Nous passons le mois de juin au Village Emmaüs de Lescar-Pau, une alternative écologique et solidaire par excellence
Juin 2021
5 semaines
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Bonjour à toutes et à tous !

Nous vous écrivons aujourd'hui du Village Emmaüs Lescar Pau, où nous sommes arrivés il y a une dizaine de jours suite à notre périple sur la Vélodyssée. Une étape très attendue dans ce que l'on considère comme l'alternative écologique et solidaire par excellence.

La plupart d'entre vous connait probablement le concept d'Emmaüs, une association fondée par l'Abbé Pierre : la réinsertion sociale de personnes exclues de la société via une activité de recyclerie. Des centaines de magasins existent ainsi en France pour proposer à très bas prix des objets, vêtements, meubles de seconde main, et ma mère a le don d'y trouver de la belle vaisselle à prix imbattable.

En ce qui concerne le Village Emmaüs, il s'agit là d'une toute autre dimension. Situé à une dizaine de kilomètres de Pau, il est tout simplement... gigantesque. Et franchement impressionnant. Grandiose même.

En plus des magasins, un restaurant, un bar et une crêperie proposent des produits bio et locaux ou issus de la ferme du village 

80 personnes, appelé.e.s ici compagnes et compagnons, y vivent et y travaillent 40h par semaine en échange d'un logement, de deux repas par jour et d'un pécule équivalent à 40% du SMIC. La grande majorité des compagnons a un parcours de vie difficile, beaucoup d'entre eux sont passés par la rue, l'alcoolisme et/ou la rupture familiale, d'autres sont réfugiés, avec ou sans papiers. À ces 80 habitants permanents s'ajoutent 17 salariés, qui vivent en dehors du village. L'équipe est complétée un vingtaine de stagiaires et bénévoles logés et nourris, ainsi que par des personnes assurant leurs Travaux d'Intérêt Général. En temps que bénévoles, nous travaillons 40h par semaine, du mardi au samedi, en étant (pas trop mal) logés et (très bien) nourris. Le Village ressemble ainsi à un grand camping composé de mobil-homes, de constructions originales, de maisonnettes fleuries et de belles structures en toît de chaume. Chaque compagnon est responsable de la maison qui lui est confiée et doit se soumettre à une visite de contrôle mensuelle.

Nous, on loge dans le "château de cartes", sur la dernière photo 

Nous avons été surpris de découvrir que la vie du Village est très réglementée, davantage par des devoirs que par des droits, et que règne une certaine crainte généralisée vis-à-vis du fondateur et directeur des lieux, Germain. Tous les habitants ont l'obligation de déjeuner au réfectoire à 12h25 pétantes (un compagnon fait l'appel), et ont l'interdiction de se lever de table avant 13h, au moment où l'un des compagnons crie : "café !". Les horaires de travail (8h00-12h00 et 14h00-18h00) sont scrupuleusement respectés et, s'il n'est pas envisageable de faire la moindre minute de travail supplémentaire, la moindre minute de retard n'est pas non plus tolérée. Les compagnons, qui travaillent donc davantage que le temps légal, obéissent à un statut particulier conclu entre l'État et Emmaüs (statut OACAS), qui autorise à ne les rémunérer que bien en dessous du salaire minimum légal. L'association cotise à l'URSAFF ce qui permet aux compagnons de bénéficier de la protection sociale (arrêt de travail et indemnités journalières, retraite...) mais ne cotisent pas pour le chômage et ne peuvent mettre que très peu d'argent de côté, ce qui rend leurs chances de quitter le village quasi inexistantes.

Leur situation est d'autant plus précaire qu'ils peuvent se faire renvoyer du jour au lendemain sans préavis, ce qui arrive paraît-il assez fréquemment. Mais nous avons compris que les compagnons y trouvent leur compte. L'appartenance à la communauté Emmaüs leur apporte non seulement toit et nourriture mais surtout un cadre, des relations sociales, un sentiment d'utilité et, paradoxalement, de liberté vis-à-vis de leur ancienne vie.

Du côté des bénévoles, nous nous réunissons tous les matins à 7h50 pour connaître notre attribution de la journée parmi les dizaines de postes à pourvoir. Nous avons eu l'occasion d'en tester un différent presque tous les jours, parmi lesquels :

- Le camion : Chaque jour, cinq camions font trois tournées chacun dans la région pour se rendre au domicile des particuliers, d'où ils ramènent une quantité impressionnante de dons de plus ou moins bonne qualité. Un boulot de déménageur auquel s'est essayé Antoine. Emmaüs a également un partenariat avec différents magasins, comme But ou Decathlon, dont il récupère les produits invendables. Les camions vident leurs contenus à la Recyclerie, premier point de tri avant la répartition entre les différents ateliers (livres, vêtements, électronique, électroménager, vaisselle, vélos, meubles ...).

On a travaillé dans deux d'entre eux :

- Le tri des vêtements : Chaque jour, ce sont entre 1 et 3 tonnes de vêtements qui arrivent au village et qui passent entre les mains de 5 ou 6 personnes affectées à cet atelier. Pendant huit heures, les bacs s'enchaînent et le travail consiste à étaler les vêtements les uns après les autres sur un tapis roulant, où quelqu'un les répartit en trois tas : ceux qui seront mis en vrac dans des grandes caisses et vendus 50 centimes l'unité dans un hangar poussiéreux, ceux qui sont suffisamment beaux et/ou en bon état pour être mis sur des ceintre et vendus à 2€, et ceux de grandes marques ou grande qualité qui seront accueillis dans une boutique joliment aménagée et vendus un peu plus cher. Une fois ce tri fait, il faut encore répartir les "50 centimes" dans une vingtaine de caisses en fonction du type de vêtements. Ceux-ci tombent directement dans des chariots à l'étage inférieur, où d'autres personnes les récupèrent pour réapprovisionner les boutiques. Les vêtements non réutilisables (environ 35%) sont envoyés à Ouateco, une entreprise des Landes, où ils sont broyés et transformés en isolant maison.

- Le tri de la vaisselle et de tout ce qui est inclassable : La PIRE journée selon moi. Un déballage sinistre des outrances de la société de consommation. La Recyclerie nous envoie des dizaines de bacs immenses (25 mètres cube par jour) de vaisselle à moitié sale, de bibelots poussiéreux aussi moches qu'inutiles, d'objets non identifiés, de brosses à cabinets utilisées, de produits d'hygiène entamés, de cafetières encore remplies de café, de peluches humides, de jouets cassés, de casseroles rouillées et j'en passe. On y trouve aussi des belles choses, j'ai d'ailleurs mis de côté des beaux verres alsaciens, mais l'ensemble m'a dégoûtée*. J'ai mis du temps à me débarrasser de la couche de crasse que j'ai eu l'impression d'avoir accumulée en prenant chacun de ces objets pour les repartir en une trentaine de boîtes différentes, sous l'oeil grognon d'un vieux compagnon qui n'attendait qu'une chose : que je me trompe de caisse. Ce qui est chose aisée (un égouttoir part-il dans "plastique" ou dans "cuisine"? Une tasse de taille moyenne part-elle dans "café" ou dans "mugs"?). Et ainsi de suite pendant 8h. Certains font cela 40 heures par semaine, 12 mois par an depuis des années. Personnellement, j'en serais bien incapable.

*Antoine trouve que j'exagère et qu'il y a pas mal de choses en (très) bon état, bien que poussiéreuses.

Je préfère encore faire...

- Le caddie : chez Emmaüs, le client choisit ses vêtements et les remet au vendeur contre un ticket indiquant le prix. Le vendeur met le sac dans un grand caddie pendant que le client continue à chiner dans les autres boutiques ou part à la caisse régler ses achats. Pendant ce temps, les bénévoles appelés "caddies" consacrent leurs journées à faire des aller-retours entre le point de vente et la caisse centrale, où d'autres personnes réceptionnent les paquets et les trient en fonction de leur couleur et de leur numéro sur d'immenses étagères où viendront les chercher les caissières. Il y a environ dix caddies pour dix boutiques et, le jour où j'y étais, j'ai fait 42 allers-retours d'environ 300 mètres. La légende dit que dans les pires journées, le caddie peut faire jusqu'à 19 kilomètres. Une organisation un peu compliquée mais qui permet aux clients de faire leurs achats dans tous les magasins sans s'encombrer de tous les articles, et également d'éviter les vols.

- Le maraîchage : Nous avons êtes agréablement surpris d'être assignés à la ferme un samedi, nous attendant à être caddies pour la plus grosse journée de vente de la semaine. Passant la journée au soleil et sans masque, nous avons pu ramasser 150kg de courgettes et des dizaines de barquettes de cassis et framboises tout en discutant avec les visiteurs, petits et grands, qui ont un accès libre à la ferme. L'après-midi, nous avons planté des haricots, des pois gourmands et du maïs, désherbé, arrosé et découvert le fonctionnement de cette immense ferme en agriculture biologique qui permet de fournir à la fois l'épicerie et le réfectoire. Au Village Emmaüs, on est très bien nourris, puisque la majorité des produits provient de la ferme animale et maraîchère. Le Village est autosuffisant en viande pour le porc et la volaille, et possède même un abattoir sur place. Le maraîchage permet aussi de tendre vers l'autosuffisance en matière de fruits et légumes. Les compagnons sont cependant de vrais viandards et le simple mot "végétarien" suffit à leur couper l'appétit, ce qui fait que la consommation de viande reste particulièrement élevée.

- La transformation : j'ai eu la chance de participer à cet atelier très demandé, consistant à transformer des produits issus de la ferme. Accompagnée d'une spécialiste de la cuisine végétale et d'un compagnon, j'ai ainsi pu découvrir le processus de fabrication de 150 pots de pesto aux blettes, et autant de galettes de blettes et chou rave qui nous ont par la suite été servies au réfectoire (à ma grande fierté). J'ai adoré découvrir des aromates dont je n'avais jamais entendu parler (mais un peu moins passer deux heures à les trier) puis composer des recettes avant de faire des tests pour ajuster les dosages. Avant de mélanger des kilos d'ingrédients à la "girafe" (un mixeur très haut), de remplir les pots, de les fermer à la machine à vapeur puis de les stériliser. Une très chouette expérience qui me donne encore plus envie d'inventer des recettes originales une fois que j'aurai une cuisine !

Plus que quelques mois avant d'en avoir une d'ailleurs, puisque la fin de notre Tour de France s'approche lentement mais sûrement. En prévision de notre installation prochaine, on profite de notre séjour à Emmaüs pour faire des affaires en or, refaire notre garde-robe (3€ les 10 vêtements), acheter quelques objets de vaisselle et faire le plein de livres (1,5€ les 10!).

Et le mieux : une tente neuve, qu'Antoine a trouvée traînant dans un coin. 5€ contre 240€ chez Decathlon. Depuis, on dort dedans.

Bien sûr, on est toujours des vagabonds en sac à dos et on ne pourrait pas se permettre tout ça sans René, le père d'Antoine (et l'un des plus fidèles lecteurs de ce blog), qui vient nous rendre visite au Village Emmaüs cette semaine et qui remplira gentiment son coffre de nos achats, en plus de nos vélos. René, on te remercie par avance et on a hâte de t'accueillir ! :)

Et pour les autres, on vous raconte la suite très bientôt, n'hésitez pas à nous poser des questions si vous en avez ! Et à venir ici si notre témoignage vous motive, c'est riche d'apprentissages !!

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Bonjour à toutes et à tous!

Ça fait plus d'un mois qu'on ne vous a pas donné de nouvelles, on a pris des vacances des réseaux (et même des vacances tout court), et ça nous a fait du bien! On espère que vous profitez également bien de cet été.

La dernière fois, on vous avait laissé.e.s au Village Emmaüs où l'on a passé un mois - j'y reviendrai. On a dit adieu à nos vélos qui sont rentrés au pays sur la voiture de René, le père d'Antoine venu nous rendre visite (et on l'en remercie!). On a ensuite continué par une petite tournée en stop dans le sud : vers l'Ariège d'abord pour une petite visite à mes grands-parents, oncles, tantes et cousin.e s, puis vers Montpellier pour quelques jours avec Cathy, la maman d'Antoine qui nous a retrouvés là-bas (et on l'en remercie aussi!), puis entre ami.e.s à savourer les plaisirs simples de la vie : brunch, plage, resto, rivière, tapas! On a adoré Montpellier, une ville qui a l'air très agréable à vivre.

Puis toujours vers l'est, direction Nice pour quelques jours avec Seb, un copain rencontré il y a 5 ans aux Jeux Olympiques et Paralympiques de Rio (là où Antoine et moi on s'est aussi rencontrés, d'ailleurs). Seb nous a emmenés dans sa maison de famille dans l'arrière-pays et on a pu faire de jolies randos et visiter Entrevaux, un magnifique village à la citadelle haute perchée et joliment éclairée par le feu d'artifice du 14 juillet.

De retour à Nice, on a fait une soirée pétanque chez un ami de Seb, qui se trouve être le gardien de ... la Villa Rothschild. Et qui a donc un logement de fonction dans ce cadre spectaculaire.

Le lendemain, on a passé trois bonnes heures à faire la queue pour notre deuxième dose (pas de chance, on avait pourtant prévu ça avant que tout le monde se rue dessus) et un test PCR pour l'étape suivante en Italie. Ce qui nous amène à la semaine dernière : nous avons pris un train depuis Nice pour Vintimille, via Monaco, afin de mieux apprécier le contraste entre le casino de Monte Carlo, le Palais Princier, les yachts et boutiques de luxe... et la situation des migrants que l'on a rencontrés à 30km de là, juste de l'autre côté de la frontière. Une semaine plus tard on est de retour à Menton, et on s'apprête à entamer la Grande Traversée des Alpes avec trois semaines d'avance. Mais Antoine vous racontera ça.

 Monaco et Nice

Moi je voulais revenir sur le Village Emmaüs, comme promis. Difficile de faire un article de synthèse sur cette expérience tellement il y a de choses à en dire. Et contre toute attente, pas que des positives, loin de là.

Je vais être un peu dure, mais le Village Emmaüs, niveau gouvernance, c'est franchement limite. Tout ce que je dis par la suite n'est pas dit à la légère, mais basé sur trois semaines d'observation et de conversations avec beaucoup de personnes qui ne pensent pas toutes pareil.

- Culte d'un chef, en l'occurrence Germain, qui a le mérite d'avoir créé ce lieu unique, et qui par le passé a dû être charismatique, mais qui est aujourd'hui autant haï mais respecté par les uns qu'il est adulé et respecté par les autres. Rien ne se décide sans lui, rien ne se fait sans lui, et c'est lui qui compte chaque soir à la main le contenu de la caisse - il n'y a pas de caisse enregistreuse malgré les 15 à 25k euros de chiffre d'affaire quotidiens (4 millions par an). De son propre aveu, il se considère comme "la seule personne à ne pas pouvoir partir" et s'inquiète pour le jour où il devra passer la main.

- Contrôle de la société par "la peur" : à l'échelle du Village Emmaüs, cela consiste à être viré de la communauté du jour au lendemain, au bon vouloir du patron et de ses conseillers, perdre tout et se retrouver à la rue. On en a été les témoins, et nous-mêmes, on a fini par avoir peur d'y passer. On doit faire attention à qui l'on parle, et certains anciens nous ont même fourni une liste des gens à qui l'on peut faire confiance ou, à l'inverse, des "sbires de la garde rapprochée de Germain". Un climat permanent de suspicion et de délation difficile à supporter.

- Conception d'une vérité qui ne supporte aucun doute, ne tolère aucune critique, est imposée à tous : on vous donne ici le témoignage d'un compagnon : alors qu'il rentrait dans le bureau de Germain qui l'avait convoqué pour un entretien, ce dernier lui a dit " je te préviens, ici, tu rentres avec tes idées et tu ressors avec les miennes ". Et à toute critique formulée, la réponse est la même : "la porte est grande ouverte".

- Moyens de communication utilisés comme des instruments de propagande : une revue trimestrielle distribuée à tous les clients, décrivant les superbes conditions de vie des compagnons, chiffres mensongers et témoignages enthousiastes à l'appui. Ainsi qu'un film d'une heure et demi réalisé par le Bureau, montré aux nouveaux arrivants et à faire tirer les larmes d'émotion mais pas crédible pour un sou.

- Immiscion dans la vie privée : Une bénévole en a apparemment fait les frais, virée pour être trop frivole en plus de papillonner et de ne pas avoir pu travailler pendant deux semaines car elle était cas contact, puis malade. Car au village, on n'a pas le droit d'être malade. Et quand on l'est vraiment, on fait les tickets (= les numéroter) depuis son lit. Ah oui et d'ailleurs, Germain ne croit pas au Covid. Bref.

Ça, c'était pour les côtés négatifs.

Mais gouvernance mise à part, l'endroit est incroyable et l'expérience super enrichissante. J'ai eu l'impression de faire un mois de culture générale en travaillant successivement au maraichage et à la transformation alimentaire, dont j'ai déjà parlé, puis à la boulangerie et à l'abattoir.

Apprendre à faire son pain, à faire pousser des légumes... et à savoir comment tuer les animaux qui se retrouvent dans notre assiette. Jusqu'au début du Tour de France, on était végétariens, et puis on s'est largement relâchés cette année, soit pour être polis quand on était invités, soit pour un petit craquage pour goûter une spécialité régionale... Et au village Emmaüs, comme la viande est élevée, abattue et transformée sur place, on ne s'est pas privés. Bref, toujours une bonne raison. Mais je n'étais pas contente de moi donc je me suis dit que j'allais aller à l'abattoir pour me remettre les idées en place. Je faisais équipe avec Adam, un réfugié soudanais à la joie de vivre contagieuse, et Yaya, un ancien boucher à la tête de psychopathe, passionné des films d'horreur les plus trash, qui m'a accueillie en me disant : " eh, tu vois là, le sang sur les chaussures ? Hihi. J'ai tué deux agneaux ce matin. Hihi". Complètement flippant. Heureusement Adam était là pour dédramatiser toutes les étapes du processus :

- Coincer 50 canards et 50 poulets dans l'enclos où ils vivent heureux au grand air, les attraper et les mettre par dix dans des cages.

- Enfiler gants, blouses et fermer les portes de l'abattoir pour éviter que les enfants en visite à la ferme ne soient traumatisés.

- Prendre chaque volaille une par une par le cou, la coincer dans un appareil mural qui lui envoie une décharge électrique pour l'étourdir, la pendre par les pieds et lui trancher la gorge. C'est Adam, musulman, qui s'en charge en faisant une prière, ce qui permet que la viande soit hallal.

- Tremper l'animal mort (qui parfois bouge encore) dans de l'eau bouillante pour assouplir ses plumes.

- Passer l'animal dans une machine pour le déplumer, ce qui prend quelques secondes par poulet à quelques minutes par canard

- Le cadavre passe ensuite à Yaya le boucher, qui la coupe et qui la vide avant de la nettoyer au jet d'eau

- Passer une bonne heure et demi à faire disparaître les traces du crime - plumes et sang collés un peu partout du sol au plafond -

- Le lendemain, après 24h en chambre froide, la viande est à la vente à l'épicerie du village, ou dans nos assiettes au réfectoire.

Une expérience super intéressante qui a le mérite de me faire assumer les fois où je mange de la viande, puisque j'ai moi-même tranché une gorge et subi les odeurs nauséabondes.

On est contents également d'avoir créé des liens avec des personnes à qui on ne parlerait pas dans la vraie vie, par "peur" ou par manque d'occasion : des anciens détenus, des alcooliques, des anciens SDF, des migrants... autant de personnes dont les récits nous ont enrichis et avec qui on a passé de très bons moments.

On est repartis du Village Emmaüs le coffre plein, le pouce levé, la tête pleine à craquer de projets, d'interrogations et de nouveaux savoirs. Très heureux de cette découverte qui vaut vraiment le détour si vous passez dans la région !

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(Écrit par Antoine)

Marqués par notre immersion d'un mois dans l'association Utopia56 en mars auprès des réfugiés de la jungle de Grande Synthe, nous avons eu envie d'approfondir le sujet.

Si Calais-Grande Synthe reste la zone la plus "connue" qui rassemble en un même point le plus de réfugiés (2000 à 3000), la frontière franco-italienne voit également de nombreux réfugiés frapper à sa porte. Ainsi, arrivés sur la célèbre, magnifique et touristique Côte d'Azur, nous avons eu envie d'aller voir ce qu'il se passait sur cette frontière, que nous avons donc traversée pour rejoindre côté Italie, près de Vintimille, le collectif Kesha Niya ("pas de problème" en kurde).

Nous avons retrouvé ici les mêmes parcours migratoires qu'à Grande Synthe. Des gens comme vous et nous, qui fuient leur pays afin de trouver une zone où ils puissent vivre en sécurité, de manière apaisée. Ici, beaucoup d'Africains, notamment du Soudan, Gambie, Guinée, Ethiopie, Érythrée, arrivés par bateau depuis la Libye dans des conditions inimaginables, essaient par centaines de franchir cette frontière contrôlée de partout. La PAF (police aux frontières) contrôle les routes. Les trains sont fouillés systématiquement, et des hélicoptères et militaires patrouillent (souvent en civil) dans la montagne, par laquelle de nombreux réfugiés essaient de passer à pied.

Les bénévoles de Kesha Niya interviennent au "Border Spot" : un belvédère touristique à 1km de la frontière reconverti en campement d'infortune, où nous venons chaque jour de 9h à 21h cuisiner et accueillir les "pushed back" : les réfugiés refoulés à la frontière. Nous passons la journée avec eux au-dessus d'une mer aux couleurs paradisiaques, avec vue sur Menton, en France, leur objectif qu'ils essaient désespérément d'atteindre.

Un matin, Moustapha se présente au Border Spot. Ce jeune soudanais de 17 ans, qui ne parle ni anglais, ni italien ni français mais seulement arabe, nous explique à l'aide d'un ami traducteur s'être fait refoulé par la police française, après avoir été contrôlé en France dans la montagne la veille. Contrôlés après 18h, les réfugiés sont gardés par la police française pour la nuit dans des "containers", sortes de préfabriqués assez spartiates et pouvant être qualifiés de prison d'où chaque matin, une dizaine de réfugiés reviennent et atterrissent à notre "Border Spot".

Moustapha nous montre les papiers rédigés par la police française et italienne, le fameux "refus d'entrée". À la lecture de ce document, nous nous rendons compte qu'il y a deux erreurs importantes. La date de naissance de Moustapha est inscrite au 01/01/2003, ce qui lui donne donc la majorité alors que Moustapha nous affirme être né le 16/01/2004. La police, n'étant pas habilitée à faire des évaluations de minorité, doit normalement inscrire la date de naissance déclarée par le réfugié. De plus, à la fin du refus d'entrée, il est mentionné que ce document lui a été relu et expliqué en anglais, langue qu'il comprend. Pourtant, Moustapha, avec qui j'essaie d'échanger en français comme en anglais, n'en comprend pas un mot.

Face à ces deux erreurs flagrantes et cette situation d'injustice, je décide donc en concertation avec les autres volontaires d'accompagner Moustapha à la frontière pour expliquer la situation aux policiers, et tenter de corriger les erreurs. Arrivé à pied à la frontière, je rencontre d'abord les militaires italiens, auprès de qui j'explique succintement la situation, en demandant si j'ai bien le droit d'accompagner Moustapha 100 mètres plus loin, auprès de la police française. Ceux-ci ont l'air étonné de ma venue, mais m'autorisent sans problème à accompagner le jeune mineur.

À peine entré dans le poste de police, je vois des regards très étonnés et après m'être présenté, je commence à expliquer la situation... Interrompu après quelques secondes, on me demande ma carte d'identité, aussitôt photocopiée, et les policiers changent alors d'attitude. Le premier, d'abord assis sur son siège, se lève pour me parler et m'explique en levant le ton que je suis en train de commettre un délit pour passage illégal, et que je risque gros, et m'invite vivement à sortir tout de suite. Le deuxième se lève et semble aller derrière pour "chercher des renforts". Ayant eu l'aval des militaires italiens pour accompagner le mineur à la police française, je leur explique que je ne fais qu'accompagner un mineur incapable de s'exprimer en français ou anglais. Je tente à nouveau de présenter les erreurs présentes sur le document (date de naissance, langue parlée), et j'entends une policière (qui me semble être une des chefs) crier "ON GARDE ON GARDE ON GARDE".

On me demande alors aussitôt de m'asseoir, avec le mineur, et de me taire. Lorsque je sors mon téléphone de ma poche, un policier s'énerve et m'ordonne de le ranger. Je m'exécute. J'essaie alors de rassurer le jeune soudanais de 17 ans qui ne comprend rien à la situation et on m'ordonne de me taire et de ne pas communiquer avec le migrant, qui semble pourtant apeuré. Je demande ensuite si je peux aller aux toilettes et on me répond que non.

Grosse ambiance.

Deux nouveaux policiers se présentent (ils sont désormais donc 5 à s'occuper de mon cas) et, moi aussi, un peu stupéfait de ce que je viens de déclencher en tentant de défendre les droits de ce mineur, je demande alors aux policiers si je suis en garde à vue.

On me répond que "non, pas pour le moment", que je suis en "vérification". Je les vois pourtant discuter, hésiter, faire des allers-retours avec les bureaux... On m'explique et me réexplique en quoi ce que je fais est dangereux et interdit, on me dit que j'aurais dû profiter de la première invitation à sortir pour éviter de risquer la garde à vue.

N'étant pas franchement tenté par l'expérience "garde à vue" je m'efforce de garder tout mon calme et ma courtoisie pour leur expliquer que je ne fais pas de passage illégal, que je suis entré moi même dans le poste de police avec le jeune (ce qui je crois ne ressemble pas vraiment à ce que ferait un passeur) et que j'ai en plus demandé l'autorisation aux militaires italiens de franchir la frontière (située quelques mètres avant le poste de police).

L'un des chefs semble comprendre un petit peu le ridicule de la situation, et après discussions avec ses collègues, décide de nous "relâcher".

Avant de ressortir, un policier m'explique que le refus d'entrée, avec la date de naissance, a été rédigée après le document de la police italienne, et est donc basé sur celui-ci. Ce sont donc les militaires italiens qui doivent changer le document.

De retour au Border Spot, avec le jeune, je lui explique avec l'aide d'un réfugié traducteur que je n'ai pas réussi à faire modifier ce document, que je n'ai pas été écouté. Le jeune ne paraît pas très surpris, et plutôt résigné.

La pression retombe un peu. La frustration est immense.

Je relis alors attentivement les documents du jeune : le document français a été réalisé un jour avant le document italien. C'est donc consciemment que les policiers français ont ignoré l'âge de ce mineur qui aurait dû, en application du droit français, être pris en charge par l'aide sociale à l'enfance, et l'ont refoulé à la frontière. Ayant peu d'imagination, les policiers inscrivent systématiquement la même date de naissance sur le refus d'entrée : le 01/01/2003.

L'exemple que j'ai vécu et que je viens de vous décrire le plus sincèrement possible dans les détails représente très bien l'état d'esprit de la police aux frontières, sur les nerfs.

Qui traque chaque réfugié.

Qui place des caméras dans la montagne.

Qui ne nous contrôle quasiment pas, Léa et moi, lorsque hier, avec nos gros sacs à dos et nos jolis minois bien blancs, nous passons la frontière à pied pour revenir en France.

Car finalement, après seulement quelques jours passés ici, nous sommes revenus en France. Car malheureusement, Kesha Niya ne nous convenait pas.

Kesha Niya... un collectif anarchiste de quinze à vingt personnes de 18 à 35 ans, venant d'Allemagne, de France, d'Espagne... qui partagent le même lieu de vie et la même philosophie.

Le campement dans lequel nous avons passé une semaine se situe à Rocchetta Nervina, un mignon petit village italien perché dans la montagne à 30minutes de Vintimille. Arrivés au village, il faut ensuite crapahuter 40 minutes dans la montagne pour parvenir au campement, caché en pleine nature.

Un petit coin de paradis ?

Oui mais non.

Le cadre est magnifique et les paysages de montagnes, les rivières et cascades aux alentours vraiment beaux.

Mais la réalité du campement est très spartiate. Léa dirait : "immonde". Chacun installe sa tente où il peut sur les rares endroits plats. En guise de lieu de vie commun, une cuisine aménagée dans une ruine, où des centaines de mouches virevoltent sur des quantités de nourriture récupérée dans les poubelles du Lidl, et rarement stockée au frais par manque de place. Des seaux de compost un peu partout qui débordent et qui attirent insectes et autres rongeurs qui se promènent. Je ne vais pas m'étendre sur la douche extérieure et les toilettes, mais on n'est sur les même standards.

Pas un problème pour les Alter'Vagabonds habitués des campements spartiates ? Un peu quand même. Si on aime bien dormir sous la tente, qu'on est à fond pour la récup etc, le manque d'hygiène nous a clairement mis mal à l'aise.

Là ça ne se voit pas, mais ça ne sent pas la rose et il y a des centaines de mouches

Ceci dit, nous aurions presque pu faire avec pour quelques semaines, en se douchant dans la cascade et en faisant sauter les repas (après une séance de récup dans les poubelles, Léa a refusé de toucher à quoi que ce soit, les fruits et légumes sans emballage ayant macéré toute la journée au soleil au fond des poubelles).

Mais au-delà de ça, le fonctionnement global, peu structuré et très peu cadré ne correspondait pas à notre façon de faire. La volonté de rester en "collectif" et de ne pas créer d'association nous pose déjà problème lorsque le collectif demande des dons. Des réunions qui s'éternisent, qui sont sensées commencer à 21h, qui finalement démarrent à 23h, ou n'ont pas lieu du tout. La possibilité d'être off autant qu'on veut, d'aller randonner dans la montagne alors qu'on peine à remplir le planning, nous interroge. Une liberté finalement trop grande pour nous, pourtant avides de liberté. On ne se sentait tout simplement pas à notre place, et pas tellement bien accueillis car trop différents. En tant que "cisgenres" (d'un genre en adéquation avec notre sexe, c'est à dire que je suis né homme et que je me revendique homme), nous n'avions pas les mêmes repères que la majorité de nos camarades qui se disent non-binaires (ni hommes, ni femmes, nous devions nous référer à eux en disant "them" plutôt que "he" or "she"). Bien que l'on soit également féministes et contre le patriarcat, nous en faisions ici moins une priorité que l'aide aux migrants, quand eux plaçaient tout cela sur un pied d'égalité.

 A Kesha Niya, on est accueillis par... Un clitoris géant !

Après avoir expliqué ces raisons au collectif, qui effectue malgré tout un super travail auprès des réfugiés, nous avons donc décidé d'écourter notre expérience à la frontière.

Nous nous lancerons donc dès demain pour une nouvelle et dernière étape de notre Tour de France, qui devrait durer un mois. La Grande Traversée des Alpes à pied, de Nice à Chamonix ! A suivre...