Sri Lanka

Cartes postales d'une itinérance sur l'île
Septembre 2019
3 semaines
1


La vie, la vie, la vie !

Celle qui vous pousse hors des frontières de votre maison, vous colle dans des avions à réaction pour vous laisser vingt-quatre heures plus tard, sac au dos, l'oeil hagard devant un bus un peu coloré, un peu déglingué. Un type souriant arrive alors à vous convaincre, dans une langue étrangement inaudible, de monter dans son autocar sur lequel des alignements de dessins semblent faire figure d'écriture. Sans même avoir eu le temps de peser le pour et le contre, d'avoir tenté d'envisager la suite de l'histoire, vous vous retrouvez assis sur un siège défoncé, une musique tonitruante dans les oreilles, des odeurs épicées dans les narines, entourés de pleins de gens souriants. L'habitacle surchauffé a transformé en l'espace d'un quart d'heure votre chemise en une espèce de serpillière informe mal essorée et pour en rajouter un peu, le bâtonnet d'encens brûlant sur le tableau de bord à côté du chauffeur vous donne cette nausée délicieuse qui fait que désormais vous n'oublierez plus jamais cet instant unique où face au type souriant vous invitant à le suivre, la phrase d'Hitchcok vous traverse l'esprit : "La vie, ce n'est pas seulement respirer. C'est aussi avoir le souffle coupé".



Deux jours sont passés depuis ce premier souffle au Sri Lanka.



Nous avons repris notre respiration et nous continuons à vivre du chaos de la route, empruntant des bus toujours un peu décatis et des trains courant le long des bords de mer, toujours un peu bondés. De l'effervescence de la capitale Colombo à l'ambiance provinciale de l'ancien fort Hollandais de Galle, nous nous laissons guider par cette précieuse curiosité qui ravit, épuise, enchante, étonne, et accessoirement incendie la bouche et nous liquéfie après avoir été poussé à goûter cette belle galette vraiment très épicée, vendue dans la rue.



Ce soir, la route nous a jeté sur la plage de Tangalle, tout au sud. La tête dans les rouleaux d'une mer houleuse, nous observons les pêcheurs tirer sur un filet depuis la plage. Il y a le ciel bleu, le sable blond et des palmiers longilignes. Nous resterons ce soir seulement, le temps d'une ou deux baignades dans les rouleaux.



Et puis demain, la vie, la vie, la vie ! nous appellera.

Demain, nous recommencerons...

2


C'est une vaste plaine, recouverte en partie par l'eau d'une retenue créée par l'homme. On y accède avant que la nuit ne tombe, par les pistes de latérite. Au milieu de ce paysage de savane, les virages, les bosses et les ornières "terre de sienne", surprennent l'oeil autant qu'ils secouent et inventent une géographie routière sanguine desservant l'immense territoire. Inventant la verticalité, les squelettes argentés d'arbres pétrifiés relient la terre au ciel. Le graphisme soigné et les jeux d'ombres, comme façonnés par un artiste contemporain, donne à chaque nouvelle rencontre la vue d'un chef d'oeuvre unique.



Et dans ce décor de premier jour, chacun trouve sa place. A sa taille, à sa mesure sans empiéter sur le territoire de l'autre. Si ce n'est pour se nourrir...de l'autre. Les guêpiers verts au plumage presque fluorescent virevoltent au-dessus de la piste. Un aigle huppé déploie ses ailes pour s'élancer vers un nouveau sommet. Partout des paons sauvages, robes bleues et strass verts font entendre de puissants "Léon Léon...". Des buffles d'eau trempent dans une mare laiteuse sans se demander s'il faudra en sortir un jour. Et à la lisière de la jungle, à l'heure du loup, sortent les chacals dorés. L'heure de la chasse a sonné.Une ruche noire géante a pris position sous la branche d'un figuier également géant, envahi par des lianes grosses comme des boas enserrant une proie.Au bord de l'eau, un crocodile, la gueule ouverte refroidit son corps ou peut-être médite...



Et puis, massifs, nonchalants, les éléphants.Les éléphants sans chaînes, sans cornacs, sans touristes blancs sur le dos, sans grilles. Ceux des plaines et des broussailles, ceux des savanes et des buissons. Les éléphanteaux qui courent après leur mère, les éléphants qui se gavent d'herbes rases avec leurs trompes, les troupeaux d'éléphants, les vieux solitaires....les éléphants qui en imposent et nous laissent silencieux, en apnée par oubli de reprendre notre respiration...Un échassier dans l'eau, plumes colorées, long bec effilé noir, s'est mis en tête de s'attaquer à la rude carapace d'une tortue.Plus haut, un caméléon coquet s'évertue à accorder le gris de son costume à celui de la branche sur laquelle il contemple, impassible, son monde. Un monde parfait. Quant à nous, pauvres étrangers perdus dans la jungle, les pieds un peu hors sol, sans racines pour nous maintenir, sans dieux pour nous rassurer, il ne nous reste plus qu'à s'avouer vaincus. En pensant que jamais un building, si haut et majestueux soit-il, ne pourra égaler ce sentiment de puissance absolue et cette élégance inouïe qu'offre ce soir à nos sens, le spectacle de la nature.


3


Un départ en train est toujours un grand événement dans un voyage. Quand nos tgv rapides visent l'efficacité et respirent la productivité, les trains d'ailleurs nous ramènent en enfance. Celle où ceux-là éveillaient et jouaient alors avec tous nos sens. Du bruit caractéristique occasionné par le passage des roues sur les jonctions des rails, aux vibrations du wagon parcourant le corps entier de hoquets convulsifs. Des odeurs de cuisine émanant de la gamelle du voisin aux cris des enfants jouant à cache-cache entre les soufflets de deux wagons, les voyages en train des pays d'ailleurs vous ramènent inéluctablement à ceux des temps d'avant.



On dit que le parcours du train qui va d'Ella à Hatton est un des plus beau du monde. Il serpente sur les crêtes des montagnes du centre du Sri Lanka entre forêts d'altitude et plantations de thé. Autrefois créé par les anglais pour transporter les précieuses feuilles de thé de Ceylan jusqu'à Colombo, il est aujourd'hui emprunté par la population pour sortir des montagnes, la route étant bien plus longue et inconfortable. Aussi, c'est tout le Sri Lanka qui se retrouve aujourd'hui dans notre wagon.



Le train est bondé et pourtant ici, nulle morosité. Les boudhistes, d'une nature plus sereine et introvertie font corps avec le mouvement du train tandis qu'une famille hindouiste imprime son propre rythme au reste du wagon. Chants et danses se succèdent sans jamais s'arrêter, accompagnés d'un petit tambour sur pied. Et pour célébrer toujours un peu plus la vie et exprimer sa joie, on tape dans les mains et sur le dossier des sièges. Le train entier se met à hurler lorsqu'il passe dans un tunnel. La peur du noir est universelle. Éclats de rire lumineux au retour de la lumière...Ici aussi, on possède des armes redoutables pour affronter ses peurs.



Reprise de plus belle des chants et des danses.Une pause. Une femme circule avec un papier journal entre les mains et nous offre un beignet aux oignons et épices parfumées. Car ici bas, tout les sens doivent rester en éveil tant que la vie...On prépare le café au sol dans la travée. Le roulis du train rend le geste imprécis et le liquide passe un peu par-dessus bord mais deux tasses nous sont malgré tout destinées. Le café chaud et sucré apaise le feu du piment du dernier samossa et nous laisse du marc de café entre les dents. Le même feu et le même grain partagés dans ce wagon avec ces inconnus désormais connus. A l'extérieur, spectacle tout aussi fascinant de pans de montagnes entièrement dédiés à la feuille de thé. Où comme dans un jardin d'ornement, chaque plan est aligné avec le suivant. Les hauteurs sont également parfaitement réglées par les cueilleuses qui, à l'aide de cannes de bambou posées sur les plants, prélèvent uniquement les jeunes pousses afin d'obtenir un thé d'excellence. Lorsque l'Homme n'a pas transformé le paysage en plantation ou en potager, une forêt peuplée d'eucalyptus démesurément hauts et de pins tout aussi gigantesques abrite en sous bois des rhododendrons sauvages. En lisière, s'épanouissent bananiers et palmiers, fougères géantes et herbes hautes rappelant si besoin, que la jungle n'est pas loin. En ligne d'horizon, la chaîne de montagne drapée d'une brume matinale, délimite les frontières de ce monde isolé.



Aux arrêts, des paysans proposent le fruit de leur maraîchage, carottes, choux, pommes de terre. On échange par la fenêtre contre quelques roupies, un panier garni. Sorte de drive local. Coup de sifflet. Un premier choc dans le dos, un grincement métallique et puis la machine s'élance, lourde, sans empressement, en balançant les voyageurs d'un bord à l'autre du wagon. Dans les descentes, le cheval de fer atteindra peut-être quarante kilomètres à l'heure. Au-delà, c'est affaire de gens pressés qui n'ont pas ici leurs places.Le vent et les herbes folles frôlent les bras pendants par la fenêtre. Un vendeur de friandises se fraie difficilement un chemin dans la foule de la travée, son panier porté à bout de bras. Les chants reprennent, la danse et le son du tambour suivent. Mouvement gracieux de la tête d'un chanteur, sourire d'une jeune fille. Un tunnel s'annonce de nouveau, nous allons bientôt hurler dans la nuit. Nous fermons les yeux afin de conserver le précieux souvenir de cet instant d'éternité.Au retour de la lumière, nos éclats de rire résonneront dans toute la montagne, comme une célébration du soleil et de la vie. En route dans ce train pour la Joie, le train le plus beau du monde, où nous sommes désormais deux de plus à posséder les armes pour affronter nos peurs.


4



C'est un bout du monde à sa manière, bien qu'il se trouve au milieu de l'île. Il y existe en effet une longue route sinueuse où le bitume prend fin au pied d'une montagne sacrée, le Pic d'Adam.



Depuis Ella, nous enchainons quatre heures de train, suivies de deux heures de bus et enfin d'une heure et demie de mini bus scolaire pour arriver à destination. En débutant tôt, en ne traînant pas aux arrêts et en priant parfois quelques dieux cléments, on arrive à Dalhousie en début d'après-midi. C'est ici que débute le commencement du bout du monde. Car si l'asphalte s'arrête net, ce sont les marches qui prennent le relais.



Sri Pada, "l'empreinte sacrée" en cinghalais, se détache dans le ciel et se distingue par sa forme conique surplombant la forêt. Culminant à 2243 mètres, il est le premier lieu de pèlerinage pour tous les Sri Lankais. De son sommet, une empreinte de pied creusée dans la roche a réussi le tour de force de rassembler quatres religions autour d'un même symbole et d'inventer ainsi un pèlerinage œcuménique original.



Les boudhistes voient dans cette empreinte géante, le pied de Bouddha, les hindous, celui de Shiva, les musulmans, la plante du pied d'Adam et enfin, les chrétiens y ont repéré la taille exacte de celui de Saint Thomas. Une fois ceci approuvé par les théologiens de chacune des paroisses il y a quelques siècles, les pélerins se sont mis à processionner ensemble et à gravir les cinq mille cinq cent marches qui les séparaient du sommet.



Aujourd'hui encore et toute l'année durant, on grimpe les mille deux cent mètres de dénivelés. De jour comme de nuit, vieux comme jeune, bouddhiste comme hindouiste, sous la pluie ou dans le noir. On grimpe et on souffre en groupe ou bien seul, on grimpe pour un peu de meilleur dans cette vie ou dans la prochaine, on souffre en remerciant des bienfaits passés, du moment présent et pour ce qui arrivera bien, tôt ou tard.

Lorsqu'on s'est présenté devant la première marche, de sombres nuages couvraient le sommet de la montagne, la nuit approcherait dans quelques heures et l'équivalent des marches de trois tours Eiffel à gravir après huit heures de secousses dans les transports en commun bondés nous faisaient hésiter quant à l'opportunité de repousser notre ascension au lendemain matin, ainsi reposés, en plein jour et sans la pluie.

Il nous paraissait effectivement être un peu tard, la pluie rendrait les marches glissantes, la nuit tomberait plus tôt que tard et notre journée était déjà bien remplie depuis cinq heures le matin.

Et puis tout en devisant sur la solution à apporter, nous avons posé le premier pied sur la première marche...un peu par inadvertance.

Nous avons alors convenu que puisque l'on avait commencé, il eût été bien dommage de ne pas continuer. D'autant qu'en calculant rapidement, nous n'étions plus, après tout, qu'à quatre mille quatre cent quatre vingt dix-neuf marches du sommet.



Ce qui paraissait d'autant plus encourageant, c'était que n'ayant pas encore choisi quel Dieu adorer pour la suite de notre existence, nous pouvions supposer avoir la liberté de tous les solliciter afin que notre escapade se déroule sans encombres.



C'est ainsi que sous le regard bienveillant d'une pléiade de Dieux prestigieux, de leurs saints aux bras multiples et aux bienfaits impressionnants, nous posâmes confiants, le pied sur la seconde marche.

Il est aussi vrai que nous étions ce jour là, un vendredi 13 et que c'était jour de pleine lune. Notre foi en la réussite de ce projet d'ascension ne pouvait que s'en trouver renforcée si croyance populaire et astronomie s'en mêlaient !

Par sécurité, nous avions tout de même enfilé notre poncho, pris une bouteille d'eau, deux bananes et une lampe de poche dans le sac. Aucun Dieu ne pourrait s'offenser de nous voir prendre quelques humaines précautions...

Devenus alors pélerins du bout du monde, nous nous mimes tout naturellement à pèleriner et à grimper dans la brume. Il y eût la troisième marche, puis la quatrième, et la cinquième....


Ainsi, Sri Pada vit ce soir là, deux étrangers détrempés, poussés par la curiosité, atteindre son sommet dans la brume et la pénombre. Mais personne ne sut jamais s'ils purent trouver réponses à leurs questions, hormis peut-être le mont sacré lui-même...


5


Kassapa était un fils du roi Dhatusena du royaume d'Anuradhapura. Sa mère étant une concubine, il ne pouvait, malgré sa qualité d'ainé, prétendre au trône. Malheureusement pour la suite de l'histoire, le jeune homme, doué d'une ambition dévorante, décida de contrarier le destin.

Il renversa logiquement son père, l'emmura vivant afin de rajouter la cruauté à ses nombreuses autres qualités et enfin força son frère cadet, Moggallana, prétendant légitime au trône, à un exil en Inde.

Après être devenu roi, grâce à ce subtil jeu de la chaise vide, la question sécuritaire devint l'obsession de sa gouvernance, ainsi persuadé que son vil frère, reviendrait un jour réclamer son dû.



Kassapa 1er fit alors déménager sa capitale d'Anudhapura à Sigirya, sur un rocher isolé, culminant à près de 400 mètres. Dominant ainsi toute la forêt à 360 degrés, il y régna 18 ans durant. Jusqu'au jour où sa crainte s'avèra exacte. Son petit frère, accompagné d'une armée levée en Inde, se présenta aux portes du royaume.

Kassapa pensait avoir tout envisagé pour s'assurer la tranquillité. Les défenses naturelles avaient été renforcées par des douves au bas du rocher, le sommet était approvisionné en eau. Le seul point, pourtant majeur et qui avait été omis, résidait dans l'alimentation. Les vivres n'avaient pas été prévu pour soutenir un siège.

Moggallana encercla le rocher et n'eût plus qu'à patienter un peu pour que son félon de frère se rende sans coup férir.

La dynastie retrouva son roi légitime et les affaires familiales s'apaisèrent. Jusqu'à la prochaine querelle...



Nous sommes sur le rocher voisin, également à quatre cent mètres de hauteur. Il jouxte l'ancien royaume dans le ciel de Sigirya et l'on peut admirer à loisir cette curiosité géologique en forme de bouchon, née d'une éruption volcanique.



Autour et à perte de vue, la forêt s'étend jusqu'aux contreforts des montagnes que nous avons quitté il y a quelques jours. Des étangs, comme des miroirs dans la forêt, scintillent dans la vallée, et sous la canopée, apparaît parfois en filigrane un bout de piste de latérite ocre.

De temps à autre, l'oeil butte sur un stupa à la blancheur chaulée.



Là-haut, un vent violent incite à la prudence, une chute serait fatale. On raconte d'ailleurs que les gardes de Sigirya craignaient de s'assoupir durant leur quart, sous peine de se retrouver mort quatre cent mètres plus bas. Ici, nul parapet ni ligne de vie pour vous retenir.

Postés face au vent, nous contemplons au milieu de ce décor végétal sublime, le royaume dans le ciel du roi déchu Kassapa qui devint le roi haï et légendaire de ce qui, en d'autres temps et d'autres lieux, aurait pu devenir une tragédie grecque.


6


Sauter dans un tuk tuk le matin aux heures fraîches, un roti, le pain sri lankais, dans le ventre.

Lancer nos sacs à l'arrière d'un bus déjà trop rempli. Accepter une place sur la banquette arrière, gentiment offerte par nos nouveaux voisins de route qui se serrent. Et ainsi coincés sans autres espaces que celui de pouvoir gonfler sa cage thoracique pour respirer un peu de temps en temps, rouler pendant des heures, s'accrocher au genou d'à côté pour ne pas finir dans la travée, un filet de sueur dans les yeux et une musique locale dans les oreilles à vous crever les tympans.



Se fiche des désagréments. Rouler, rouler, rouler !



S'emparer d'une bourgade nouvelle jamais conquise par nos yeux. Poursuivre l'exploration à vélos. Ou plutôt à bicyclettes. Les toutes déglinguées, celles qui couinent et qui ne freinent pas, qui donnent des allures de crapauds parcequ'on ne peut pas monter la selle. Les tapes culs, les machines à souvenirs, les plus belles bicyclettes du monde.

Après les slaloms et les courses avec les tuk tuk, découvrir les temples du 11e siècle du royaume de Polonnaruva. Pieds nus, la plante des pieds brûlées par le sable, s'émouvoir devant la beauté d'un stupa de briques, de bouddhas sereins, d'éléphants gravés à jamais dans la pierre. Par une chaleur accablante, allongés sous un cocotier, se gaver de quelques bananes au milieu des macaques envieux et sous le regard de quelques Sri Lankais surpris.



Et puis repartir, rouler, rouler, rouler tant que la bicyclette roule !



Avant la nuit, continuer à pied, se ravitailler dans un marché, en fruits et galettes. Jouir des couleurs, des sons, des odeurs. Prendre toutes les émotions en bloc, ne surtout rien trier, se fondre dans la foule et casser sa montre pour perdre un peu plus la notion du temps.



S'asseoir sur une chaise branlante en plastique pour observer les derniers rayons de soleil, plongeant dans une rizière. Penser encore une fois à la journée passée. Rentrer dans la chambre, éreintés, ravis.



Consulter son calendrier à la page du jour. Lire dans la colonne des affaires urgentes : " Passer une belle journée "

Jeter un œil furtif à la date du lendemain. Et puis y lire : " Recommencer ".

Dormir.


7


Le conflit entre l'armée nationale Cinghalaise et les Tigres tamouls du nord du Sri Lanka dura presque trente ans, jusqu'en 2009. Les combats laissèrent Jaffna et sa région exangues, car comme dans toute guerre, il ne fait pas bon être du côté des perdants. Les Tigres Tamouls furent décimés.



Sur le fort hollandais, nous croisons un jeune homme au destin extraordinaire. A nos yeux tout au moins.

On lui laissa, à 16 ans, le choix de s'engager chez les combattants Tamouls ou alors de mourir immédiatement. Caché dans la forêt, il réussira, avec l'appui de sa famille, à passer illégalement dans la zone démilitarisée tenue par les forces cinghalaises boudhistes puis à franchir ensuire la frontière du pays. Une longue marche à travers la géographie tourmentée du monde débutera pour ce gamin qui n'avait rien demandé d'autres que pêcher dans les eaux paisibles de Jaffna.

Réfugié politique en France il y a dix ans, il parle désormais couramment français, est diplômé post bac, continue sa vie ailleurs, loin.

De retour aujourd'hui au Sri Lanka pour le mariage de sa sœur, nous croisons son large sourire sur les remparts face à la mer. Elle, demande à nous photographier avec sa famille. Lui, nous invitera à venir loger et dîner le soir.

Comme pour nous, cette partie du territoire lui a été interdite jusqu'à récemment. Aucun étranger n'ayant alors le droit de pénétrer à Jaffna avant 2015.



Aujourd'hui, la ville tend à se développer, mais les structures touristiques inexistantes rendent les touristes tout autant inexistants dans cette partie du monde. Et ce qui nous arrange parfaitement aiderait peut-être à l'essor de la mal aimée du Sri Lanka.

Parallèlement, on continue à déminer la région, on masque les traces de balles sur les façades des maisons. Les militaires restent présents sur les routes. Dans la ville, les carrefours sont surveillés par des hommes, le fusil mitrailleur en main. Comme si la crainte d'un retour des Tigres restait dans les têtes.

Et malgré cela, la vie est bien présente dans la ville, bruyante, chahuteuse. On évolue au rythme des cérémoniaux des temples hindouistes et du crépitement du riz frémissant dans les woks. On se lève à l'heure du soleil. Partout et dès six heures du matin, les cloches, les chants résonnent dans la rue. Les vaches traversent le bitume hors des passages piétons. Il y a quelque chose inspiré peut-être par l'Inde plus que par le Sri Lanka dans cette cité.



Des vélos nous ont porté sur les îles de l'archipel de Jaffna. Les pêcheurs, dans l'eau jusqu'au torse, installent les filets à l'aide de pieux plantés dans la vase. Au marché du village, les paysans vendent le fruit de leur travail en commentant sans doute les dernières affaires importantes.



Nous rentrons au hasard dans une échoppe, pièce sombre, une espèce d'agitation paisible y règne. On nous soulève les couvercles des gamelles pour choisir ce que l'on souhaite comme accompagnement avec notre plat de riz. Communication du sourire et des expressions du visage pour compenser avantageusement celle de la parole. Aller à l'essentiel, c'est tout. Nous ne voulons rien de plus.

Plus tard nous rejoignons, toujours à bicyclettes, l'extrémité de l'île. De petites embarcations de pêches, un sable blanc surplombé par les cocotiers, les palmiers, les bananiers. Une maison abandonnée se tient encore dressée, balafrée de tirs de rafales. L'histoire se lit sur les murs.

Tout au bout de la route sur la jetée, en sueur et brûlés par le soleil après trop de kilomètres à découvert, nous savourons le silence et le sentiment extraordinaire de sérénité que nous offrent le paysage de Jaffna, aujourd'hui ville apaisée.



Au bout, c'est la mer.


8


Quelques jours que nous avons quitté Jaffna, tout au nord pour entamer une descente vers la capitale Colombo, point final de cette histoire.



Et de bus rouillés, bondés, en trains clairsemés, agréablement ventilés, mais en panne, le voyage se déroula à un rythme qui nous convint parfaitement, dévoilant chaque jour des nouveautés qui sont la raison d'être des errances itinérantes et font la joie des apprentis nomades que nous ne lassons d'être.



Notre route croisa celle d'anciens royaumes Sri Lankais prestigieux, comme celui d'Anuradhapura ou bien des sites historiques empreints de solennité et de vénération nationale, tel Mihintale où le Roi rencontra au 3ème siècle avant notre ère, deux moines venus d'Inde qui introduisirent le Bouddhisme sur l'ile et en modifièrent ainsi le cours de l'histoire.



Plus récemment, l'arrivée à Colombo sous une pluie battante, les roues du train dans les eaux à une heure de pointe, fût épique et contribuera à graver sans doute, un peu plus profondément dans nos mémoires, cet épisode qui ne devait être qu'une formalité. La gare devenait un terrain d'observation extraordinaire et en sortir se transformait à coup sûr en aventure. La mousson s'invitait sous nos ponchos et nos sandales cherchaient à tatons, à éviter les pièges d'une mauvaise chaussée devenue à certains endroits bassin aquatique.



Et puis nous avons croisé de jeunes écolières en uniformes. Le ciel gris accordait une accalmie provisoire aux badauds, de violentes vagues s'écrasaient à leurs pieds dans d'hypnothiques explosions d'écume, le bruit sourd de la ville et ses klaxons incessants cognaient au dos. Le vent brassait toutes ces énergies dans une moiteur tropicale.

Sur les hauteurs de la digue, les jeunes filles contemplaient presque religieusement l'océan. Autant de silence et d'immobilisme en devenaient étranges à cet âge. Et cela nous semblait beau.

Alors, on a pris la photo et nous sommes restés, immobiles, silencieux aussi, pendant quelques minutes. Le temps d'être un peu comme elles, seulement présents, à ne rien faire d'autres que regarder devant soi.

Notre histoire Sri Lankaise s'achevait bientôt. Nous allions bien sûr encore arpenter les rues de Colombo jusqu'à la nuit tombée. Le lendemain, quelques heures avant de prendre l'avion, nous irions certainement nous faire tacler par les rouleaux de l'océan Indien. Puis nous emprunterions un dernier tuk tuk jusqu'à l'aéroport, dernière cavalcade motorisée pour un ultime adieu à l'île.



Mais c'est face à cette mer bouillonnante, dans la capitale grouillante, en bonne compagnie, que nous souhaitions saluer solennellement, les mains dans les poches, les pieds macérant dans des sandales humides, le pays aux épices.


"Je dois, nous devons au monde un coup de cymbales magistral.", disait Nicolas Bouvier. Et c'est exactement cela que nous devions réaliser à cet instant.



Devant la mer, après ces dernières semaines exceptionnelles où la vie, la vie, la vie nous aura enthousiasmé, secoué, surpris, ratatiné, en un mot émerveillé, c'est en compagnie de ces quelques écolières contemplatives, que nous aussi, nous avons eu envie de suivre les conseils de l'écrivain voyageur et sortir ainsi les cymbales afin de rendre encore une fois, un bruyant hommage à ce Monde qui n'en finira jamais de nous surprendre et de nous ravir.


Musique !



A une prochaine fois, ailleurs.