En avril 2020, en plein milieu du confinement, je plaque mon CDI, sans idée précise pour la suite sauf une : un besoin d'aventure et de liberté
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(Léa) Comme je le racontais dans l’article précédent, "De mon tour du monde à mon tour de France", de retour de mes multiples voyages, je prends le premier travail qui me tombe sous la main : Conseillère voyages spécialisée sur les Amériques dans un tour opérateur parisien. Je suis chargée de conseiller des agences de voyage qui elles-même conseillent des voyages à leurs clients. Ça ne me plaît pas trop, et je demande rapidement à rejoindre le nouveau pôle « B2C », comprendre « vente directe aux clients » où je vais vendre des voyages dans le monde entier.

J’ai de la chance, un CDI à 24 ans, avec la crise ohlala c’est merveilleux ! La boîte est sympa, jeune, l’ambiance est bonne, on parle voyage, on déménage dans de chouettes locaux, on mange sushi et libanais à midi, des collègues deviennent des ami-e-s, on peut se balader en poncho et en chaussons chaussettes dans les bureaux, on se fait livrer des Birchbox, on fait une choré sur « the Final Countdown » à chaque fois qu’on fait une vente, on papote en travaillant et on écoute du Disney : pas trop de quoi se plaindre à priori.

Mais en janvier 2020, un an jour pour jour après ma promotion au pôle « B2C », ma responsable m’annonce que je viens d’atteindre un million de chiffre d’affaire personnel. Elle me parle d’aller fêter ça au Yaai Thaï, mon resto thaïlandais préféré. Elle m’affiche sur le Slack (messagerie interne) général à grands renforts d’émoticônes « champagne » et « dollar », les collègues commentent avec des émoticônes « money with Wings », « party parott » et « Léa » (oui j’ai un émoticône à mon nom).

J’aurais dû être contente, et même fière, mais une petite voix fait grand bruit dans ma tête : « 1 million… et alors? ». Il n’est pas dans ma poche ce million. Il a été obtenu au terme de dizaines, de centaines d’heures supplémentaires. Il est dans la poche de patrons qui, le jour de mon départ, n’auront pas un seul mot pour moi. Depuis des mois, les objectifs étaient toujours plus nombreux, toujours plus exigeants, il fallait faire du chiffre, toujours du chiffre, améliorer les stats, répondre toujours plus vite et toujours mieux, faire toujours mieux en toujours moins de temps, améliorer les courbes des dizaines et des dizaines de graphiques que les managers passent leur temps à actualiser dans l'espoir que le temps moyen de réponse ait diminué de quelques secondes et que le taux de conversion ait magiquement augmenté depuis le jour d'avant. Ça n'avait plus aucun sens pour moi.

Éthiquement parlant, ce travail ne correspondait plus non plus à mes nouvelles valeurs écologiques. Quelques mois plus tard, cette phrase du livre d’Aurélien Barrau, Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité, retiendrait toute mon attention :

Le tourisme pèse de plus en plus lourd dans la mauvaise santé de la planète (…) Il n’est plus possible de tout sacrifier aux seuls impératifs économiques ou au seul hédonisme irresponsable de ceux qui ont les moyens de passer leurs vacances à l’autre bout du globe

- Aurélien Barrau

C’est ce que je faisais tout le journée : Vendre des voyages à plusieurs milliers d’euros par tête pour une ou deux semaines à l’autre bout du monde. Hôtel 4 ou 5*, chambre deluxe, en front de mer, la vue mer ne suffit pas. Composer des séjours avec 7 vols intérieurs en 12 jours pour satisfaire le besoin d’une famille nombreuse de voir un maximum de choses, sans prendre le temps de découvrir le pays, sa culture et ses habitants. Satisfaire les exigences de couples qui mettent 10 000€ par tête (10 SMICS, ou la moitié de mon salaire annuel) pour un vol en business qui va durer 24 heures. Renoncer à faire changer d’avis des familles qui veulent absolument monter sur des éléphants en Thaïlande, ou nager avec les dauphins en Floride. Présenter des devis beaucoup trop chers (et beaucoup trop margés) à des mères de famille qui rêvent d’emmener leurs mômes aux studios Harry Potter de Londres, et à qui j’ai simplement envie de dire : « vous trouverez moins cher en allant directement sur leur site Internet ».

En plus, j’ai envie d’évoluer, de prendre des responsabilités, mais je n’évolue pas, et de toute façon, évoluer pour quoi? Pour travailler toujours plus, faire toujours plus d’argent, faire voler toujours plus d’avions?

Non.

Ce jour là, le jour du million, je décide pour la toute première fois de respecter mon horaire et de partir à 17h pétantes. A 17h08, toute excitée de partir aussi tôt, je claque une bise sur les joues de mes collègues, je prends une photo de l’extérieur – il fait encore jour! – et je réalise qu’il me reste encore deux ou trois heures avant l’heure du dîner. En général, je prends la 3 vers 19h, je mange, petite série et au lit. Ce jour là, je ne sais pas quoi faire. Je vais flâner à Camaïeu, je refais mon stock de chaussettes (toutes les miennes sont trouées depuis bien trop longtemps), je me balade Place de la République, je tourne en rond, et je me rends compte que je n’ai jamais le temps de faire ça, de m’ennuyer. La nuit, je n’arrive pas à dormir, je me tourne dans tous les sens, je m’allonge par terre, je n’arrive pas à me vider la tête. Le lendemain, ma décision est prise, je l’annonce à Antoine : « Aujourd’hui, je démissionne ». Sans projet derrière, sans allocations chômage, sans aucune idée de ce que je vais faire. Mais je démissionne. Je l’annonce à ma responsable à midi : « Je pense que mon temps est venu ». Non, je ne veux pas encore y réfléchir. Non, je ne veux pas rester encore quelques mois pour mettre des sous de côté. Non, je ne veux pas patienter pour atteindre l’évolution que je demande et pense mériter depuis un certain temps.

Le soir, avec Antoine, on fête nos 6 mois au Yai Thaï, justement. Et on trinque à ma démission. Qu’est-ce que je vais faire ? Je n’en sais rien. Mais je sais que j’ai pris la bonne décision.

Je vais enfin prendre le temps de me bouger et de réfléchir à ce que je veux vraiment faire, à ce qui fera vraiment sens. Diplômée de Sciences Po, ayant eu pour rêves (délires) les plus fous (et irréalistes) de devenir Directrice de l’Unicef ou Secrétaire générale de l’ONU, je n’ai jamais trop assumé de travailler en agence de voyage à un niveau BTS. Et pour la première fois depuis longtemps, j’éprouve de la fierté : je me sens fière d’annoncer que j’ai démissionné. Dans ma génération, les félicitations fusent, on dirait que je viens de décrocher un emploi alors que c’est tout l’inverse. On m’encourage, on me dit que j’ai bien fait, on me dit que c’est « couillu » et « courageux », et on me dit que de toute façon on ne reste pas toute sa vie dans le même emploi. Dans la génération d’avant, c’est l’inquiétude, on me reproche mon irresponsabilité d’avoir piétiné un CDI en période de crise économique, on me demande si j’ai pensé à ma carrière et à ma retraite. Ça m’est bien égal – je me sens libre. Démissionner, c’est me mettre un coup de pied aux fesses, ne pas rester dans mon petit confort, c’est désacraliser le CDI, qui finalement n’a rien du Graal.

Surtout, c’est retrouver du respect et de l’estime pour moi-même.

J’ai commencé mon emploi le jour de mes 24 ans, le 17 avril 2018. Je l’ai quitté le 16 avril 2020, 2 ans après mon arrivée et à la veille de mes 26 ans.

Le confinement gâchera la fin, et c’est sur un Slack depuis ma chaise longue en Bretagne que je ferai mes adieux à ce qui fût mon premier vrai emploi.

Libérée… délivréééée !

Trop bien écrit et très très belle nouvelle philosophie <3

Bravo Léa, C est vraiment courageux d aller au bout de ses convictions !!

Du haut de mes 58 ans je dis... excellent !! 😀

Bravo Léa, bel article très parlant, et jolies convictions que je ne peux que soutenir! ;)

Bonjour Léa,

Merci pour ce témoignage très inspirant ! Je vous rencontrerai aux Sheds à Kingersheil début novembre avec grand plaisir ! Bon vent d'ici-là !

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