C'est un bout du monde à sa manière, bien qu'il se trouve au milieu de l'île. Il y existe en effet une longue route sinueuse où le bitume prend fin au pied d'une montagne sacrée, le Pic d'Adam.
Depuis Ella, nous enchainons quatre heures de train, suivies de deux heures de bus et enfin d'une heure et demie de mini bus scolaire pour arriver à destination. En débutant tôt, en ne traînant pas aux arrêts et en priant parfois quelques dieux cléments, on arrive à Dalhousie en début d'après-midi. C'est ici que débute le commencement du bout du monde. Car si l'asphalte s'arrête net, ce sont les marches qui prennent le relais.
Sri Pada, "l'empreinte sacrée" en cinghalais, se détache dans le ciel et se distingue par sa forme conique surplombant la forêt. Culminant à 2243 mètres, il est le premier lieu de pèlerinage pour tous les Sri Lankais. De son sommet, une empreinte de pied creusée dans la roche a réussi le tour de force de rassembler quatres religions autour d'un même symbole et d'inventer ainsi un pèlerinage œcuménique original.
Les boudhistes voient dans cette empreinte géante, le pied de Bouddha, les hindous, celui de Shiva, les musulmans, la plante du pied d'Adam et enfin, les chrétiens y ont repéré la taille exacte de celui de Saint Thomas. Une fois ceci approuvé par les théologiens de chacune des paroisses il y a quelques siècles, les pélerins se sont mis à processionner ensemble et à gravir les cinq mille cinq cent marches qui les séparaient du sommet.
Aujourd'hui encore et toute l'année durant, on grimpe les mille deux cent mètres de dénivelés. De jour comme de nuit, vieux comme jeune, bouddhiste comme hindouiste, sous la pluie ou dans le noir. On grimpe et on souffre en groupe ou bien seul, on grimpe pour un peu de meilleur dans cette vie ou dans la prochaine, on souffre en remerciant des bienfaits passés, du moment présent et pour ce qui arrivera bien, tôt ou tard.
Lorsqu'on s'est présenté devant la première marche, de sombres nuages couvraient le sommet de la montagne, la nuit approcherait dans quelques heures et l'équivalent des marches de trois tours Eiffel à gravir après huit heures de secousses dans les transports en commun bondés nous faisaient hésiter quant à l'opportunité de repousser notre ascension au lendemain matin, ainsi reposés, en plein jour et sans la pluie.
Il nous paraissait effectivement être un peu tard, la pluie rendrait les marches glissantes, la nuit tomberait plus tôt que tard et notre journée était déjà bien remplie depuis cinq heures le matin.
Et puis tout en devisant sur la solution à apporter, nous avons posé le premier pied sur la première marche...un peu par inadvertance.
Nous avons alors convenu que puisque l'on avait commencé, il eût été bien dommage de ne pas continuer. D'autant qu'en calculant rapidement, nous n'étions plus, après tout, qu'à quatre mille quatre cent quatre vingt dix-neuf marches du sommet.
Ce qui paraissait d'autant plus encourageant, c'était que n'ayant pas encore choisi quel Dieu adorer pour la suite de notre existence, nous pouvions supposer avoir la liberté de tous les solliciter afin que notre escapade se déroule sans encombres.
C'est ainsi que sous le regard bienveillant d'une pléiade de Dieux prestigieux, de leurs saints aux bras multiples et aux bienfaits impressionnants, nous posâmes confiants, le pied sur la seconde marche.
Il est aussi vrai que nous étions ce jour là, un vendredi 13 et que c'était jour de pleine lune. Notre foi en la réussite de ce projet d'ascension ne pouvait que s'en trouver renforcée si croyance populaire et astronomie s'en mêlaient !
Par sécurité, nous avions tout de même enfilé notre poncho, pris une bouteille d'eau, deux bananes et une lampe de poche dans le sac. Aucun Dieu ne pourrait s'offenser de nous voir prendre quelques humaines précautions...
Devenus alors pélerins du bout du monde, nous nous mimes tout naturellement à pèleriner et à grimper dans la brume. Il y eût la troisième marche, puis la quatrième, et la cinquième....
Ainsi, Sri Pada vit ce soir là, deux étrangers détrempés, poussés par la curiosité, atteindre son sommet dans la brume et la pénombre. Mais personne ne sut jamais s'ils purent trouver réponses à leurs questions, hormis peut-être le mont sacré lui-même...