole de sécurité mis en place par Utopia pour s'extraire immédiatement, sans discussion, d'une situation où l'on se sent trop mal pour rester. Un mot normalement utilisé (très rarement) face aux exilés, mais c'est face à des Français qu'il m'a finalement servi.

Antoine, moins touché que moi par ces regards et paroles de haine et de dédain, s'est pris au "jeu" et a quand même récolté 4 adresses mail avant de me suivre. Étrangement, les deux seules personnes sympas étaient les policiers municipaux qui sont venus contrôler ce que nous faisions et qui sont finalement repartis avec un flyer chacun. De quoi rehausser l'image que j'ai des flics depuis mon arrivée chez Utopia.

A Utopia, on nous l'a dit dès le début : tout le monde est ACAB - All cops are bastards (Tous les flics sont des pourris). Nous, on s'est promis de ne pas devenir ACAB et de ne pas faire dans les généralités : il y a des flics pourris et des flics supers, comme dans chaque catégorie de métier. Mais on doit avouer qu'ici, on a rapidement nos raisons de devenir antiflic (même si on ne l'est toujours pas). Notre expérience de nuit au commissariat, la semaine dernière, ne nous a pas aidés. Un petit récap de la soirée que vous pouvez aussi retrouver en images sur notre story à la une, pour ceux qui ont Instagram.

19h45 : Appelés par un mineur qui souhaitait être mis à l'abri le soir, nous nous sommes rendus au commissariat comme le veut le protocole. Le policier qui a répondu à l'interphone, en entendant le nom d'Utopia, a soupiré ostensiblement puis a refusé de nous laisser entrer. Il a pris les informations et nous a dit de patienter dans le véhicule pendant que l'officier (OPJ) appelait l'aide sociale à l'enfance (ASE), et que L'OPJ viendrait nous voir dans la voiture.

20h15 : On part aux nouvelles pour savoir si l'ASE a bien été prévenue, on nous dit à l'interphone que l'OPJ va venir.

20h30 : L'OPJ arrive et nous dit qu'il n'a appelé personne et qu'il va reprendre les informations (qu'on a données 45mn plus tôt). Il nous interdit l'accès au commissariat, pourtant vide, sous prétexte du Covid.

21h10 : Je vais aux nouvelles, l'OPJ vient à peine d'appeler, l'ASE sera là dans 2 heures. Et en attendant on doit attendre dans notre voiture dont la vitre ne se ferme pas, malgré la présence d'un mineur. Je lui dis que le jeune a froid, il me rétorque qu'on n'a qu'à mettre le chauffage.

21h15 : On n'ose pas dire au jeune qu'il faut encore attendre 2h, ca fait déjà 2h qu'il attend, il a faim et il a froid. Antoine brave le couvre-feu pour l'emmener manger des frites et un panini. Il en profite pour développer avec lui une relation de confiance et l'informer des possibilités d'asile qui existeront pour lui à sa majorité.

23h15 : Je pars aux nouvelles, le policier m'ordonne à l'interphone de revenir dans mon véhicule et refuse de me donner la moindre information. Je lui rappelle qu'on est avec un mineur et il me rétorque texto qu'il n'en a "rien à foutre", que ce n'est pas du tout son problème et que si j'ai des griefs je vois avec l'ASE.

23h40 : Le gars de l'ASE est enfin là et colle un thermomètre sur le front du jeune sans lui adresser la parole. Il finit par l'emmener, non sans nous avoir demandé de vérifier qu'il souhaitait vraiment aller au foyer. On lui répond que le jeune attend depuis 4h. Donc oui, il a vraiment envie d'aller au foyer et de prendre la douche chaude et la nuit au chaud qu'on lui a promis toute la soirée pour le faire patienter.

4h plus tard, on repart outrés du comportement de ces policiers payés par nos impôts pour garantir la protection des personnes

Les évictions qui se produisent tous les trois jours, repoussant chaque fois les exilé.e.s plus loin dans la forêt, ne mettent pas non plus en valeur les policiers et CRS qui lacèrent les tentes après en avoir sorti brutalement les propriétaires, et empêchent les associations d'approcher de trop près. Quant à la présence policière à Grande Synthe et à Calais, elle est impressionnante, à tel point qu'on en a fait un jeu consistant, le matin, à parier sur le nombre de voitures de police que l'on verrait dans la journée.

 Collages pour les réfugiés

Pour nous remettre de ces épisodes éprouvants, on a utilisé nos jours de congés pour partir en vadrouille à Calais (une ville qui n'a pas grand intérêt à part sa jolie plage et son restaurant tunisien où le serveur, en voyant notre badge Utopia, nous a offert des pâtisseries) et à Lille (une ville au très joli centre-ville, où on a goûté le Welsh, une spécialité flamande à base de cheddar - pas le meilleur de la gastronomie française).

Calais  
A Lille on est allés donner notre sang... Et on vous invite à aller vous aussi sauver des vies  :) http://dondesang.efs.sante.fr/

On se plaît aussi beaucoup au Château, le nom de la maison où nous vivons avec la quinzaine de bénévoles qui constitue l'équipe de Grande Synthe. L'ambiance est excellente et les repas partagés, suivis de jeux devant la cheminée, permettent de décompresser après des journées parfois assez lourdes émotionnellement.

Notre innovation culinaire du mois : la maroillonade, un dérivé de la reblochonnade qui est elle-même une tourte à la tartiflette.

Notre jeu préféré : le Facho, un dérivé du loup garou où le Chef des loups garous est Éric Zemmour.

Défilés de mode, Olympiades, soirée pizza devant Harry Potter... 

Au final, c'est tellement intéressant ici qu'on a décidé de repousser notre départ d'une semaine (en plus on ne va pas se mentir, ça nous a permis d'éviter les rafales de vent prévues sur la côte). On aurait dû partir hier direction la Bretagne, mais on ne reprendra finalement les vélos que dimanche.

En parlant de vélo... Antoine en a adopté un nouveau après s'être fait voler le sien !! 

On écrira un dernier article pour faire le bilan d'ici là, n'hésitez donc pas si vous avez des questions sur tout ça !

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Art. 1er. Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. [Ils] doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

- Déclaration universelle des droits de l'homme (1948)


Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.

- Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, inscrite dans le préambule de la Constitution de 1958.


(Article écrit à 4 mains)

"Nous sommes en guerre" déclarait Emmanuel Macron il y a tout juste un an, pour qualifier la situation du pays face à la pandémie.

Nous trouvions alors ces propos bien exagérés, presque déplacés.

Et puis nous sommes arrivés dans le Nord.

Nous y avons rencontré des centaines d'enfants, de femmes et d'hommes qui ont fui leur pays, lui aussi, "en guerre".

Nous avons discuté avec Ali, jeune homme de 17 ans, menacé de mort en Iran. Avec Razman aussi, qui rêvait d'Angleterre "to live safely and peacefully, with no war" (pour vivre en sécurité, tranquillement, sans guerre). Nous avons rencontré des dizaines de personnes victimes de troubles psychologiques après avoir traversé des épreuves que personne ne peut imaginer.

Et nous avons observé d'autres hommes et femmes, s'opposant à celles et ceux qui se réfugient dans notre pays, le pays des Droits de l'homme, en quête d'une vie meilleure. Des personnes qui, tous les deux jours, viennent sur leur lieu de vie, et détruisent leur habitat.*

À grands coups de rangers, ils réveillent ceux qui dorment, violant leur droit à la sécurité.

À grands coups de couteaux, ils lacèrent leur tente, leur maison, violant leur droit à la propriété.

Au nom de l'"autre guerre", ils réduisent les places en hébergement d'urgence, et contraventionnent les associations qui travaillent après 18h.

Emmanuel Macron avait vu juste. Parfois, sur les camps de Calais et de Grande Synthe, les préfets, militaires et policiers français agissent avec la violence d'un pays "en guerre".

Nous avons passé un mois dans une association humanitaire venant en aide aux réfugiés, aux migrants, aux exilés.

Un mois qui marquera notre aventure.

Un mois qui marquera notre vie.

Un mois qui nous permet d'affirmer aujourd'hui que l'Etat français se rend coupable, dans le nord et ailleurs, de graves violations des droits de l'homme, à commencer par le droit le plus élémentaire : le droit à la dignité humaine.

A maintes reprises, nous avons présenté nos excuses pour les agissements de notre police et de notre gouvernement, et fait part de notre incompréhension à ceux qui nous demandaient pourquoi ils avaient à subir tout ça.

Comme prévu, nous quittons aujourd'hui ce territoire, d'une manière que nous n'avions pas envisagée suite à l'évolution et aux dernières annonces de notre gouvernement sur la situation de notre pays face à la guerre contre le virus.

Nos pensées vont aux personnes qui restent en zone de guerre, ici et ailleurs dans le monde.

A Grande Synthe, nous espérons leur avoir apporté pendant un mois un peu de chaleur humaine et de réconfort, autour d'une distribution de couvertures, d'un thé, d'une danse ou d'un feu de camp.

Nos pensées vont également aux bénévoles extraordinaires que nous avons rencontrés à Calais et Grande Synthe, à Utopia56 et dans les autres associations, qui donnent de leur temps, de leur énergie et parfois de leur équilibre mental pour répondre à l'urgence, non sans y laisser des plumes. Comme dirait Arnaud, notre coordinateur, "vous êtes merveilleux".

Merci Anna, Arnaud, Fabien, Léia, Léo, LouiseS, Marie, Marwa, Melvin, PA, Pauline, et tous les autres... 

Ça y est, nous sommes dans le train. Nous devions partir en vélo direction la Bretagne, mais la loi nous interdit de rouler à l'air libre et de camper au grand air. Nos papiers sont bien en règle en cas de contrôle.

Dans quelques heures, nous arriverons au Havre pour remonter sur nos vélos.

Ce soir, nous serons en zone libre.

*À lire : La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) dénonce la violation des "droits fondamentaux" des éxilés